Rose et Vert-Pomme/Une niaise protestation

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 133-138).

UNE NIAISE PROTESTATION


Je publie volontiers la lettre suivante, pour démontrer à quel point d’aberration peut mener l’esprit d’irréligiosité qui sévit actuellement sur beaucoup de nos jeunes gens les mieux doués.

Le signataire de cette missive, néanmoins, est loin d’être une andouille et j’eus même l’occasion, à différentes reprises, de publier, de ce brave garçon, certaines poésies qui ne passèrent point inaperçues.

Les admirateurs de Boileau trouvèrent dans la poétique de M. Franc-Nohain comme qui dirait un cheveu, mais les esprits libres s’en réjouirent fort.

Déplorons qu’un artiste aussi charmant tombe assez bas dans l’athéisme pour confondre un point cardinal avec une manifestation religieuse :


« Cher Monsieur,

» Puisque vous disposez d’une tribune d’où vous pouvez librement prêcher la bonne parole et combattre le bon combat, je ne saurais trop vous prier de signaler à qui de droit un abus inouï, qui, si je suis bien informé, se produirait journellement dans une de nos Compagnies de chemins de fer les plus autorisées.

» Les employés de cette Compagnie porteraient tous sur leur casquette le mot EST écrit en lettres majuscules, affirmant ainsi l’existence d’un Dieu, laquelle, acceptée j’en conviens par le plus grand nombre, n’en a pas moins été contestée par d’excellents esprits.

» Qu’aux époques d’intolérance, au moyen âge, sous Louis XIV, lorsque les étendards des soldats criaient aux vents : Dieu et mon Roy ! on ait mis cette sorte de credo sur la casquette des employés de chemins de fer, c’était logique et j’y consens.

» Mais les temps ont marché, la foi moderne est faite du respect de toutes les croyances.

» Et c’est maintenant qu’une Compagnie — et, notez-le, une Compagnie ayant traité avec un État républicain — c’est maintenant, dis-je, qu’elle s’arrogera le droit d’exiger de tous ses employés une profession de foi théiste ?

» Je vais plus loin : j’admets un instant qu’une administration puisse recruter ses employés comme bon lui semble, et que, si elle torture les consciences des malheureux à ses gages, elle ne soit justiciable que d’une indignation toute morale.

» Mais une Compagnie de chemins de fer est en relations continuelles avec le grand public, et dans ce public, il peut y avoir des incrédules, des athées ; les athées voyagent, paient leur place comme les croyants : paieront-ils donc pour être nargués, insultés par l’affirmation insolente d’un dogme que rejette leur conscience ?

» Je le répète, si ces faits sont exacts, il y a là une réforme qui s’impose ; elle tentera, j’en suis sûr, votre plume, si généreusement éloquente, et, en défendant cette juste cause, vous vous serez fait une fois de plus le champion des honnêtes gens.

» Avec lesquels je suis et je reste.

» Franc-Nohain. »

Ah ! comme je préfère M. Franc-Nohain quand il prend sa lyre et la fait vibrer pour dire aux grands saules de l’étang les doléances du département de la Charente-Inférieure !

Écoutez plutôt (c’est le département qui parle) :


J’en ai assez, à la longue, et cela m’écœure,
D’être continuellement appelé Charente-Inférieure :
Inférieure !… Je vous demande un peu !…
Inférieure !… Et de quel droit, mon Dieu !
Ah ça ! Vous croyez que c’est gai pour nos fonctionnaires ?
Vous croyez que c’est un joli compliment à leur faire :
— Ah ! vous êtes nommé dans la Charente-Inférieure ?
La conservation des hypothèques de la Charente-Inférieure…
Les directes et les indirectes de la Charente-Inférieure…
Comme c’est agréable de mettre sur ses cartes de visite :
Inférieure !… Vous voilà coté tout de suite.
Et vous verrez que je ne trouverai pas un député,
Pas un sénateur, pas un conseiller général pour protester.
Et on veut que nous votions pour la République !


Tant que M. Franc-Nohain se contentera d’exhaler de nobles plaintes, il pourra compter à ses côtés toute l’élite de la nation.

Mais, grand Dieu ! qu’il évite de tomber dans l’anticléricalisme, si mal porté de nos jours.