B. Renault, éditeur (Tome IIp. 199-217).


CHAPITRE VII.

Le Secret.


Le soir du même jour, le comte de D*** prit congé de son hôte ; sa vie était un voyage perpétuel ; le premier de ses principes hygiéniques était le mouvement. Il engagea Horace à rester plusieurs jours chez lui, lui montra une misérable tanière qu’il appelait sa ferme et qui devait fournir à tous ses besoins ; puis il l’embrassa, lui souhaita le repos de l’âme et du corps, et partit sans vouloir fixer son retour : un engagement quelconque était pour lui la plus antipathique de ses contrariétés.

— Cœur d’homme, abîme de folie !… s’écria Horace en le voyant s’éloigner au galop sur un vigoureux bidet qu’il nommait Réginald, en commémoration de celui qui figurait en relief dans l’histoire de sa pulmonie.

Il s’endormit en parcourant ce dédale, et reposa passablement sur la couche dure et plate du grand Henri.

Au lever du jour, il se mit à la fenêtre, et s’aperçut du seul avantage que possédait l’ignoble belvédère du comte de D***. C’était de dominer un immense espace de cette bruyère sans fin qui couvre une surface de soixante lieues. Ce spectacle aride avait son genre de beauté, comparable seulement à celui de la mer. La nuit avait été orageuse : le vent soufflait sur cette inutile végétation, et l’ondulait comme des flots. Les différentes teintes de la verdure, les rayons de fleurs qui la traversaient et les tons jaunes de quelques bancs de terre nue et de sable stérile, simulaient, jusqu’à un certain point, l’effet varié des lames sur le fond uniforme de l’Océan. Un seul arbre se dressait à l’horizon, mélancolique et vague comme une voile perdue dans les vapeurs de l’éloignement. En revanche de cette monotonie imposante, le ciel était bigarré de nuages floconneux, de bandes transversales, noires et massives sur des fonds rouges, bleus, gris-de-perle, jaunes ; et dans ce chaos de teintes éclatantes ou ternes, de nuées diaphanes ou pesantes, le soleil se levait sans rayons, livide et terrible, comme un astre prêt à s’éteindre.

— Quel beau spectacle ! s’écria Horace : si Laorens était là !

— Laorens !

Un profond soupir, une profonde impression de douleur suivit cette pensée. Horace fit un mouvement pour retourner vers son lit,… il vit Laorens debout et radieux derrière lui.

Il se jeta à son cou avec une impétueuse effusion de tendresse, de repentir et de reconnaissance. Il pleura comme un enfant que sa mère vient de gronder, et l’embrassa comme un amant qui retrouve sa maîtresse.

— Je n’ai pas pu y tenir, disait Laorens : j’ai couru sur tes traces, j’ai marché jour et nuit, et je t’ai retrouvé…

— Tais-toi, répondit Horace, tu me ferais bénir mes torts, qui me font ressaisir tant de jeunesse et d’amitié…

— C’est toujours toi ! reprenait Laorens, en lui serrant la main.

— Restons ici, s’écria Horace, ne rentrons plus dans la société : disons un éternel adieu aux joies factices et aux plaisirs forcés : faisons-nous hermites.

— Toujours toi ! répéta Laorens, mon pauvre ami, ajouta-t-il, comment fais-tu pour toujours vivre hors du vrai ? Il faut à ton imagination des résolutions extrêmes, à ton cœur des partis désespérés ; eh ! mon dieu, vivons trivialement, comme les autres : la poésie est dans nous-mêmes, elle est dans tout, et n’a pas besoin de vie d’exception et d’ascétisme ; vivons ici, chez toi, à Paris, aujourd’hui dans ton château, demain dans ma mansarde, l’année prochaine dans les Landes, ne nous querellons plus, aimons-nous toujours, et notre bonheur sera plus assuré que dans un exil volontaire dont tu te lasserais plus promptement que moi…

Ils passèrent une journée délicieuse, leur misérable déjeûner fut plus gai, plus animé, qu’un repas ruineux et délirant, leur promenade fut joyeuse comme celle de deux écoliers en vacances ; Horace tua avec un rare bonheur une provision de gibier pour toute la semaine ; Laorens, tout en étudiant les aspects de cette nature étrange et nouvelle, cueillit une quantité de mousserons parfumés, de ceps succulens, et d’oronges d’un rose si vif et si beau, qu’il songeait à les peindre plutôt qu’à les manger ; jamais tant de saillies brûlantes d’esprit et de verve ne furent échangées ; jamais abnégation plus complète et plus réciproque de tous les goûts et de tous les caprices, ne fut apportée à la masse de l’amitié ; le soir, ils s’étendirent tous les deux sur le lit d’Henri IV, riant de leur querelle, de leur situation, de leur hôte, de leurs souffrances, de leur joie actuelle, et riant de tout, ils s’endormirent heureux et fatigués ; grands enfans à qui il fallait des brouilleries pour s’aimer, hommes faits, qui n’appréciaient un beau jour que le lendemain d’un jour d’orage.

Le lendemain matin ils étaient assis tous les deux sur le lit, Laorens appuyé contre une des colonnes torses, Horace penché négligemment sur l’épaule de son ami.

— Sais-tu que tu parlais comme un livre, hier, à ton arrivée… je me dégoûte de tout, c’est horrible à penser, je flétris tout ce que je touche.

— C’est que tu creuses trop tes sensations, répondit Laorens ; non content de jouir, tu veux connaître la valeur de tes jouissances, tu les examines, tu les retournes, comme M. Geoffroy de Saint-Hilaire, lorsqu’il a trouvé un sujet, il le dissèque, le pile, l’analyse, le flaire, le goûte, le possède, ainsi fais-tu avec tes plaisirs, tu les dépouilles tant que tu les écorches, et alors tu les jettes avec dégoût, parce que tu en as fait des squelettes.

— C’est absurde, j’en conviens : est-ce que tu te flattes de n’en jamais faire autant ?

— Non ; mais je suis dans le moins, et tu es dans le plus.

— Gronde-moi, dit Horace d’un ton doux et amical, en prenant la main de son ami : je me sens facile à plier. Je me trouve mieux ainsi que fort de mon courage. Il y a si long-temps que je me contrains !

— En ai-je été dupe un seul jour ? J’admirais ta force avec les autres : je souffrais de te voir la conserver avec moi. Que ne t’ai-je pas dit de tendre et de rude, d’amer et de doux pour t’amener à la confiance ! Où diable as-tu pris la féroce énergie de voyager tête-à-tête avec moi pendant toute une saison, sans me dire une seule fois : Laorens, je souffre ? — Horace, j’aurais eu moins de stoïcisme, mais plus d’amitié…

— Eh bien ! dit Horace après quelques instans de silence, tu la sauras cette maudite aventure !… tu la sauras, mais songe que c’est la plus grande preuve d’amitié que je puisse donner à un homme : mon crime est de ceux que l’impunité et le mystère couvrent d’un voile éternel. Il en est beaucoup ainsi, malgré les procureurs du roi, les galères et les gendarmes.

— Ah ! ça, dit Laorens en se levant et parcourant la chambre à grands pas, deviens-tu fou ? de quels mots te sers-tu ?

— Oui, Laorens, les galères !… répondit Cazalès avec un triste sang-froid.

— En ce cas, tais-toi ; et le peintre alla s’asseoir à l’autre bout de la chambre, sur une chaise de paille. Il y resta quelques instans silencieux, puis il se leva de nouveau.

— Tout cela est stupide, s’écria-t-il : les romans t’ont tourné la cervelle.

— Je n’en lis jamais.

— Alors, tu as trop bu. Les alcools portent au cerveau et le détraquent. Tu as fait quelques mauvais rêves. Voyons, quoi ? As-tu assassiné ?

— Non.

— C’est déjà quelque chose. As-tu volé ?

— Je suis riche.

— Raison de plus. Voyons, as-tu violé une femme ? si ce n’est que cela, toutes les femmes sont prêtes à t’absoudre.

— Écoute, mon crime ne sera peut-être pas si odieux à tes yeux qu’aux miens, mais tu le trouveras bas et ridicule : c’est pourquoi l’ironie est la plus sanglante des punitions que tu puisses m’infliger. Ne ris donc pas, je t’en supplie ; condamne amèrement, frappe-moi, mais ne me foule pas aux pieds, ne crache pas sur moi.

— Dieu m’en préserve ! Je sais qu’un homme comme toi aimerait mieux faire horreur que pitié, mais ce n’est ni l’un ni l’autre ; tu te calomnies ou tu te vantes.

— Demain, je te prouverai le contraire. Laisse-moi ce jour pour rassembler mes souvenirs confus, car le chagrin les a dispersés, et il y a long-temps que je n’ai mis volontairement la main sur les souillures de ma conscience ; ta réponse, qu’elle soit indulgente ou sévère, sentence ou pardon, je la prendrai pour arbitre, car jusqu’ici j’ai été mon seul juge : juge partial, capricieux, irascible, inconstant, tantôt rigide à l’excès, tantôt lâchement tolérant ; j’ai besoin, à la fin, qu’un autre me connaisse, m’examine et prononce.

— Soit, dit Laorens : tu es un pénitent diablement voluptueux, mais tous les moyens sont bons pour arriver au salut. En attendant, puisqu’il est décidé que ton histoire aura ce matin le sort de celles des châteaux du caporal Trimm, viens courir la bruyère et faire ton examen de conscience en tuant quelques lapins.

Lorsqu’ils rentrèrent dans la tour du comte de D***, le soleil était couché depuis long-temps. Laorens, fatigué, se jeta sur le lit et s’y endormit bientôt : Horace écrivit toute la nuit, car il avait trouvé sur un des rayons de l’armoire tout ce qu’il fallait à un écrivain pour faire un chef-d’œuvre ou une sottise ; le soleil se levait, Laorens dormait encore, lorsqu’il s’étendit à son tour sur le lit ; un sommeil bienfaisant ferma presqu’aussitôt ses yeux fatigués d’une aussi longue veille à la clarté douteuse d’une mauvaise lampe ; et lorsque Laorens se réveilla, il reposait, heureux et calme. Laorens aperçut sur la table délabrée, un rouleau de pages écrites ; sur une petite feuille détachée étaient crayonnées ces lignes, surmontées du mot de préface :


« J’écris pour un lecteur ennemi du chagrin : je tâcherai d’être dans le mien aussi peu pédant que possible ; mais si je me condamne platement à raconter une turpitude, c’est à condition qu’il ne rira pas de mes remords. »


Laorens prit le manuscrit, alla s’asseoir sur le bord de l’avance, et lut la longue histoire qu’Horace avait écrite.



fin du tome second.