Rouen (Delarue-Mardrus)/Texte entier

Henri Defontaine (p. Couv.--).


LUCIE DELARUE-MARDRUS
ROUEN.

ILLUSTRATIONS DE
ROBERT-A. PINCHON

HENRI DEFONTAINE, ÉDITEUR
41, rue de la Grosse-Horloge — ROUEN



ROUEN.



LUCIE DELARUE-MARDRUS
ROUEN.

ILLUSTRATIONS DE
ROBERT-A. PINCHON

HENRI DEFONTAINE, ÉDITEUR
41, rue de la Grosse-Horloge — ROUEN



Il a été tiré de cet ouvrage :

35 exemplaires de luxe sur papier Hollande Van Gelder,
avec une suite de gravures sur Chine.
avec aquarelle originale ou dessin rehaussé.
75 exemplaires de luxe sur papier Pur Fil Lafuma, avec
une suite des avec gravures.
Et 890 exemplaires sur beau papier velin.

No 443

EN HAUT


Déboucher en auto sur quelque hauteur et, d’un regard qui plonge, voir pour la première fois la ville de Rouen dans le creux, c’est, pour les plus insensibles, éprouver une espèce de frisson.

De l’écriture gothique de sa Cathédrale aux modernes pattes de mouche de son pont à transbordeur, Rouen s’inscrit sur les brouillards bleutés de la Seine comme une belle calligraphie.


Une trinité de hautaines silhouettes occupe le centre : la Cathédrale, Saint-Ouen, Saint-Maclou.

Cependant la Cathédrale, de par sa suprême domination, reste comme isolée, malgré ses deux belles voisines, malgré quelque vingt tours ou clochers qui, s’égaillant alentour, font d’elle la mère Gigogne d’une couvée d’églises.


L’agglutination des toits inégaux, ardoises et tuiles, remplit les interstices.

La Seine pâle partage en deux Rouen, ville-fantôme d’autre part tellement réaliste !

Et les collines au creux desquelles une telle capitale est si fièrement campée n’amollissent leurs lignes que pour mieux affirmer la verticale correcte de la Cathédrale, dont la flèche, axe impérieux, paraît commander tout le reste.

Mais, de plus haut encore (disons de la carlingue d’un avion), on se rendrait compte que Rouen, tous les jours un peu plus étiré le long de son fleuve, et qui, peut-être, ira jusqu’à menacer Le Havre, est une sirène dont la queue, déjà plus grande que le corps, tend sans cesse à s’allonger du côté de la mer.


Pour finir, c’est la Seine qui explique Rouen, sa longue fortune, sa longue histoire, encore loin d’être terminée.

Lorsqu’on y réfléchit, c’est également la Seine et son trafic qui, nouveau plésiosaure, enfanta la Cathédrale, puisque cathédrale signifie ville capitale, donc richesse, commerce, rayonnement artistique et industriel, tout ce qui fait la destinée des cités majuscules.

Car Rouen est le port le plus important de France. Mais ses habitants eux-mêmes n’ont pas l’air de le savoir tout à fait.

Ne pas s’étonner de cette méconnaissance, peut-être plus dangereuse que la vanité. Rouen prospère sans discontinuer, et ne s’en vante pas. Ceci reste dans la tradition de mon pays. Le caractère essentiel des Normands est d’être restrictif, voire dans le triomphe.

Il semble, en vérité, que les villes, en dehors des volontés humaines, soient une graine semée à travers le monde, tout comme, par le vent, la graine végétale.

Pourquoi Ratumacas, « humble bourgade germée aux temps préhistoriques à l’extrémité d’un gué ou d’une passerelle grossière », comme dit l’architecte Chirol dans son très beau livre, comment cette bourgade est-elle devenue Rouen, centre bouillonnant qui représente, non seulement un tel bloc de passé, mais encore un tel bloc d’avenir ?

Les toits de tous les âges pressés sous nos yeux, les jeunes usines et les vieilles tours qui en émergent constituent, au besoin, un suffisant aperçu de l’histoire de Rouen.

La raconter en détail comporterait plusieurs in-folios. Disons simplement que Rouen fut, avant Jésus-Christ, modeste puis importante cité romaine ; eut ensuite ses premiers martyrs chrétiens ; assista, comme toute la Neustrie, à la lutte à mort de Frédégonde et de Brunehaut ; vit paraître son saint Romain, évêque encore populaire aujourd’hui, qui termina sa christianisation ; se remplit alors de couvents studieux… jusqu’à ce que, subitement, ses berges fussent envahies par la ruée des Normands.

Impossible, ici, de ne pas insister un peu ; car, arrivés en horde marine d’abord destructrice, les Vikings du Nord, avec une rapidité proprement stupéfiante, devaient faire de la Normandie ce qu’elle n’a cessé de devenir depuis leur débarquement initial.

Rollon, premier Duc, encore barbare au point de sacrifier un homme sur l’autel de son vieux dieu Thor le jour même de son baptême, établit déjà l’ordre — l’Ordre, encore et toujours si cher à ceux de ma province — dans le domaine qu’il vient d’acquérir par le carnage et la démolition.

Et voici ses tout premiers successeurs :

Guillaume-Longue-Épée, son fils, est nommé « l’arbitre de l’Europe » ; Richard Ier Sans-Peur, son petit-fils, est reconnu « le prince le plus accompli du siècle » ; puis c’est Richard II le Bon, puis Richard III, puis Robert le Magnifique, et enfin Guillaume le Conquérant, ce Napoléon qui a précédé l’autre, et qui, s’il n’avait trop tôt trouvé la mort à Mantes, aurait fait de la Normandie le noyau même du royaume de France, après avoir non seulement conquis mais réinventé l’Angleterre, l’Angleterre vouée à des destins antarctiques et qui fut par lui rattachée à l’Europe, œuvre dont les conséquences se font encore sentir de nos jours.

Avec ses Ducs, la Neustrie est devenue la Normandie ; et Rouen, au cours des âges et des événements, a reçu dans ses murs, entre autres monarques : Philippe-Auguste, Saint-Louis, François Ier, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Bonaparte, sans parler d’autres souverains comme Blaise Pascal et Voltaire.

La guerre de Cent Ans, l’invasion des Anglais, la lutte des Armagnacs et des Bourguignons, les guerres de religion, ont bouleversé la ville ; Jeanne d’Arc y a été brûlée, Louis XI y a brisé sur une enclume l’anneau symbolique du, ou plutôt de la Duché. C’est dire qu’à Rouen, depuis son premier temple païen jusqu’à son dernier clocher catholique, les tourmentes de la politique se sont déchaînées, doublées, du reste, par celles de la nature.

Incendies sur incendies détruisent d’abord le Rouen de bois, qu’un Rouen de pierre remplace peu à peu, lequel, de guerres en cataclysmes naturels, change à mesure de style, le roman remplacé par le gothique, le gothique transformé par la Renaissance, destructions, juxtapositions et innovations que ravagent les protestants, puis les orages du ciel, puis encore le feu, que remanient le xviie et le xviiie siècle, que la Révolution saccage, et qui subissent enfin les « embellissements » d’une époque imbécile, laquelle, de 1820 à 1880, a détruit plus de merveilles rouennaises que tous les incendies et toutes les batailles (et nous ne sommes pas sûrs que cette ère de crime soit tout à fait close). Enfin, la Grande Guerre a de nouveau vu Rouen, mais pacifiquement cette fois, envahi par les Anglais, et la ville fut peut-être l’une des plus curieuses de la France, pendant cette période où la bigarrure des Alliés transfigurait d’étrange façon la physionomie habituelle de notre pays, — période d’où la capitale normande, par ailleurs, sortit animée d’un essor nouveau.

Et maintenant l’industrie et le commerce y continuent dans le port leur œuvre sans bruit, aussi considérable pourtant, dans ses conséquences finales que tout le tapage des âges précédents.

Certes, ce déferlement d’histoire se devine rien qu’à contempler de haut le Rouen qui reste ou, plutôt, qui s’est remis chaque fois debout après tant de siècles et d’aventures.

La mousseline éternelle des brumes de ma contrée traîne ses légers phantasmes dans cette vallée où l’on n’a cessé de bâtir et de démolir depuis deux mille ans. La verdure normande, toujours reculée à mesure que la ville empiète sur les collines, laisse encore une lointaine couronne de fraîcheur à l’agglomération sévère des profils médiévaux et modernes d’en bas. Avant même de descendre dans la ville pour y regarder de près tout ce qu’elle a conservé de son passé formidable en même temps que tout ce qu’elle projette vers le futur, rien qu’en l’embrassant ainsi d’un coup d’œil, on a l’impression de se promener dans un blason — un blason où, sur la table d’attente, se multiplient les figures principales d’hier, se préparent les pièces honorables de demain.


EN BAS


On s’y attendait. Les noms des rues, à Rouen, ont une éloquence particulière.

Dans des vocables comme : la rue Haute-Vieille-Tour, la rue de la Salamandre, la rue du Pont-à-Dame-Renaude, la rue du Pas-de-Gaud, la rue Malpalu, la rue du Ruissel, la rue du Roi-Priant, la rue du Haut-Mariage, la rue du Petit-Salut, la rue des Fossés-Louis-VIII, sans parler de bien d’autres, on sent vivre le Moyen-Âge, parfois même sous des locutions toutes normandes comme la rue (car c’est son vrai nom) du Gros-Horloge ou la rue du Cat-Rouge. Certaines évoquent des passés encore plus lointains : rue de l’Ancienne-Romaine, impasse Romulus, rue Rollon. Ou bien ce sont de grandes et petites gloires locales ou françaises.

De Corneille à Albert Sorel, de Guillaume le Conquérant à Victor Hugo, personne n’est oublié. Une manière de toute petite épitaphe, inscrite sous les noms de ces personnages illustres, réserve quelques surprises : Rue Racine (poète, 1629-1699) et rue Louis-Thubeuf (adjoint au maire de Rouen, 1807-1871) ; rue Molière (poète comique) et rue Marie-Aroux (bienfaitrice des écoles). La rue de La Rochefoucauld ne désigne pas l’auteur des maximes, mais un cardinal rouennais ; la rue Flaubert n’honore pas Gustave mais Achille, chirurgien des hôpitaux de Rouen.

En outre, les couvents et saints de toutes les époques ont laissé leurs traces dans les rues Saint-Romain, Saint-André, Saint-Amand, Saint-Clément, etc…, les rues des Capucins, des Carmélites, des Béguines et ainsi de suite, sans parler de la rue des Emmurées, qui désigne, en réalité, des nonnes.


Enfin, comme à Paris, comme partout, avec une absurdité charmante, ces noms, qui baptisent trop souvent quelque amas de puantes maisons sans lumière, évoquent frais parfums, espaces fleuris ou bêtes des champs et des bois : rue des Tilleuls, des Sapins, du Vert-Buisson, des Eaux-de-Robec, des Petites-Eaux-de-Robec, du Pré, des Quatre-Vents, de la Rose, du Vallon, du Pré-aux-Loups, du Champ-des-Oiseaux, des Moineaux, du Petit-Mouton, la cour du Mouton, des Ramiers, l’impasse Champêtre, la sente aux Bœufs… traduction : agrandissement de la ville aux époques anciennes, c’est-à-dire le microbe humain, cette pelade, pullulant sans cesse et détruisant peu à peu la chevelure de la terre.

Ce qui caractérise Rouen, en dehors de ses richesses accumulées depuis des siècles, c’est la sorte de tohu-bohu que cette ville présente dans la disposition de ses quartiers.

La Cathédrale, comme on le verra, donne la première l’exemple d’une telle hétérogénéité. Mais, à ne considérer Rouen que si l’on y passe sans s’arrêter à rien, dès qu’on a quitté la longue et rectiligne rue Jeanne-d’Arc (splendeur moderne à laquelle, irrémédiablement, on a sacrifié tant d’émouvants témoins de l’histoire, même une vieille église dont il ne reste que la tour), on est tout de suite frappé par les éléments contradictoires qui, partout, se coudoient sans s’étonner. C’est ainsi que les beaux cafés ou brasseries entourant l’Opéra sont mêlés à des bars à matelots et que, le soir, on croise en même temps d’élégantes bourgeoises et leurs messieurs en smoking sortant du spectacle ou s’y rendant, et de louches individus qui cherchent fortune du côté des enseignes aussi lumineuses qu’explicites dont s’ornent, à proximité, les petites rues réservées à des dames qui le sont fort peu.

Gens du monde et gens du port vont ainsi leur chemin sur le même trottoir, et la paix règne toujours, paraît-il, malgré l’aspect de coupe-gorges de ces petites rues rien moins que rassurantes.

Tout cela se passe près des quais, là où se trouve le meilleur hôtel de Rouen.

Ailleurs, on rencontre ceux et celles des tiers à charbon, faux nègres et négresses en assez loqueteuse tenue, circulant autour des brillants cinémas. Inutile de dire qu’une petite cour des Miracles tend la main, çà et là, dans toute la ville, mendiants d’un autre temps.

Ce curieux salmigondis (qu’on me passe le mot), continue dans d’autres domaines. La place du Vieux-Marché, sur laquelle Jeanne d’Arc fut brûlée, place pieusement soignée, nettoyée autant que possible de ses modernismes, même reconstituée quant à ses halles, s’orne de la belle statue de la Sainte par Réal del Sarte. Mais, d’autre part, la chapelle de l’héroïne est cachée… dans un café à l’enseigne des Forges de Vulcain, en attendant la basilique qui sera construite un jour (encore une église !) sur le terrain d’où ce café, pour le moment, refuse de disparaître.

Rue de la Pie, la maison de Pierre Corneille, reconstituée quant à la base par l’architecte Georges Ruel, s’élève entre un coiffeur pour dames et une muraille couverte d’affiches.

Voici les sordidités de la rue Eau-de-Robec, maisons séculaires dont le pied pourrit à même la rivière courante. Cette rivière au flot sali par la teinturerie est tellement recouverte de petits ponts ou simplement de béton menant du trottoir aux habitations, qu’elle en disparaît plus qu’à moitié. Par leurs portes, les maisons vomissent presque toujours un déménagement poussiéreux de meubles en bois blanc et autres, puisque c’est la spécialité de ce quartier étrange, l’un des plus anciens de Rouen.

Pincées entre deux masures qui s’effritent sur leurs locataires, quelques demeures, jadis « de belle apparence », s’y voient réduites à l’état de taudis.


Et tout à coup, après ce passé lépreux auquel il donne son nom, on retrouve un bout du Robec redevenu champêtre en pleine ville, mirant quelques arbres et un peu d’herbe dans son courant délivré. (Disons au passage que Robec, comme tout ce qui est bec en Normandie, vient du danois, mot germanique qui s’apparente au bach allemand : ruisseau.)

Après avoir suivi l’Aubette, autre rivière bordée aussi de constructions qui l’étouffent et dont certains aspects sont une parfaite reconstitution du vieux temps, on tombe subitement sur un boulevard spacieux, bien aéré, tout neuf, que l’on quitte pour s’engager dans un chemin en mauvais état, bordé de terres maraîchères.

Au loin, le grouillement des tours à jour meuble le ciel. On passe par quelques rues étroites jusqu’à n’être que des fentes, ou contournées comme des dragons, et l’on se retrouve sur les quais, marine, poisson, trafic, toute la fièvre de Rouen concentrée le long de cette Seine qui est sa raison d’être.

Loin des carrefours haillonneux où la mortalité infantile et générale est telle que le Docteur André Cauchois écrit « qu’on y voit sans cesse passer le corbillard de la tuberculose mené par le dieu alcool », loin aussi des calmes quartiers de luxe où la haute société, qu’on dit avare et morne, se guinde dans sa richesse, sa respectabilité, son goût difficile et bien connu pour tout ce qui concerne la musique et les arts, les quais mènent une vie qui n’est qu’à eux, vie d’enfer, vacarme composite qui, loin de cesser avec la nuit, ne fait qu’augmenter d’intensité, comme si le travail diurne et nocturne du port ne pouvait vraiment connaître une heure de repos.

Rien n’est amusant comme de regarder, simplement à la fenêtre de l’hôtel, l’activité des quais de Rouen.


Là, comme partout dans cette ville échantillonnée, règne le disparate qui, d’ailleurs, ne choque pas, tant il y est devenu normal.

Circulation furieuse, les trams, autobus, autocars, camions, autos qui ne cessent de se croiser, font trembler les vitres. Tranquilles parmi ce tourbillon sans chevaux, des petites charrettes chargées de denrées et attelées d’un âne dolent vont à leurs affaires, et aussi des voitures à bras, des piétons de toutes castes, cortège aux lentes allures dépassé par les bicyclettes, frôlé par les pneus de tous calibres, assourdi par les trompes et les klaksons. Parfois, un poney rageur ou bien un débonnaire percheron tirent au trot le véhicule qu’ils ont au derrière, sans avoir l’air de comprendre ce qu’ils représențent déjà de périmé dans le monde des transports.

Du reste, un jour viendra, peut-être plus tôt que nous ne le pensons, où les pneus seront à leur tour périmés, quand se terminera l’âge de la roue dont, sans y songer, nous vivons depuis la plus haute antiquité ; car voici que se prépare au ciel l’ère nouvelle de l’hélice et des ailes, ère qui fera si pittoresque dans l’imagination des successeurs, si nostalgique, le va-et-vient terrestre que nous trouvons aujourd’hui tellement naturel.

Parallèlement à ce qui court sur le sol, paquebots et chalands mènent une existence agitée sur la Seine qu’ils encombrent. Un tramway file dans un sens, un remorqueur pressé dans l’autre. Les fumées des bateaux — respiration visible de la marine — ajoutent au mouvement des voitures leur vie effilochée. Toute la ville, avec ces fumées, a l’air de remuer, les maisons de se déplacer. Pas une de ces fumées qui soit de la même nuance que l’autre. Le meuglement d’une sirène parle de la mer. Entre les piles de bois du Nord, les grues en fonctionnement et les arbres du trottoir, on aperçoit en face la rive gauche, autre monde « où personne ne va », ses quais industriels, ses collines qu’un reste de vert coiffe encore, et aussi les ponts, dont celui à transbordeur, fausse limite au-delà de laquelle le port recommence pendant des kilomètres.

Le pont Corneille, avec sa haute statue dans l’île Lacroix, affirme l’orgueil de Rouen pour son grand homme. Pourtant, je me souviens de ce vieux cocher d’avant-guerre qui, jadis, se mit à rire avec tant d’ironie lorsque je lui demandai, tandis que son fiacre me cahotait :

— Qu’est-ce que c’était que Corneille ?

— Parbleu, me répondit-il, c’est celui qui a fait le pont !

Les fiacres ne sont plus. De nos jours, on n’a pas le temps matériel de poser des questions aux chauffeurs de taxis. Mais je me demande, eux, ce qu’ils répondraient…

Certes, le Rouen des quais respire fort, surtout la nuit.

C’est l’heure où les sifflets et les trépidations deviennent apocalyptiques. Des trains entiers aux locomotives essoufflées circulent alors à n’en plus finir, chargeant ou, déchargeant on ne sait quoi de colossal. On finit par s’endormir à ce rude bercement, et, quand par hasard il s’en produit un, c’est le silence qui vous réveille en sursaut.

Une des particularités charmantes de Rouen, ce sont ses fontaines.

Elles ont commencé leur bavardage cristallin avec la Renaissance. On en instaura d’autres par la suite. Entre celle dite « de Lisieux », représentation du Parnasse et qui n’est plus que vestiges émoussés, et celle, la plus fameuse, du Gros Horloge, il en est onze autres de divers âges. Celle de la Pucelle d’Orléans, sur la place du même nom, face à l’Hôtel du Bourgtheroulde, et qui est du xviiie siècle, représente un véritable miracle, puisque le bûcher de la sainte s’y transforme en eau fraîche. Par ailleurs, Jeanne d’Arc y ressemble, pour le costume et le visage, à Mme de Pompadour.

Comme les fontaines, les « vieilles maisons » sont célèbres. On les trouve rue du Gros-Horloge, au square Saint-André, dans les rues Saint-Romain, de la Savonnerie, de la Vicomté, des Arpents, Damiette, Eau-de-Robec, Martainville, Malpalu, Eugène-Dutuit, Louis-Brune, rue aux Ours, rue Saint-Étienne-des-Tonneliers. Et, presque partout, beaucoup d’autres, non classées, se mélangent à de plus jeunes constructions.

Rayées comme les vieilles fermes normandes et des mêmes époques (qui ne remontent pas plus haut que la Renaissance), d’aucunes sont bien entretenues, comme le Logis des Marquis de Caradas, où s’est installée l’entreprise des autobus rouennais, rue de la Tuile ; d’autres ont le sort de beaucoup de vieux hôtels. Dames de qualité tombées aux mains des manants, ces maisons se souviennent encore de leur bourgeoisie d’autrefois, et ne parviennent pas à perdre entièrement leur galbe.

Malgré tant de reliques mal, mais encore habitées, à Rouen comme dans beaucoup d’autres villes de la Normandie et de toute la France, ce n’est trop souvent qu’à partir du premier étage qu’on peut déceler l’âge des maisons, le rez-de-chaussée ayant été soigneusement démoli pour faire place à quelque devanture de magasin « bien à la page ». C’est pourquoi, marchant dans certaines rues, tant qu’on n’a pas levé les yeux, on peut se croire dans une ville moderne, alors qu’on arpente un véritable musée.

Mais ne nous lamentons pas trop. À Rouen plus qu’ailleurs, nonobstant les efforts toujours prêts du vandalisme, on peut respirer encore dans le conte bleu du passé.

La maison chenue qui, rue Saint-Romain, de pair avec les magnifiques constructions de l’archevêché, se serre tout contre la Cathédrale, fait deviner ce qu’était autrefois la ville, et comment la Cathédrale, sans se décoller des toits qu’elle gouvernait, sortait tout droit de leur amas biscornu, ne laissant aucun recul pour la contempler dans son ensemble, ne permettant que le regard de bas en haut, ce vertige, lequel, beaucoup mieux que les parvis d’aujourd’hui, lui laissait tout son fantastique.

Cette vieille maison de la rue Saint-Romain, sauvée de la destruction par Georges Ruel, architecte rouennais amoureux du passé, montre derrière ses vitres à culs de bouteilles, dont beaucoup sont lamentablement cassées, entre les galandages de ses murs, d’anciennes images et gravures qui soulignent encore sa charmante vétusté.

Un matin d’hiver, lors d’un de mes pèlerinages à Rouen, j’ai vu, dans la brume, au pied de cette maison, et qui remplissait toute l’étroite rue, un enterrement saisissant.

Le pauvre corbillard sans fleurs, ses chevaux fatigués, son cocher à bicorne si haut monté, ses quatre ou cinq suiveurs en humble deuil, tout cela semblait plus noir d’être enveloppé du brouillard blanchâtre dans lequel les lentes silhouettes devenaient des spectres. Je crus voir, suscité par mon imagination, l’enterrement même du passé, qui, lugubre, s’en allait tout doucement de la Cathédrale pour retourner au néant.

C’est ce que feront, à la longue, bien des beautés de Rouen, incompréhensiblement négligées par la ville, comme si, fatiguée du signe + qui l’écrase, elle se dégoûtait de ses vieux trésors.

À côté de la liste officielle des monuments sur lesquels est mis le veto qui les défend, on pourrait établir une seconde liste, celle des richesses dont nulle protection n’assure l’entretien ni même la durée.

Outre la Cathédrale, presque toutes les églises et chapelles, plus l’aître Saint-Maclou, voici la nomenclature à peu près complète des monuments historiques de Rouen :

Rue du Gros-Horloge (la plus belle et pittoresque de la ville en dépit de bien des disparitions) : l’ancien Hôtel de Ville et son beffroi (xvie siècle) ; la fontaine d’Aréthuse (xviiie siècle) ; l’arcade du Gros Horloge lui-même, avec son énorme cadran doré.

Rue Bouvreuil : le donjon du temps de Philippe-Auguste où l’on dit que Jeanne d’Arc fut enfermée pendant son procès.


Le Palais de Justice (xve siècle), encore en activité, toutes les fleurs de la Renaissance couvrant sa tourelle, ses portes, ses fenêtres ; sa salle des Procureurs, où plaida Pierre Corneille devant une table toujours existante ; son fameux plafond à caissons, monde doré vers lequel se lèvent tant d’yeux éblouis ; la belle ordonnance de ses autres bâtiments (dont Pierre Chirol nous apprend qu’il s’agit de remaniements du xixe siècle).

Le manoir archiépiscopal construit par les archevêques d’Estouteville et d’Amboise (xvie siècle).

Le Bureau des Finances (xvie siècle).

L’ancienne Chambre des Comptes.

Rue Basse-Vieille-Tour : les Halles de la Vieille Tour (xvie siècle) qui sont sur l’emplacement du Palais des Ducs de Normandie, avec l’élégante loggia de pierre dit La Fierte Saint-Romain, d’où, chaque année, le jour de l’Ascension, le Chapitre regardait un condamné à mort porter les reliques du Saint avant d’être grâcié.

Les fontaines de : La Croix de Pierre (copie de l’ancien), de Lisieux, de Saint-Maclou.

Le Lycée Corneille.

Le Lycée de Jeunes Filles.

Le Logis des Caradas.

Les musées, naturellement, sont protégés aussi. Ils se distribuent en : Beaux-Arts, Céramique, Peinture et Sculpture, Le Secq des Tournelles (ferronneries d’art), Art Normand, Corneille, Antiquités, Tour Jeanne d’Arc, Museum d’Histoire Naturelle, Pavillon et Musée Flaubert, chambre natale de Gustave Flaubert, Musée d’Histoire de la Médecine, à l’Hôtel-Dieu.


Le Musée de la Céramique est une des illustrations les plus connues de Rouen. Une cathédrale à jour d’un côté, une assiette à fleurs de l’autre, et toute la gamme de l’architecture et des arts à parcourir entre les deux, c’est Rouen.

Les savants livres de Camille Enlart et de Pierre Chirol sont là pour détailler et commenter tout cela. Celui du Docteur Hélot sur les faïences est prêt à paraître. Certes, Rouen est une ville riche ! Si riche qu’elle a pu, lors de la vague de démolitions, perdre huit vieilles églises sans en mourir et voir, tout dernièrement, disparaître Saint-Nicaise dans les flammes et n’en être pas défigurée.

Parmi les églises qui restent, Saint-Éloi est devenu temple protestant et Sainte-Marie-la-Petite temple israëlite. De l’église Saint-André ne demeure que la tour, le reste ayant été sacrifié sans recours au Moloch de l’alignement. L’église Saint-Laurent, désaffectée, est devenue le Musée Le Secq des Tournelles. L’église Saint-Étienne-des-Tonneliers est un restaurant pour les chômeurs. L’église Sainte-Croix-des-Pelletiers abrite les tonneaux d’un marchand de vins et spiritueux. L’église Saint-Pierre-du-Châtel est une entreprise de chauffage central ; celle des Augustins sert également d’entrepôt de vins. Dans l’église Saint-Denis sont aménagés des logements ouvriers. Des églises Saint-Lô, Saint-Vigor, Saint-Nicolas, Saint-Caude-le-Jeune, il ne reste plus que des débris recouverts de mousses et de lianes, ou bien incorporés aux maisons qui les dévorent aussi bien que l’envahissement végétal.

Ces profanations font trembler pour d’autres précieuses choses. On se demande pourquoi l’intact Hôtel du Bourgtheroulde, édifié au XVIe siècle, visité par des foules internationales, a pu devenir une simple banque. Il a déjà perdu, l’an 1828, une tourelle ravissante qui gênait la circulation. On peut toujours craindre quelque nouvelle offensive de l’imbécillité restée au guet.

N’est-ce pas une douleur que de voir mourir de misère le bel hôtel de la rue du Petit-Salut, et peut-on sans consternation en visiter la cour si noble, veillée par une abbesse en bois, admirer sa rampe d’escalier en bois sculpté, et n’y voir qu’une vieille femme qui trouve naturel de laver son linge dans un baquet, tout au milieu des merveilles ?

Et cette autre cour, passage d’Étancourt, où les statues, déjà mutilées, haut juchées le long des murailles du bel hôtel du même nom, regardent les allées et venues d’un commerce qui comporte charrois, poussières et pailles dispersées ?

L’Hôtel de Senneville, rue Damiette, vient de perdre ses boiseries dorées, chef-d’œuvre à l’état de neuf, du xviiie siècle, arrachées des murs pour être reclouées à Paris…

Mais on ne finirait pas de pleurer sur ces gloires mésalliées, déchues, dispersées ou menacées. Ébloui par tant de magnificences, on voudrait mettre plus de la moitié de Rouen sous vitrine… et Rouen veut et doit vivre.

Rouen est une ville à trois temps : passé, présent, avenir. Le présent a droit à sa part, comme le reste. C’est une absurdité criminelle qu’on veuille ou ne puisse construire des bâtiments à usage de commerce qui épargneraient les beaux vieux lieux dont on se sert pour de vils usages. C’est un véritable attentat, dans un autre d’ordre d’idées, que le pavillon Flaubert, à Croisset, soit étranglé par des usines envahissantes qui, déjà, mordent sur les allées du jardin. On voit venir le jour où le pavillon lui-même sera détruit. Ce jour-là, le souvenir, l’imagination des fervents de Flaubert seront peut-être préférables à ce pauvre restant, adultéré par un voisinage dont la laideur se fait toujours plus usurpatrice.

Amen !

Comme les cellules de notre corps sont renouvelées tous les sept ans, c’est la loi des cités de se transformer à chaque siècle. Il faut perdre d’un côté, gagner de l’autre. Rouen, depuis des âges préhistoriques, n’a vécu que de métamorphoses et, par là même, fut assurée non seulement sa durée, mais aussi la vigueur avec laquelle cette capitale manifeste les différents aspects de son existence à contrastes.

De même qu’une langue devient morte, comme le latin, dès qu’elle cesse de se modifier par des apports nouveaux, de même une ville qui se momifierait dans son passé ne pourrait plus vivre.

Ce qu’a perdu, ce que perdra certainement encore le Rouen de jadis sera-t-il regagné par le Rouen de l’avenir ? Nous vivons une époque terrible où le souci de la vente et de l’achat remplace la foi, l’amour de l’art, toutes les ferveurs. Mais il ne nous est pas défendu d’espérer. Ce n’est pas parce que le soleil s’est couché ce soir qu’il ne se lèvera pas demain.


LE PASSÉ RELIGIEUX.


Saint-Nicaise.

Il est séant, si l’on entreprend le pélerinage des sanctuaires rouennais, et ne serait-ce qu’en souvenir des incendies du grand passé, d’aller d’abord visiter les ruines encore fumantes de Saint-Nicaise, qui vient de brûler comme, à diverses périodes de l’histoire, la Cathédrale elle-même.

De cette visite sort un enseignement sévère. Sera-t-il compris par ceux auxquels il s’adresse ?

Donc la sinistre tradition du feu se perpétue à Rouen. Donc, le xxe siècle, avec toutes ses garanties, toutes ses prétentions, ne l’empêche pas de continuer son œuvre maléfique, tout comme aux siècles qui nous ont précédés.

Que diraient-ils s’ils pouvaient voir ce qui reste de leur vénérable héritage, ceux qui, jadis, apportèrent tant d’enthousiasme au perfectionnement de cette église, alors située hors de la capitale ?

Ce petit, ce délicieux Saint-Nicaise avait, entre autres charmes, celui d’être l’une des rares paroisses du monde où les orgues n’avaient pas été refaites ; et ses verrières figuraient parmi les mieux réussies de la Renaissance.

Certes, les murs sont restés intacts, sans même avoir été noircis par les flammes, protégés, on croirait, par leurs gargouilles, monstres de l’enfer qui n’ont rien à redouter du feu. Mais, au sommet de ses quelques marches, Saint-Nicaise qui, dans la nuit du 9 mars 1934, fut, pendant une heure et demie, un brasier furibond, montre à ciel ouvert, sous son toit disparu, douloureusement, ironiquement, l’armature enjolivée où flamboyaient ses belles fenêtres rouges, bleues, vertes, blanches, jaunes.

Des orgues du xviie siècle, il ne reste exactement rien. Du mobilier, des tableaux, des boiseries, rien. Un amas de décombres noirs, c’est tout. Requiescant in pace !

Or, cet incendie instantané, vertigineux, quelle en est donc la cause ?

Ici se place la leçon qu’aucun prêtre n’écoutera, probablement ; ici se dresse la menace qui plane sur toutes les églises de la chrétienté — depuis qu’on a convié Satan dans leurs murailles.

Saint-Nicaise a brûlé. Pourquoi ?

Parce qu’un court-circuit s’est établi dans les fils qui commandaient la sonnerie de ses cloches.

O sonneurs dont la race disparaît de plus en plus vite, votre geste de tirer la rude corde qui vous enlevait si haut à chaque battement de la cloche n’était-il pas une prière ?

N’était-ce pas également une prière que l’effort des souffleurs d’orgue, cette traction animale qui faisait d’eux, à chaque office, les esclaves haletants et modestes de la musique religieuse ?

N’était-ce pas une prière, et la plus significative de toutes, que la lente consomption des cires allumées, image de la foi qui dévore les âmes jusqu’à l’anéantissement ?

Jalouses des commodités dont usent les demeures profanes, les églises et les cathédrales ont, elles aussi, voulu profiter des progrès de la science, pratiquer la paresse contemporaine, obéir à l’aveulissante loi du moindre effort, remplacer la sainte sueur humaine par le petit déclic moderne qui supprime tout travail ouvrier.

C’est pour cela que de brutales et fixes ampoules se substituent partout au vacillement vivant des cierges dans les églises, c’est pour cela que le rythme des cloches y est devenu boiteux, c’est pour cela que la respiration des orgues y est mécanique, c’est pour cela que Saint-Nicaise a brûlé comme un simple paquebot de luxe.

L’électricité, ce nouvel attribut de Lucifer, antiliturgique, antiartistique, détruisant le mystère dans lequel baignaient les nefs catholiques, déséquilibrant le solfège des sonneries comme si Belzébuth lui-même tirait la corde, ôtant au souffle des orgues la participation de l’homme, quand donc ceux qui gouvernent la foi comprendront-ils qu’elle est, cette électricité, non seulement un détestable anachronisme dans les paroisses léguées par le passé, mais une profanation constante, un danger perpétuel ?

Misère ! Le Malin est le plus fort, et la leçon ne sera certainement pas entendue.


La Cathédrale.

Après Saint-Nicaise, paroisse morte de mort violente, en tout cas évanouie pour longtemps ; après celles qui ne périrent que lentement, décombres, ruines, vestiges ou désaffectations qui sont, en vérité, le signe particulier de Rouen, après ce morne cimetière d’églises défuntes, dépêchons-nous de visiter les autres, celles, toutes vivantes, qui continuent avec exactitude les rites du plus lointain passé chrétien ; consolons-nous sous la lumière de quatre ou cinq couleurs de leurs vitraux intacts, dans l’ombre encensée de leurs nefs gorgées de foules ; où le reflet des vieux ors se mêle aux reflets des vieilles boiseries, où des bouquets embaument, où les orgues tonnent, où des petits garçons à voix séraphiques chantent encore la gloire du Très-Haut, où nous pouvons, en plein xxe siècle, voir officier, apparition, personnage descendu des verrières du chœur, quelque évêque mitré dont la silhouette archaïque nous fait respirer en pleine légende dorée.

La Cathédrale d’abord, cela va de soi.

Comme bien souvent ses parentes de l’Europe entière, Notre-Dame de Rouen, végétale dans sa forme et dans sa croissance, a poussé plus lentement encore qu’un arbre, a demandé des siècles pour parachever sa splendeur.

Laissons aux Chanoine Jouen, aux Enlart, aux Pierre Chirol, aux Armand Loisel et autres le soin de l’étudier dans toute sa complication.

Telle qu’elle se présente actuellement à nos yeux fascinés, elle s’élève à la place même où saint Mellon, en l’an 300, fit le premier surgir du sol de Rouen, un modeste sanctuaire catholique.

Il est à remarquer (Notre-Dame de Paris, entre autres, bâtie sur l’emplacement d’un temple romain, est là pour l’attester) que la pierre religieuse rappelle beaucoup le bulbe de certaines fleurs reproduisant indéfiniment ces fleurs, à mesure que les premières dépérissent et meurent.

L’œuvre de saint Mellon détruite, une première Cathédrale monte à sa place même, en 389. Disparue à son tour, elle est remplacée, au xie siècle, par celle, romane, consacrée en présence de Guillaume le Conquérant et de Mathilde, sa duchesse. Au xiiie siècle, dévorée par un incendie, elle est lentement reconstruite, est attaquée au xive siècle par une furieuse tempête qui la détériore, repousse avec courage, reçoit la foudre au xviie siècle, répare ses dégâts, subit l’incendie au xviiie siècle, se remet d’aplomb une fois de plus ; enfin, est encore un coup foudroyée au xixe siècle, sans rien dire des orages huguenots et révolutionnaires également déchaînés sur elle.

Résultat de toutes ces reconstructions ou campagnes, comme dit le style architectural : il reste des traces romanes dans ses fondations ; la base de la Tour Saint-Romain est du xiie siècle ; d’autres parties de l’ensemble sont du xiiie ; la chapelle de la Vierge est du xive ; la rose de la façade, les fenêtres du chœur, le reste de la Tour Saint-Romain, le commencement de la Tour de Beurre sont du xve siècle ; l’achèvement de la Tour de Beurre et le grand portail sont du xvie ; la flèche est du xixe siècle ; le toit de la Tour Saint-Romain, copié sur l’ancien, est du xxe, le nôtre.

Certes, l’œil à facettes des savants ès-pierre sculptée discerne à l’instant ces juxtapositions succinctement indiquées ici ; mais, pour les simples fervents, dont nous sommes, la Cathédrale de Rouen s’offre comme un seul immense trésor, et nous l’admirons en bloc sans nous soucier des couches différentes qui la composent.

Pour commencer, nous restons écrasés et le cœur battant devant ce beau navire immobile au milieu du déferlement des nuages normands, ne nous demandant pas si les tempêtes qui l’assaillirent au large des siècles ont exigé le radoub et les transformations.

Ce n’est que passé le coup de foudre de la surprise que nous commençons le lent déchiffrage de ses âges divers.

Après avoir, parmi le battement d’ailes et le roucoulement des pigeons qui y logent, contemplé le grand portail, œuvre inouïe entre les deux tours contrastées, son arbre de Jessé, son ascension de saints et d’anges terminée par la Vierge-Mère, les fleurons de son arc, véritable ouvrage de dame brodé dans la pierre, nous allons vers le portail des Libraires qui va nous retenir si longtemps.

J’ai toujours constaté que, dans une cathédrale, la part du diable était presque aussi considérable que celle de Dieu. Grappes de chauve-souris accrochées dans tous les recoins, outre les chimėres, meute satanique qui jappe du côté des hauteurs, on découvre peu à peu, si l’on regarde de près les détails de la pierre éloquente, un monde de petits démons, monstres et caricatures qui y pullulent, serrés les uns contre les autres, et l’on a l’impression, quoi qu’en disent certains historiens, que bien des rancunes qu’on ne pouvait exprimer se cachent là – l’équivalent des dessins de nos grands quotidiens et des potins et médisances de nos petits journaux tant redoutés de leurs victimes.

Le portail des Libraires est particulièrement riche de ces rosseries détournées. On y trouve tout un carnaval d’animaux composites, de faunes, de sirènes, de porcs humains, de dragons — cent cinquante médaillons en bas-relief, cent cinquante cauchemars ciselés avec le soin le plus consciencieux, la plus extravagante cocasserie.

Le portail de la Calende, situé juste à l’opposé, présente plus de sujets religieux que de fantaisies démoniaques, entre autres la vie de saint Romain et celle de saint Ouen.

Il y a d’autres portails que ceux-là, d’autres tours que les deux grandes. Mais il est impossible, dans un ouvrage comme celui-ci, de songer à une énumération complète des fourmillements sculptés de cette cathédrale, dont l’anatomie complète demanderait des mois d’études et des pages d’analyse.

L’intérieur, dès qu’on y pénètre, donne le même vertige. La Cathédrale de Rouen a cent trente-cinq mètres de long, vingt-huit mètres de hauteur de voûte, trente et un mètres de largeur. Colonnes, ogives, chapelles latérales, nef, transept, chœur, fenêtres, rosaces, tournants obscurs, carrefours illuminés, les orgues, le mobilier, les statues, les tableaux, les ornements, tout cela tourbillonne à la fois, sous les soleils ou les clairs de lune filtrés de haut, puisque, paradoxalement, le verre, pour moitié, croirait-on, se joint à la pierre dans la composition d’une cathédrale, ce château de Dieu.

Les tombeaux les plus célèbres sont, outre celui de Rollon, premier Duc de Normandie, ceux, dans la chapelle de la Vierge, de Pierre de Brézé, l’époux de Diane de Poitiers, et des cardinaux d’Amboise, monument auquel Jean Goujon, dit-on, a collaboré.

Ces tombeaux sont, à eux seuls, un musée, avec leurs figures principales, leurs personnages secondaires, leurs allégories, attributs et enjolivements, et l’on peut s’y attarder des heures.

Pour ce qui est des vitraux, le maître Jean Lafond nous révèle que, dans la Cathédrale de Rouen, « le visiteur trouvera ce qu’aucun édifice ne saurait lui offrir : une série de vitraux qui lui permettra d’étudier, sans lacune véritable, toutes les étapes de la peinture sur verre en France, depuis les premières années du xiiie siècle jusqu’à la fin du xvie ».

Seules, certaines désignations de ces vitraux dont les plus anciens se trouvent dans la chapelle appelée « des belles Verrières », suscitent en nous les plus ravissantes imageries du songe : Pentecôte, Christ en Majesté, Anges musiciens, Donatrice agenouillée devant le Christ, la Hiérarchie Céleste. Et, déjà, cette courte description que fait Jean Lafond de la rose du Grand Portail n’est-elle pas un poème fulgurant ? « On ne saurait rien rêver de plus harmonieux, de plus éclatant — dit-il — que ces vastes cercles de séraphins rouges, jaunes, verts et d’anges blancs, qui s’élèvent sur des fonds d’or et d’azur ».

Entrer dans la Cathédrale de Rouen après l’avoir regardée de l’extérieur, c’est éprouver ce qu’on appelle l’horreur sacrée, petit froid dans le dos que donne le sentiment du surnaturel.

On ne sait pas encore assez qu’un attrait nouveau s’est, depuis peu d’années, joint à tant d’autres enchantements pour réjouir ceux qui viennent la voir.

Je parle du carillon installé dans la Tour de Beurre et que, le jour de Pâques, j’ai vu fonctionner de près, étant montée, le long d’un terrible colimaçon noir, jusqu’à la petite loge où Maurice Lenfant, organiste et pianiste, élève du carillonneur Jeffe Denyn, de Malines, joue de ses vingt-neuf cloches comme d’un orgue aérien.

La première partie de la montée se fait dans la Tour Saint-Romain. Ce voyage dans la pierre carrée qui fut sans doute, dit l’Abbé Loisel, une sorte de forteresse, se continue par un passage derrière les orgues, et qui mène, parmi des bouffées de musique et d’encens, à la Tour de Beurre.

Celle-ci, pâle et fouillée, en opposition avec sa sœur plus sombre et plus simple, ne s’appelle pas « de beurre » à cause de sa couleur qui, sous certains coups de lumière, rappelle les belles mottes normandes, mais simplement parce qu’elle fut construite avec l’argent, donné par les paroissiens, lesquels, pendant le Carême, grâce à la dispense obtenue du pape par le Cardinal d’Estouteville, pouvaient quand même manger du beurre.

Ce monument, somme toute, de la gourmandise, répand autour de sa sveltesse ornementée l’atmosphère des plus jolis contes bleus. On a l’impression, quand on s’y introduit au sortir de la Tour Saint-Romain, d’entrer dans le domaine du merveilleux.

C’est bien ce qui arrive, en effet ; car, après la seconde montée dans de nouvelles ténèbres, on se trouve à la porte d’un réduit où, pour les grandes fêtes et aussi deux fois par mois, Maurice Lenfant, assis devant son étrange clavier et lisant devant lui sa musique, frappe à grands coups de poing les barres horizontales de fer qui représentent les touches de son orgue, tandis que, sur le pédalier, ses pieds commandent les notes graves du carillon. Et voici les vingt-neuf cloches en danse, pour la joie de la foule amassée en bas dans le crépuscule.

En l’honneur du carillon de Rouen, ce poème que je dédie au Docteur Paul Hélot, de Rouen, mon guide à travers les tours :

Entre ses deux tours différentes,
La Cathédrale de Rouen
Dresse sa paire de géantes
Et parle au monde remuant.

Lorsqu’avec les colombes vole,
Dans la brume ou dans un rayon,
Le frais discours du carillon,
La Tour de Beurre a la parole.

Ce n’est plus pour Dieu dans les Cieux,
Mais plutôt pour le pauvre monde
Que sa pierre ouvragée et ronde
Éparpille des airs joyeux.


Ce chant surprend les heures grises
Comme un heureux événement.
Alentour, les autres églises
Font silence, dévotement.

Et le chromatisme des cloches
A de tels rires, quelquefois,
Qu’on croit voir les paroisses proches
Se mettre à danser de guingois.

De cette tour la joie émane,
Liturgique ou non ; c’est selon.
Elle ne craint pas le profane
Et même pas « La Madelon ».

C’est bien. C’est bon. Cela veut dire :
» — Moi qui vous prêche l’Au-delà
» Je ne vous défends pas de rire,
» Ô pauvres humains que voilà !

» Le conseil de la Cathédrale,
» Vous pouvez l’écouter, ce soir.
» Vingt-neuf cloches, voix musicale,
» Disent : « Espoir ! Espoir ! Espoir ! »


» Il vous faut donc, levant la tête
» Vers la tour qui chante, songer,
» Puisque le Ciel se met en fête,
» Que tout va sans doute changer.

» J’en ai tant vu ! Je suis si vieille !
» En vérité, je vous le dis,
» Moi, la séculaire merveille :
» Après l’enfer, le Paradis ! »


Ô gai carillon catholique,
Puisse ta rassurante voix
À la foule mélancolique
Rendre la gaieté d’autrefois !

Et maintenant, avant de tourner la page :

Il reste tant d’anonymat dans la glorieuse Notre-Dame de Rouen qu’on ne saurait quitter cette Cathédrale et ses drames sans répéter les noms (du moins ceux qu’on connaît). de ceux qui travaillèrent à la faire et refaire :

Maîtres d’œuvre :

xiiie siècle. — Jean d’Andeli et d’Enguerran, Durand, Gautier de Saint-Hilaire.

xve siècle. — Jean Périer, Jean de Baïeux, Jenson Salvart, Roussel, Geoffroi Richier, Guillaume Pontifs, Jacques Leroux.

xvie siècle. — Rouland Le Roux, Martin Desperrois, Simon Vitecoq, Robert Becquet.

xixe siècle. — Alavoine, Marrou, Barthélemy, Desmarets, Sauvageot.

xxe siècle. — Chaîne, Foucher.

Verriers :

xiiie siècle. — Clément.

xve siècle. — Louis Le Doyen, Guillaume de Grainville, Jean de Senlis, Guillaume Barbe.

xvie siècle. — Olivier Tardif. Saint-Ouen.

On a l’impression qu’à Rouen trois cathédrales s’élèvent au lieu d’une seule car, outre la métropole, Saint-Ouen et Saint-Maclou sont également des navires amiraux, dans la grande escadre de pierre catholique ancrée au bord de la Seine.

Après Notre-Dame de Rouen, on croyait avoir épuisé ses forces d’admirer. Il faut tout recommencer avec Saint-Ouen.

Cette église abbatiale, aujourd’hui dépouillée de son abbaye bénédictine, a ceci de remarquable, d’inappréciable, au point de vue architectural, qu’elle est, pour l’ensemble, d’un seul style, bien qu’ayant été construite à diverses périodes de l’histoire.

En effet, les maîtres d’œuvre qui la continuèrent à travers les temps acceptèrent, suivirent le plan du premier architecte, à des époques où l’esprit d’innovation régnait, ne tenant en général aucun compte des intentions des prédécesseurs. À Saint-Ouen, on ne voit se manifester que dans des détails cette fantaisie qui, depuis l’évolution du roman vers le gothique, passant du rayonnant au flamboyant, poussa le goût de l’ornement si loin que la réaction ne pouvait manquer, comme le montrèrent par la suite les sévérités du style Louis XIII.

Naturellement, Saint-Ouen s’élève à la place d’une première église, celle-ci mérovingienne (vie siècle). Cette église primitive était alors dédiée à saint Pierre. Mais on y avait enterré l’évêque saint Ouen, lequel, à force de miracles posthumes, finit, vers le xe siècle, par substituer lentement son nom à celui de saint Pierre.

Entre temps, l’invasion normande avait ruiné l’œuvre mérovingienne, qui fut remplacée par une église romane due à Nicolas, abbé de la famille ducale de Normandie, neveu de Robert le Magnifique, et mis au couvent par lui dès sa jeunesse par crainte de rivalité quant à la possession du duché.

Brûlée aux xiie et xiiie siècles, au cours de deux gigantesques incendies de la ville entière, l’église fut reconstruite une troisième fois, s’écroula pour une partie au xive siècle, et, à dater de cette époque, remonta dans le ciel avec toute la magnificence gothique alors en pleine véhémence.

À l’église Saint-Ouen numéro quatre, toujours debout, s’attache étroitement le nom de l’Abbé Roussel, dénommé Marc d’Argent, dont on ne sait rien sinon qu’il commanda, dirigea, paya sa reconstruction.

André Masson, dans son ouvrage sur Saint-Ouen[1], dit « qu’on ignore malheureusement le nom de l’architecte qui conçut ce plan grandiose ». Mais, ajoute-t-il, « on a la preuve que son génie provoquait déjà l’admiration de ses contemporains et la reconnaissance des moines, car ils lui firent l’honneur de l’enterrer dans l’église. Sa dalle tumulaire existe encore, relevée contre le mur d’une chapelle, mais l’inscription est effacée. »

Et Pierre Chirol continue : « Ce personnage armé de compas est devenu le Grand Anonyme évanoui derrière son œuvre, confondu avec elle devant l’admiration des hommes ».

L’église était loin d’être achevée à la mort de Marc d’Argent. Ce n’est, chose étrange, qu’au xixe siècle que se terminèrent (assez lamentablement du reste, par une copie de l’ancien) les campagnes de construction de la merveille commencée au xive siècle sur l’initiative de Marc d’Argent.

La Guerre de Cent Ans, en effet, a retardé les travaux, puis les Guerres de Religion les ont détériorés. Ensuite, la même tempête qui blessa la Cathédrale au xviie siècle meurtrit aussi Saint-Ouen. La Révolution y détruit des chefs d’œuvre avant d’en faire une salle de danse ; enfin, sous le règne de Louis-Philippe, on démolit en souriant les deux tours de sa façade, commencées au xve siècle et restées inachevées, pour y substituer « l’œuvre la plus froide, la plus sèche, la plus mesquine, la plus ennuyeuse qui se puisse imaginer » (Camille Enlart).

Heureusement la Tour aux Clercs, seul morceau roman de l’abbatiale, n’a pas été sacrifiée.

Ainsi, depuis les maîtres d’œuvre dont voici les noms : Jean de Baïeux, Alexandre de Berneval, Colin de Berneval, Jean Roussel, Pierre Bense, Jenson Salvart, Simon Le Noir, Jean Wyllemer, l’Abbé Bohier, cette église a subi, comme la Cathédrale, les tornades politiques et la bêtise pire ; et cependant, telle qu’elle demeure, avec son célèbre portail des Marmousets, ses arcs-boutants, sa tour centrale construite par les fées, elle est assez belle encore pour nous couper la respiration, surtout si nous avons soin de la regarder d’abord du jardin dont on l’a dotée.

Nous ne sommes pas des architectes et ne pouvons, ne savons, comme Pierre Chirol, admirer Saint-Ouen en « pièces détachées ».

Nonobstant les retouches qui l’ont abîmé, Saint-Ouen passe pour être un des plus rares spécimens existants du xive siècle religieux, et nous apparaît toujours comme un gigantesque reliquaire où nous ne pénétrons qu’avec émotion.

À l’intérieur, ses piliers font penser à d’immenses paquets de cierges allant de la terre au ciel. Vastes pans d’ombre et lumières frisantes, toute l’église avec ses belles grilles de chœur du xviiie siècle, ses peintures murales ; ses blasons et ses clés de voûte, est baignée de féerie par quatre-vingts miraculeuses fenêtres, grands murs de verre qui dévorent la pierre, rubis, saphirs, émeraudes, topazes et diamants agglutinés, quatre-vingts verrières des xive, xve et xvie siècles, c’est-à-dire trois des belles époques de l’art du vitrail ; dont les secrets sont perdus depuis le xviiie siècle.

Ils sont, ces vitraux, légendaires, racontant des vies de saints ; et leurs personnages envoûtés à l’étroit de leurs longues ogives continuent, si fragiles, à vivre depuis cinq ou six cents ans dans l’atmosphère diaphane et colorée où se déroulent, leurs prodigieuses biographies.

« Nous croirions superflu, remarque Jean. Lafond, d’insister sur cet ensemble iconographique unique en France, où les verrières légendaires sont si rares, si la vitrerie de, Saint-Ouen n’avait été méconnue par tous les auteurs qui ont écrit chez nous sur l’art du vitrail ».

Un nom illustre règne parmi ces joailleries fenestrales, celui d’Arnould de Nimègue, génie de la peinture sur verre à l’époque de la Renaissance.

Et nous sortons des méandres de Saint-Ouen éblouis par tant de chimériques lumières, et bien étonnés de retrouver dehors le jour tout simple du soleil.


Saint-Maclou.

Pas pour longtemps ! Car voici la troisième cathédrale de Rouen : Saint-Maclou.

Jamais le mot « style flamboyant » ne fut mieux appliqué qu’à cette église, flamme de pierre élancée vers le ciel. Son unique tour, au centre, semble, plus haut que nature, monter l’aiguille de sa flèche. Les encadrements ou « gables » de ses cinq portails de façade ont des pointes particulièrement aiguës.

Merveilleusement prodigue, on peut dire de cette église qu’elle grouille en toutes lettres d’anges et de saints, de démons et de chimères, de fleurs et de broderies, de fenêtres et de rosaces ; on peut dire qu’on y trouve de tout partout. Mais un équilibre tel préside à cette cohue de richesses que la ligne générale du sanctuaire s’en dégage malgré tout, pure et parfaite.

Saint-Maclou n’est pas une quatrième, troisième ni même une seconde église poussée sur des racines romanes, mais sort tout uniment du xve siècle, avec achèvement au xvie et remaniements par la suite (sa flèche de pierre est de 1870).

Les temps modernes l’ont dégagée ou, pour ainsi parler, épouillée de l’agglomération dont elle était la paroisse, un quartier haillonneux auquel elle offrait sa magnifique antithèse. Légions et légions de toits abritant la misère. Mais l’orgueil et la consolation de tant de malheureux humains était d’avoir leur richesse à eux seuls : Saint-Maclou, dont les splendeurs annonçaient déjà le paradis promis aux déshérités de la terre.

Construite sur le plan de Pierre Robin, son premier maître d’œuvre, continuée par Oudin de Mantes, Simon Le Noir, Ambroise Harel, au xve siècle, et Pierre Gringore, au xvie, cette église n’a pas connu les coups de Trafalgar essuyés par la Cathédrale et par Saint-Ouen. Les rafales humaines et celles du ciel ont épargné la cadette du trio sublime.

Et voici les deux principales célébrités de Saint-Maclou :

1° Le Jugement Dernier de son grand portail ; 2° les vantaux de bois sculpté de ses portes (on dit que Jean Goujon y a travaillé, mais les compétences affirment qu’il n’y est que pour peu de chose, vu les dates de sa présence à Rouen ; vu, surtout, la lourdeur des motifs, qui seraient plutôt flamands).

À l’intérieur, où les effets d’obscurité sont si bien ménagés et la brûlure polychrome des vitraux si particulièrement impressionnante :

Les boiseries Renaissance des orgues, et leur escalier tournant de pierre flamboyante, ancien jubé coupé pour cette destination imprévue.

Il y a tant à voir dans cette église surchargée qu’on en reste étourdi d’abord, ne sachant plus que choisir. Et l’on en sort, après la Cathédrale et Saint-Ouen, avec l’idée qu’on vient, en un seul jour, de visiter trois villes.

L’aître Saint-Maclou fait partie de cette troisième visite, évidemment. C’est une grande cour entourée de cloîtres à galandages, et qui fut un cimetière et même un charnier.

La renommée a rendu fameuse sa danse macabre, une suite de sujets sculptés, chacun isolé sur son socle, et représentant la Mort aux prises avec toutes les catégories d’humanités ; mais il faut beaucoup de bonne volonté pour discerner quelque chose à ces groupes terriblement mutilés.

Reste parfaitement lisible la frise légère qui court tout le long des murs, où des crânes et des tibias alternent avec des pelles, des pioches tous les outils du fossoyeur.

Un tel lieu demeure saisissant, bien que fort endommagé par les protestants d’une part et les catholiques de l’autre ; car si les protestants ont cassé les statues, les catholiques ont utilisé les cloîtres, ce qui veut dire qu’ils les ont également massacrés.

Un pensionnat de jeunes filles s’ébattait encore tout dernièrement dans l’ancien charnier. Il est retourné maintenant au silence, en attendant de nouveaux destins.


Les autres Églises.

Ne pas croire qu’à Rouen on en est quitte avec la Cathédrale, Saint-Ouen et Saint-Maclou, comme le pensent trop souvent des automobilistes superficiels.

Presque toutes les églises en activité qui y restent après tant de démolitions et de désaffectations feraient chacune l’orgueil de plus d’une grande ville.

À l’église Saint-Vincent, accommodée sous Louis XV au goût du jour, avec ses dorures accolées à la pierre gothique, ses guirlandes et son luxe, nous croyons entrer — après les austérités précédentes, la sourde fournaise des vitraux que nous venons de voir — dans un lieu d’élégante mondanité religieuse.

Saint-Vincent a l’air de parler du roi beaucoup plus que de Dieu. Ses fenêtres claires où le rouge, le blanc et le bleu dominent par larges flaques, et qui datent de la Renaissance, sont, avec leurs personnages si bien dégagés, de divines images d’Épinal pleines de gaieté.

La même sorte de vitraux à figures de transparents rois de cartes éclaire Saint-Patrice, ravissante petite église située dans un ancien quartier aristocratique du xviiie siècle, comme le révèlent les belles portes de quantité de vieux hôtels déclassés par notre modernité cruelle.

Saint-Godard, voûté de bois, très riche d’aspect, possède une vitrerie dont les rouges servaient jadis de comparaison quand on voulait vanter des vins, entre autres un magnifique Arbre de Jessé qui fait, en effet, songer à un beau bordeaux ou à un beau bourgogne.

À Saint-Romain, qui est du xviiie siècle, et n’a guère de charme, on retrouve les vitraux enlevés au malheureux Saint-Étienne-des-Tonneliers.

Saint-Vivien est une église toute simple comme populacière, donnant l’impression d’être plus large que haute et de contenir plusieurs nefs parallèles. Elle constitue un recueil de documents, de par son architecture et son mobilier qui vont de la Renaissance à nos jours.

Enfin Saint-Hilaire est une copie toute neuve du Moyen-Age, et l’église Saint-Gervais, sur sa colline, s’élève à la place même du monastère où Guillaume le Conquérant, mourant, se fit transporter pour fuir le tapage de la capitale.

La crypte de cette église est carolingienne et, jointe au fantôme errant du Bâtard, cette particularité demande une visite.

Et, naturellement, Bon-Secours et la vue qu’on y a de Rouen tout entier, exige qu’on y monte sans tarder.

Ainsi le passé religieux de Rouen se déroule-t-il avec cette magnifique procession d’églises, clochers et tours dont tant sont toujours en oraison et qui, par conséquent, restent au présent, sans parler de l’avenir qui les attend encore, car leur histoire n’est pas plus achevée aujourd’hui qu’à leur sortie du sol.

Espérons pourtant que l’incendie, les orages et la politique ont fini pour jamais leurs ravages à Rouen, et que Saint-Nicaise en cendres y sera la dernière victime des longues tragédies de la pierre qui prie.


LE PRÉSENT LAÏQUE


Si l’on y réfléchit, copier l’architecture ancienne, c’est remplacer des dents et cheveux véritables par perruque et râtelier.

Plutôt que de continuer servilement le passé, mieux vaut créer de l’inédit selon l’esprit du siècle auquel on appartient. L’Amérique des gratte-ciel est intéressante ; l’Amérique des châteaux de la Loire fait rire.

À nous, enragés de confort et de rapidité, de trouver notre style personnel. Or, de nos jours, la véritable inspiratrice des œuvres originales est presque toujours la déesse Utilisation.

C’est ainsi que le pont à transbordeur de Rouen, alors que l’ingénieur Arnodin, son constructeur, n’a certainement pas voulu faire œuvre artistique, est ; pour finir, une création dont la ligne aérienne n’a rien de choquant, et qui même représente assez bien, dans cette ville du passé, le paraphe des temps présents.

Le pont à transbordeur de Rouen, outre son utilité, devient comme la cathédrale de la vie mécanique, et sa silhouette traversée d’air s’ajoute aux découpures ajourées du vieux temps pour meubler à son tour l’espace pâle où s’étend la belle capitale normande.

Que ce soit du haut de la colline Sainte-Catherine, de Bon-Secours ou de la côte de Canteleu, ce pont, apparu sous divers angles, parfois souligne comme d’un trait de plume la masse brumeuse de la Cathédrale et parfois s’en éloigne comme respectueusement, portique léger d’un monde qui n’a plus rien à voir avec les siècles dévots qui l’ont précédé. Son rôle, du reste, n’est-il pas de nous transborder, c’est-à-dire de nous faire quitter le Rouen d’hier pour le Rouen d’aujourd’hui ?


Sur la rive gauche, pas de cathédrale, pas d’églises merveilleuses, pas de vieux hôtels, pas d’aristocraties mortes, pas de souvenirs, pas de spectres. Autre chose : le présent réaliste, ses œuvres en pleine réussite, ses espoirs précis.

On s’en aperçoit dès les premiers pas sur ce territoire éminemment commercial qui, tout de même, a sa grandeur ; grandeur rébarbative, mais qu’il faut bien accepter comme la continuation de l’effervescence de jadis, celle qui, précisément, construisit la Cathédrale, les églises merveilleuses, les hôtels aristocratiques, anima tous ces vivants qui ne sont plus pour nous que des spectres, en attendant que nous soyons des spectres à notre tour.

Jean Revel, notaire de génie que j’ai vu dans son Étude de Rouen, écrivant, debout devant un pupitre, son Histoire des Normands, et qui a laissé des pages extraordinaires dans Les Hôtes de l’Estuaire, croirait, s’il revenait à la vie, que le grand saurien de l’âge calcaire dont il raconte la mort dans ce livre, a déposé des œufs le long de la Seine et que cette progéniture est éclose aujourd’hui.

C’est à travers une véritable forêt de grues de fer que l’on voyage sur les quais de la rive gauche, à Rouen ; et, sur la rive droite, leur envahissement squelettique se reproduit, aussi dense, à partir de l’infortuné Pavillon Flaubert, à Croisset.

À ces monstres gigantesques, enfants modernes de la bête préhistorique, il ne manque que la tête. Ils ont le reste : corps et pattes de crocodiles bizarres. Dressés au-dessus de l’eau, leur interminable foule à claire-voie semble devoir se prolonger jusqu’à la mer. Terriblement, ils travaillent. Et peut-être le bruit de leur labeur incessant s’ajoute-t-il au vacarme qu’on entend le jour et la nuit à Rouen, si l’on habite au bord du fleuve. Un vacarme qui s’explique, en vérité, quand on sait que ce sont des milliards de francs-or qui circulent.

Le long de la rive gauche, indéfiniment, indéfiniment on passe d’une industrie ou, plutôt, d’un monde dans l’autre.

Après les charbons, ce sont les bois du Nord ; après les bois du Nord, les vins ; après les vins, les cafés, les grains, les laines, le coton, les engrais, le sucre, les cuirs ; après ces denrées diverses, les pétroles ; après les pétroles, les produits chimiques. Cela veut dire : montagnes noires suivies de piles de planches et de rangées de troncs d’arbres couchés sur le sol, suivies de tonneaux de tous calibres, suivis de ballots de toutes tailles, suivis d’une ville entière de vastes réservoirs ronds ; cela veut dire : d’un côté, usines, usines, et, de l’autre côté, paquebots, paquebots.

Et fumée partout.

Ces paquebots, entre les maigres gréements qui leur restent, mettent en cage la Cathédrale lointaine avec ses gréements d’autre sorte. Chaque grand mât a la même verticale que sa flèche. Et, faisant la queue avec ces paquebots, des chalands à moteur attendent, nouveaux drakkars des conquêtes modernes.

Les halles ; les douanes, les docks ; et les grues, les grues ; et la vibration effrénée de tout cela qui bouge, grogne, halète, mené par le va-et-vient des fourmis humaines, c’est l’histoire vivante d’une aristocratie nouvelle dont les blasons sont des marques de fabrique, dont les devises sont des noms de produits.

On connaît les hauts barons auxquels appartiennent ces armoiries toutes neuves. Leurs donjons sont les tuyaux d’usine, leurs châteaux les réservoirs que nous venons de traverser.

Vue de là, sur le fond vert tendre des collines, la rive droite se détaille, petites maisons, petites tours, petits clochers, la ville — musée réduite par la distance à la proportion d’une miniature de primitif. Tout à l’heure, nous commentions cet Hier. Pour commenter l’Aujourd’hui, voici, seul langage qui convienne, des chiffres.

Répartition suivant Pavillon des Navires entrés[2]

ANNÉE 1933 ANNÉE 1934
PAVILLONS
Navires Jauge nette (tonneaux) Marchandises (tonnes) Navires Jauge nette (tonneaux) Marchandises (tonnes)
Français........... 1.411 1.640.677 2.307.111 1.423 1.522.862 2.201.142
Anglais............. 1.770 1.225.360 2.505.865 1.505 1.015.710 2.029.496
Hollandais......... 246 263.856 354.878 191 194.265 284.664
Norvégien.......... 198 378.793 531.803 263 442.297 613.311
Suédois............. 222 244.011 422.112 238 240.078 420.328
Allemand........... 148 139.164 258.815 169 137.284 234.847
Danois............... 145 165.902 232.772 117 129.703 193.526
Grec................. 32 63.607 134.164 25 51.876 118.441
Belge................. 80 84.233 136.073 64 65.970 111.817
Espagnol........... 19 31.343 74.505 16 26.314 56.145
Dantzigois.......... 4 17.287 20.493 3 10.524 11.790
Letton................ 35 51.121 95.686 28 40.757 73.331
Finlandais........... 73 85.621 167.728 99 97.534 205.670
Italien................ 17 52.194 58.711 17 47.783 78.601
Panamien........... 7 18.730 21.043 6 25.039 22.603
Yougoslave.......... 5 11.507 16.972 3 6.162 13.545
Polonais............. " " " 1 1.121 1.000
Portugais............ 9 8.623 3.002 3 1.580 1.003
Roumains............ 4 10.897 12.019 2 5.094 5.063
Esthonien............ 23 24.924 50.302 22 25.321 41.047
Américain (É.-U.) 3 7.981 6.200 1 3.169 "
Japonais.............. 14 53.105 79.096 5 20.710 20.085
Lithuanien............ 3 1.368 2.831 " " "
Hongrois.............. 3 6.164 13.935 " " "
Péruvien.............. 1 2.211 5.425 " " "
U. R. S. S............ " " " 5 15.913 15.504
Autrichien............ " " " 1 2.388 6.198

Répartition par Nature des Marchandises importées

nature des marchandises 1913 1930 1933 1934
Charbons............................. 2.817.110 5.357.940 3.488.523 3.093.814
Brais de houille................... 6.444 16.031 53.054 77.279
Hydrocarbures..................... 222.367 1.310.84 1.564.121 1.117.637
Phosphates......................... 155.466 310.954 195.483 188.045
Pyrites et soufre.................. 125.991 250.227 144.409 176.887
Autres minerais................... 2.555 58.331 56.461 165.292
Kaolin.................................. 26.922 33.609 56.290 52.382
Pavés................................... " 66.561 42.108 45.760
Métaux et machines............. 48.159 91.234 78.645 80.992
Bois communs....................... 363.437 253.782 152.040 91.897
Bois exotiques...................... " 4.483 39.609 17.592
Rondins................................ 148.850 59.748 161.249 170.323
Pâtes de bois........................ 248.890 321.023 371.629 396.647
Papiers................................. 2.205 79.136 40.730 45.566
Vins et alcools....................... 392.143 612.653 696.573
Céréales et farines................ 355.352 63.735 94.820 104.772
Fruits et légumes................... 13.250 16.539 41.977 52.316
Café...................................... 2.437 9 64 423
Sucre..................................... " 4.528 2.979 9.713
Denrées diverses................... " 11.686 34.536 36.871
Graines................................... 3.754 915 1.443 2.357
Laines..................................... 943 1.554 2.008 1.473
Graines.................................... " 1.851 1.127 565
Cuirs et peaux......................... " 1.220 1.655 1.491
Produits chimiques................. " 3.293 5.856 4.102
Engrais.................................... " 36.308 62.877 56.774
Autres marchandises.............. 210.471 78.587 83.530 66.614
Totaux
5.147.746 9.045.784 7.511.541 6.754.157

Répartition par Nature des Marchandises importées

nature des marchandises 1913 1930 1933 1934
Houilles 62.251 103.814 99.650 81.977
Hydrocarbures et dérivés " 120.501 154.206 315.184
Pyrites et minerais 17.116 24.432 39.838 90.692
Kaolin et terres " 1.602 158 795
Sable 41.156 77.242 62.062 76.054
Plâtre 14.021 98.346 44.751 70.444
Ciment " 35.768 64.361 94.953
Autres matériaux " 1.865 3.952 13.215
Métaux et machines 32.935 82.167 68.773 143.212
Bois 1.609 4.444 4.776 8.152
Pâtes de bois et papiers " 5.278 13.379 17.166
Vins et alcools 2.928 3.783 6.329 5.813
Céréales et farines 6.664 79.675 15.073 158.397
Sucre 26.701 32.051 34.356 35.627
Fruits et légumes " 885 1.665 1.439
Denrées diverses " 4.447 4.983 7.259
Coton, laine et tissus 3.852 6.852 7.465 8.329
Cuirs et peaux " 729 980 1.375
Produits chimiques 534 6.631 10.976 17.292
Engrais " 15.549 27 22.385
Fûts vides 68.676 117.796 161.208 149.928
Autres marchandises 171.419 57.911 71.568 59.777
- - - -
Totaux 449.862 881.758 897.820 1.379.465



Les hydrocarbures en stock à Rouen représentent la consommation totale de la France pendant six mois.

Ses raffineries de pétrole sont les plus puissantes de l’Europe.

Depuis le XIIIe siècle, Rouen reçoit les vins étrangers. De nos jours, Bercy est entièrement alimenté par Rouen.

Toute la pâte des papiers de journaux de Paris est venue de Rouen… et ainsi de suite.

Les droits de douane perçus annuellement à Rouen pour le compte de l’État sont de 1 milliard 200 millions.

La valeur des capitaux présents dans le port de Rouen (trafic normal) atteint cinq à six milliards.

Rouen est le seul port de France qui ait dépassé 10 milliards de tonnes de trafic en un an. Malgré la crise mondiale et les contingentements qui, sur son principal aliment le charbon, le touchent en plein cœur, le trafic de Rouen se maintient au premier rang des ports français, avec plus de 8 millions 500.000 tonnes, avant Marseille.

Deux mille cinq cents dockers travaillent au port tous les jours.

Il entre à Rouen des bateaux de 10.000 tonnes et de 170 mètres de long, en attendant que les 400 millions de travaux commencés dans l’estuaire permettent la montée des plus gros cargos connus.

Ne nous étonnons pas, après cela, si, présentement, à quinze kilomètres en aval de la ville, on construit de nouveaux quais, ni si le bassin au pétrole, seul, a 1.800 mètres de long. Étonnons-nous plutôt de savoir qu’un mot sert encore à ce mouvement colossal du xxe siècle, un mot dont on se servait déjà en 1567 à Rouen : la Carue, société maritime, association d’industriels pour le chargement et le déchargement des navires (du vieux mot : caruyeur, camionneur).

Ci-dessus reproduction des deux faces d’un jeton frappé en 1638, à l’usage des officiers de la Carue du temps, sorte de courtiers maritimes de l’époque, dont notre distingué concitoyen, M. Gustave Borde, est l’unique successeur.

Avec ce mot, un peu de passé s’infiltre quand même le long de la Seine furieusement active aujourd’hui. Même le Rouen du transbordeur n’oublie pas complètement le Rouen de la cathédrale.

Ventouse qui pompe lentement la richesse des ports rivaux, Rouen a de quoi inquiéter Le Havre si proche ; et voilà bien longtemps que le petit Honfleur, entre ces deux villes accapareuses, se meurt doucement dans sa après avoir été, jusqu’à François Ier, le seul port important de l’estuaire de la Seine. Mais ceci n’est que le soupir d’une Honfleuraise ataviquement irritée contre des usurpations séculaires. Rouen est la capitale de ma Normandie, et si je suis très fière des incalculables trésors de son passé, je ne déteste pas que son port soit en passe de devenir l’un des plus considérables de l’Europe entière.

Ainsi donc, avant de rien savoir des chiffres précédents, une simple promenade sur la rive gauche de la Seine donne, quand on visite la capitale de mon pays, une idée assez exacte de sa puissance industrielle.

Mais qui donc s’avise d’aller regarder de près cette force en pleine activité ? Personne ne vous en parle jamais.

Curieuse de tout, j’ai eu la chance d’être documentée par M. Albert Macé, qui connaît mieux que personne les secrets du port de Rouen. Mais, en général, il est entendu que Rouen est la ville-musée, mot passe-partout qui satisfait les passants, voire les Rouennais eux-mêmes.

Parmi ces indifférences, il en est une beaucoup plus grave : c’est celle de l’État qui, paraît-il, ne fait rien pour aider une telle ville à mener jusqu’au bout son prodigieux effort.

Il est vrai que l’État, de nos jours, est occupé de bien d’autres choses…

DONC…


En dépit de sa réussite, Rouen-réaliste a des rivales écrasantes en Amérique.

Rouen-fantôme n’a pas le commencement d’une ombre de rivale en Amérique.

Donc, puisque l’Amérique devient de plus en plus le modèle des temps modernes, c’est Rouen-fantôme qui a gagné.

Comme un vieux meuble couvert des empreintes digitales laissées par des générations et qui font tout son prix, Rouen-fantôme est une ville signée, signée des mille signatures du passé.

C’est peut-être cela le trésor vrai des villes de France et de toute l’Europe, après tout, et la seule barrière sur laquelle nous appuyer pour résister à la poussée des peuples plus jeunes.

Qui dit long passé dit longue expérience. Entre les républiques toutes neuves et celles établies sur d’anciens royaumes, il y a la même différence qu’entre l’adolescence et l’âge mûr. Les vicissitudes que nous traversons, nous, d’Europe, ne sont que des redites. Pour le Nouveau-Monde, ce sont des surprises, et qui laissent tout déconcerté l’enfant gâté auquel la vie n’a pas encore enseigné qu’à force de jouer avec le feu l’on finit toujours par se brûler les doigts. Lequel des deux continents sortira le mieux du cauchemar moderne appelé la crise ?

Les siècles que nous avons derrière nous nous ont enseigné d’avance les lois de l’équilibre quand même ; c’est à eux, singulièrement en France, que nous devons ce vieux bon sens qui se retrouvera toujours au moment voulu. Notre passé, nous devons l’aimer au moins autant que notre avenir.

Que l’État ne s’occupe pas de l’activité du port rouennais, c’est un malheur. Mais que les Rouennais eux-mêmes ne comprennent pas toujours la valeur de leurs reliques, qu’ils vendent leurs vieilles boiseries à l’étranger, qu’ils négligent ou démolissent délibérément ce qui ne se remplacera jamais, c’est un malheur plus grand encore.

Veuille la Cathédrale protéger sa ville, celle d’hier et celle d’aujourd’hui, continuer de la bénir dans son passé comme dans son présent. Qu’elle reconnaisse, dans les mains qui travaillent à la richesse industrielle d’aujourd’hui, les calus mêmes des mains qui l’ont élevée et sculptée jadis. La race de ses enfants n’est pas morte, ni leur courage, ni leur espoir.

Mais si jamais le profil dominateur de Notre-Dame de Rouen n’est plus là pour apparaître entre les gréements des bateaux du port ou mêlant ses découpures lointaines au treillis proche du pont à transbordeur, c’est que Rouen et les autres villes de la France et du Vieux-Monde auront définitivement perdu leurs lettres de noblesse.

Et vraiment, nous autres qui ne sommes pas des Américains, pourrons-nous jamais respirer à fond, si le souvenir de notre ancienne aristocratie n’est plus dans notre cœur, riche de rêves, pour corriger les brutalités, les sécheresses du commerce triomphant ?


Rouen — Paris
1935.

TABLE DES CHAPITRES


I
 7
II
 21
V
 125



TABLE DES GRAVURES


PAGES
Le Pont Corneille 
 7
1. 
Le Temple Saint-Éloi 
 9
2. 
Le Logis des Caradas 
 15
Le Robec 
 21
3. 
Un Coin du Port 
 25
4. 
La Fierté Saint-Romain 
 29
5. 
Fontaine de la Pucelle et Hôtel du Bourgtheroulde 
 35
6. 
Fontaine des Augustins 
 39
7. 
Le Gros-Horloge 
 43
8. 
Rue Percière et Palais de Justice 
 47
9. 
Ancienne Église de Saint-Pierre-du-Châtel 
 51
10. 
Vieille Cour rue du Petit-Salut 
 55
11. 
Vieille Cour rue Malpalu 
 59
Église Saint-Nicaise 
 61
12. 
Portail de la Cathédrale 
 67
13. 
La Vieille Maison de la rue Saint-Romain 
 71
14. 
Rue de l’Épicerie 
 77
15. 
Rue Damiette et la Tour Saint-Ouen 
 87
16. 
Rue Malpalu et Église Saint-Maclou 
 93
17. 
Entrée de l’Aître Saint-Maclou 
 97
18. 
Rue Saint-Patrice et Église Saint-Patrice 
 103
Un Coin du Port 
 107
19. 
Le Pont Transbordeur et la Seine 
 111
20. 
Des Paquebots de 10.000 tonnes… 
 119
Le Pont Transbordeur et la Seine 
 125



Achevé d’imprimer le Mercredi dix-sept avril mil neuf cent trente cinq, sur les presses de l’Imprimerie Commerciale du Journal de Rouen, 18, rue de l’Hôpital, à Rouen.



Imprimerie Commerciale du JOURNAL DE ROUEN
  1. L’Abbaye de Saint-Ouen. Henri Defontaine, Éditeur.
  2. Offert par le Journal de Rouen.