Rose et Vert-Pomme/Le Major Heitner

LE MAJOR HEITNER
OU UNE CONCURRENCE AU BON DIEU


Voici une quinzaine de jours que j’ai reçu la lettre qu’on va lire. Loin de Paris, à ce moment, je ne crus pas devoir la publier sans un contrôle préalable.

Les faits y énoncés étaient-ils bien exacts ? N’y avait-il pas, tout au moins, légère exagération ?

Ma première démarche en arrivant à Paris fut pour m’informer de cette question.

Aujourd’hui, ma religion est éclairée, et je vais publier la lettre de M. Tristan-Bernard, la tête haute, j’ose le dire :


« Mon cher Allais,

» Le major Heitner a été très touché des lignes aimables que vous lui avez consacrées à diverses reprises. Il vous aurait remercié lui-même, s’il n’avait craint qu’en publiant sa réponse, vous ne lui attiriez des difficultés. Il eût fallu demander l’autorisation à son supérieur hiérarchique. Mais le major a tellement permuté, de droite et de gauche, — pour faire plaisir à des camarades — qu’il ne sait plus à quelle arme il appartient. Serait-ce au 8e régiment groënlandais de l’armée marocaine, ou bien au Royal-Cocktail des lanciers verts d’Uruguay ?

» Le major nous réunissait l’autre jour en un dîner intime, pour fêter sa vingt-septième année (ne vous étonnez pas que, si jeune, il soit déjà parvenu à un si haut grade : il a reçu au berceau un brevet de général, et s’il est aujourd’hui major, c’est grâce à des dégradations successives ; gardez donc vos compliments).

« Frères, nous dit le major après le café, voulez-vous maintenant connaître les derniers télégrammes de ma pensée ? »

» Le major a pris l’habitude de nous appeler frères, d’abord parce que tous les hommes sont frères (Cf. Beethoven, symphonie avec chœurs), puis parce qu’il a été missionnaire chez les faux hommes sauvages des foires de l’Île-de-France. « Frères, je vais vous raconter le dernier tour que m’a joué Émile. »

» La personne que Jules Heitner désigne sous le nom d’Émile n’est autre que Dieu le père, que certains complaisants persistent encore à appeler le bon Dieu.

» Émile, selon le major, est avant tout un grand indifférent.


Du haut de son balcon, Émile, dit le Très-Haut,
Regarde toutes les âmes qui s’en vont à vau-l’eau.


» (Ces deux vers, comme tous ceux que fabrique le major Heitner, ont un minimum de douze syllabes garanti.)

» L’Éternel ne consent à se départir de son jemenfichisme que pour jouer des tours pendables à ses créatures ; son philanthropisme, sa prétendue bonté, ne sont qu’un habile moyen de réclame, et qu’un leurre des plus perfides pour nous faire monter à l’échelle de l’Espoir.

» Aussi, la grande préoccupation du major est-elle de combattre Émile par ses propres armes, de nuire à sa popularité en fondant des œuvres providentielles concurrentes. C’est ainsi qu’il a créé, sur le rebord de sa fenêtre, un hospice pour vieux moineaux, et fait graver cette inscription sur la pierre :


Aux parents infirmes des oiseaux,
Le major Heitner donne la pâture.


» Le major a pris ses dispositions pour qu’au printemps prochain les récifs les plus fréquentés par les naufragés soient recouverts d’affiches ainsi conçues :


Frein Heitner

Contre la fureur des flots

Sert aussi à arrêter les complots des

méchants.


» De plus, le major Heitner s’occupe à réunir un dossier des plus compromettants qui, lorsqu’il sera complet, lui fournira le sujet d’une jolie campagne de presse.

» Il paraîtrait qu’au moment de la Genèse, les choses ne se seraient pas faites toutes seules. La grosse affaire du défrichement du Chaos était convoitée par diverses puissances, dont nous ne soupçonnons pas l’existence. Il fallait agir auprès d’une personnalité dont il est difficile de dévoiler le nom, et c’est à l’aide dont on ne sait encore, au juste, quelles corruptions, que l’Éternel actuel serait arrivé à ses fins.

» Quand nous reviendrez-vous, mon cher Allais ?

» Bien vôtre,

» Tristan Bernard. »


Les faits avancés dans la fin de cette lettre ne sont pas dénués d’une certaine gravité.

M. Fernand Xau, notre jeune et intelligent directeur, me prie d’aviser le public que le Journal entend garder, dans cette question, une absolue neutralité.

Dont acte.