Rose et Vert-Pomme/Le Coup du byrrh

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 295-302).

LE COUP DU BYRRH


— Où dînons-nous, ce soir ?

— Si nous montions au Manoir ?

— C’est une idée. Dînons au Manoir.

Le Manoir est une manière d’ancienne cour normande progressivement devenue auberge, et pas mauvaise auberge, ma foi.

On y déjeune sous les pommiers, au haut d’une falaise d’où l’on découvre la baie de la Risle. J’affirme, quitte à causer beaucoup de chagrin au père Ducarre, que l’horizon y est plus vaste qu’au restaurant des Ambassadeurs.

M. Lécorcheur, le patron du Manoir, est un ancien huissier d’Yvetot, qui lâcha un beau jour ses panonceaux à la suite de ce raisonnement lumineux : « Il y a plus de profit à héberger des gens riches qu’à saisir des gars sans le sou. »

Il vendit son étude 3,000 francs — au bas mot — de plus qu’elle ne valait et vint prendre la direction du Manoir auquel il imprima, grâce à son activité fébrile, une prospérité croissante.

Durant la belle saison, la cour du Manoir ne désemplit pas.

Ce sont des pèlerins — car l’auberge est proche de la fameuse chapelle de Notre-Dame des Gourdes — des touristes, cocottes, gommeux venus de Trouville, Cabourg ou autres localités ad hoc.

Des gens du pays montent aussi au Manoir avec, dans leur panier, du veau froid ou du jambonneau.

Pour tous, le père Lécorcheur a un divin sourire de bon accueil :

— Bonjour, mesdames, bonjour, messieurs. Ah ! c’est une bonne idée que vous avez eue là, devenir déjeuner chez nous !… À la carte ?… Parfaitement !… En attendant qu’on dresse votre couvert, voulez-vous me permettre de vous offrir l’apéritif ? Un petit byrrh ?… C’est moi-même qui le prépare, mon byrrh, il est excellent.

Naturellement, les bonnes gens acceptent le byrrh offert de si bonne grâce, et c’est là que commence le mystère dont j’eus la clef, hier soir seulement.

Lécorcheur a deux bouteilles de byrrh, d’aspect semblable, mais portant, néanmoins, une légère marque qui les différencie.

À certains clients, Lécorcheur verse le byrrh d’une bouteille : à d’autres, le contenu d’une autre fiole.

Et cela avec une attention et une énergie que je n’ai jamais vu se démentir.

Une question posée à ce sujet ne m’attira qu’un bafouillage ténébreux et inconcluant.

Pourquoi ces deux bouteilles ? Pourquoi l’une à certains, et la seconde aux autres ?

De ma grande neurasthénie de cet hiver, il m’est resté — oh ! ça passera — de petites inquiétudes névropathiques qui me font le plus malheureux des hommes quand je ne me rends pas compte, tout de suite, de certains phénomènes, insignifiants pour les autres humains.

Cette question du double byrrh me tracassait avec des hantises de folie, et je compris que, tant que je n’aurais pas l’explication de ce stratagème, c’en était fait de mon repos.

De là à saouler abominablement le père Lécorcheur pour lui arracher son secret, il n’y avait qu’un pas : il fut franchi dans l’après-midi.

— Tout ce que vous avez de mieux en fait de calvados, papa Lécorcheur ! Vous allez trinquer avec nous, nom d’un pétard !

Et nous trinquâmes si fréquemment, nom d’un pétard ! que sur le coup de six heures, le patron du Manoir se trouvait rond comme une pomme d’api et rouge ainsi qu’elle.

Le moment était venu.

— Une idée ! m’écriai-je avec la voix que devait avoir Machiavel. Si nous dînions ici ?

— Une bonne idée ! appuya Lécorcheur.

— Payez-vous l’apéritif, patron ?

— Pour sûr, Messieurs. Un petit byrrh ?

— Oui ; mais, vous savez, du bon, hein ?… Pas de l’autre !

— Soyez tranquille. J’ai beau avoir un petit coup, je ne donnerai pas du byrrh des prix fixes.

Je commençais à comprendre ; mais combien loin j’étais encore de la totale vérité !

Ah ! le cochon !

Voici ce qu’il nous conta, en homme satisfait d’une jolie invention bien ingénieuse et bien pratique !

Il a deux sortes de byrrh pour les clients à prix fixe (3 fr. le déjeuner, café compris), un byrrh pour les personnes qui mangent à la carte.

Le byrrh des prix fixe, comme il l’appelle, est un breuvage pas désagréable au goût, mais composé de substances qui paralysent les muqueuses de l’estomac et ont raison des appétits les plus farouches.

— Vous comprenez, explique-t-il paternellement, pour 3 fr., je ne peux pas leur f… à manger jusqu’au lendemain.

Au contraire, le byrrh destiné aux personnes qui mangent à la carte est à base de plantes d’un usage probablement dangereux, mais à coup sûr terriblement apéritives. Quand on a absorbé deux verres de ce liquide, on mangerait sa propre mère avec une satisfaction évidente.

Vieille canaille, va !

Malgré tout son génie, Victor Hugo n’aurait pas trouvé ça.