Henri Defontaine (p. 21-60).

EN BAS


On s’y attendait. Les noms des rues, à Rouen, ont une éloquence particulière.

Dans des vocables comme : la rue Haute-Vieille-Tour, la rue de la Salamandre, la rue du Pont-à-Dame-Renaude, la rue du Pas-de-Gaud, la rue Malpalu, la rue du Ruissel, la rue du Roi-Priant, la rue du Haut-Mariage, la rue du Petit-Salut, la rue des Fossés-Louis-VIII, sans parler de bien d’autres, on sent vivre le Moyen-Âge, parfois même sous des locutions toutes normandes comme la rue (car c’est son vrai nom) du Gros-Horloge ou la rue du Cat-Rouge. Certaines évoquent des passés encore plus lointains : rue de l’Ancienne-Romaine, impasse Romulus, rue Rollon. Ou bien ce sont de grandes et petites gloires locales ou françaises.

De Corneille à Albert Sorel, de Guillaume le Conquérant à Victor Hugo, personne n’est oublié. Une manière de toute petite épitaphe, inscrite sous les noms de ces personnages illustres, réserve quelques surprises : Rue Racine (poète, 1629-1699) et rue Louis-Thubeuf (adjoint au maire de Rouen, 1807-1871) ; rue Molière (poète comique) et rue Marie-Aroux (bienfaitrice des écoles). La rue de La Rochefoucauld ne désigne pas l’auteur des maximes, mais un cardinal rouennais ; la rue Flaubert n’honore pas Gustave mais Achille, chirurgien des hôpitaux de Rouen.

En outre, les couvents et saints de toutes les époques ont laissé leurs traces dans les rues Saint-Romain, Saint-André, Saint-Amand, Saint-Clément, etc…, les rues des Capucins, des Carmélites, des Béguines et ainsi de suite, sans parler de la rue des Emmurées, qui désigne, en réalité, des nonnes.


Enfin, comme à Paris, comme partout, avec une absurdité charmante, ces noms, qui baptisent trop souvent quelque amas de puantes maisons sans lumière, évoquent frais parfums, espaces fleuris ou bêtes des champs et des bois : rue des Tilleuls, des Sapins, du Vert-Buisson, des Eaux-de-Robec, des Petites-Eaux-de-Robec, du Pré, des Quatre-Vents, de la Rose, du Vallon, du Pré-aux-Loups, du Champ-des-Oiseaux, des Moineaux, du Petit-Mouton, la cour du Mouton, des Ramiers, l’impasse Champêtre, la sente aux Bœufs… traduction : agrandissement de la ville aux époques anciennes, c’est-à-dire le microbe humain, cette pelade, pullulant sans cesse et détruisant peu à peu la chevelure de la terre.

Ce qui caractérise Rouen, en dehors de ses richesses accumulées depuis des siècles, c’est la sorte de tohu-bohu que cette ville présente dans la disposition de ses quartiers.

La Cathédrale, comme on le verra, donne la première l’exemple d’une telle hétérogénéité. Mais, à ne considérer Rouen que si l’on y passe sans s’arrêter à rien, dès qu’on a quitté la longue et rectiligne rue Jeanne-d’Arc (splendeur moderne à laquelle, irrémédiablement, on a sacrifié tant d’émouvants témoins de l’histoire, même une vieille église dont il ne reste que la tour), on est tout de suite frappé par les éléments contradictoires qui, partout, se coudoient sans s’étonner. C’est ainsi que les beaux cafés ou brasseries entourant l’Opéra sont mêlés à des bars à matelots et que, le soir, on croise en même temps d’élégantes bourgeoises et leurs messieurs en smoking sortant du spectacle ou s’y rendant, et de louches individus qui cherchent fortune du côté des enseignes aussi lumineuses qu’explicites dont s’ornent, à proximité, les petites rues réservées à des dames qui le sont fort peu.

Gens du monde et gens du port vont ainsi leur chemin sur le même trottoir, et la paix règne toujours, paraît-il, malgré l’aspect de coupe-gorges de ces petites rues rien moins que rassurantes.

Tout cela se passe près des quais, là où se trouve le meilleur hôtel de Rouen.

Ailleurs, on rencontre ceux et celles des tiers à charbon, faux nègres et négresses en assez loqueteuse tenue, circulant autour des brillants cinémas. Inutile de dire qu’une petite cour des Miracles tend la main, çà et là, dans toute la ville, mendiants d’un autre temps.

Ce curieux salmigondis (qu’on me passe le mot), continue dans d’autres domaines. La place du Vieux-Marché, sur laquelle Jeanne d’Arc fut brûlée, place pieusement soignée, nettoyée autant que possible de ses modernismes, même reconstituée quant à ses halles, s’orne de la belle statue de la Sainte par Réal del Sarte. Mais, d’autre part, la chapelle de l’héroïne est cachée… dans un café à l’enseigne des Forges de Vulcain, en attendant la basilique qui sera construite un jour (encore une église !) sur le terrain d’où ce café, pour le moment, refuse de disparaître.

Rue de la Pie, la maison de Pierre Corneille, reconstituée quant à la base par l’architecte Georges Ruel, s’élève entre un coiffeur pour dames et une muraille couverte d’affiches.

Voici les sordidités de la rue Eau-de-Robec, maisons séculaires dont le pied pourrit à même la rivière courante. Cette rivière au flot sali par la teinturerie est tellement recouverte de petits ponts ou simplement de béton menant du trottoir aux habitations, qu’elle en disparaît plus qu’à moitié. Par leurs portes, les maisons vomissent presque toujours un déménagement poussiéreux de meubles en bois blanc et autres, puisque c’est la spécialité de ce quartier étrange, l’un des plus anciens de Rouen.

Pincées entre deux masures qui s’effritent sur leurs locataires, quelques demeures, jadis « de belle apparence », s’y voient réduites à l’état de taudis.


Et tout à coup, après ce passé lépreux auquel il donne son nom, on retrouve un bout du Robec redevenu champêtre en pleine ville, mirant quelques arbres et un peu d’herbe dans son courant délivré. (Disons au passage que Robec, comme tout ce qui est bec en Normandie, vient du danois, mot germanique qui s’apparente au bach allemand : ruisseau.)

Après avoir suivi l’Aubette, autre rivière bordée aussi de constructions qui l’étouffent et dont certains aspects sont une parfaite reconstitution du vieux temps, on tombe subitement sur un boulevard spacieux, bien aéré, tout neuf, que l’on quitte pour s’engager dans un chemin en mauvais état, bordé de terres maraîchères.

Au loin, le grouillement des tours à jour meuble le ciel. On passe par quelques rues étroites jusqu’à n’être que des fentes, ou contournées comme des dragons, et l’on se retrouve sur les quais, marine, poisson, trafic, toute la fièvre de Rouen concentrée le long de cette Seine qui est sa raison d’être.

Loin des carrefours haillonneux où la mortalité infantile et générale est telle que le Docteur André Cauchois écrit « qu’on y voit sans cesse passer le corbillard de la tuberculose mené par le dieu alcool », loin aussi des calmes quartiers de luxe où la haute société, qu’on dit avare et morne, se guinde dans sa richesse, sa respectabilité, son goût difficile et bien connu pour tout ce qui concerne la musique et les arts, les quais mènent une vie qui n’est qu’à eux, vie d’enfer, vacarme composite qui, loin de cesser avec la nuit, ne fait qu’augmenter d’intensité, comme si le travail diurne et nocturne du port ne pouvait vraiment connaître une heure de repos.

Rien n’est amusant comme de regarder, simplement à la fenêtre de l’hôtel, l’activité des quais de Rouen.


Là, comme partout dans cette ville échantillonnée, règne le disparate qui, d’ailleurs, ne choque pas, tant il y est devenu normal.

Circulation furieuse, les trams, autobus, autocars, camions, autos qui ne cessent de se croiser, font trembler les vitres. Tranquilles parmi ce tourbillon sans chevaux, des petites charrettes chargées de denrées et attelées d’un âne dolent vont à leurs affaires, et aussi des voitures à bras, des piétons de toutes castes, cortège aux lentes allures dépassé par les bicyclettes, frôlé par les pneus de tous calibres, assourdi par les trompes et les klaksons. Parfois, un poney rageur ou bien un débonnaire percheron tirent au trot le véhicule qu’ils ont au derrière, sans avoir l’air de comprendre ce qu’ils représențent déjà de périmé dans le monde des transports.

Du reste, un jour viendra, peut-être plus tôt que nous ne le pensons, où les pneus seront à leur tour périmés, quand se terminera l’âge de la roue dont, sans y songer, nous vivons depuis la plus haute antiquité ; car voici que se prépare au ciel l’ère nouvelle de l’hélice et des ailes, ère qui fera si pittoresque dans l’imagination des successeurs, si nostalgique, le va-et-vient terrestre que nous trouvons aujourd’hui tellement naturel.

Parallèlement à ce qui court sur le sol, paquebots et chalands mènent une existence agitée sur la Seine qu’ils encombrent. Un tramway file dans un sens, un remorqueur pressé dans l’autre. Les fumées des bateaux — respiration visible de la marine — ajoutent au mouvement des voitures leur vie effilochée. Toute la ville, avec ces fumées, a l’air de remuer, les maisons de se déplacer. Pas une de ces fumées qui soit de la même nuance que l’autre. Le meuglement d’une sirène parle de la mer. Entre les piles de bois du Nord, les grues en fonctionnement et les arbres du trottoir, on aperçoit en face la rive gauche, autre monde « où personne ne va », ses quais industriels, ses collines qu’un reste de vert coiffe encore, et aussi les ponts, dont celui à transbordeur, fausse limite au-delà de laquelle le port recommence pendant des kilomètres.

Le pont Corneille, avec sa haute statue dans l’île Lacroix, affirme l’orgueil de Rouen pour son grand homme. Pourtant, je me souviens de ce vieux cocher d’avant-guerre qui, jadis, se mit à rire avec tant d’ironie lorsque je lui demandai, tandis que son fiacre me cahotait :

— Qu’est-ce que c’était que Corneille ?

— Parbleu, me répondit-il, c’est celui qui a fait le pont !

Les fiacres ne sont plus. De nos jours, on n’a pas le temps matériel de poser des questions aux chauffeurs de taxis. Mais je me demande, eux, ce qu’ils répondraient…

Certes, le Rouen des quais respire fort, surtout la nuit.

C’est l’heure où les sifflets et les trépidations deviennent apocalyptiques. Des trains entiers aux locomotives essoufflées circulent alors à n’en plus finir, chargeant ou, déchargeant on ne sait quoi de colossal. On finit par s’endormir à ce rude bercement, et, quand par hasard il s’en produit un, c’est le silence qui vous réveille en sursaut.

Une des particularités charmantes de Rouen, ce sont ses fontaines.

Elles ont commencé leur bavardage cristallin avec la Renaissance. On en instaura d’autres par la suite. Entre celle dite « de Lisieux », représentation du Parnasse et qui n’est plus que vestiges émoussés, et celle, la plus fameuse, du Gros Horloge, il en est onze autres de divers âges. Celle de la Pucelle d’Orléans, sur la place du même nom, face à l’Hôtel du Bourgtheroulde, et qui est du xviiie siècle, représente un véritable miracle, puisque le bûcher de la sainte s’y transforme en eau fraîche. Par ailleurs, Jeanne d’Arc y ressemble, pour le costume et le visage, à Mme de Pompadour.

Comme les fontaines, les « vieilles maisons » sont célèbres. On les trouve rue du Gros-Horloge, au square Saint-André, dans les rues Saint-Romain, de la Savonnerie, de la Vicomté, des Arpents, Damiette, Eau-de-Robec, Martainville, Malpalu, Eugène-Dutuit, Louis-Brune, rue aux Ours, rue Saint-Étienne-des-Tonneliers. Et, presque partout, beaucoup d’autres, non classées, se mélangent à de plus jeunes constructions.

Rayées comme les vieilles fermes normandes et des mêmes époques (qui ne remontent pas plus haut que la Renaissance), d’aucunes sont bien entretenues, comme le Logis des Marquis de Caradas, où s’est installée l’entreprise des autobus rouennais, rue de la Tuile ; d’autres ont le sort de beaucoup de vieux hôtels. Dames de qualité tombées aux mains des manants, ces maisons se souviennent encore de leur bourgeoisie d’autrefois, et ne parviennent pas à perdre entièrement leur galbe.

Malgré tant de reliques mal, mais encore habitées, à Rouen comme dans beaucoup d’autres villes de la Normandie et de toute la France, ce n’est trop souvent qu’à partir du premier étage qu’on peut déceler l’âge des maisons, le rez-de-chaussée ayant été soigneusement démoli pour faire place à quelque devanture de magasin « bien à la page ». C’est pourquoi, marchant dans certaines rues, tant qu’on n’a pas levé les yeux, on peut se croire dans une ville moderne, alors qu’on arpente un véritable musée.

Mais ne nous lamentons pas trop. À Rouen plus qu’ailleurs, nonobstant les efforts toujours prêts du vandalisme, on peut respirer encore dans le conte bleu du passé.

La maison chenue qui, rue Saint-Romain, de pair avec les magnifiques constructions de l’archevêché, se serre tout contre la Cathédrale, fait deviner ce qu’était autrefois la ville, et comment la Cathédrale, sans se décoller des toits qu’elle gouvernait, sortait tout droit de leur amas biscornu, ne laissant aucun recul pour la contempler dans son ensemble, ne permettant que le regard de bas en haut, ce vertige, lequel, beaucoup mieux que les parvis d’aujourd’hui, lui laissait tout son fantastique.

Cette vieille maison de la rue Saint-Romain, sauvée de la destruction par Georges Ruel, architecte rouennais amoureux du passé, montre derrière ses vitres à culs de bouteilles, dont beaucoup sont lamentablement cassées, entre les galandages de ses murs, d’anciennes images et gravures qui soulignent encore sa charmante vétusté.

Un matin d’hiver, lors d’un de mes pèlerinages à Rouen, j’ai vu, dans la brume, au pied de cette maison, et qui remplissait toute l’étroite rue, un enterrement saisissant.

Le pauvre corbillard sans fleurs, ses chevaux fatigués, son cocher à bicorne si haut monté, ses quatre ou cinq suiveurs en humble deuil, tout cela semblait plus noir d’être enveloppé du brouillard blanchâtre dans lequel les lentes silhouettes devenaient des spectres. Je crus voir, suscité par mon imagination, l’enterrement même du passé, qui, lugubre, s’en allait tout doucement de la Cathédrale pour retourner au néant.

C’est ce que feront, à la longue, bien des beautés de Rouen, incompréhensiblement négligées par la ville, comme si, fatiguée du signe + qui l’écrase, elle se dégoûtait de ses vieux trésors.

À côté de la liste officielle des monuments sur lesquels est mis le veto qui les défend, on pourrait établir une seconde liste, celle des richesses dont nulle protection n’assure l’entretien ni même la durée.

Outre la Cathédrale, presque toutes les églises et chapelles, plus l’aître Saint-Maclou, voici la nomenclature à peu près complète des monuments historiques de Rouen :

Rue du Gros-Horloge (la plus belle et pittoresque de la ville en dépit de bien des disparitions) : l’ancien Hôtel de Ville et son beffroi (xvie siècle) ; la fontaine d’Aréthuse (xviiie siècle) ; l’arcade du Gros Horloge lui-même, avec son énorme cadran doré.

Rue Bouvreuil : le donjon du temps de Philippe-Auguste où l’on dit que Jeanne d’Arc fut enfermée pendant son procès.


Le Palais de Justice (xve siècle), encore en activité, toutes les fleurs de la Renaissance couvrant sa tourelle, ses portes, ses fenêtres ; sa salle des Procureurs, où plaida Pierre Corneille devant une table toujours existante ; son fameux plafond à caissons, monde doré vers lequel se lèvent tant d’yeux éblouis ; la belle ordonnance de ses autres bâtiments (dont Pierre Chirol nous apprend qu’il s’agit de remaniements du xixe siècle).

Le manoir archiépiscopal construit par les archevêques d’Estouteville et d’Amboise (xvie siècle).

Le Bureau des Finances (xvie siècle).

L’ancienne Chambre des Comptes.

Rue Basse-Vieille-Tour : les Halles de la Vieille Tour (xvie siècle) qui sont sur l’emplacement du Palais des Ducs de Normandie, avec l’élégante loggia de pierre dit La Fierte Saint-Romain, d’où, chaque année, le jour de l’Ascension, le Chapitre regardait un condamné à mort porter les reliques du Saint avant d’être grâcié.

Les fontaines de : La Croix de Pierre (copie de l’ancien), de Lisieux, de Saint-Maclou.

Le Lycée Corneille.

Le Lycée de Jeunes Filles.

Le Logis des Caradas.

Les musées, naturellement, sont protégés aussi. Ils se distribuent en : Beaux-Arts, Céramique, Peinture et Sculpture, Le Secq des Tournelles (ferronneries d’art), Art Normand, Corneille, Antiquités, Tour Jeanne d’Arc, Museum d’Histoire Naturelle, Pavillon et Musée Flaubert, chambre natale de Gustave Flaubert, Musée d’Histoire de la Médecine, à l’Hôtel-Dieu.


Le Musée de la Céramique est une des illustrations les plus connues de Rouen. Une cathédrale à jour d’un côté, une assiette à fleurs de l’autre, et toute la gamme de l’architecture et des arts à parcourir entre les deux, c’est Rouen.

Les savants livres de Camille Enlart et de Pierre Chirol sont là pour détailler et commenter tout cela. Celui du Docteur Hélot sur les faïences est prêt à paraître. Certes, Rouen est une ville riche ! Si riche qu’elle a pu, lors de la vague de démolitions, perdre huit vieilles églises sans en mourir et voir, tout dernièrement, disparaître Saint-Nicaise dans les flammes et n’en être pas défigurée.

Parmi les églises qui restent, Saint-Éloi est devenu temple protestant et Sainte-Marie-la-Petite temple israëlite. De l’église Saint-André ne demeure que la tour, le reste ayant été sacrifié sans recours au Moloch de l’alignement. L’église Saint-Laurent, désaffectée, est devenue le Musée Le Secq des Tournelles. L’église Saint-Étienne-des-Tonneliers est un restaurant pour les chômeurs. L’église Sainte-Croix-des-Pelletiers abrite les tonneaux d’un marchand de vins et spiritueux. L’église Saint-Pierre-du-Châtel est une entreprise de chauffage central ; celle des Augustins sert également d’entrepôt de vins. Dans l’église Saint-Denis sont aménagés des logements ouvriers. Des églises Saint-Lô, Saint-Vigor, Saint-Nicolas, Saint-Caude-le-Jeune, il ne reste plus que des débris recouverts de mousses et de lianes, ou bien incorporés aux maisons qui les dévorent aussi bien que l’envahissement végétal.

Ces profanations font trembler pour d’autres précieuses choses. On se demande pourquoi l’intact Hôtel du Bourgtheroulde, édifié au XVIe siècle, visité par des foules internationales, a pu devenir une simple banque. Il a déjà perdu, l’an 1828, une tourelle ravissante qui gênait la circulation. On peut toujours craindre quelque nouvelle offensive de l’imbécillité restée au guet.

N’est-ce pas une douleur que de voir mourir de misère le bel hôtel de la rue du Petit-Salut, et peut-on sans consternation en visiter la cour si noble, veillée par une abbesse en bois, admirer sa rampe d’escalier en bois sculpté, et n’y voir qu’une vieille femme qui trouve naturel de laver son linge dans un baquet, tout au milieu des merveilles ?

Et cette autre cour, passage d’Étancourt, où les statues, déjà mutilées, haut juchées le long des murailles du bel hôtel du même nom, regardent les allées et venues d’un commerce qui comporte charrois, poussières et pailles dispersées ?

L’Hôtel de Senneville, rue Damiette, vient de perdre ses boiseries dorées, chef-d’œuvre à l’état de neuf, du xviiie siècle, arrachées des murs pour être reclouées à Paris…

Mais on ne finirait pas de pleurer sur ces gloires mésalliées, déchues, dispersées ou menacées. Ébloui par tant de magnificences, on voudrait mettre plus de la moitié de Rouen sous vitrine… et Rouen veut et doit vivre.

Rouen est une ville à trois temps : passé, présent, avenir. Le présent a droit à sa part, comme le reste. C’est une absurdité criminelle qu’on veuille ou ne puisse construire des bâtiments à usage de commerce qui épargneraient les beaux vieux lieux dont on se sert pour de vils usages. C’est un véritable attentat, dans un autre d’ordre d’idées, que le pavillon Flaubert, à Croisset, soit étranglé par des usines envahissantes qui, déjà, mordent sur les allées du jardin. On voit venir le jour où le pavillon lui-même sera détruit. Ce jour-là, le souvenir, l’imagination des fervents de Flaubert seront peut-être préférables à ce pauvre restant, adultéré par un voisinage dont la laideur se fait toujours plus usurpatrice.

Amen !

Comme les cellules de notre corps sont renouvelées tous les sept ans, c’est la loi des cités de se transformer à chaque siècle. Il faut perdre d’un côté, gagner de l’autre. Rouen, depuis des âges préhistoriques, n’a vécu que de métamorphoses et, par là même, fut assurée non seulement sa durée, mais aussi la vigueur avec laquelle cette capitale manifeste les différents aspects de son existence à contrastes.

De même qu’une langue devient morte, comme le latin, dès qu’elle cesse de se modifier par des apports nouveaux, de même une ville qui se momifierait dans son passé ne pourrait plus vivre.

Ce qu’a perdu, ce que perdra certainement encore le Rouen de jadis sera-t-il regagné par le Rouen de l’avenir ? Nous vivons une époque terrible où le souci de la vente et de l’achat remplace la foi, l’amour de l’art, toutes les ferveurs. Mais il ne nous est pas défendu d’espérer. Ce n’est pas parce que le soleil s’est couché ce soir qu’il ne se lèvera pas demain.