B. Renault, éditeur (Tome Vp. 1-20).


CHAPITRE PREMIER.

Trois ans d’entr’acte.


Trois mois après l’époque dont nous venons de retracer les événemens, un homme qui descendait la rivière de Langon à Bordeaux sur le bateau à vapeur, excitait parmi les nombreux passagers un sentiment où entrait plus de curiosité que d’intérêt. Renommé dans le haut et bas pays pour sa bienfaisance et son originalité, pour ses erreurs et ses vertus, Horace Cazalès causait en général plus de surprise que d’affection. Ses bonnes actions avaient toutes un caractère de bizarrerie, et ses bizarreries ne trouvaient pas toujours l’indulgence que ses grandes qualités lui donnaient le droit d’inspirer. Telle est l’opinion en province ; on ne vous pardonne pas de faire autrement que le vulgaire, pas même lorsqu’en faisant autrement vous faites mieux. Cependant on rendait à M. Cazalès la justice de reconnaître que ses mœurs privées étaient devenues beaucoup plus régulières depuis quelques années. Ses idées en revanche étaient plus hardies, plus absolues dans leur libre allure, et si l’on osait le blâmer, du moins n’osait-on guère le contredire. On attribuait l’amélioration de sa conduite et l’augmentation de ses caprices systématiques, à la liaison qu’il avait formée avec le vieux solitaire des Landes, le marquis de Carabas, le comte de D. Cet homme que la sagesse des sots qualifiait d’extravagant, avait été apprécié enfin par un homme de mérite. Horace recherchait sa société autant que les habitudes vagabondes du vieillard pouvaient le permettre, et les idées fortes de cet être singulier passaient comme survivance dans l’esprit ferme et entreprenant de son jeune ami.

Un cercle de curieux s’était donc formé autour de lui dans le bateau à vapeur. Il y avait cinq ans que M. Cazalès avait semblé dire un éternel adieu à cette ville, où ses parens, ses amis et ses intérêts réclamaient en vain sa présence. Il avait dit indiscrètement plusieurs fois devant de petites gens, qu’il avait horreur de Bordeaux, de son vin, de ses femmes, de ses habitans et de son climat. Or, tout provincial se croit blessé dans son honneur quand on dénigre sa province, par la raison que les hommes médiocres se consolent de n’être rien individuellement en se flattant d’être quelque chose en masse. Quiconque est né au sein d’une belle nature se pique d’en être une belle production. Tous les gascons sont avantageux parce qu’ils ont en général une réputation d’esprit assez méritée. On n’imagine pas ce que les succès et le talent des Martignac et des Peyronnet ont donné d’impudence aux prolétaires de leur patrie.

Aussi on interrogeait M. Cazalès, chacun était sur ses gardes ; on attendait impatiemment qu’il osât se permettre de répéter le blasphème, et on lui parlait des embellissemens des théâtres, des progrès de l’éducation, et des richesses du vignoble, espérant que son dédain ouvrirait une de ces orageuses discussions dont la fougue plaît aux méridionaux. Mais M. Cazalès écouta, questionna, approuva et admira de si bonne grâce ; applaudit avec tant d’aisance et de si bonne foi, qu’on l’eut bientôt déclaré homme estimable et bon enfant. Plus d’un gros négociant chargé de famille pensa qu’un tel gendre lui conviendrait fort et plus d’un armateur lui proposa de prendre des actions sur son bâtiment.

Au bout de huit jours, Horace était un homme très-répandu dans le monde, fêté partout, dans les grands routs du commerce, dans les rares salons de la noblesse, mais surtout dans ces douces soirées de famille, où l’on dépense en quelques heures tant d’union touchante, de naturel exquis et de vertus domestiques, qu’il n’en reste plus pour le cours de la vie, et que le bonheur intérieur disparaît avec les bougies qu’on éteint, et s’envole avec les invités qui se retirent. Dans ces vertueuses familles, il y avait des filles à marier, dont les talens modestes, l’esprit ingénu et les grâces naïves dégoûtèrent singulièrement notre ami du mariage.

Ce ne furent donc pas les charmes de cette vie dissipée qui empêchèrent Horace, pendant huit jours, d’aller embrasser sa bonne vieille tante, religieuse au sacré cœur de Jésus. Un sentiment de répugnance inouie, et que vous devinez sans doute, détournait ses pas chaque fois qu’ils se dirigeaient vers le faubourg où ce couvent est situé. Il ne faut pas croire pourtant que le remords pesât sur cette âme délicate avec autant d’intensité qu’aux jours où nous l’avons vu souffrir si cruellement. Trois années ne passent pas sur nos têtes, sans emporter quelqu’une de nos félicités ou quelqu’un de nos soucis. Ceux d’Horace s’étaient insensiblement effacés ; mais ils se réveillèrent à la vue des lieux qui les lui rappelaient, et, un jour qu’il se promenait sur la côte de Lormont, une mélancolie insurmontable s’empara de toutes ses pensées. Sa vie se déroula encore devant lui, et il lui sembla qu’elle avait duré cent ans.

Oui, je le sens, se dit-il, je n’ai jamais été heureux depuis cet instant fatal. Cette misérable chute m’a porté malheur, je n’ai pu aimer aucune femme sans faire un douloureux retour sur moi-même. Ce remords a empoisonné mes plus belles années et je n’ai joui de rien. À présent l’âge de la raison est venu, tout est réfroidi pour moi dans cet horizon brûlant de l’avenir et de l’espérance. Je n’ai plus cette surabondance de sensations, qui fait qu’on prête son cœur aux autres et qu’on aime avec passion, parce qu’on aime sans discernement. Affreuse expérience ! Comme tu fais payer cher les leçons que tu nous donnes !

Elle était là,… dit-il tout d’un coup, en s’arrêtant sous un massif de coudriers, qui lui laissait apercevoir au travers des branches, la Garonne, embrâsée des rayons du couchant et jetée comme une nappe d’or sur le riche paysage… Elle était là ! au coin de cette rade ; c’était une jolie chaloupe et elle portait mon nom… pauvre vieux matelot ! c’était peut-être mon meilleur ami. Que n’eût-il pas fait pour moi ? Et sa pauvre fille idiote ! Qu’elle était belle un soir, quand je la vis debout sur la proue, et livrant au vent ses longues tresses noires ! Lazare en était fier, de cette beauté si parfaite qu’elle n’avait pas besoin d’un rayon d’intelligence pour éblouir ! Il disait souvent que c’était un bonheur peut-être pour elle, d’être ainsi privée de sensations. Sans cela, disait-il, sa beauté lui eût porté malheur… Ah ! misérable, s’écria-t-il tout d’un coup, en se frappant le front contre un arbre auquel il s’appuyait. De quoi lui a servi sa fatale organisation ! de quoi l’a-t-elle préservée ?… Les matelots grossiers la respectaient, je m’en souviens ; lorsque le soir, les jeunes gens de la ville s’arrêtaient sur la grève, frappés de la beauté de cette grande fille, qui baignait ses pieds blancs devant eux et se laissait admirer sans rougir ! Alors les confrères de Lazare leur faisaient signe de s’éloigner. C’est une pauvre innocente, disaient-ils ; laissez-la s’amuser et ne vous moquez pas d’elle, et ils ramenaient la pauvre idiote à son vieux père. — Il passa brusquement la main sur son front, et chassant un pénible retour sur lui-même, il quitta la campagne et se rendit au bal.

Le lendemain il se décida pourtant à voir sa tante. Conformément à la règle de son état, cette vieille religieuse n’écrivait à personne, et c’est indirectement que, depuis cinq ans, Horace avait quelquefois appris de ses nouvelles. Il la trouva extrêmement sourde, et si affaiblie par l’âge, que sa mémoire s’égarait à chaque instant. Elle en retrouva assez cependant pour lui dire que la communauté dont elle faisait partie avait été transférée dans un couvent du même ordre à Toulouse. Elle seule avait été jugée trop faible pour supporter le voyage et les inconvéniens d’un changement de séjour. En considération de ses infirmités, on l’avait laissée dans cette maison qu’elle habitait depuis cinquante ans. Mais les compagnes, parmi lesquelles sa vie paisible s’était écoulée, lui ayant toutes été enlevées, la pauvre vieille femme se sentait bien triste et bien isolée dans une communauté nouvelle. Elle n’y retrouvait plus ces égards et ces mille petits soins si nécessaires à son âge, qu’une longue intimité avec ses anciennes compagnes l’avait habituée à recevoir sans les demander. Horace sentit son cœur se serrer à la vue de cette triste existence prête à s’éteindre dans l’abandon et la douleur ; il baisa les mains ridées de sa vieille parente en pleurant. Elle était sourde, et ces muettes consolations étaient les seules qu’elle pût entendre.

Cependant, après des efforts bien cruels pour son âme blessée, Horace parvint à faire entendre le nom de Denise.

— Denise ? dit la religieuse, d’un air surpris, qu’est-ce que Denise ? Je ne connais personne qui s’appelle ainsi.

— Ne vous rappelez-vous plus la fille du pauvre Lazare qui m’a sauvé la vie ?

— Lazare, le vieux pécheur ? ah ! oui, il se porte bien.

L’infortunée ne comprend plus ! dit Horace. Et il tourna les yeux avec terreur vers une porte qui s’ouvrit lentement derrière sa tante. Une sueur froide parcourut son corps. Il s’attendait à voir paraître Denise ; mais ce n’était qu’une religieuse inconnue qui apportait un verre de tisane à la doyenne du couvent.

Si vous avez quelque question à faire, dit celle-ci à Horace, adressez-vous à cette bonne sœur, elle n’est pas sourde comme nous.

La personne chargée de répondre ne put éclairer M. Cazalès.

— J’ai bien entendu parler, dit-elle, d’une fille qui s’appelait Denise, mais je n’ai pas ouï dire qu’elle fût idiote. Ce qu’il y a de certain, c’est que depuis bien long-temps elle n’est plus dans cette maison, soit qu’elle l’ait quittée pour rentrer dans le monde, soit qu’elle ait fait partie de quelque translation d’une partie de notre ordre, ainsi qu’il arrive quelquefois.

Personne ne put donner d’autres détails. Le portier de la maison n’était là que depuis quatre ans. La vénérable doyenne avait eu pour amie, et pour protégée particulière, une jeune novice ; mais elle ne s’appelait point Denise, et n’était pas idiote. Horace se retira avec la seule certitude que Denise n’était point à Bordeaux. Il se décida à interroger son homme d’affaires. C’était un jeune homme, récemment appelé à succéder à son père, qui venait de mourir. Il ouvrit bien des cartons, feuilleta bien des papiers, et ne trouva nulle trace de Denise, depuis l’année 1825 : jusque-là sa pension avait été payée ; mais depuis lors, personne n’était venu réclamer de sa part. Ainsi, se dit Horace, lorsqu’il se trouva seul, ce n’était pas assez de l’avoir flétrie, je l’ai abandonnée. Elle est peut-être morte de misère, et moi, je suis riche, et je vis ! De quoi m’ont servi ces remords cuisans qui ont fané ma jeunesse ? Remords stériles ; vous n’avez pas produit une heure de force et de vertu ! Vous m’avez déchiré, sans me rendre meilleur, vous m’avez donné le dégoût de moi-même, et non pas le courage de réparer le passé !

Jamais Horace n’avait pu se décider à entendre prononcer le nom de l’infortunée. Une insurmontable répugnance lui avait rendu odieuse la seule pensée de revoir la pauvre Denise. Il avait recommandé à son homme d’affaires de donner pour elle de l’argent à pleines mains, mais une fois cette mesure prise, il avait rompu avec tout ce qui eût pu le mettre en rapport avec sa victime. Il avait perdu l’habitude de causer avec sa nourrice, parce que la bonne femme gardait un tendre souvenir à Denise, et se plaisait à l’interroger sur son compte. Horace répondait brièvement, embrassait Mariette et se hâtait de la fuir. Une sorte d’instinct avait fini par imposer silence à la nourrice, et le nom de la pauvre fille semblait s’être effacé de la mémoire de ses protecteurs.