Rose et Vert-Pomme/Le Terrible Drame de Rueil

LE TERRIBLE DRAME DE RUEIL


Les voyages forment la jeunesse : c’est une affaire entendue.

Pour moi, qui, sans être un vieillard décrépit, ne suis plus un bébé ingénu, suffisent les petits trajets.

C’est ainsi que parfois je me rends à Bougival où Burn-Cottage, une charmante habitation de l’île, se trouve possédé par trois amis à moi, l’excellent André H…, le grouillant Georges B…t et le talentueux Jules P…t, plus connu sous son pseudonyme de M…x.

Au cours d’un de mes derniers voyages, il m’advint une de ces aventures dont le temps n’est pas près d’abolir en moi la souvenance, employât-il sa faux en guise de grattoir[1].

On n’était plus qu’à un hectomètre environ de la gare de Rueil (la gare de toute la banlieue où les employés ont reçu la plus déplorable éducation. Oh ! les muffs !)

Déjà notre railway ralentissait sa marche.

(Encore un alexandrin.)

Tout à coup, un cri d’effroi retentit, poussé par une dame qui se trouvait à la portière de droite.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? fîmes-nous, angoissés.

— Là ! faisait la dame. Là !

Horreur des horreurs !

Dans un petit jardin contigu à la voie, un homme jeune encore était pendu à un arbre fruitier.

Jonchant le sol, tout près, une dame en costume d’amazone, un revolver au poing, venait de se tuer, probablement pour ne pas survivre au monsieur pendu.

À deux pas, sur le gazon, une femme entièrement nue, le ventre ouvert, les intestins au soleil, les yeux démesurément agrandis par la terreur suprême, gisait…

Et puis, d’autres cadavres de tout âge et de tout sexe !

Quel drame terrible venait donc de se passer ?

Nous étreignions nos crânes, prêts à voler en éclats.

Étions-nous le jouet de quelque hideux cauchemar ?

Au milieu de tout ce carnage, un homme d’allure bestiale et de quiétude parfaite, se promenait, tirant de sa pipe en écume d’épaisses volutes qu’il envoyait vers le ciel impassible.

Enfin le train s’arrêta.

Fébrilement, je sautai à terre et m’encourus vers la maison sinistre, une coquette demeure en briques que j’avais bien remarquée.

Je tirai un coup de sonnette où je mis toute mon énergie.

Une petite bonne vint m’ouvrir : une petite bonne rousse dont le nez retroussé indiquait une rare effronterie.

— Mademoiselle, haletai-je, il vient de se passer, dans votre jardin, des choses effroyables.

— Quoi donc ?

— Un monsieur est pendu à un arbre.

— Oui, je sais.

— Une dame vient de se tirer un coup de revolver dans la tempe.

— Oui, je sais.

— Une femme nue a le ventre ouvert.

— Oui, je sais.

Tant de calme chez cette jeune créature rousse m’affolait.

— Mais, mademoiselle, repris-je, il faut y aller… tout de suite !

— Ça n’est pas pressé… On les rentrera ce soir… parce qu’il pourrait pleuvoir dans la nuit.

J’eus le temps d’étreindre encore mon crâne toujours prêt à voler en éclats, et puis, j’eus la clef du mystère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le propriétaire de la maison est un ancien forain qui gagna des sommes considérables à montrer les crimes célèbres figurés en cire.

En se retirant des affaires, il n’eut point le courage de se séparer de ses sujets.

Seulement, des fois, pour éviter la moisissure, il les met à l’air.


  1. Remarquez-vous, belle lectrice, comme cette fin de phrase constitue deux alexandrins superbes :

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    N’est pas près d’abolir, en moi, la souvenance,
    Employât-il sa faux en guise de grattoir ?

    Est-ce que je deviendrais poète, en vieillissant ?