Romans et Contes de Théophile Gautier/Jettatura/07

Jettatura
Romans et ContesA. Lemerre (p. 213-219).


VII


« Jettatore ! jettatore ! Ces mots s’adressaient bien à moi, se disait Paul d’Aspremont en rentrant à l’hôtel ; j’ignore ce qu’ils signifient, mais ils doivent assurément renfermer un sens injurieux ou moqueur. Qu’ai-je dans ma personne de singulier, d’insolite ou de ridicule pour attirer ainsi l’attention d’une manière défavorable ? Il me semble, quoique l’on soit assez mauvais juge de soi-même, que je ne suis ni beau, ni laid, ni grand, ni petit, ni maigre, ni gros, et que je puis passer inaperçu dans la foule. Ma mise n’a rien d’excentrique ; je ne suis pas coiffé d’un turban illuminé de bougies comme M. Jourdain dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme ; je ne porte pas une veste brodée d’un soleil d’or dans le dos, un nègre ne me précède pas jouant des timbales ; mon individualité, parfaitement inconnue, du reste, à Naples, se dérobe sous le vêtement uniforme, domino de la civilisation moderne, et je suis dans tout pareil aux élégants qui se promènent rue de Tolède ou au largo du Palais, sauf un peu moins de cravate, un peu moins d’épingle, un peu moins de chemise brodée, un peu moins de gilet, un peu moins de chaînes d’or et beaucoup moins de frisure.

— Peut-être ne suis-je pas assez frisé ! — Demain je me ferai donner un coup de fer par le coiffeur de l’hôtel. Cependant l’on a ici l’habitude de voir des étrangers, et quelques imperceptibles différences de toilette ne suffisent pas à justifier le mot mystérieux et le geste bizarre que ma présence provoque. J’ai remarqué, d’ailleurs, une expression d’antipathie et d’effroi dans les yeux des gens qui s’écartaient de mon chemin. Que puis-je avoir fait à ces gens que je rencontre pour la première fois ? Un voyageur, ombre qui passe pour ne plus revenir, n’excite partout que l’indifférence, à moins qu’il n’arrive de quelque région éloignée et ne soit l’échantillon d’une race inconnue : mais les paquebots jettent, toutes les semaines, sur le môle des milliers de touristes dont je ne diffère en rien. Qui s’en inquiète, excepté les facchini, les hôteliers et les domestiques de place ? Je n’ai pas tué mon frère, puisque je n’en avais pas, et je ne dois pas être marqué par Dieu du signe de Caïn, et pourtant les hommes se troublent et s’éloignent à mon aspect : à Paris, à Londres, à Vienne, dans toutes les villes que j’ai habitées, je ne me suis jamais aperçu que je produisisse un effet semblable ; l’on m’a trouvé quelquefois fier, dédaigneux, sauvage ; l’on m’a dit que j’affectais le sneer anglais, que j’imitais lord Byron, mais j’ai reçu partout l’accueil dû à un gentleman, et mes avances, quoique rares, n’en étaient que mieux appréciées. Une traversée de trois jours de Marseille à Naples ne peut pas m’avoir changé à ce point d’être devenu odieux ou grotesque, moi que plus d’une femme a distingué et qui ai su touché le cœur de miss Alicia Ward, une délicieuse jeune fille, une créature céleste, un ange de Thomas Moore ! »

Ces réflexions, raisonnables assurément, calmèrent un peu Paul d’Aspremont, et il se persuada qu’il avait attaché à la mimique exagérée des Napolitains, le peuple le plus gesticulateur du monde, un sens dont elle était dénuée.

Il était tard. — Tous les voyageurs, à l’exception de Paul, avaient regagné leurs chambres respectives ; Gelsomina, l’une des servantes dont nous avons esquissé la physionomie dans le conciliabule tenu à la cuisine sous la présidence de Virgilio Falsacappa, attendait que Paul fût rentré pour mettre les barres de clôture à la porte. Nanella, l’autre fille, dont c’était le tour de veiller, avait prié sa compagne plus hardie de tenir sa place, ne voulant pas se rencontrer avec le forestiere soupçonné de jettature ; aussi Gelsomina était-elle sous les armes : un énorme paquet d’amulettes se hérissait sur sa poitrine, et cinq petites cornes de corail tremblaient au lieu de pampilles à la perle taillée de ses boucles d’oreilles ; sa main, repliée d’avance, tendait l’index et le petit doigt avec une correction que le révérend curé Andréa de Jorio, auteur de la Mimica degli antichi investigata nel gestire napoletano, eût assurément approuvée.

La brave Gelsomina, dissimulant sa main derrière un pli de sa jupe, présenta le flambeau à M. d’Aspremont, et dirigea sur lui un regard aigu, persistant, presque provocateur, d’une expression si singulière, que le jeune homme en baissa les yeux : circonstance qui parut faire beaucoup de plaisir à cette belle fille.

À la voir immobile et droite, allongeant le flambeau avec un geste de statue, le profil découpé par une ligne lumineuse, l’œil fixe et flamboyant, on eût dit la Némésis antique cherchant à déconcerter un coupable.

Lorsque le voyageur eut monté l’escalier et que le bruit de ses pas se fut éteint dans le silence, Gelsomina releva la tête d’un air de triomphe, et dit : « Je lui ai joliment fait rentrer son regard dans la prunelle, à ce vilain monsieur, que saint Janvier confonde ; je suis sûre qu’il ne m’arrivera rien de fâcheux. »

Paul dormit mal et d’un sommeil agité ; il fut tourmenté par toutes sortes de rêves bizarres se rapportant aux idées qui avaient préoccupé sa veille : il se voyait entouré de figures grimaçantes et monstrueuses, exprimant la haine, la colère et la peur ; puis les figures s’évanouissaient ; les doigts longs, maigres, osseux, à phalanges noueuses, sortant de l’ombre et rougis d’une clarté infernale, le menaçaient en faisant des signes cabbalistiques ; les ongles de ces doigts, se recourbant en griffes de tigre, en serres de vautour, s’approchaient de plus en plus de son visage et semblaient chercher à lui vider l’orbite des yeux. Par un effort suprême, il parvint à écarter ces mains, voltigeant sur des ailes de chauve-souris ; mais aux mains crochues succédèrent des massacres de bœufs, de buffles et de cerfs, crânes blanchis animés d’une vie morte, qui l’assaillaient de leurs cornes et de leurs ramures et le forçaient à se jeter à la mer, où il se déchirait le corps sur une forêt de corail aux branches pointues ou bifurquées ; — une vague le rapportait à la côte, moulu, brisé, à demi mort ; et, comme le don Juan de lord Byron, il entrevoyait à travers son évanouissement une tête charmante qui se penchait vers lui ; — ce n’était pas Haydée, mais Alicia, plus belle encore que l’être imaginaire créé par le poète. La jeune fille faisait de vains efforts pour tirer sur le sable le corps que la mer voulait reprendre, et demandait à Vicè, la fauve servante, une aide que celle-ci lui refusait en riant d’un rire féroce : les bras d’Alicia se fatiguaient, et Paul retombait au gouffre.

Ces fantasmagories confusément effrayantes, vaguement horribles, et d’autres plus insaisissables encore, rappelant les fantômes informes ébauchés dans l’ombre opaque des aquatintes de Goya, torturèrent le dormeur jusqu’aux premières lueurs du matin ; son âme, affranchie par l’anéantissement du corps, semblait deviner ce que sa pensée éveillée ne pouvait comprendre, et tâchait de traduire ses pressentiments en image dans la chambre noire du rêve.

Paul se leva brisé, inquiet, comme mis sur la trace d’un malheur caché par ces cauchemars dont il craignait de sonder le mystère ; il tournait autour du fatal secret, fermant les yeux pour ne pas voir et les oreilles pour ne pas entendre ; jamais il n’avait été plus triste ; il doutait même d’Alicia ; l’air de fatuité heureuse du comte napolitain, la complaisance avec laquelle la jeune fille l’écoutait, la mine approbative du commodore, tout cela lui revenait en mémoire enjolivé de mille détails cruels, lui noyait le cœur d’amertume et ajoutait encore à sa mélancolie.

La lumière a ce privilège de dissiper le malaise causé par les visions nocturnes. Smarra, offusqué, s’enfuit en agitant ses ailes membraneuses, lorsque le jour tire ses flèches d’or dans la chambre par l’interstice des rideaux. — Le soleil brillait d’un éclat joyeux, le ciel était pur, et sur le bleu de la mer scintillaient des millions de paillettes : peu à peu Paul se rasséréna ; il oublia ses rêves fâcheux et les impressions bizarres de la veille, ou, s’il y pensait, c’était pour s’accuser d’extravagance.

Il alla faire un tour à Chiaja pour s’amuser du spectacle de la pétulance napolitaine : les marchands criaient leurs denrées sur des mélopées bizarres en dialecte populaire, inintelligible pour lui qui ne savait que l’italien, avec des gestes désordonnés et une furie d’action inconnue dans le Nord ; mais toutes les fois qu’il s’arrêtait près d’une boutique, le marchand prenait un air alarmé, murmurait quelque imprécation à mi-voix, et faisait le geste d’allonger les doigts comme s’il eût voulu le poignarder de l’auriculaire et de l’index ; les commères, plus hardies, l’accablaient d’injures et lui montraient le poing.