B. Renault, éditeur (Tome Vp. 21-66).


CHAPITRE II.

Tony.


Profondément affligé de voir se réveiller un nouveau remords qu’il croyait depuis long-temps assoupi, Horace se promit de ne rien négliger pour découvrir ce que Denise était devenue. Il écrivit à plusieurs des religieuses transférées de Bordeaux dans diverses villes de France.

« Ainsi, écrivait-il à Laorens, alors à Rome, j’ai porté malheur à tout ce que j’ai voulu protéger, Denise est perdue ; Rose !… Rose a repoussé la main maudite ; elle a soustrait son existence au contact fatal de la mienne… Elle a mieux aimé suivre sa mère qu’elle méprisait, que de profiter de mon intérêt. Car j’ai été coupable aussi envers elle… Mon cœur l’avait adoptée, et cette fois j’espérais retrouver ma propre estime. Peu confiant dans ma force, j’avais éloigné Rose : je m’étais interdit toute relation avec elle ; mais, afin de ne jamais songer à devenir son amant, j’ai négligé de devenir son ami, et Rose a détesté mes bienfaits ; elle s’est jetée dans l’abîme d’où je l’avais tirée, plutôt que de me devoir de la reconnaissance. C’est que, vois-tu, la reconnaissance n’est plus un sentiment dès qu’elle devient un devoir, et je n’ai pas su inspirer d’affection, je n’étais pas digne de confiance. Je n’osais plus en demander, ayant perdu la mienne propre. Rose m’a puni de mes torts envers Denise, c’était justice. »

Il est nécessaire de montrer à la suite de ces réflexions d’Horace, la lettre que, trois ans auparavant, il avait reçue de Rose, et qu’il relisait souvent avec amertume. Nous en avons soigneusement conservé l’orthographe.


« Monsieur,

» Je vous dois une éternelle reconnaissance, et ce n’est pas pour m’en affranchir que je renonce aujourd’hui à vos dons. Ils m’eussent été prétieux, si vous ussiez dégné m’accorder un peu d’estime ou de bienvelliance. Mais vous m’avez fait du bien, parce que vous éties généreux, et non parce que j’avais exité votre intérêt. J’ai bien reconnu depuis que je n’en était pas digne, car vous m’avez oublié dans un moment où, malgré l’amitié de personnes bien chers, l’ennui et l’inaxion me tuait. Ma mère que j’avais abandoné pour confier tout mon avenir à votre sœur, ma mère que je croyais indigne de mon amour, est la seule qui se soit souvenu de moi dans le moment où j’avais besoin de secour. Elle est venu me chercher ; elle m’a soustrait à la captivité ; elle m’a soigné jour et nuit ; elle a dépensé pour ma guérison tout ce qu’elle pocédait ; elle a réparé tous ses torts envers moi. Pauvre mère ! elle les a expié ! car elle est morte pour moi. À peine était-je rétablie qu’attinte du même mal que moi épuisée de fièvre, d’inquiétude et de tristesse, elle a succombé victime de son dévoûment pour sa fille. Ô ma mère ! tu es morte lorsque j’allais t’aimer ! Tout le passé était effacé ; je n’avais plus le droit de m’en souvenir, et tu m’as été enlevé, afin que j’accomplisse ma destinée, qui est de vivre seule et abandonée !

» Mintenant, Monsieur, je suis libre et j’ai cherment acheté cette liberté que j’avais tant souaitée. Elle me coûte la considération que j’avais obtenue, elle me coûte mes amies qu’il me faut fuir à jamais, elle me coûte ma mère ! Tout le couvent sait qui je suis, et je suis trop fiere pour y rentrer couverte de mépris, que je ne mérite pas. D’ailleurs, la réclusion me dévorait et je sentais dans cette prison combien j’étais pauvre et délaicée ? D’ailleurs aussi, j’ai bien changé d’opinion sur mon encien état. Une personne du plus haut talent, une artiste célèbre, me l’a fait envisager sous son véritable point de vue et si je n’ai pas la vanité d’aspirer à la même gloire, j’espère du moins trouver une existence honorable et suportable, dans la même carière, grâce à sa protection. Je pars, je quiterai la France, si je puis, je dérobe désormais mon nom à la prévention défavorable qui pèse sur le théâtre, et pour que mademoiselle Cazalès et vous, Monsieur, n’ayez point à rougir de votre protégée, je vous jure que vous n’entendrez plus parler d’elle. Je m’avilirais à mes propres yeux si, en embrassant un état que vous n’approuvés pas, je conservais les moyens d’existance que je tien de vous. Je veux ne devoir désormais mon sort qu’à mon énergie et je vous renvoie la donation que vous m’avez faite d’un capital de rentes sur l’état. Je vous bénirai toute ma vie, parce que vous êtes grand et noble, vertueux et juste, mais je dois vous fuir, car votre indifférence, et peut-être votre défiance m’ont blessé au cœur. Vous étiez si bon avec tout le monde, pourquoi donc fûtes-vous si fier avec moi ? Ah ! monsieur, vous ne m’avez jamais comprise et vous m’avez fait enfermer loin de vous, comme une insensée, dont il fallait prévenir les folles ambitions. Monsieur, je ne méritais pas vos bienfaits, mais je ne méritais pas non plus cet afront ! Agréez le respect de celle qui signe pour la dernière fois,

Rose Primerose. »


Tant de fierté dans l’expression, jointe à une si humble ignorance de la langue écrite, avaient vivement frappé Horace. Il avait commencé à soupçonner dans la pauvre Rose une âme plus ardente qu’il ne l’avait cru jusque-là, et pourtant il ne savait encore s’il devait l’accuser d’ingratitude ou admirer l’élévation de son caractère. Lorsqu’il parlait d’elle avec sa sœur, celle-ci lui prouvait clairement que Rose était une fille sans principes, sage par froideur ou par sentiment romanesque, et mademoiselle Lenoir terminait le panégyrique en disant d’un air d’horreur : Et qu’est-elle maintenant ? Dieu le sait ! Mais lorsque Cazalès était seul et relisait cette lettre, il lui prenait des remords de n’avoir pas cherché à mieux connaître celle qui se montrait si jalouse de son estime.

Dans ses lettres, Laorens le blâmait sérieusement de n’avoir point épousé Rose. « C’était une personne du plus haut mérite, lui écrivait-il, et tu cherchais une femme ! toi qui ne fais pas du mariage une affaire de commerce, toi qui es riche pour deux, et que j’ai vu fouler aux pieds le préjugé, tu as passé auprès de celle qui te convenait, sans daigner la regarder. Elle était d’un caractère froid, j’en conviens ; du moins elle m’a toujours paru telle ; mais c’est précisément ce qu’il te fallait. Sa raison eût été à ton niveau, lorsque tu te serais mêlé d’en avoir aussi ; en d’autres momens, elle eût réprimé ou excusé tes accès de folie. Elle eût été toujours égale ou supérieure à toi, jamais inférieure. Et toi qui veux adorer ta femme, que trouveras-tu de mieux ? Après tout, je ne blâme nullement Rose d’être retournée au théâtre ; je ne sais pas plus que toi ce qu’elle est devenue, mais j’aime à croire qu’elle tournera bien ; car de la déclarer perdue pour être remontée sur les planches, c’est un préjugé de ta part, permets-moi de te le dire, et un préjugé joliment perruque. »

Telle était la position d’Horace, lorsqu’un soir, il se laissa entraîner au spectacle, malgré la mauvaise opinion qu’il avait de l’opéra en province. — C’est une prévention injuste, lui dit un de ses amis. Il y a six semaines, j’étais à Lima, on y exécuta la Donna del Lago avec un plein succès, et je ne crois pas que les Bouffes de Paris m’eussent fait autant de plaisir. D’ailleurs, d’où vous viennent tous vos grands talens ? n’est-ce pas nous, provinciaux, qui vous les formons ? Vous n’avez pas entendu la Coronari : l’année prochaine, cette cantatrice admirable que vous dédaignez d’entendre à Bordeaux, vous vous vanterez à Paris de l’avoir appréciée le premier. Au balcon, tous les dandys dilettanti vous presseront de questions avant le lever de la toile. Venez donc apprendre ce que vous pourrez promettre alors d’un air de suffisance aux amateurs parisiens.

La signora Coronari avait relevé le théâtre de Bordeaux. Autant l’Opéra était tiède et languissant depuis plusieurs années, autant, depuis quelques semaines, il était florissant. Cette jeune cantatrice parlait aussi bien le français que l’italien, et chantait nos opéras avec un goût exquis. Elle joignait à une voix admirable, un talent sublime, comme actrice dans l’opéra sérieux ; vive et piquante dans le comique, elle faisait les délices de la ville, et depuis son arrivée, Horace n’entendait parler que d’elle. Il la vit ce soir-là remplir le rôle d’Amazéli, dans Fernand Cortez. Placé dans une loge de face, il ne put distinguer ses traits, que l’enthousiasme de ses amis lui disait parfaits ; mais il admira la beauté de sa taille et de ses attitudes, la chaleur entraînante de sa pantomime, et le naturel plein de verve de ses gestes. Quant à sa voix et à sa méthode, il fut forcé de déclarer qu’il n’avait rien entendu de plus suave, de plus flatteur et de plus pathétique. Sans doute ce jeune talent avait beaucoup à acquérir, Horace avait vu des actrices plus consommées, mais lorsque la signora Coronari s’abandonnait à la chaleur de ses inspirations, elle était supérieure aux plus grands talens, et ne ressemblait à aucun ; le lendemain, placé dans la même loge, il la revit dans un des rôles les plus enjoués des vieux opéras de Grétry. Sa voix fraîche vainquit avec hardiesse les difficultés de cette musique originale et périlleuse, elle en rajeunit les grâces surannées, et en fit valoir le langage spirituel et mordant. Mais son triomphe fut dans le Barbier de Séville, de Rossini, quelques jours après ; jamais si malicieuse et si perfidement ingénue Rosine n’avait paru devant le public.

Si ce n’était pas une actrice, dit Horace en sortant à ses amis, je lui ferais la cour, car j’en suis amoureux.

Ah ! il y en a bien d’autres, lui répondit-on, mais qu’est-ce à dire, si ce n’était pas une actrice ? il est probable qu’en ce cas vous n’en seriez pas amoureux, puisque c’est comme actrice qu’elle vous a charmé.

Et puis, dit un autre, c’est du meilleur genre, de faire la cour à une actrice : un dandy est au grand complet quand il a des gants jaune-serin, un tylbury bien incommode, un cheval bien dangereux, un chien bien impertinent, et une danseuse du grand théâtre, bien mal élevée et bien effrontée. Voilà, mon cher, tout ce qui vous manque, et tout ce que vous devez acquérir, si vous voulez passer pour un charmant garçon dans notre ville.

— Eh bien ! je ne serai jamais qu’un rustre, car la dernière condition, surtout, est tout-à-fait contraire à mes goûts présens. Ne croyez pas, messieurs, que je veuille me faire meilleur que vous. J’ai été pire, j’en réponds. Mais me voilà vieux…

— Tu n’as pas trente ans.

— N’importe, je ne me sens plus assez jeune pour chercher le plaisir sans l’amour, et tel que je suis aujourd’hui, je ne les conçois plus bien l’un sans l’autre.

— Allons donc, le voilà redevenu philosophe ! Avec un léger effort de mémoire, tu pourrais, cependant…

— On oublie ce qu’on n’aime plus.

— À la bonne heure. D’ailleurs, avec la belle Coronari, il est bon de dire : ils sont trop verts, c’est une vertu…

— Eh ! bien, voilà précisément ce que je n’aime pas. J’aime qu’une femme, qui sait peindre la passion avec tant d’ardeur, soit réellement ce qu’elle paraît. Et s’il n’y avait pas tant de passé et tant d’avenir dans la vie d’une telle femme, le moment où elle vous presserait en secret dans ses bras, avec la même énergie qu’elle déploie sur la scène, serait le plus beau moment de la vie d’un homme. Mais si elle n’a d’âme que par vanité, si elle n’est amoureuse que du public qui l’applaudit, adieu l’illusion, ne la voyons jamais que sous la magie du fard et des quinquets.

— Bien dit ! s’écria un des jeunes gens en frappant de son bambou ses éperons avec un plaisir d’enfant, à bas les comédiennes à principes ! J’aime cent fois mieux les pirouettes de ma Clorine.

— Comme vous voudrez, reprit un jeune avocat, moi je déclare que vous ne connaissez pas mademoiselle Coronari, car vous en seriez amoureux.

— Vous l’êtes donc !

— Je le confesse, et ce qui est bien plus ridicule encore, je le suis sans espoir. Mais sa société m’est si précieuse que je suis prêt à faire le sacrifice de mon amour, pourvu qu’elle me témoigne de l’amitié.

— Est-il bête, celui-là ! dirent les autres, en riant.

— Allons au fait, dit Horace, cette actrice n’a donc pas d’amant ?

— On ne lui en connaît pas.

— Pas dans le public, mais parmi ses camarades ?

— Pas davantage.

— C’est édifiant, dit le jeune dandy. Il ne lui manque plus que d’être dévote.

— Elle ne l’est pas, s’écria vivement l’avocat.

— Alors, dit un autre, elle est fort dangereuse, et les mères de famille feront bien de prendre garde à leurs plus jeunes fils. C’est une vertu qui ne se donne pas, qui se prête encore moins, mais qui se…

— N’achevez pas, dit l’avocat avec véhémence, c’est une calomnie.

— Ne nous querellons pas, dit Horace. J’attesterai ici quand on voudra, qu’il y a, même dans les derniers rangs de cette classe, des femmes vertueuses pour le plaisir de l’être. Tout ce que notre cher avocat nous dit des rares qualités de la dona Coronari me donne envie de la connaître. Voulez-vous me conduire chez elle demain ?

— Je lui en demanderai la permission, répondit-il.

— Quand ? dit le jeune amant de la danseuse. Cette nuit ?

L’avocat vint dire à Horace, le lendemain matin, qu’il n’avait pu obtenir le consentement de mademoiselle Coronari. Elle avait peu de temps à rester à Bordeaux, et ne désirait pas faire de nouvelles connaissances.

— Allons, vous êtes jaloux, dit Horace.

— Je n’en ai pas le droit, mon ami, je vous le jure, et pour vous le prouver, je ferai demain de nouvelles instances. La bonne Coronari était mal disposée ce matin. — Mais venez faire une course à cheval dans la campagne. J’ai donné rendez-vous à plusieurs de mes amis. Ils sont liés avec mademoiselle Coronari, et leurs recommandations vous serviront peut-être mieux que les miennes.

— Ma foi ! je ne tiens pas assez à ce projet, pour insister après un refus. Mais j’accepte la partie de promenade et la connaissance de vos amis avec plaisir.

Ils erraient depuis une demi-heure sur la bruyère d’une vaste plaine. Plusieurs jeunes gens, qui les avaient rejoints, semblaient attendre avec impatience l’arrivée d’un nouveau compagnon. Enfin un cavalier parut comme un point sur l’horizon, et, à la rapidité de sa course, tous s’écrièrent : c’est lui, le voilà, il vient vers nous.

— Qui donc ? demanda Horace à l’avocat.

— Mon jeune frère, répondit celui-ci en souriant. C’est un jeune drôle, tout frais échappé du collége, étourdi, mauvaise tête, grand coureur de coulisses, grand destructeur de chevaux. Voyez comme il ménage les jambes du mien.

— C’est fort bien courir, Tony, dit-il au jeune homme lorsqu’il les eut atteints ; mais si vous galopez souvent de la sorte, envoyez-moi des cliens qui me fassent gagner de quoi vous prêter un nouveau cheval tous les jours.

— Allons ! allons ! grognon, dit Tony en allongeant un coup de cravache sur le cheval de son frère, voulez-vous pas amasser une dot pour la mettre aux pieds de mademoiselle Coronari ? Ah ! ma foi, halte-là ; je vous aiderai si bien à manger votre fortune, qu’il faudra bien du désintéressement à la pécore pour vous épouser. Bonjour, Amédée, bonjour, extravagant de Menvil. Salut à vous, noble Francis, comment se portent vos chiens ?

En parlant ainsi, le jeune étourdi donnait des poignées de main à ses amis, il faisait piaffer son cheval ruisselant de sueur et blanc d’écume.

C’était un joli garçon, dont la peau fine et brune eût fait honneur à une femme ; sa taille délicate était souple et gracieuse. Il maniait son cheval avec adresse, et surtout avec audace. Il sautait les fossés, se hasardait dans les marécages, franchissait les buissons ; on eût dit qu’à voir la vie si belle, cet heureux enfant ne croyait pas à la mort.

Sa figure n’était pas nouvelle à Horace ; il ressemblait prodigieusement à Rose ; mais sa pétulante vivacité contrastait tellement avec l’expression calme des traits de celle-ci, que la ressemblance n’était que fugitive. Elle émut Horace au premier regard, mais bientôt il l’oublia. Cet étourdi qui, avec une voix d’enfant et des traits de femme, parlait de ses maîtresses, de ses dettes et de ses duels, avait besoin d’une grande dépense d’esprit pour faire supporter le ridicule de ses folies précoces. Mais il était absurde avec tant de naturel, de verve et de gaîté, qu’il était impossible de ne pas l’aimer en le grondant.

— Vous m’aviez promis un philosophe, dit Tony en cherchant des yeux Horace, qui était descendu de cheval pour rajuster une courroie de sa selle. Puis en apercevant celui dont il parlait, il rougit et parut embarrassé ; mais Horace lui tendit la main, et la connaissance fut faite.

Grâce à Tony, qui prétendait que toutes les montres avançaient, on s’engagea dans un bois où, au bout d’un quart d’heure, le malicieux garçon réussit à les égarer, en prétendant leur servir de guide. Quand il fut bien décidé qu’on était perdu : Eh bien ! dit-il, tant pis, nous bivouaquerons ici, et si vous avez faim, messieurs, vous mangerez de l’herbe.

Cette impertinence n’irrita personne. Tout semblait permis à Tony, c’était l’enfant gâté de la société. Il sauta sur le gazon, passa ses doigts dans les boucles épaisses de ses cheveux noirs, essuya son front couvert de sueur, et ses joues animées par le mouvement et le plaisir, débita mille folies, dit beaucoup de mal de mademoiselle Coronari, se moqua d’Horace qui voulait la connaître, et déclara que c’était une intrigante fort prude et fort ennuyeuse. Heureusement, dit-il, mon frère est encore plus ennuyeux qu’elle, sans cela j’aurais fort à craindre d’être condamné à l’avoir pour belle-sœur, car il lui fait la cour en vers ; mais c’est là précisément ce qui me sauve.

L’avocat parut assez offensé de ces plaisanteries ; tous les autres les accueillirent avec des rires inextinguibles. Tous s’écrièrent qu’ils étaient amoureux aussi de la Coronari, et chargèrent Tony de les aider à supplanter son frère. Mais leur tour vint aussi d’être persifflés. Vous, disait Tony à l’un d’eux, vous ne réussirez jamais auprès d’elle. Vous êtes si habitué au succès avec les femmes, que vous ne prenez plus la peine d’être amoureux ou de faire semblant. Vous entrez en conquérant dans un boudoir d’actrice, et vous ne songez plus que l’esprit de contradiction est plus fort chez les femmes que l’amour et que l’ambition. Ah ! maladroit que vous êtes, il ne faut jamais dire à une femme vous m’aimerez ; il faut toujours dire vous ne m’aimez pas.

Quel don Juan imberbe ! s’écria un autre. Eh bien ! moi, Tony, je ne suis pas mieux traité, et pourtant je me plains sans cesse, je suis amoureux tout de bon et humble jusqu’à l’excès. On n’en tient nul compte.

Ah ! c’est que peut-être vous faites la cour à une actrice comme vous la feriez à une héritière ; et vos grands airs jurent dans le sans-gêne de cette vie de coulisses. Pauvre Coronari ! que tous vos hommages doivent l’ennuyer ! que ne faites-vous comme moi ? que n’êtes-vous ses amis, ses camarades, ses compagnons de fête, et rien de plus ? Si cette fille n’est pas de nature amoureuse, pourquoi diable vous acharnez-vous à sa poursuite ? Est-elle la seule fille au monde ? Allons, convenez qu’il y a moitié amour-propre dans vos beaux sentimens. Si la Coronari n’était pas la cantatrice à la mode, si elle ne montait pas tous les soirs sur un théâtre, pour être admirée de la foule, vous ne prendriez pas plus garde à elle qu’à tant de jolies et honnêtes grisettes que vous croyez tout au plus dignes des clercs de notaire et des employés à la douane ?

Allons, allons, Tony, dit l’avocat, vous bavardez trop pour un jeune homme ; il est temps de rentrer.

Eh ! qui vous presse, mon noble frère ? dit Tony en riant ; ne savez-vous pas que la Coronari ne joue pas ce soir ?

En vérité ? dit Horace, tant pis : c’est une belle soirée de moins pour moi.

Il faisait nuit lorsque cette troupe joyeuse retrouva le chemin de la ville. Horace était resté en arrière. La lune se montrait pâle derrière les nuages gris d’une soirée d’automne, l’air était froid, les pieds des chevaux soulevaient des amas de feuilles sèches, dont le bruit mélancolique provoquait la rêverie. Il traversait ainsi un joli massif de pins d’Italie, lorsque les pas d’un autre cheval firent tressaillir le sien.

— Eh bien ! dit la voix du jeune Tony, à quoi pensez-vous donc là tout seul ? Je croyais qu’il n’était permis qu’à Tony d’être triste avec le rire sur les lèvres et des fous à ses côtés.

— Vous êtes un singulier jeune homme, dit Horace, et il entama la conversation avec Tony en mettant son cheval au pas, tandis que leurs compagnons les devançaient vers la ville, et que la nuit s’épaississait autour d’eux.

— Ne parlons pas de moi, dit l’enfant, je suis si jeune que je n’ai rien à raconter. Je m’ennuie de la vie, voilà tout ; je trouve qu’elle va trop lentement.

— Vous devriez trouver qu’elle va trop vite.

— Eh bien ! je l’avoue, j’ai déjà connu le chagrin. À mon âge on sent vivement, et si les maux sont moindres, le cœur est plus impressionnable.

— C’est quelque peine d’amour ?

— Un amour malheureux, absurde, qui m’a fait souffrir, que j’ai su renfermer dans mon sein et que j’ai oublié. Parlons de vous, j’ai envie de vous connaître. Tout ce qu’on me dit de vous, pique ma curiosité et enflamme mon imagination. Fiez-vous au jeune Tony, il a besoin de connaître la vie, révélez-lui la vôtre ; vous êtes un homme supérieur, on le dit. Eh bien ! apprenez-lui si le bonheur existe et si l’homme sage y parvient.

Surpris de cette question, de ce langage étrange, après les folies que le jeune écolier avait débitées tout le jour ; subjugué par le charme de cette voix un peu voilée, qui n’était ni celle d’une femme, ni celle d’un homme, et qui résonnait douce et caressante comme le vent du soir, Horace chercha la main de son jeune compagnon, et la pressant dans la sienne : Enfant ! lui dit-il, quels mystères voulez-vous percer ? et comment me demandez-vous à moi, homme médiocre et fautif, la solution d’un problème débattu depuis le commencement du monde ? Le bonheur ! mot vide de sens pour tout homme de sang-froid, image profanée par les passions dans l’ivresse d’un jour, vague espérance plantée comme un phare sur les orages de la vie, météore capricieux qui fuit à mesure qu’on en approche !

— Et vous aussi ! dit Tony avec un soupir. Vous si calme, si fort, si raisonneur, vous, toujours supérieur à vous-même, philosophe au milieu du délire de la jeunesse, prévoyant au sein des prospérités ; vous qui marchez au milieu des précipices sans frémir et sans broncher…

— Arrêtez, je ne sais qui vous a fait de moi un portrait si étrange et si peu ressemblant. Tony, on vous a bien trompé. Je suis le plus impressionnable de tous les hommes, le plus facile à égarer, le moins puissant sur lui-même ; ne me regardez donc pas comme un type de sagesse et de raison, et ne désespérez pas du bonheur parce que je ne l’ai pas trouvé.

— Eh quoi ! dit Tony, ces passions que vous dites avoir connues, elles ne vous ont même pas donné de beaux jours, fugitifs et rapides, mais enivrans et purs ! Alors, qu’est-ce que l’homme a reçu de Dieu, pour supporter tant de maux dont se compose sa pitoyable existence ?

— Je suis une exception, cher Tony, mes passions m’ont rendu malheureux, c’est ma faute. Mais cela ne vous regarde pas. Vous connaîtrez ces biens que je n’ai pas su apprécier ; vous aimerez, vous serez aimé et vous connaîtrez du bonheur tout ce qu’il est permis à l’homme d’en connaître.

Est-ce que vous n’avez pas été aimé, vous ? dit Tony, avec vivacité.

Aimé de quelques amis, d’un entr’autres… c’est beaucoup, sans doute, un ami, et je n’ai pas le droit de me plaindre.

— Mais d’une femme, reprit Tony ému, d’une femme !

— Je ne le crois pas, répondit Horace avec quelque aigreur. Toutes ont la prétention d’aimer, très-peu en ont la faculté.

Tony tomba dans la rêverie, Horace était devenu triste aussi. Hâtons-nous un peu, dit-il, après un long silence ; nos compagnons nous attendent peut-être.

— Oh ! ils sont déjà arrivés, répondit Tony. Ils me croient en avant. J’étais le premier en effet à galoper ; mais j’ai pris un sentier dans le bois, et je vous ai rejoint à leur insu. J’étais bien aise de vous parler. Maintenant, marchons, si vous voulez ; le souper est prêt, sans doute.

— Où donc soupons-nous ?

— Chez la Coronari, ne le savez-vous pas ?

— Non ; et j’avoue qu’après le refus qu’elle a fait ce matin de me recevoir, je ne me soucie pas de vous suivre.

— Il le faut, pourtant ; elle compte sur vous, et m’a chargé de vous dire qu’elle vous expliquerait ce soir la réponse de ce matin ; avant que nous soyons en sa présence, dites-moi : que pensez-vous de son talent ?

— J’en suis enthousiaste. Comment ne l’êtes-vous pas ?

— Oh moi, c’est différent !

— Craignez-vous qu’en effet votre frère l’épouse !

Oh non ! je ne le crains pas du tout, répondit Tony, en éclatant de rire. Il n’est pas si fou.

— En effet, c’est toujours une folie d’épouser une actrice, quelque belle et estimable qu’elle soit.

— N’est-ce pas ? dit Tony, avec une expression de voix étrange et solennelle.

— Allons, marchons donc, dit Horace ; vous vous arrêtez.

— Marchons donc, dit Tony, en enfonçant les éperons au ventre de son cheval.

Ils arrivèrent comme un trait, jusqu’à la porte d’une maison qu’Horace ne connaissait point. Un laquais vint prendre les chevaux, et un autre les éclaira jusqu’à un salon plein d’élégance et de goût, qu’éclairaient de petits globes de verre mat, d’un rose pâle. Des fleurs par profusion, embaumaient ce sanctuaire, et sur de moelleux divans les convives s’entretenaient des nouvelles du jour, du cours de la rente, et de la représentation du lendemain. À ses compagnons de la journée, Horace vit se joindre quelques beaux Anglais, en costume de chasse ; des artistes en négligé, mais pas une femme. Le frère de Tony vint à sa rencontre, et d’un air de dépit singulier lui demanda s’il était content de sa promenade ?

— Pas tant que vous l’imaginez, dit Tony brusquement et avec aigreur.

— Il ne paraît pas, reprit l’avocat, que vous vous soyez ennuyés ensemble ; car il y a long-temps que nous vous attendons.

Tony lui tourna le dos ; Horace voulut demander l’explication de ce dialogue ; mais on lui répondit, en souriant, qu’il jouait très-bien son rôle. Quel rôle, s’écria-t-il avec impatience ?

— Vous faites semblant d’être notre dupe, lui répondit-on ; mais c’est nous qui sommes les vôtres.

Il fut persifflé pendant quelques minutes avec une sorte de dépit, qui commençait à exciter le sien, lorsqu’une petite porte s’ouvrit, et la signora Coronari, vêtue simplement, mais dans le meilleur goût, s’avança vers lui d’un air riant et ouvert.

Oh ! s’écria-t-il bouleversé de surprise ; qui êtes-vous ? Tony ou Rose ?

— Je ne suis plus ni l’un ni l’autre, lui répondit-elle, je suis désormais Rosina Coronari ; mais vous serez toujours pour moi Horace Cazalès, mon bienfaiteur.