Rose et Vert-Pomme/Le Captain Cap et l’équilibre européen

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LE CAPTAIN CAP
ET L’ÉQUILIBRE EUROPÉEN


— Dites-moi, mon cher Allais, vous est-il jamais venu à l’esprit l’idée de faire couver des œufs de hareng saur par une autruche empaillée ?

— Jamais, mon cher Cap, au grand jamais, je vous le jure !

— Eh bien, c’est exactement l’occupation à laquelle se livre M. Carnot en ce moment.

— M. Carnot ?

— M. Carnot lui-même.

— M. Carnot fait couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées ?

— Parfaitement, mon cher !

— En ce cas, captain, permettez-moi de vous dire que c’est là un divertissement indigne d’un homme de l’âge et de la situation de M. Carnot !

— Et que voulez-vous que l’Europe pense d’une grande République dont le premier magistrat passe son temps à faire couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées ?

— Ah ! tout cela, mon pauvre Cap, n’est point pour faire reprendre les affaires !

— Ni pour amener le désarmement sans lequel ne pourraient se produire nulle détente et nulle prospérité.

— Bien sûr !

— Quand je dis que M. Carnot fait couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées, il ne faut pas, bien entendu, prendre mon allégation au pied de la lettre. C’est une simple image que j’entends employer là, un symbole, dirait Moréas. — Symbole, priez pour nous !

Et pendant que le garçon du bar nous remplaçait nos verres vides par des verres pleins, le captain Cap reprit :

— Nous parlions de désarmement général, tout à l’heure… Savez-vous ce qui l’empêche, le désarmement, encore plus que la question d’Alsace-Lorraine ?

— Dites-le-moi, et, après, je le saurai.

— Ce qui empêche le désarmement, c’est la préoccupation de l’équilibre européen, et l’équilibre européen tient tout entier dans la question des Dardanelles et la question des Balkans.

— C’est mon avis.

— Les croyez-vous insolubles, ces deux questions ?

— Bien délicates à résoudre, tout au moins.

— Pas tant que ça, mon cher Allais, pas tant que ça !

— Je suis persuadé, mon cher Cap, que ce ne serait pour vous qu’un simple jeu d’enfant.

— Vous l’avez dit, un simple jeu d’enfant… Et pourtant j’y travaille depuis trois ans, à la solution de ce double problème !

— Trois ans ?

— Oui, trois ans ! Depuis trois ans, grâce à des cartes admirablement faites, je calcule le jaugeage des Dardanelles.

— Le jaugeage ?…

— Oui, le jaugeage, le volume d’eau qu’elles contiennent, si vous aimez mieux… D’autre part, j’ai calculé le cube à peu près exact des Balkans.

— Tout cela n’est point une petite affaire.

— Je vous écoute !… Je suis arrivé à cette constatation que les Balkans tiendraient à peu près dans les Dardanelles.

— Et alors ?

— Alors, c’est bien simple : Je f… les Balkans dans les Dardanelles, et voilà !

— Bravo, Cap !

— De la sorte, plus de Dardanelles, plus de Balkans, plus de ces questions irritantes pour l’équilibre européen ! La paix assurée, le désarmement, la prospérité, le bonheur de tous.

— Et vous croyez bonnement, Cap, que l’Angleterre vous laissera faire ?

— L’Angleterre ?

Ici, Cap devint mystérieux. Il explora les alentours, s’assurant que nulle oreille suspecte ne se tendait près de nous.

— L’Angleterre ? reprit-il. Je sais de source certaine que si l’Angleterre lève seulement le petit doigt, vous entendez, le-pe-tit-doigt, le Péloponnèse est bien disposé à faire un exemple !

— Diable !

— Paul Robert me le disait encore ce matin, en déjeunant chez Vian.

— Ah, si Paul Robert vous l’a dit !