Romans et Contes de Théophile Gautier/Avatar/8

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Romans et ContesA. Lemerre (p. 86-98).


VIII


Le comte ouvrit les yeux, et promena autour de lui un regard investigateur ; il vit une chambre à coucher confortable, mais simple ; un tapis ocellé, imitant la peau de léopard, couvrait le plancher ; des rideaux de tapisserie, que Jean venait d’entr’ouvrir, pendaient aux fenêtres et masquaient les portes ; les murs étaient tendus d’un papier velouté vert uni, simulant le drap. Une pendule formée d’un bloc de marbre noir, au cadran de platine, surmontée de la statuette en argent oxydé de la Diane de Gabies, réduite par Barbedienne, et accompagnée de deux coupes antiques, aussi en argent, décorait la cheminée en marbre blanc à veines bleuâtres ; le miroir de Venise où le comte avait découvert la veille qu’il ne possédait plus sa figure habituelle, et un portrait de femme âgée, peint par Flandrin, sans doute celui de la mère d’Octave, étaient les seuls ornements de cette pièce, un peu triste et sévère ; un divan, un fauteuil à la Voltaire placé près de la cheminée, une table à tiroirs, couverte de papiers et de livres, composaient un ameublement commode, mais qui ne rappelait en rien les somptuosités de l’hôtel Labinski.

« Monsieur se lève-t-il ? » dit Jean de cette voix ménagée qu’il s’était faite pendant la maladie d’Octave, et en présentant au comte la chemise de couleur, le pantalon de flanelle à pied et la gandoura d’Alger, vêtements du matin de son maître. Quoiqu’il répugnât au comte de mettre les habits d’un étranger, à moins de rester nu il lui fallait accepter ceux que lui présentait Jean, et il posa ses pieds sur la peau d’ours soyeuse et noire qui servait de descente de lit.

Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître concevoir le moindre doute sur l’identité du faux Octave de Saville qu’il aidait à s’habiller, lui dit : « À quelle heure monsieur désire-t-il déjeuner ?

― À l’heure ordinaire, » répondit le comte, qui, afin de ne pas éprouver d’empêchement dans les démarches qu’il comptait faire pour recouvrer sa personnalité, avait résolu d’accepter extérieurement son incompréhensible transformation.

Jean se retira, et Olaf-de Saville ouvrit les deux lettres qui avaient été apportées avec les journaux, espérant y trouver quelques renseignements ; la première contenait des reproches amicaux, et se plaignait de bonnes relations de camaraderie interrompues sans motif ; un nom inconnu pour lui la signait. La seconde était du notaire d’Octave, et le pressait de venir toucher un quartier de rente échu depuis longtemps, ou du moins d’assigner un emploi à ses capitaux qui restaient improductifs.

« Ah çà, il paraît, se dit le comte, que l’Octave de Saville dont j’occupe la peau bien contre mon gré existe réellement ; ce n’est point un être fantastique, un personnage d’Achim d’Arnim ou de Clément Brentano ; il a un appartement, des amis, un notaire, des rentes à émarger, tout ce qui constitue l’état civil d’un gentleman. Il me semble bien cependant que je suis le comte Olaf Labinski. »

Un coup d’œil jeté sur le miroir le convainquit que cette opinion ne serait partagée de personne ; à la pure clarté du jour, aux douteuses lueurs des bougies, le reflet était identique.

En continuant la visite domiciliaire, il ouvrit les tiroirs de la table : dans l’un il trouva des titres de propriété, deux billets de mille francs et cinquante louis, qu’il s’appropria sans scrupule pour les besoins de la campagne qu’il allait commencer, et dans l’autre un portefeuille en cuir de Russie fermé par une serrure à secret.

Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert, qui s’élança dans la chambre avec la familiarité d’un ancien ami, sans attendre que le domestique vînt lui rendre la réponse du maître.

« Bonjour, Octave, dit le nouveau venu, beau jeune homme à l’air cordial et franc ; que fais-tu, que deviens-tu, es-tu mort ou vivant ? On ne te voit nulle part ; on t’écrit, tu ne réponds pas. ― Je devrais te bouder, mais, ma foi, je n’ai pas d’amour-propre en affection, et je viens te serrer la main. ― Que diable ! on ne peut pas laisser mourir de mélancolie son camarade de collège au fond de cet appartement lugubre comme la cellule de Charles-Quint au monastère de Yuste. Tu te figures que tu es malade, tu t’ennuies, voilà tout ; mais je te forcerai à te distraire, et je vais t’emmener d’autorité à un joyeux déjeuner où Gustave Raimbaud enterre sa liberté de garçon. »

En débitant cette tirade d’un ton moitié fâché, moitié comique, il secouait vigoureusement à la manière anglaise la main du comte qu’il avait prise.

« Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans l’esprit de son rôle, je suis plus souffrant aujourd’hui que d’ordinaire ; je ne me sens pas en train ; je vous attristerais et vous gênerais.

― En effet, tu es bien pâle et tu as l’air fatigué ; à une occasion meilleure ! Je me sauve, car je suis en retard de trois douzaines d’huîtres vertes et d’une bouteille de vin de Sauterne, dit Alfred en se dirigeant vers la porte : Raimbaud sera fâché de ne pas te voir. »

Cette visite augmenta la tristesse du comte. ― Jean le prenait pour son maître. Alfred pour son ami. Une dernière épreuve lui manquait. La porte s’ouvrit ; une dame dont les bandeaux étaient entremêlés de fil d’argent, et qui ressemblait d’une manière frappante au portrait suspendu à la muraille, entra dans la chambre, s’assit sur le divan, et dit au comte :

« Comment vas-tu, mon pauvre Octave ? Jean m’a dit que tu étais rentré tard hier, et dans un état de faiblesse alarmante ; ménage-toi bien, mon cher fils, car tu sais combien je t’aime, malgré le chagrin que me cause cette inexplicable tristesse dont tu n’as jamais voulu me confier le secret.

― Ne craignez rien, ma mère, cela n’a rien de grave, répondit Olaf-de Saville ; je suis beaucoup mieux aujourd’hui. »

Madame de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne voulant pas gêner son fils, qu’elle savait ne pas aimer à être troublé longtemps dans sa solitude.

« Me voilà bien définitivement Octave de Saville, s’écria le comte lorsque la vieille dame fut partie ; sa mère me reconnaît et ne devine pas une âme étrangère sous l’épiderme de son fils. Je suis donc à jamais peut-être claquemuré dans cette enveloppe ; quelle étrange prison pour un esprit que le corps d’un autre ! Il est dur pourtant de renoncer à être le comte Olaf Labinski, de perdre son blason, sa femme, sa fortune, et de se voir réduit à une chétive existence bourgeoise. Oh ! je la déchirerai, pour en sortir, cette peau de Nessus qui s’attache à mon moi, et je ne la rendrai qu’en pièces à son premier possesseur. Si je retournais à l’hôtel ? car je n’ai plus de vigueur dans cette robe de chambre de malade ; voyons, cherchons, car il faut que je sache un peu la vie de cet Octave de Saville qui est moi maintenant. » Et il essaya d’ouvrir le portefeuille. Le ressort touché par hasard céda, et le comte tira, des poches de cuir, d’abord plusieurs papiers, noircis d’une écriture serrée et fine, ensuite un carré de vélin ; ― sur le carré de vélin une main peu habile, mais fidèle, avait dessiné, avec la mémoire du cœur et la ressemblance que n’atteignent pas toujours les grands artistes, un portrait au crayon de la comtesse Prascovie Labinska, qu’il était impossible de ne pas reconnaître du premier coup d’œil.

Le comte demeura stupéfait de cette découverte. À la surprise succéda un furieux mouvement de jalousie ; comment le portrait de la comtesse se trouvait-il dans le portefeuille secret de ce jeune homme inconnu, d’où lui venait-il, qui l’avait fait, qui l’avait donné ? Cette Prascovie si religieusement adorée serait-elle descendue de son ciel d’amour dans une intrigue vulgaire ? Quelle raillerie infernale l’incarnait, lui, le mari, dans le corps de l’amant de cette femme, jusque-là crue si pure ? ― Après avoir été l’époux, il allait être le galant ! Sarcastique métamorphose, renversement de position à devenir fou, il pourrait se tromper lui-même, être à la fois Clitandre et George Dandin !

Toutes ces idées bourdonnaient tumultueusement dans son crâne ; il sentait sa raison près de s’échapper, et il fit, pour reprendre un peu de calme, un effort suprême de volonté. Sans écouter Jean qui l’avertissait que le déjeuner était servi, il continua avec une trépidation nerveuse l’examen du portefeuille mystérieux.

Les feuillets composaient une espèce de journal psychologique, abandonné et repris à diverses époques ; en voici quelques fragments, dévorés par le comte avec une curiosité anxieuse :

« Jamais elle ne m’aimera, jamais, jamais ! J’ai lu dans ses yeux si doux ce mot si cruel, que Dante n’en a pas trouvé de plus dur pour l’inscrire sur les portes de bronze de la Cité Dolente : « Perdez tout espoir. » Qu’ai-je fait à Dieu pour être damné vivant ? Demain, après-demain, toujours, ce sera la même chose ! Les astres peuvent entre-croiser leurs orbes, les étoiles en conjonction former des nœuds, rien dans mon sort ne changera. D’un mot, elle a dissipé le rêve ; d’un geste, brisé l’aile à la chimère. Les combinaisons fabuleuses des impossibilités ne m’offrent aucune chance ; les chiffres, rejetés un milliard de fois dans la roue de la fortune, n’en sortiraient pas, ― il n’y a pas de numéro gagnant pour moi !

« Malheureux que je suis ! je sais que le paradis m’est fermé et je reste stupidement assis au seuil, le dos appuyé à la porte, qui ne doit pas s’ouvrir, et je pleure en silence, sans secousses, sans efforts, comme si mes yeux étaient des sources d’eau vive. Je n’ai pas le courage de me lever et de m’enfoncer au désert immense ou dans la Babel tumultueuse des hommes. »

« Quelquefois, quand, la nuit, je ne puis dormir, je pense à Prascovie ; ― si je dors, j’en rêve ; ― oh ! qu’elle était belle ce jour-là, dans le jardin de la villa Salviati, à Florence ! ― Cette robe blanche et ces rubans noirs, ― c’était charmant et funèbre ! Le blanc pour elle, le noir pour moi ! ― Quelquefois les rubans, remués par la brise, formaient une croix sur ce fond d’éclatante blancheur ; un esprit invisible disait tout bas la messe de mort de mon cœur. »

« Si quelque catastrophe inouïe mettait sur mon front la couronne des empereurs et des califes, si la terre saignait pour moi ses veines d’or, si les mines de diamant de Golconde et de Visapour me laissaient fouiller dans leurs gangues étincelantes, si la lyre de Byron résonnait sous mes doigts, si les plus parfaits chefs-d’œuvre de l’art antique et moderne me prêtaient leurs beautés, si je découvrais un monde, eh bien, je n’en serais pas plus avancé pour cela ! »

« À quoi tient la destinée ! j’avais envie d’aller à Constantinople, je ne l’aurais pas rencontrée ; je reste à Florence, je la vois et je meurs. »

« Je me serais bien tué ; mais elle respire dans cet air où nous vivons, et peut-être ma lèvre avide aspirera-t-elle ― ô bonheur ineffable ! ― un effluve lointain de ce souffle embaumé ; et puis l’on assignerait à mon âme coupable une planète d’exil, et je n’aurais pas la chance de me faire aimer d’elle dans l’autre vie. ― Être encore séparés là-bas, elle au paradis, moi en enfer : pensée accablante ! »

« Pourquoi faut-il que j’aime précisément la seule femme qui ne peut m’aimer ? D’autres qu’on dit belles, qui étaient libres, me souriaient de leur sourire le plus tendre et semblaient appeler un aveu qui ne venait pas. Oh ! qu’il est heureux lui ! Quelle sublime vie antérieure Dieu récompense-t-il en lui par le don magnifique de cet amour ? »

… Il était inutile d’en lire davantage. Le soupçon que le comte avait pu concevoir à l’aspect du portrait de Prascovie s’était évanoui dès les premières lignes de ces tristes confidences. Il comprit que l’image chérie, recommencée mille fois, avait été caressée loin du modèle avec cette patience infatigable de l’amour malheureux, et que c’était la madone d’une petite chapelle mystique, devant laquelle s’agenouillait l’adoration sans espoir.

« Mais si cet Octave avait fait un pacte avec le diable pour me dérober mon corps et surprendre sous ma forme l’amour de Prascovie ! »

L’invraisemblance, au dix-neuvième siècle, d’une pareille supposition, la fit bientôt abandonner au comte, qu’elle avait cependant étrangement troublé.

Souriant lui-même de sa crédulité, il mangea, refroidi, le déjeuner servi par Jean, s’habilla et demanda la voiture. Lorsqu’on eut attelé, il se fit conduire chez le docteur Balthazar Cherbonneau ; il traversa ces salles où la veille il était entré s’appelant encore le comte Olaf Labinski, et d’où il était sorti salué par tout le monde du nom d’Octave de Saville. Le docteur était assis, comme à son ordinaire, sur le divan de la pièce du fond, tenant son pied dans sa main, et paraissait plongé dans une méditation profonde.

Au bruit des pas du comte, le docteur releva la tête.

« Ah ! c’est vous, mon cher Octave ; j’allais passer chez vous ; mais c’est bon signe quand le malade vient voir le médecin.

― Toujours Octave ! dit le comte, je crois que j’en deviendrai fou de rage ! »

Puis, se croisant les bras, il se plaça devant le docteur, et, le regardant avec une fixité terrible :

« Vous savez bien, monsieur Balthazar Cherbonneau, que je ne suis pas Octave, mais le comte Olaf Labinski, puisque hier soir vous m’avez, ici même, volé ma peau au moyen de vos sorcelleries exotiques. »

À ces mots, le docteur partit d’un énorme éclat de rire, se renversa sur ses coussins, et se mit les poings au côté pour contenir les convulsions de sa gaieté.

« Modérez, docteur, cette joie intempestive dont vous pourriez vous repentir. Je parle sérieusement.

― Tant pis, tant pis ! cela prouve que l’anesthésie et l’hypocondrie pour laquelle je vous soignais se tournent en démence. Il faudra changer le régime, voilà tout.

― Je ne sais à quoi tient, docteur du diable, que je ne vous étrangle de mes mains, » cria le comte en s’avançant vers Cherbonneau.

Le docteur sourit de la menace du comte, qu’il toucha du bout d’une petite baguette d’acier. ― Olaf-de Saville reçut une commotion terrible et crut qu’il avait le bras cassé.

« Oh ! nous avons les moyens de réduire les malades lorsqu’ils se regimbent, dit-il en laissant tomber sur lui ce regard froid comme une douche, qui dompte les fous et fait s’aplatir les lions sur le ventre. Retournez chez vous, prenez un bain, cette surexcitation se calmera. »

Olaf-de Saville, étourdi par la secousse électrique, sortit de chez le docteur Cherbonneau plus incertain et plus troublé que jamais. Il se fit conduire à Passy chez le docteur B***, pour le consulter.

« Je suis, dit-il au médecin célèbre, en proie à une hallucination bizarre ; lorsque je me regarde dans une glace, ma figure ne m’apparaît pas avec ses traits habituels ; la forme des objets qui m’entourent est changée ; je ne reconnais ni les murs ni les meubles de ma chambre ; il me semble que je suis une autre personne que moi-même.

― Sous quel aspect vous voyez-vous ? demanda le médecin ; l’erreur peut venir des yeux ou du cerveau.

― Je me vois des cheveux noirs, des yeux bleu foncé, un visage pâle encadré de barbe.

― Un signalement de passe-port ne serait pas plus exact : il n’y a chez vous ni hallucination intellectuelle, ni perversion de la vue. Vous êtes, en effet, tel que vous dites.

― Mais non ! J’ai réellement les cheveux blonds, les yeux noirs, le teint hâlé et une moustache effilée à la hongroise.

― Ici, répondit le médecin, commence une légère altération des facultés intellectuelles.

― Pourtant, docteur, je ne suis nullement fou.

― Sans doute. Il n’y a que les sages qui viennent chez moi tout seuls. Un peu de fatigue, quelque excès d’étude ou de plaisir aura causé ce trouble. Vous vous trompez ; la vision est réelle, l’idée est chimérique : au lieu d’être un blond qui se voit brun, vous êtes un brun qui se croit blond.

― Pourtant je suis sûr d’être le comte Olaf Labinski, et tout le monde depuis hier m’appelle Octave de Saville.

― C’est précisément ce que je disais, répondit le docteur. Vous êtes M. de Saville et vous vous imaginez être M. le comte Labinski, que je me souviens d’avoir vu, et qui, en effet, est blond. ― Cela explique parfaitement comment vous vous trouvez une autre figure dans le miroir ; cette figure, qui est la vôtre, ne répond point à votre idée intérieure et vous surprend. ― Réfléchissez à ceci, que tout le monde vous nomme M. de Saville et par conséquent ne partage pas votre croyance. Venez passer une quinzaine de jours ici : les bains, le repos, les promenades sous les grands arbres dissiperont cette influence fâcheuse. »

Le comte baissa la tête et promit de revenir. Il ne savait plus que croire. Il retourna à l’appartement de la rue Saint-Lazare, et vit par hasard sur la table la carte d’invitation de la comtesse Labinska, qu’Octave avait montrée à M. Cherbonneau.

« Avec ce talisman, s’écria-t-il, demain je pourrai la voir ! »