Romans et Contes de Théophile Gautier/Jettatura/06

Jettatura
Romans et ContesA. Lemerre (p. 201-213).


VI


Le lendemain de l’envoi des cornes, le comte Altavilla fit une visite à miss Ward. La jeune Anglaise prenait le thé en compagnie de son oncle, exactement comme si elle eût été à Ramsgate dans une maison de briques jaunes, et non à Naples sur une terrasse blanchie à la chaux et entourée de figuiers, de cactus et d’aloès ; car un des signes caractéristiques de la race saxonne est la persistance de ses habitudes, quelques contraires qu’elles soient au climat. Le commodore rayonnait : au moyen de morceaux de glace fabriquée chimiquement avec un appareil, car on n’apporte que de la neige des montagnes qui s’élèvent derrière Castellamare, il était parvenu à maintenir son beurre à l’état solide, et il en étalait une couche avec une satisfaction visible sur une tranche de pain coupée en sandwiche.

Après ces quelques mots vagues qui précèdent toute conversation et ressemblent aux préludes par lesquels les pianistes tâtent leur clavier avant de commencer leur morceau, Alicia, abandonnant tout à coup les lieux communs d’usage, s’adressa brusquement au jeune comte napolitain :

« Que signifie ce bizarre cadeau de cornes dont vous avez accompagné vos fleurs ? Ma servante Vicè m’a dit que c’était un préservatif contre le fascino ; voilà tout ce que j’ai pu tirer d’elle.

— Vicè a raison, répondit le comte Altavilla en s’inclinant.

— Mais qu’est-ce que le fascino ? poursuivit la jeune miss ; je ne suis pas au courant de vos superstitions… africaines, car cela doit se rapporter sans doute à quelque croyance populaire.

— Le fascino est l’influence pernicieuse qu’exerce la personne douée, ou plutôt affligée du mauvais œil.

— Je fais semblant de vous comprendre, de peur de vous donner une idée défavorable de mon intelligence si j’avoue que le sens de vos paroles m’échappe, dit miss Alicia Ward ; vous m’expliquez l’inconnu par l’inconnu : mauvais œil traduit fort mal, pour moi, fascino ; comme le personnage de la comédie je sais le latin, mais faites comme si je ne le savais pas.

— Je vais m’expliquer avec toute la clarté possible, répondit Altavilla ; seulement, dans votre dédain britannique, n’allez pas me prendre pour un sauvage et vous demander si mes habits ne cachent pas une peau tatouée de rouge et de bleu. Je suis un homme civilisé ; j’ai été élevé à Paris ; je parle anglais et français ; j’ai lu Voltaire ; je crois aux machines à vapeur, aux chemins de fer, aux deux chambres comme Stendhal ; je mange le macaroni avec une fourchette ; — je porte le matin des gants de Suède, l’après-midi des gants de couleur, le soir des gants paille. »

L’attention du commodore, qui beurrait sa deuxième tartine, fut attirée par ce début étrange, et il resta le couteau à la main, fixant sur Altavilla ses prunelles d’un bleu polaire, dont la nuance formait un bizarre contraste avec son teint rouge-brique.

« Voilà des titres rassurants, fit miss Alicia Ward avec un sourire ; et après cela je serais bien défiante si je vous soupçonnais de barbarie. Mais ce que vous avez à me dire est donc bien terrible ou bien absurde, que vous prenez tant de circonlocutions pour arriver au fait ?

— Oui, bien terrible, bien absurde et même bien ridicule, ce qui est pire, continua le comte ; si j’étais à Londres ou à Paris, peut-être en rirais-je avec vous, mais ici, à Naples…

— Vous garderez votre sérieux ; n’est-ce pas cela que vous voulez dire ?

— Précisément.

— Arrivons au fascino, dit miss Ward, que la gravité d’Altavilla impressionnait malgré elle.

— Cette croyance remonte à la plus haute antiquité. Il y est fait allusion dans la Bible. Virgile en parle d’un ton convaincu ; les amulettes de bronze trouvées à Pompeïa, à Herculanum, à Stabies, les signes préservatifs dessinés sur les murs des maisons déblayées, montrent combien cette superstition était jadis répandue (Altavilla souligna le mot superstition avec une intention maligne). L’Orient tout entier y ajoute foi encore aujourd’hui. Des mains rouges ou vertes sont appliquées de chaque côté de l’une des maisons mauresques pour détourner la mauvaise influence. On voit une main sculptée sur le claveau de la porte du Jugement à l’Alhambra, ce qui prouve que ce préjugé est du moins fort ancien s’il n’est pas fondé. Quand des millions d’hommes ont pendant des milliers d’années partagé une opinion, il est probable que cette opinion si généralement reçue s’appuyait sur des faits positifs, sur une longue suite d’observations justifiées par l’événement… J’ai peine à croire, quelque idée avantageuse que j’aie de moi-même, que tant de personnes, dont plusieurs à coup sûr étaient illustres, éclairées et savantes, se soient trompées grossièrement dans une chose où seul je verrais clair…

— Votre raisonnement est facile à rétorquer, interrompit miss Alicia Ward : le polythéisme n’a-t-il pas été la religion d’Hésiode, d’Homère, d’Aristote, de Platon, de Socrate même, qui a sacrifié un coq à Esculape, et d’une foule d’autres personnages d’un génie incontestable ?

— Sans doute, mais il n’y a plus personne aujourd’hui qui sacrifie des bœufs à Jupiter.

— Il vaut bien mieux en faire des beefsteaks et des rumpsteaks, dit sentencieusement le commodore, que l’usage de brûler les cuisses grasses des victimes sur les charbons avait toujours choqué dans Homère.

— On n’offre plus de colombes à Vénus, ni de paons à Junon, ni de boucs à Bacchus ; le christianisme a remplacé ces rêves de marbre blanc dont la Grèce avait peuplé son Olympe ; la vérité a fait évanouir l’erreur, et une infinité de gens redoutent encore les effets du fascino, ou, pour lui donner son nom populaire, de la jettatura.

— Que le peuple ignorant s’inquiète de pareilles influences, je le conçois, dit miss Ward ; mais qu’un homme de votre naissance et de votre éducation partage cette croyance, voilà ce qui m’étonne.

— Plus d’un qui fait l’esprit fort, répondit le comte, suspend à sa fenêtre une corne, cloue un massacre au-dessus de sa porte, et ne marche que couvert d’amulettes ; moi, je suis franc, et j’avoue sans honte que lorsque je rencontre un jettatore, je prends volontiers l’autre côté de la rue, et que si je ne puis éviter son regard, je le conjure de mon mieux par le geste consacré. Je n’y mets pas plus de façon qu’un lazzarone, et je m’en trouve bien. Des mésaventures nombreuses m’ont appris à ne pas dédaigner ces précautions. »

Miss Alicia Ward était une protestante, élevée avec une grande liberté d’esprit philosophique, qui n’admettait rien qu’après examen, et dont la raison droite répugnait à tout ce qui ne pouvait s’expliquer mathématiquement. Les discours du comte la surprenaient. Elle voulut d’abord n’y voir qu’un simple jeu d’esprit ; mais le ton calme et convaincu d’Altavilla lui fit changer d’idée sans la persuader en aucune façon.

« Je vous accorde, dit-elle, que ce préjugé existe, qu’il est fort répandu, que vous êtes sincère dans votre crainte du mauvais œil, et ne cherchez pas à vous jouer de la simplicité d’une pauvre étrangère ; mais donnez-moi quelque raison physique de cette idée superstitieuse, car, dussiez-vous me juger comme un être entièrement dénué de poésie, je suis très incrédule : le fantastique, le mystérieux, l’occulte, l’inexplicable ont fort peu de prise sur moi.

— Vous ne nierez pas, miss Alicia, reprit le comte, la puissance de l’œil humain ; la lumière du ciel s’y combine avec le reflet de l’âme ; la prunelle est une lentille qui concentre les rayons de la vie, et l’électricité intellectuelle jaillit par cette étroite ouverture : le regard d’une femme ne traverse-t-il pas le cœur le plus dur ? Le regard d’un héros n’aimante-t-il pas toute une armée ? Le regard du médecin ne dompte-t-il pas le fou comme une douche froide ? Le regard d’une mère ne fait-il pas reculer les lions ?

— Vous plaidez votre cause avec éloquence, répondit miss Ward, en secouant sa jolie tête ; pardonnez-moi s’il me reste des doutes.

— Et l’oiseau qui, palpitant d’horreur et poussant des cris lamentables, descend du haut d’un arbre, d’où il pourrait s’envoler, pour se jeter dans la gueule du serpent qui le fascine, obéit-il à un préjugé ? a-t-il entendu, dans les nids, des commères emplumées raconter des histoires de jettatura ? — Beaucoup d’effets n’ont-ils pas eu lieu par des causes inappréciables pour nos organes ? Les miasmes de la fièvre paludéenne, de la peste, du choléra, sont-ils visibles ? Nul œil n’aperçoit le fluide électrique sur la broche du paratonnerre, et pourtant la foudre est soutirée ! Qu’y a-t-il d’absurde à supposer qu’il se dégage de ce disque noir, bleu ou gris, un rayon propice ou fatal ? Pourquoi cet effluve ne serait-il pas heureux ou malheureux d’après le mode d’émission et l’angle sous lequel l’objet la reçoit ?

— Il me semble, dit le commodore, que la théorie du comte a quelque chose de spécieux ; je n’ai jamais pu, moi, regarder les yeux d’or d’un crapaud sans me sentir à l’estomac une chaleur intolérable, comme si j’avais pris de l’émétique ; et pourtant le pauvre reptile avait plus de raison de craindre que moi qui pouvais l’écraser d’un coup de talon.

— Ah ! mon oncle ! si vous vous mettez avec M. d’Altavilla, fit miss Ward, je vais être battue. Je ne suis pas de force à lutter. Quoique j’eusse peut-être bien des choses à objecter contre cette électricité oculaire dont aucun physicien n’a parlé, je veux bien admettre son existence pour un instant, mais quelle efficacité peuvent avoir pour se préserver de leurs funestes effets les immenses cornes dont vous m’avez gratifiée ?

— De même que le paratonnerre avec sa pointe soutire la foudre, répondit Altavilla, ainsi les pitons aigus de ces cornes sur lesquelles se fixe le regard du jettatore détournent le fluide malfaisant et le dépouillent de sa dangereuse électricité. Les doigts tendus en avant et les amulettes de corail rendent le même service.

— Tout ce que vous me contez là est bien fou, monsieur le comte, reprit miss Ward ; et voici ce que j’y crois comprendre : selon vous, je serais sous le coup du fascino d’un jettatore bien dangereux ; et vous m’avez envoyé des cornes comme moyen de défense ?

— Je le crains, miss Alicia, répondit le comte avec un ton de conviction profonde.

— Il ferait beau voir, s’écria le commodore, qu’un de ces drôles à l’œil louche essayât de fasciner ma nièce ! Quoique j’aie dépassé la soixantaine, je n’ai pas encore oublié mes leçons de boxe. »

Et il fermait son poing en serrant le pouce contre les doigts pliés.

« Deux doigts suffisent, milord, dit Altavilla en faisant prendre à la main du commodore la position voulue. Le plus ordinairement la jettatura est involontaire ; elle s’exerce à l’insu de ceux qui possèdent ce don fatal, et souvent même, lorsque les jettatori arrivent à la conscience de leur funeste pouvoir, ils en déplorent les effets plus que personne ; il faut donc les éviter et non les maltraiter. D’ailleurs, avec les cornes, les doigts en pointe, les branches de corail bifurquées, on peut neutraliser ou du moins atténuer leur influence.

— En vérité, c’est fort étrange, dit le commodore, que le sang-froid d’Altavilla impressionnait malgré lui.

— Je ne me savais pas si fort obsédée par les jettatori ; je ne quitte guère cette terrasse, si ce n’est pour aller faire, le soir, un tour en calèche le long de la Villa Reale, avec mon oncle, et je n’ai rien remarqué qui pût donner lieu à votre supposition, dit la jeune fille dont la curiosité s’éveillait, quoique son incrédulité fût toujours la même. Sur qui se portent vos soupçons ?

— Ce ne sont pas des soupçons, miss Ward ; ma certitude est complète, répondit le jeune comte napolitain.

— De grâce, révélez-nous le nom de cet être fatal ! » dit miss Ward avec une légère nuance de moquerie.

Altavilla garda le silence.

« Il est bon de savoir de qui l’on doit se défier, » ajouta le commodore.

Le jeune comte napolitain parut se recueillir ; — puis il se leva, s’arrêta devant l’oncle de miss Ward, lui fit un salut respectueux et lui dit :

« Milord Ward, je vous demande la main de votre nièce. »

À cette phrase inattendue, Alicia devint toute rose, et le commodore passa du rouge à l’écarlate.

Certes, le comte Altavilla pouvait prétendre à la main de miss Ward ; il appartenait à une des plus anciennes et plus nobles familles de Naples ; il était beau, jeune, riche, très bien en cour, parfaitement élevé, d’une élégance irréprochable ; sa demande, en elle-même, n’avait donc rien de choquant ; mais elle venait d’une manière si soudaine, si étrange ; elle ressortait si peu de la conversation entamée, que la stupéfaction de l’oncle et de la nièce était tout à fait convenable. Aussi Altavilla n’en parut-il ni surpris ni découragé, et attendit-il la réponse de pied ferme.

« Mon cher comte, dit enfin le commodore, un peu remis de son trouble, votre proposition m’étonne — autant qu’elle m’honore. — En vérité, je ne sais que vous répondre ; je n’ai pas consulté ma nièce. — On parlait de fascino, de jettatura, de cornes, d’amulettes, de mains ouvertes ou fermées, de toutes sortes de choses qui n’ont aucun rapport au mariage, et puis voilà que vous me demandez la main d’Alicia ! — Cela ne se suit pas du tout, et vous ne m’en voudrez pas si je n’ai pas des idées bien nettes à ce sujet. Cette union serait à coup sûr très convenable, mais je croyais que ma nièce avait d’autres intentions. Il est vrai qu’un vieux loup de mer comme moi ne lit pas bien couramment dans le cœur des jeunes filles… »

Alicia, voyant son oncle s’embrouiller, profita du temps d’arrêt qu’il prit après sa dernière phrase pour faire cesser une scène qui devenait gênante, et dit au Napolitain :

« Comte, lorsqu’un galant homme demande loyalement la main d’une honnête jeune fille, il n’y a pas lieu pour elle de s’offenser, mais elle a droit d’être étonnée de la forme bizarre donnée à cette demande. Je vous priais de me dire le nom du prétendu jettatore dont l’influence peut, selon vous, m’être nuisible, et vous faites brusquement à mon oncle une proposition dont je ne démêle pas le motif.

— C’est, répondit Altavilla, qu’un gentilhomme ne se fait pas volontiers dénonciateur, et qu’un mari seul peut défendre sa femme. Mais prenez quelques jours pour réfléchir. Jusque-là, les cornes exposées d’une façon bien visible suffiront, je l’espère, à vous garantir de tout événement fâcheux. »

Cela dit, le comte se leva et sortit après avoir salué profondément.

Vicè, la fauve servante aux cheveux crépus, qui venait pour emporter la théière et les tasses, avait, en montant lentement l’escalier de la terrasse, entendu la fin de la conversation ; elle nourrissait contre Paul d’Aspremont toute l’aversion qu’une paysanne des Abruzzes apprivoisée à peine par deux ou trois ans de domesticité, peut avoir à l’endroit d’un forestiere soupçonné de jettature ; elle trouvait d’ailleurs le comte Altavilla superbe, et ne concevait pas que miss Ward pût lui préférer un jeune homme chétif et pâle dont elle, Vicè, n’eût pas voulu, quand même il n’aurait pas eu le fascino. Aussi, n’appréciant pas la délicatesse de procédé du comte, et désirant soustraire sa maîtresse, qu’elle aimait, à une nuisible influence, Vicè se pencha vers l’oreille de miss Ward et lui dit :

« Le nom que vous cache le comte Altavilla, je le sais, moi.

— Je vous défends de me le dire, Vicè, si vous tenez à mes bonnes grâces, répondit Alicia. Vraiment toutes ces superstitions sont honteuses, et je les braverai en fille chrétienne qui ne craint que Dieu. »