Rose et Vert-Pomme/Le Rapiat fastueux

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 289-294).

LE RAPIAT FASTUEUX


Le nombre n’est pas si rare des gens qui, à la passion d’épater le monde de leur faste, joignent le farouche parti pris de sortir de leurs poches à peine des sommes dérisoires.

Sans remonter plus haut dans notre histoire, le jeune vicomte Raoul des Esbrouffettes n’est-il pas le type parfait du personnage ?

Je l’ai connu au quartier Latin ce vieux Raoul, à une époque bénie où les porte-allumettes n’étaient pas encore admis dans le matériel volant de la police parisienne.

Les dames de brasserie, parlant de Raoul, disaient :

— Il doit savoir ce que ça lui coûte par jour, ce type-là !

— Quoi donc ?

— Les voitures, donc.

Le fait est que Raoul arrivait régulièrement à la porte des caboulots, installé dans un sapin tumultueux.

Fringant, il sautait sur le trottoir, mettait dans la main du cocher son numéraire, avec un c’est bon, c’est bon, gardez tout ! extraordinairement grand seigneur.

Ce que les dames du Coucou ou du Furet ignoraient, c’est que Raoul nolisait son fiacre à une encâblure environ de la brasserie et qu’il gorgeait son cocher d’un or ne dépassant pas vingt-cinq ou trente centimes.

Ce simple truc de la voiture lui permit de poser des garennes entières dont l’écho n’est pas encore amorti sur la rive gauche.

Un beau jour, il fit un mariage non moins beau, sans rien changer à ses agissements coutumiers.

Avait-il un grand dîner à offrir ? Il affublait sa femme et sa cuisinière d’un costume de religieuse et les contraignait, ainsi costumées, à faire leur marché, sachant pertinemment que les braves dames des halles se plaisent à abandonner leur profit au bénéfice des œuvres charitables.

Cela étonnait bien un peu les marchandes au cœur d’or, de voir des bonnes sœurs acquérir turbots gros comme maisons ou asperges dont on aurait pu mâter un croiseur de haute mer, mais Raoul leur expliquait, avec un air de roi, que ces achats étaient destinés à l’Œuvre des vieux riches abandonnés.

Un jour, — vous avouerez qu’il faut un sacré toupet — il envoya à sa compagnie d’assurances une petite note à rembourser de tout ce qui s’était brûlé chez lui, pendant l’hiver.

Il y avait une foule de stères de bois de chauffage, infiniment de bougies, des océans de pétrole, des boîtes d’allumettes dont le seul nombre ferait éclater les pages de ce livre, à peu près autant de paquets de tabac, pas mal d’excellents cigares.

(Le mot et cætera me paraît bien pâle pour donner une idée du reste, mais, me trouvant en ce moment à la campagne, je n’en ai point d’autre à ma disposition.)

Le plus rigolo — si j’ose m’exprimer ainsi — de l’affaire, c’est que la Compagnie d’assurances, après lecture de la police, ne se sentant pas bien sûre d’elle-même, préféra transiger et solda, rubis sur l’ongle, toute cette non prévue combustion.

Ce succès encouragea Raoul, qui ne douta plus de rien.

Je l’ai rencontré dimanche dernier aux régates de Saint-Malo : il fut charmant et d’un accueil exquis.

Je suis invité pour les courses de rochers qu’il organise, fin août.

La rade de Saint-Malo, comme chacun sait, est assez fertile en rochers de toute dimension.

On plantera sur chaque îlot, que dis-je ? sur le moindre roc, des guidons, les uns d’une couleur, les autres d’une autre.

Un aviso de l’État (probablement la Sainte-Barbe) donnera le signal, grâce à un coup de canon. Les rochers, alors, se mettront en branle.

Le premier arrivé aura droit à un buste de Chateaubriand, en biscuit de Sèvres ; le second, à une statue équestre de Duguay-Trouin en idem de mer, et ainsi de suite.

À cette occasion, la Compagnie de l’Ouest organise un train de plaisir à marche rapide.

Quant à la Compagnie P.-L.-M., bien que vivement sollicitée par le comité, elle a refusé son concours à ce nouveau sport.

Les Malouins sauront se souvenir de cette mauvaise volonté.