B. Renault, éditeur (Tome IIIp. 1-68).


CHAPITRE PREMIER.

Denise.


Au mois de juin 1823, un jeune homme riche, que nous nommerons si vous voulez Maurice, pour la commodité du récit, remontait la Gironde sur une chaloupe pontée qu’il avait prise aux bains de mer de Royan pour le ramener à Bordeaux. La rivière était mauvaise, et de violens coups de vent penchaient l’embarcation presque horizontalement sur les flots. Le pilote cargua la voile. Tout son équipage se composait d’un matelot, vieillard robuste que selon les habitudes arbitraires de son état il traitait avec la rudesse la plus grossière. Sur la mer, les hommes sont presque en dehors des lois ; chez eux c’est le droit du plus fort, comme chez nous le droit du plus riche. Dans le port de Bordeaux, un contremaître fait sur son navire châtier à coups de fouet le mousse désobéissant. Vingt pieds d’eau les séparent seulement de la terre où ce traitement inique donnerait lieu à une condamnation judiciaire, et sur la rive d’où vous entendez les rugissemens du malheureux qu’on lacère, votre domestique a le droit de vous rendre les coups de canne que vous risqueriez sur ses épaules. Vous trouveriez peut-être moyen de l’envoyer en prison, pour peu que vous eussiez un certain nom ; mais vous n’en seriez pas moins ridicule : au lieu qu’à la vue d’un pauvre enfant, mis en lambeaux sous les garcettes, cinquante matelots fument leur pipe ou rient aux éclats.

Lazare, c’était le nom du vieux matelot de la chaloupe, supportait avec une patience imperturbable les torrens d’injures dont l’accablait son patron chaque fois que le vent, venant à tourner, contrariait ses manœuvres. Après avoir exhalé en imprécations sa colère et sa peur, celui-ci, dans un moment de rage, lança un crochet de fer à la tête du matelot ; il aurait eu le crâne brisé sans la promptitude calme avec laquelle il évita le coup. Mais le fer passa assez près de lui pour lui effleurer la joue, qui se couvrit aussitôt de sang. Révolté d’une semblable brutalité, le premier mouvement de Maurice fut de saisir le pilote à la gorge et de le repousser rudement dans la cale où il roula en vomissant un nouveau choix de blasphèmes.

Cependant le grand ennemi commun, le danger, ramena le maître, l’esclave et les passagers à la manœuvre. Au moment où Maurice, debout sur le pont, admirait en frémissant la beauté du ciel, sombre et terrible, la majesté des lames puissantes qui, plus fougueuses et plus resserrées que celles de la mer, s’ouvraient comme des vallées et se relevaient comme des montagnes, un coup de vent sec et brusque jeta la chaloupe sur le flanc. Elle se releva aussitôt ; le pilote, le matelot et deux passagers n’étaient que mouillés de la tête aux pieds. Mais Maurice avait disparu.

En vain il luttait contre la vague lourde et forte. Il eût péri sans le vieux Lazare. Abandonnant aussitôt la manœuvre, malgré les cris et les insultes du patron, il se jeta à la rivière, saisit Maurice d’un bras vigoureux et le ramena sur le pont. Cette fois, le pilote n’osa blâmer Lazare tout haut ; mais au fond de son cœur, il lui promit une rude correction pour l’intervention de Maurice dans leur précédente querelle.

Le vent s’apaisa enfin, et nos voyageurs arrivèrent à Pauillac, d’où le bateau à vapeur devait les ramener le lendemain à Bordeaux.

Le soir, pendant que Maurice soupait dans une chambre d’auberge, Lazare, qu’il avait fait demander, entra fort pâle, fort triste, mais ferme et calme ; car c’était un homme supérieur sous une écorce grossière. Il venait d’être battu, lui, avec ses cheveux blancs que le sang collait sur sa joue, et battu à cause de Maurice, dont il venait de sauver la vie…

Maurice fit mettre une assiette vis-à-vis de lui, et le força de partager son souper.

« Monsieur, dit le matelot après quelques momens d’entretien, je vous remercie ; je suis né sur la mer, et je ne peux pas la quitter. J’ai essayé plus d’une fois ; car n’ayant jamais pu amasser grand’chose, et forcé à la dépense par l’état d’infirmité de ma fille unique, j’ai eu bien des désagrémens dans cette vie… Mais la terre et moi, nous sommes brouillés à mort.

« — Chacun son goût et son état, répondit Maurice ; mais je ne veux plus que tu sois matelot sous les ordres d’un tigre ou d’un âne. Tu dois connaître la rivière mieux que ton patron ?

« — Je m’en pique, monsieur. Et c’est pourtant une mauvaise rivière ! voyez-vous, après le port de l’île de France et la rivière aux Galets, il n’y a rien de pire dans le monde que la rivière de Gascogne. Eh bien ! si j’étais pilote, je voudrais faire la route d’une heure plus courte que mon patron. Il ne veut pas me croire, il est enragé pour passer entre le banc de…

« — C’est bon, c’est bon, dit Maurice, tu seras pilote dès demain ; achète ou commande ta chaloupe, d’occasion ou dans le chantier ; qu’elle soit belle et bonne, solide et fine voilière, et à condition que tu me passeras de Pauillac à Royan, si jamais j’y retourne, je me charge de l’emplette. Est-ce arrangé ?…

« — Allons donc ! dit le vieillard, est-ce pour rire ?

« — Une chaloupe pour la vie : quel est le plus généreux ?

« — Ah ! mon Dieu ! dit Lazare, il me semble que je fais un rêve ; et ma fille, ma pauvre fille ! je pourrai peut-être la faire guérir ! du moins je la soignerai mieux, je pourrai la voir plus souvent !… »

Il embrassa Maurice avec une familiarité qui fut ce que le jeune homme avait inspiré de plus flatteur dans sa vie. Le même jour, il paya au pilote de Lazare le dédit de leurs engagemens, et laissa son vieil ami dans le chantier, surveillant avec amour la coque de sa jeune chaloupe, courant du matin au soir les ateliers et les magasins pour en faire disposer les agrès. C’était l’homme le plus heureux et le plus riche de la terre sur quelques pieds de bois flottant.

Le lendemain, après avoir déjeûné avec un de ses amis, Maurice passa chez son homme d’affaires, y prit de l’argent, et se rendit rue des Vieux-Remparts, dans une maison d’assez chétive apparence, sur le seuil de laquelle Lazare l’attendait avec impatience. Il lui remit la somme que le bonhomme lui avait demandée la veille pour payer la pension de sa pauvre fille dans une maison de charité où elle était soignée d’un mal qui semblait devoir être incurable. Le jeune homme allait se retirer ; mais Lazare s’obstina à vouloir le faire entrer ; et bien que Maurice fût peu curieux de voir la famille de son protégé, il le suivit dans une grande chambre sale et triste, qu’éclairait à peine une grande croisée, garnie de carreaux de papier huilé. C’était la demeure d’une parente de Lazare qui avait recueilli provisoirement Denise. Maurice y attendit quelques instans le vieux matelot, qui l’avait quitté pour aller chercher sa fille.

« Imaginez-vous, dit celui-ci en rentrant, que je ne peux pas venir à bout de la faire descendre. Elle est en train de s’amuser avec un petit joyau qu’elle a trouvé.

« — Eh bien ! laisse-la tranquille. Elle ne se soucie pas de me voir, c’est tout simple… » Je ne m’en soucie guère non plus, pensa-t-il, en songeant que la créature infirme dont on lui parlait pouvait bien être hideuse.

Mais Lazare insista.

« Je veux que vous regardiez ma pauvre enfant et que vous en ayez compassion.

« — Allons ! il y tient, pensa Maurice. Toutes les nourrices ont la manie de faire baiser leur enfant morveux. »

Lazare le tira par le bras, et poussant la porte d’un galetas rempli de bûches, il avança en appelant : « Nise ! où se sera-t-elle fourrée ? Denise ! Nisette ! où es-tu donc ? »

Et il se mit à chercher dans tous les coins. Il eut bientôt découvert l’enfant derrière un tas de bois.

« La voilà ! dit-il doucement. Venez, monsieur, venez voir comme elle s’amuse tranquillement, la pauvre innocente. »

Le vieux matelot était debout devant une ouverture que présentait le rempart de bûches où sa fille était retranchée. « Comme c’est simple ; c’te jeunesse ! » disait-il, et il y avait dans son sourire une expression d’amour et de pitié, d’orgueil et de douleur. Il la contemplait silencieusement, joignait de temps en temps les mains avec attendrissement, puis faisait signe à Maurice de s’approcher.

Le jeune homme s’avançait avec répugnance. Par une délicatesse de retenue que tout le monde comprendra, il ne s’était point informé du piteux cas de Lazare. En ce moment, il lui vint à l’esprit qu’il allait voir une créature estropiée, repoussante, informe peut-être. Il était peintre, artiste passionné, il adorait le beau ; il avait pour les monstres une horreur insurmontable. Cependant il ne voulait pas déplaire au bonhomme, et cachant son trouble, il allongeait le cou pour regarder, tandis qu’une sueur froide parcourait tout son corps ; car déjà son imagination voyait toutes les horreurs qui avaient paru en dix ans à la foire de Bordeaux.

C’était une fille de seize ans environ, grande, svelte, fraîche comme une rose d’Éden, belle comme un rêve de poète ; ses longs cheveux noirs s’échappaient d’un petit bonnet de velours bleu, tout plat, qui laissait à découvert le plus blanc et le plus pur de tous les fronts. Il fallait peut-être attribuer à la ligne un peu droite de ses noirs et fins sourcils, à la transparence limpide et cristalline de ses grands yeux d’un bleu clair, à la régularité toute grecque des lignes de sa figure, je ne sais quelle immobilité de physionomie, mélangée de douceur, d’indifférence, de calme profond, qu’on ne pouvait contempler sans mélancolie. Il semblait que cette jeune fille n’appartînt pas à la même sphère, n’eût point part à la vie des autres créatures. Son attitude était aussi étrange que le repos pétrifié de ses traits. Assise par terre avec l’abandon apathique d’un enfant de trois ans, elle n’avait pas cherché à être bien ou mal ; on eût dit qu’elle s’était laissée tomber à cette place et qu’elle y restait frappée de paralysie. Et pourtant il y avait de la vie, de la force, de la santé, dans ce coloris si vif et si frais ; de la chaleur dans ce jeune sein mal caché par un madras en désordre. Il y avait du mouvement dans ce laissé aller, de la grâce et de la réalité dans ces formes hardies, complètes. Sa robe de sergette brune, relevée jusqu’au genou, laissait à découvert une jambe dont la vigueur nerveuse et riche se dessinait sous un bas bleu à coins blancs.

Elle tenait un petit bouton de jais taillé, dans une de ses mains rondes et blanches, qui paraissaient ne s’être jamais exercées au travail. Elle le retournait lentement et semblait suivre le rayon mouvant sur ses facettes. À quoi songeait-elle ? on eût dit à son air absorbé qu’elle allait résoudre un problème mathématique.

Elle resta long-temps, long-temps ainsi. Le père souriait. Maurice, frappé d’admiration, respirait à peine. Enfin elle laissa tomber le joyau, ne songea point à le ramasser, et resta la main ouverte, l’œil fixe.

« Qu’a-t-elle ? demanda Maurice au vieillard ; est-elle sourde et muette ? »

Lazare secoua la tête et nomma Denise, qui leva les yeux lentement et arrêta sur les deux personnes qui la contemplaient un regard sans surprise, sans intérêt, un regard qui n’exprimait rien et qui faisait peur.

« Dis donc bonjour, ma petite ! allons, dis bonjour à monsieur. »

Denise ne répondit rien.

« Aveugle ? dit le jeune homme.

« — Hélas ! non, répondit le matelot.

« — Paralytique, en ce cas ?

« — Non plus, monsieur ; » et une larme roula sur la joue hâlée du vieillard. « Après tout, ce qu’elle a, ajouta-t-il en passant la manche de sa veste sur son visage, ce qu’elle a, c’est peu de chose. Cela ne l’empêche pas d’être bonne et aimable pour son vieux père. Mais, ça l’empêche de gagner sa vie, la pauvre chère âme ! et quand son vieux père n’y sera plus, qui prendra soin d’elle ?

« — Moi, » répondit Maurice, en pressant avec effusion la main calleuse du matelot dans la sienne.

Celui-ci s’approcha alors de sa fille et l’engagea doucement à se lever. Comme elle semblait n’y faire aucune attention, il la souleva dans ses bras, et la jeune fille céda sans résistance, montra un peu d’étonnement de se voir sur ses pieds, et puis se mit à marcher dans la chambre, s’arrêtant quelquefois pour ramasser un chiffon, regarder une mouche, ou jouer avec une épingle.

« Dites bonjour à monsieur, Denise ! »

Denise regarda fixement Maurice, et dit : « Bonjour, ma sœur. »

« — Ce n’est pas une religieuse, dit le matelot, c’est un beau jeune homme.

« — Un beau jeune homme, » répéta Denise, sans inflexion dans la voix.

« — C’est lui qui m’a donné de l’argent pour te ramener ici, » dit Lazare.

« — C’est lui, répéta Denise, en imitant le ton de son père, qui m’a donné de l’argent pour te ramener ici. Ainsi soit-il ! » Et elle fit le signe de la croix en regardant son père d’un air de satisfaction caressante.

« Ces dévotes m’avaient dit que c’était la religion qui lui manquait ; elles assuraient qu’on la guérirait en lui faisant apprendre ses prières. Mais la pauvre âme n’a rien compris à leurs patenôtres, et on me l’a rendue pire qu’auparavant.

« — Quel est donc son mal ? dit Maurice ; est-elle folle ? »

Le matelot soupira, fit un effort, et dit :

« Idiote ! »

Ce mot tomba comme un morceau de glace sur l’imagination de Maurice. La folie a plus d’un côté poétique, mais l’imbécillité !

« Je vais l’emmener sur ma chaloupe, dit Lazare ; elle y demeurera. Je lui ai fait arranger dans la cale un coin pour elle seule. Les voyages lui feront du bien, qui sait ! l’air de la mer peut la guérir ! celui de terre est si bête ! elle se mourait d’ennui ici ; la mer l’amusera, et puis, s’il vient un mauvais coup de vent, bonsoir ! La pauvre Denise et son père fileront leurs nœuds ensemble pour l’éternité. Vaut mieux mourir à force de boire que mourir de faim. C’est plus tôt fait.

Maurice revit Lazare le lendemain sur sa chaloupe. Elle était neuve et coquette, peinte en brun-acajou et luisante comme une glace. La voile était rouge, la cale propre et presque élégante ; Denise en avait une à part, saine et close ; et sur la proue on lisait en grosses lettres l’Horace.

C’était un des noms du jeune homme dont nous racontons l’histoire, et Lazare considérait comme une surprise agréable pour lui la cérémonie du baptême de son embarcation. Il avait invité ses amis, et un panier de vin fut vidé en l’honneur du parrain. On appelait cela arroser la patente.

Quelques jours après, en se promenant sur la délicieuse côte de Lormont, Horace vit passer à ses pieds Lazare et sa fortune. Le soleil embrasait le couchant et les flots de ses feux vermeils ; la voile écarlate de l’Horace étincelait d’un double fard, et s’enflait avec grâce sous une bonne brise. Un joli canot vert-pomme, remorqué par la chaloupe, complétait son équipement improvisé. Lazare avait pris pour pilote Pérès, son meilleur ami. En passant ils reconnurent le parrain, et agitèrent leurs chapeaux cirés, dont le soleil faisait des miroirs ardens. Maurice répondit à ce salut affectueux avec son foulard. Denise seule n’eut pour lui ni regard ni sourire. Elle était debout sur la proue et suivait d’un œil stupide et charmé le remous écumeux qui soulevait la poitrine du bâtiment. Avec sa grande taille, son coloris brillant, son attitude ferme et calme, un pied sur la joue de la chaloupe, et les bras croisés sur son sein, elle était belle et mâle comme une divinité sauvage : c’était une nymphe des écueils de l’Océan travestie en fille de marinier.

« Est-il possible que ce beau corps existe vide de cœur et d’esprit ? pensa Maurice en la suivant des yeux aussi loin que sa vue put la distinguer. Cette créature inepte ne peut-elle avoir des sensations qui lui soient propres, un genre de bonheur compris d’elle seule ? Étrangère aux maux de la vie, faut-il lui regretter les passions qui flétrissent, les plaisirs qui dévorent ? Elle végétera, pure et belle comme une fleur, sur les récifs. Pourquoi, de même que la plante qui se dilate au soleil, s’épanouit dans le vent, et s’abreuve des sels de la mer, ne vivrait-elle pas au sein des élémens, riche d’impressions et de jouissances, muette pour les faire partager, mais capable de les ressentir ? »

En ce moment, il vit Denise se baisser sur le pont, et obéir à une impulsion si classique, si triviale, que toute sa poésie croula de fond en comble.

Maurice avait encore deux mois à passer à Bordeaux où il possédait une jolie maison et s’occupait de quelques intérêts commerciaux en litige dans son héritage. Toutes les fois que le pilote Lazare revenait dans le port de Bordeaux, il ne manquait pas à venir embrasser son jeune ami. C’était un de ces hommes supérieurs à l’éducation, et que le luxe de nos vaines connaissances servirait seulement à déformer ou à gâter. Maurice allait aussi le voir dans le port ; il y trouvait Denise, toujours robuste, toujours inutile, passant sa vie à baigner, dans la rivière, ses pieds dont la blancheur et la beauté eussent mérité de servir de modèle à un peintre. Maurice l’était, mais il ne pouvait se livrer au plaisir d’admirer Denise, sans être saisi de tristesse et de compassion en comparant la richesse de son corps à la pauvreté de son esprit.

Un soir Pérès entra chez Maurice, comme il mettait une cravate blanche pour aller au bal ; la figure du matelot était décomposée. « Lazare se meurt, dit-il d’une voix étouffée ; il veut vous voir. »

Maurice courut au port. Lazare, frappé d’une attaque d’apoplexie séreuse, était à l’agonie depuis une heure. Il avait retrouvé la parole un instant pour demander à voir Maurice ; mais il l’avait reperdue bientôt, et lorsque son jeune ami le pressa dans ses bras avec douleur, il ne put que lui montrer Denise qui jouait tranquillement sur le pied de son lit de mort. Le dernier regard du pilote exprimait tant d’amour pour cette malheureuse enfant, tant de sollicitude pour son avenir, que Maurice comprit les craintes qui l’agitaient. « Je te le jure ! » s’écria-t-il, en couvrant de larmes le front livide et glacé du moribond… Lazare essaya de remercier, sa langue était morte, son œil s’éteignait, sa main se raidit. Une teinte de blancheur imperceptible passa lentement sur son visage décoloré. Il n’était plus.

Maurice, accablé de douleur, régla avec le triste Pérès la cérémonie des obsèques, et emmena Denise qu’il recommanda aux soins de sa nourrice et de son vieux domestique, bons et charitables serviteurs qui méritaient toute sa confiance.

Le lendemain une banderole noire flotta sur l’Horace, et Maurice constitua la valeur de cette chaloupe chez un homme de loi, afin d’être libre de faire présent de l’embarcation à Pérès, sans frustrer Denise de son héritage.

Denise vécut dans la maison de Maurice comme un animal domestique ; les gens l’aimaient, car elle était toujours douce et jamais importune. On pouvait l’oublier des jours entiers dans un coin. Elle n’en sortait que pour demander à manger ou pour détacher du cou de la nourrice sa croix d’or, dont elle se parait avec une coquetterie naïve et stupide. Lorsque Maurice passait auprès d’elle, il souriait tristement de la voir s’imaginer qu’elle avait besoin de ce bijou pour être belle, et se pavaner avec une vanité toute féminine et une ignorance toute candide de ses charmes.

Dans les premiers jours, elle avait paru triste et inquiète. Elle cherchait sans cesse quelqu’un ou quelque chose ; c’était l’inquiétude du chien qui a perdu son maître ; mais cherchait-elle son père ou sa chaloupe ? Il était impossible de le savoir. Elle parlait peu et jamais en rapport avec les questions qu’on lui adressait. Elle prenait les questions pour des ordres, et les répétait servilement ; car le seul caractère qu’elle montrât, c’était une disposition à la crainte et quelquefois à la calinerie.

Maurice semblait lui inspirer une sorte de préférence instinctive, soit qu’elle eût mémoire de l’avoir connu avant les autres, soit que le voyant moins souvent, il se montrât plus empressé, lorsqu’il la trouvait sur son chemin, de l’amuser de quelque jouet ou de quelque friandise ; il était le seul qu’elle ne craignît point, et de son côté il l’aimait comme on aime l’enfant de son portier.

Cependant les affaires qui le retenaient à Bordeaux étaient sur le point de se terminer ; il songea à fixer l’existence de la pauvre idiote. Il avait à Bordeaux une tante religieuse du Sacré-Cœur, une excellente et simple créature, qui aimerait Denise avec cette tendresse maternelle inhérente au cœur de la femme, et que toute nonne déverse sur son chat et sur ses serins. Il lui proposa sa protégée ; elle accepta avec joie. La pension fut réglée une fois pour toutes, et il fut décidé que sous peu de jours Denise entrerait au couvent. Maurice se rappelait bien la répugnance de Lazare pour les dévotes et les religieuses ; mais il ne la partageait pas, bien qu’il fût aussi peu croyant que son siècle. Il avait passé sa vie dans une famille extrêmement pieuse, et respectait par habitude et par amitié des préjugés qui ne l’avaient jamais froissé. En outre, il avait pu se convaincre de l’absence totale de raisonnement qui mettait Denise à couvert des impressions qu’on voudrait lui donner.

Maurice était à cette époque éperdument amoureux d’une marquise parfaitement belle, parfaitement spirituelle, parfaitement coquette. Au moment de perdre l’amant qu’elle commençait à encourager, elle lui prouva tout d’un coup par une indifférence grossièrement franche qu’elle était femme à se guérir, quand elle voulait, d’un amour fâcheux ou inutile. Un bel officier de la garde, dont le semestre ne faisait que commencer, fut le préservatif qu’elle opposa d’avance aux chagrins de la séparation et aux ennuis de l’absence. Maurice voulut se donner le plaisir, au dernier bal où il la vit, de payer sa lâcheté par une indifférence insultante ; mais elle ne s’en aperçut pas. Il rentra, navré, passa le reste de la nuit dans une cruelle insomnie, et s’éveilla au matin, torturé par des rêves bizarres et pénibles, plus fatigué que la veille, guéri de son amour, mais non du chagrin amer que laisse une illusion déçue.

Son délassement favori était la peinture. Assez artiste pour donner le nom de passion à cette occupation chérie, il était riche et n’osait parler comme un peintre. Il prit ses pinceaux et voulut travailler. Mais la toile qui couvrait son chevalet était un portrait de la marquise, commencé sous l’empire de l’illusion, sous les inspirations du bonheur. Il allait la mettre en pièces, lorsque G…, son ancien maître et son ami constant, entra chez lui. Il arrêta son bras, et le consola par les plus jolies et les plus cruelles plaisanteries du monde.

Puis examinant le portrait : « Mais, dit-il, il est bien ce masque-là. Je garderais ces cheveux qui sont d’un excellent ton ; le coloris du visage ne me déplaît pas. Quant au buste, mon bon ami, vous l’avez traité en amant, c’est-à-dire en flatteur. Si vous aviez à recommencer, vous seriez plus sincère. Madame De… a les épaules plus larges et des formes plus riches qu’aucune femme qui existe peut-être ; mais il n’y a que dans la Grèce antique des poitrines comme celle-ci. C’est beau, mais c’est idéal, et cela ne vaut rien. C’est là le défaut de tous les bourgeois. Ils font de la peinture en poètes ; c’est léché, c’est adorable, mais c’est faux. »

Maurice n’osait prendre le titre d’artiste, mais il ne pouvait souffrir qu’on le traitât d’amateur. Il se disputa et finit par quereller G…, qui soutint son dire avec obstination.

« Je dis, répéta-t-il vingt fois, que cette poitrine est superbe, d’autant plus qu’elle est impossible. »

Au milieu de la discussion, Denise entra.

« Regardez-moi cette fille, s’écria Maurice, enchanté de trouver sous sa main une preuve convaincante de son système ; croyez-vous que ces épaules soient taillées sur de moindres proportions que celles de mon portrait ?

« — Ah ! si vous l’avez fait poser, parbleu ! tout est dit ; j’ai raison de critiquer ; ce sont de belles épaules, mais ce ne sont pas celles de la marquise De…

« — Critique de mauvaise foi ! vous changez la question en vous voyant battu.

« — Et si les proportions que vous me montrez sont en dehors de toutes les proportions raisonnables ? Je vous demande pardon, mademoiselle ; je me plains de votre beauté qui surpasse mon imagination…

« — Vous lui faites des complimens en pure perte. Elle ne vous comprend pas plus que mon chapeau.

« — Ah ! serait-ce votre idiote ? c’est une histoire qui fait plus d’honneur à votre cœur que le portrait de madame De… n’en fait à votre talent.

« — Entêté ! je vous vends tout l’héroïsme de ma vie pour un mot de justice et de vérité. Regardez cette fille, et dites-moi si c’est un monstre de beauté.

« — Elle est magnifique ! dit le peintre en tournant autour d’elle, comme un maquignon autour d’un cheval. C’est ce que j’ai vu de plus beau dans ma vie.

« — Et moi aussi, répondit Maurice. Quel dommage que ce soit une statue !…

« — … Et que Girodet ne l’ait pas vue avant de faire sa Galatée. Voilà ce qui convenait, une nature de chair et de marbre ! mais un peintre ne trouve pas une fois dans sa vie un modèle comme celui-là… »

Et il se mit à défaire le fichu de l’idiote, du sang-froid avec lequel il eût déshabillé un mannequin. Maurice, qui ne s’était jamais permis cet acte de possession sur la pauvre Denise, eut une vive répugnance à voir porter une main profane sur la fille de Lazare. Mais une fausse honte le retint, et craignant d’être de nouveau traité de bourgeois par le peintre, il laissa mettre à découvert les épaules et la gorge de l’idiote. La pauvre fille avait autour du cou un collier de perles bigarrées, que Maurice lui avait acheté la veille. Elle ne comprit pas qu’on pût regarder autre chose en elle ; elle y porta la main en disant avec un air de satisfaction enfantine : « Mon beau collier ! »

G… se retira et Denise resta dans un coin, oubliée : Maurice ne pensait plus à elle. Elle avait trouvé sur la commode une montre qu’elle avait collée à son oreille, et dont elle écoutait le mouvement avec une avide satisfaction.

Lorsque Maurice se rapprocha du portrait, et l’examina attentivement, il sentit toute sa passion se rallumer. Il tomba dans son fauteuil et ne put retenir des sanglots amers. Il avait caché son visage dans ses mains. Une main douce les écarta, c’était celle de l’idiote.

« Ne pleure pas, Denise, dit-elle (car elle avait l’habitude de donner son nom à tout le monde), ne pleure pas, je vas te faire voir mon beau collier. » En même temps elle ôta son fichu, comme elle l’avait vu ôter le matin, et se montra de nouveau nue, belle et imbécile.

« Pauvre créature ! dit Maurice en la regardant… Si je ne te mettais pas dans un couvent, tu serais bientôt perdue ! » Et sans s’en apercevoir, il se demanda, en examinant la belle organisation de cet être infortuné, jusqu’à quel point on pouvait oublier l’absence de l’être intellectuel. Lorsqu’il se surprit dans cette pensée, il en eut horreur et la repoussa sans effort.

On l’attendait à dîner chez un de ses amis. Tous s’étaient rassemblés pour lui faire adieu, comme on dit dans le pays. Quelques-uns des plus intimes l’avaient vu au bal la veille et craignaient que la trahison de la marquise ne le rendît insupportable ; mais il ne pensa pas plus à elle qu’à Denise. De propos en propos, on s’excita, on ne parla que de peintures, des femmes de Rubens, des femmes de Vandick, de la maîtresse de Titien, de la femme de l’Albane ; mais de femmes vivantes, bordelaises, contemporaines, il n’en fut pas plus question que si l’espèce eût été supprimée.

Maurice rentra chez lui d’assez bonne heure. Il avait bu beaucoup, et pris du café outre mesure. Il avait les nerfs très-agacés ; mais il était si loin de l’ivresse, que jamais ses facultés n’avaient été plus nettes et plus vigoureuses.

Nous sommes tellement machines, qu’il nous faut presque toujours des moyens excitans, des causes extérieures pour nous faire jouir de toutes nos capacités à la fois. Tantôt le travail use le corps et enflamme le cerveau ; tantôt la santé tue le cerveau et engraisse le corps. Rarement nous nous trouvons dans cet état de ressort parfait où toutes nos forces matérielles et intellectuelles jouissent de leur entier développement ; mais dans ce moment-là, nous sommes si au-dessus de nous-mêmes que, ne nous reconnaissant plus, nous ne savons plus nous conduire, tant nos dadas prennent le mors aux dents ! et nous sommes si ravis de les voir galoper, qu’ils nous emportent où ils veulent, dans le ciel ou dans un bourbier. Certaines nuits de débauche ou de macération, de travail austère ou d’amusement effréné, ont donné des lueurs d’enthousiasme au plus stupide, des instans de délire au plus blasé. Certains héros n’ont été héros dans de certains instans que parce qu’en ces instans l’occasion ne les a pas faits scélérats. Nous sommes rarement prêts à marcher de pair avec notre destinée ; mais elle est toujours sur nous pour s’en moquer, et nous dire comme à des enfans : À qui tient-il ?

Maurice se jeta dans son fauteuil et rêva pendant un moment qu’il était Titien. Il fit dans son cerveau une tête belle comme celle du jeune homme habillé de noir qui se trouve dans la grande salle du Musée, et qu’aucune femme bien mise n’a jamais remarquée, parce qu’il est coiffé comme un abbé, et que sa fraise est ridicule. Si la bougie eût été allumée, Maurice jetait sur la toile un chef-d’œuvre plus sublime peut-être… Mais il faisait complètement nuit dans sa chambre ; alors il pensa à Shakspeare, et refit Othello. Il allait faire une république, lorsqu’il sentit quelqu’un sur le dos de son fauteuil, et sauta sur une dague suspendue à la muraille… mais il ne put la saisir, et tandis qu’il tâtonnait, le voleur se mit à pleurer.

« Est-ce toi, Denise ? dit-il.

« — Denise n’a pas mangé ! Denise, donne-moi à manger ! répondit l’idiote.

« — Comment diable ! est-ce que j’aurais laissé sous clef cette malheureuse fille toute la journée ! mais que font donc mes gens ? »

Alors, il se rappela que sa nourrice était partie la veille pour aller voir sa sœur à Langon, et qu’il avait envoyé David à Cubzac, pour voir un cheval. Il avait promis de veiller sur l’idiote durant leur absence, et il l’avait oubliée ! « Je ne saurai jamais soigner des enfans, dit-il, je les oublierais comme des dîners de la veille, je les perdrais comme des parapluies. Et moi qui voulais me marier ! » Il sortit, alluma une bougie, ouvrit toutes les armoires, et réussit à trouver un reste de volaille froide, quelques fruits et du pain.

Lorsque Denise eut fini son repas, Maurice voulut la conduire à sa chambre ; mais la cuisinière qui avait l’habitude de la mettre au lit n’était pas là, et comme les enfans qui ne veulent être servis que par leur bonne, Denise s’obstina à rester où elle était. Par prières ou par menaces, Maurice n’en put venir à bout. « Dors donc où tu pourras, » dit-il avec humeur ; et se remettant dans son fauteuil, il prit un livre ; mais il avait trop d’esprit ce soir-là pour lire deux lignes d’autrui.

Denise prit un coussin, s’assit dessus aux pieds de Maurice, et appuya sa tête sur un de ses genoux.

C’est ainsi qu’elle s’endormait tous les soirs sur les genoux de Mariette. Maurice voulut en vain s’en débarrasser. Il n’est pas si facile de se délivrer d’une fille, quand elle a seize ans, que lorsqu’elle en a trois. Il s’en aperçut, finit par la laisser faire, et plaçant son livre au-dessus de sa tête continua de lire. Mais elle fit un mouvement, et le livre tomba. Maurice regarda la belle tête de vierge qui reposait sur son genou. Les tresses de longs cheveux noirs que la nourrice se plaisait à lisser tous les matins avec un soin extrême et à terminer par des nœuds de rubans, à la manière des Avignonnaises, étaient étalées sur le bras du fauteuil. Maurice les prit, et les toucha d’abord avec distraction ; mais à force de passer ses doigts sur leur tissu soyeux, d’en sentir le poids riche et magnifique, il les admira, il les approcha de son visage ; elles sentaient bon, et il les baisa. Puis, il se pencha pour regarder si elle dormait. Ses yeux ouverts attendaient le sommeil ; sa figure avait un calme enchanteur. « Quelle adorable création ! se disait-il ; que la nature est vaniteuse dans ses erreurs ! quel front, quelle bouche, quelles paupières ! quelle blancheur de cygne ! Fille ravissante sans une sensation de pudeur, sans une idée de son sexe !… Pauvre fille !…

« Mais pourquoi ? si tu savais comme nous sommes malheureux, nous autres, avec nos passions et notre mémoire, ce serait à toi de nous plaindre. Qui nous a dit que tu ne pensais pas ? peut-être, étrangère à nos fausses combinaisons, comprends-tu les mystères de la vie surnaturelle. En Écosse, tu passerais pour avoir le don de seconde vue. En Suisse, les crétins sont le bonheur et la gloire des familles ; que sais-je, moi ? Je suis prêt à croire qu’en ce moment tu converses avec le ciel ; tu vois peut-être ton père qui te sourit et les anges qui chantent pour te bercer. »

Dans ce moment, Maurice se baissa et imprima sur le front de la jeune fille un baiser qu’elle chercha à lui rendre, le visage rayonnant de joie.

« Ah ! tu dois avoir une âme, une âme angélique que le commerce des hommes n’a pas souillée ! Pauvre ange chassé des cieux, accomplis ta destinée ; et quand tu retourneras là haut, souviens-toi de moi. »

Il parlait tout haut, cette fois ; et ne s’entendait pas, tant il était préoccupé : Denise, en l’entendant déclamer, sourit d’étonnement. Il crut qu’elle le comprenait, qu’elle lui répondait… Mais quand il sentit sous ses lèvres brûlantes ces lèvres, fraîches comme les pétales d’une rose, frémir et brûler aussi ; quand sur ce visage inanimé il vit la rougeur éclore, et la vie se répandre, — du moins il le crut, il le croit presque encore, — il sentit qu’il devenait fou ; il se leva avec effort, et la repoussa avec terreur ; mais elle se cramponna après lui ; elle était d’une vigueur peu commune, et ses bras passés autour de ses genoux le retinrent immobile et le forcèrent à se rasseoir. Voulait-elle dormir encore ? ou la nature s’éveillait-elle d’un long sommeil pour affronter un danger qu’elle ignorait ?

Maurice aurait résisté à l’enthousiasme ; il ne résista pas à la peur. Alors l’idiote trouva l’instinct de la femme : elle se défendit, et elle fut perdue… car ce n’était plus une idiote prête à subir la brutalité d’un vicieux ; c’était une jeune fille dont la pudeur se révoltait, pour que rien ne manquât au crime du forcené !

Les lois humaines ont tant d’influence sur nos principes, que le premier sentiment de Maurice, il faut l’avouer à sa honte, fut, non pas l’horreur de son crime, mais la crainte du châtiment. Il n’avait au milieu de son trouble qu’une idée fixe : cacher sa honte, en assurer l’impunité.

Tout se réduisait pour lui à cette pensée qu’il reproduisait sous toutes ses faces ; il passa le reste de la nuit à s’en pénétrer et à la réaliser.

Lorsque la nourrice rentra, elle trouva Denise couchée sur son lit et endormie profondément. Tout était calme dans la maison ; Maurice était calme dans sa chambre, il avait un visage calme quand la nourrice l’aborda. « Mon Dieu ! lui dit-elle, vous ne savez pas ce qui est arrivé à cette pauvre Denise ! » Maurice frémit de la tête aux pieds, mais son extérieur n’en témoigna rien. « Figurez-vous, monsieur, qu’elle a dormi sur son lit sans se déshabiller ; comment cela se fait-il ? Est-ce que Mathias n’est pas rentré hier soir ?

« — Il n’est pas revenu de Cubzac.

« — Ah ! mon Dieu ! je lui avais recommandé d’aller chercher une voisine pour coucher ma pauvre enfant, et comme cela personne n’y aura pensé ?

« — Je l’ai menée dans sa chambre, je ne pouvais pas deviner qu’elle n’aurait pas l’esprit de se déshabiller.

« — Après tout, dit la nourrice, il n’y a pas de mal, elle n’en dort que mieux. Monsieur veut-il déjeûner ?

« — Non, Mariette, je pars pour la campagne.

« — J’ai cru que monsieur ne partait qu’après-demain.

« — J’ai besoin à la Réole ce soir. Vous, Mariette, dès que Denise sera éveillée, faites son paquet et conduisez-la au Sacré-Cœur. C’est aujourd’hui qu’elle doit y rentrer ; recommandez-la de nouveau aux soins de ma tante, et dites qu’on n’épargne rien pour rendre sa pauvre existence aussi heureuse que possible. Qu’il n’y ait rien de trop cher pour sa santé ; c’est la fille de Lazare qui m’a sauvé la vie. »

Il prononça ce discours édifiant avec le sang-froid d’un scélérat. Puis il fit ses préparatifs avec la plus grande présence d’esprit. Une heure après il roulait en chaise de poste vers Paris.

Lorsque Mariette lui écrivit qu’elle avait laissé Denise au Sacré-Cœur, et quitté Bordeaux le lendemain, il eut un moment de joie frénétique, en s’écriant : « Je suis sauvé aux yeux des hommes ! » mais en retombant sur lui-même, il sentit qu’à ses propres yeux, il était à jamais perdu.

Depuis ce jour, Maurice est misérable. Il a tout fait, tout tenté, pour se raccommoder avec son cœur. Il ne le pourra peut-être jamais. Sa vie est une course forcée, où il ne jouit de rien, impatient qu’il est d’enterrer chaque jour et d’arriver au lendemain. Pour lui, le présent, l’avenir, ne sont bons qu’à combler l’abîme du passé. Tout l’ennuie, l’irrite, ou le froisse. Ne croyez pas qu’il soit poursuivi par l’image de Denise. Non ; l’idiote ne pourra jamais être considérée comme une victime. Ses torts envers cette espèce de femme n’ont pu être les mêmes qu’envers une femme véritable ; il se rappelle bien d’ailleurs qu’au milieu de son délire il retrouva tout d’un coup le sang-froid nécessaire au repos de son avenir. Le meurtrier qui sait que, faute d’un instant de force supérieure, toute sa vie sera compromise, emploie à couper la gorge de son semblable autant d’adresse et de réflexion, sa main est aussi légère, aussi dextre, que s’il s’agissait de découper un poulet sans faire sauter la graisse sur l’habit de son voisin. Maurice avait été maître de lui ; en commettant le crime d’une bête, il avait été supérieur à l’homme. Il s’en méprisait davantage.

Et puis l’idiote ne s’en souviendrait jamais ! elle ne le dirait pas, elle ne le savait pas. Elle s’était endormie au milieu de ses larmes. Elle n’avait pas compris l’offense, elle l’avait oubliée aussitôt qu’elle s’en était irritée. Elle ne trouverait d’ailleurs jamais un mot pour la révéler. Nul ne saurait la profanation, et nul ne se soucierait de la savoir ; car il n’y avait que lui, que lui au monde qui pût faire d’une idiote une femme, violer un enfant, polluer le marbre qui représentait l’innocence. C’est lui qui souffre de son crime, qui en porte la peine, qui en pâlit de honte ! Ce n’est pas Denise : pour elle, le crime sera comme s’il n’eût jamais été. Mais un homme dans toute sa force, dans toute sa raison, un homme qui se croyait vertueux, et qui maintenant n’est pas sûr d’avoir, à la place de Contrafatto, résisté à d’immondes tentations !

Et puis, la plus horrible de ses tortures, c’est la voix éteinte de Lazare, qui l’endort chaque soir de ce triste refrain :

« Qu’as-tu fait de ma fille ? »