Ronsard - Œuvres, Buon, 1587/Toy qui chantes l’honneur

Œuvres de P. de Ronsard, Texte établi par Jean Galland, Claude Binet et al., BuonTome 2 (p. 180-185).
ODE V.


TOy qui chantes l'honneur des Rois
Polymnie ma douce Muſe,
Ce dernier labeur de mes dois
Deſſus ton Luth ne me refuſe.
I'ay ſouuenance que tes mains
Ieune garſon me couronnerent,
Quand i'eu maſché les Lauriers ſaints
Que tes compagnes me donnerent.
Mais or' par le commandement
Du Roy, ta Lyre i'abandonne,
Pour entonner plus hautement
L'airain enroué de Bellonne.
Toutefois ains que de tenter
L'inſtrument de telle guerriere,
Encourage moy de chanter
Pour Adieu ceſte Ode dernière:
Et que i'aille en tes bois penſer
Aux honneurs du fils de mon maiſtre,
Pour ſes louanges commencer
Dés le premier iour de ſon eſtre.
La nuict que ce Prince nouueau
De nos Dieux augmenta la trope,
On vit autour de ſon berceau

Se battre l’Afrique & l’Europe.
L’Afrique auoit le poil retors
A la Moreſque creſpelée,
Les léures groſſes aux deux bords,
Les yeux noir, la face halée.
Son habit ſembloit s’allonger
Depuis les Colonnes d’Eſpaigne
Iuſqu’au bord du fleuue eſtranger
Qui de ſes eaux l’Egypte baigne.
En ſon habit eſtoient grauez
Maint ſerpent, maint lion ſauuage,
Maint trac de ſablons eſleuez
Autour de ſon bouillant riuage.
L’Europe auoit les cheueux blonds,
Son teint ſembloit aux fleurs décloſes,
Les yeux verds, & deux vermeillons
Courronnoient ſes léures de Roſes.
Sur ſa robe furent portrais
Maints ports, maints fleues, maintes iſles,
Et de ſes plis ſourdoient eſpais
Les murs d’vn milion de villes.
De tels veſtements triomphans
Ces terres furent accouſtrées
La nuict qu’elles tiroient l’enfant
Par force deuers leurs contrées.
L’Europe le vouloit auoir,
Diſant qu’il eſtoit nay chez elle,
Et que ſien eſtoit par deuoir
Comme à ſa mere naturelle.
L’Afrique en courroux reſpendoit
Qu’il eſtoit ſien par deſtinée,
Et que ia du ciel l’attendoit

Pour ſon Prince dés mainte année.
Ainſi l’vne à ſoy l’attiroit
Sur le berceau demy-couchée,
Et l’autre apres le retiroit
Contre ſa compagne faſchée.
Mais la pauuvre Europe à la fin
Baiſſant le front melancholique,
Par force fiſt voye ay Deſtin
Et quitta l'enfant à l'Afrique.
L'Afrique adonc luy preſenta
Le laict de ſa noire tetine,
Et pleine d'Apollon, chanta
Sur luy ceſte chanſon diuine:
Enfant heureuſement bien-né
(Race du Iupiter de France)
En qui tout le Ciel a donné
Toutes vertus en abondance,
Crois, crois, & d'vne maieſté
Monſtre toy le fils de ton pere,
Et porte au front la chaſteté
Qui reluit au front de ta mere.
Si toſt que l'âge produiſant
Les fleurs de la ieuneſſe tendre,
T'aura fait l'eſprit ſuffiſant
Pour les douces lettres apprendre:
Les trois Graces te meneront
Au bal des Muſes Pegaſides,
Et toute nuict t'abreuueront
De leurs ondes Aganippides.
Mais quand l'ardeur t'eſchaufera
Le ſang bouillant dans les entrailles,
Et que la gloire te fera

Conceuoir le ſoin des batailles:
Nul plus que toy ſera ſçauant
A tourner les bandes en fuite,
Et nul ſoldat courra deuant
Les pas ailez de ta pourſuite:
Soit que de pres il voye au poing
Ta large eſpée foudroyante,
Ou ſoit qu'il aduiſe de loing
Les plus de ta pique ondoyante:
Soit qu'il ſe vante d'oppoſer
Contre ta lance ſa cuiraſſe,
Ou ſoit qu'il ſe fie d'oſer
Attendre les coups de ta maſſe.
Lors toy ſus vn cheual monté
Regiſſant ſon eſprit farouche,
Prou-fendras de chaque coſté
Le plus eſpais de l'eſcarmouche:
Soit que tu le pouſſes au cours
Laſchant la reſne vagabonde,
Ou ſoit qu'en l'air de mille tours
Tu le tournes à bride ronde.
Ainſi porté par le milieu
Des bandes d'horreur les plus pleines,
Tu ſembleras à quelque Dieu
Qui prend ſoin des guerres humaines:
Et mariant à tes beaux faits
Fortune & Vertu ta compagne,
Veinqueur en-ioncheras eſpais
De corps morts toute la campagne.
Comme on voit l'orgueil d'vn torrent
Bouillonant d'vne trace neuue
Parmy les plaines en courant

Rauager tout cela qu'il treuue:
Ainſi ta main renuerſera
Sur la terre de ſang trempée,
Tout l'effort qui s'oppoſera
Deuant le fil de ton eſpée.
Le faucheur à grand tour de bras
Du matin iuſqu'à la ſerée,
De rang ne fait tomber à bas
Tant d'herbes cheutes ſur la prée:
Ne le ſcieur ne va taillant
Tant de moiſſons lors que nous ſommes
En Eſté, que toy bataillant
Tailleras de cheuaux & d'hommes.
Accablez ſous tes coups tranchans
Par morceaux ſeront en carnage
Ceux d'Erebe, & tous ceux des champs
Des Nomades & de Carthage:
Et ceux qui ne coupent le fruit
Des vignes meures deuenues,
Et qui iamais n'oyent le bruit
Des bœufs qui trainent les charues:
Et ceux qui gardent le verger
Des Heſperides deſpouillées,
Et ceux qui du ſang eſtranger
Habitent les riues ſouillées:
Ceux qui tiennent le mont Atlas,
Et ma plaine Mauruſienne,
Et mon lac qui nomma Pallas
De ſon onde Tritonienne:
Et ce peuple Thebain venu
Aux Amycleannes Cyrenes,
Et ceux où le belier cornu

Prophetiſe ſur mes arenes.
Bref, tous mes habitans ſeront
Veincus ou morts deſſous ta destre,
Et tremblans te confeſſeront
A coups de maſſe pour leur maistre.
Battvs, qui tant de mers paſſa
Quand ſa voix luy fut racoustrée,
Ne me pleut tant lors qu'il laiſſa
Pour moy ſa natiue contrée:
Ny Hannibal de qui la main
Esbranlant ſes haches guerrieres,
En-ionchant du peuple Romain
Tant de champs & tant de riuieres,
Ne me fut point ſi cher que toy,
(Bien qu'il fut mon fils de naiſſance)
Que toy adopté pour mon Roy
Du Ciel par fatale ordonnance.
Ainſi diſant, elle ferma
La parole aux futures choſes,
Et d'vne main noire ſema
Sur le berceau dix mille Roſes.
Puis comme vne voix qui ſe pleint,
Au ſoir dedans vn Antre ouye,
Ou de nuict comme vn ſonge feint,
Parmy l'air s'eſt eſuanouye.