Rose et Vert-Pomme/Le Captain Cap

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Captain Cap.

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 45-50).

LE CAPTAIN CAP


Celui qui voudrait rencontrer l’homme du jour, n’aurait pas à le chercher ailleurs que dans la peau du captain Cap, candidat dans la deuxième circonscription du IXe arrondissement.

Le captain Cap ! Tout le monde en parle aujourd’hui, mais combien peu le connaissent !

J’ai l’honneur d’appartenir à cette petite élite.

La première fois que j’eus le plaisir de rencontrer Cap, c’est au bar de l’hôtel Saint-Pétersbourg ; la seconde fois à l’Irish bar de la rue Royale ; la troisième, au Silver-Grill ; la quatrième, au Scotch-Tavern de la rue d’Astorg ; la cinquième, à l’Australian Wine Store de l’avenue d’Eylau.

Peut-être intervertis-je l’ordre des bars, mais, comme on dit en arithmétique, le produit n’en demeure pas moins le même.

Tout de suite, Cap me plut. Le récit de ses aventures, les petits airs exotiques qu’il se plaît à fredonner entre temps, ses aperçus toujours neufs, sa haine de la bureaucratie et de l’Europe, tout en Cap me charma et nous fûmes vite d’excellents amis.

Il n’y a qu’à gagner à la fréquentation d’un tel homme, et les notions que j’ai acquises depuis ma liaison avec Cap tiennent presque du prodige.

Le captain Cap a énormément voyagé. Quand il dit :

— J’ai passé les trois quarts de ma vie sur mer et les deux tiers de mon existence dans les terres vierges…

Il ne faut voir dans cette assertion aucune exagération, aucun bluffage.

À Québec, Cap remplit pendant dix-huit mois les importantes fonctions de starter à l’Observatoire. C’est lui qui donnait le départ aux étoiles filantes.

Au Labrador, Cap découvre les importantes mines de charcuterie (meat-land) qui sont actuellement la fortune de ce pays.

J’ai donné dans plusieurs journaux, voilà tantôt un an, l’explication absolument plausible de l’existence de ces carrières nutritives. J’ai attendu des démentis ; ils ne sont pas venus.

Notre ami Cap est donc candidat à la députation. Je connais la deuxième circonscription du IXe arrondissement, et je suis tranquille.

Que Cap passe au premier tour de scrutin, je n’oserais l’affirmer ; mais le ballottage pourrait bien réserver d’amères désillusions à MM. Strauss et Berger.

Le programme de Cap est bien simple et se passe d’explications : Cap est anti-européen et anti-bureaucrate.

En dehors de ces deux grandes lignes, toutes les revendications des électeurs sont les revendications de Cap.

Dans la dernière réunion électorale, qui s’est tenue à l’Auberge du Clou, quelqu’un a demandé le nivellement de la butte Montmartre ; Cap s’est engagé à faire niveler la butte Montmartre.

Cap s’est également engagé à prolonger toutes les rues du IXe arrondissement et à les faire aboutir aux grands boulevards.

Un artiste dramatique interrogeant le captain sur la question du blanc gras, dont le prix, paraît-il, est fort élevé, Cap s’est engagé à détaxer le blanc gras venant d’Allemagne et à créer en France une fabrique nationale de blanc gras sur le modèle de Sèvres et des Gobelins.

Cette question du blanc gras n’était pas pour laisser le captain Cap indifférent, car il s’est beaucoup occupé, lui-même, de théâtre.

Dernièrement, il a créé un rôle important dans une pièce que donnait la Société le Gardenia, et le père Sarcey n’hésita pas à lui consacrer un article fort élogieux en première page du Chat Noir.

Maintenant, la parole est au suffrage universel. Nous saurons, dimanche soir, si Ledru-Rollin eut raison de lutter si âprement pour cette institution.

Dans la proclamation de Cap, on trouve cette phrase qu’on devrait méditer :

Loin d’être l’apanage de certains, l’assiette au beurre doit devenir le domaine de tous.

L’homme qui a dit cette parole a sa place marquée au Palais-Bourbon.

Électeurs, aux urnes, et pas d’abstentions !

Votez pour le captain Cap !

Hip ! Hip ! Hip ! Hurrah !