Romans et Contes de Théophile Gautier/Avatar/7

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Romans et ContesA. Lemerre (p. 73-86).


VII


Resté seul avec le corps d’Octave de Saville, habité par l’âme du comte Olaf Labinski, le docteur Balthazar Cherbonneau se mit en devoir de rendre cette forme inerte à la vie ordinaire. Au bout de quelques passes, Olaf-de Saville (qu’on nous permette de réunir ces deux noms pour désigner un personnage double) sortit comme un fantôme des limbes du profond sommeil, ou plutôt de la catalepsie qui l’enchaînait, immobile et roide, sur l’angle du divan ; il se leva avec un mouvement automatique que la volonté ne dirigeait pas encore, et chancelant sous un vertige mal dissipé. Les objets vacillaient autour de lui, les incarnations de Wishnou dansaient la sarabande le long des murailles, le docteur Cherbonneau lui apparaissait sous la figure du sannyâsi d’Éléphanta, agitant ses bras comme des ailerons d’oiseau et roulant ses prunelles bleues dans des orbes de rides brunes, pareils à des cercles de besicles ; ― les spectacles étranges auxquels il avait assisté avant de tomber dans l’anéantissement magnétique réagissaient sur sa raison, et il ne se reprenait que lentement à la réalité : il était comme un dormeur réveillé brusquement d’un cauchemar, qui prend encore pour des spectres ses vêtements épars sur les meubles, avec de vagues formes humaines, et pour des yeux flamboyants de cyclope les patères de cuivre des rideaux, simplement illuminées par le reflet de la veilleuse.

Peu à peu cette fantasmagorie s’évapora ; tout revint à son aspect naturel ; M. Balthazar Cherbonneau ne fut plus un pénitent de l’Inde, mais un simple docteur en médecine, qui adressait à son client un sourire d’une bonhomie banale.

« Monsieur le comte est-il satisfait des quelques expériences que j’ai eu l’honneur de faire devant lui ? disait-il avec un ton d’obséquieuse humilité où l’on aurait pu démêler une légère nuance d’ironie ; ― j’ose espérer qu’il ne regrettera pas trop sa soirée et qu’il partira convaincu que tout ce qu’on raconte sur le magnétisme n’est pas fable et jonglerie, comme le prétend la science officielle. »

Olaf-de Saville répondit par un signe de tête en manière d’assentiment, et sortit de l’appartement, accompagné du docteur Cherbonneau, qui lui faisait de profonds saluts à chaque porte.

Le brougham s’avança en rasant les marches, et l’âme du mari de la comtesse Labinska y monta avec le corps d’Octave de Saville sans trop se rendre compte que ce n’était là ni sa livrée ni sa voiture.

Le cocher demanda où monsieur allait.

« Chez moi, » répondit Olaf-de Saville, confusément étonné de ne pas reconnaître la voix du chasseur vert qui, ordinairement, lui adressait cette question avec un accent hongrois des plus prononcés. Le brougham où il se trouvait était tapissé de damas bleu foncé ; un satin bouton d’or capitonnait son coupé, et le comte s’étonnait de cette différence tout en l’acceptant comme on fait dans le rêve où les objets habituels se présentent sous des aspects tout autres sans pourtant cesser d’être reconnaissables ; il se sentait aussi plus petit que de coutume ; en outre, il lui semblait être venu en habit chez le docteur, et, sans se souvenir d’avoir changé de vêtement, il se voyait habillé d’un paletot d’été en étoffe légère qui n’avait jamais fait partie de sa garde-robe ; son esprit éprouvait une gêne inconnue, et ses pensées, le matin si lucides, se débrouillaient péniblement. Attribuant cet état singulier aux scènes étranges de la soirée, il ne s’en occupa plus, il appuya sa tête à l’angle de la voiture, et se laissa aller à une rêverie flottante, à une vague somnolence qui n’était ni la veille ni le sommeil.

Le brusque arrêt du cheval et la voix du cocher criant « La porte ! » le rappelèrent à lui ; il baissa la glace, mit la tête dehors et vit à la clarté du réverbère une rue inconnue, une maison qui n’était pas la sienne.

« Où diable me mènes-tu, animal ? s’écria-t-il. Sommes-nous donc faubourg Saint-Honoré, hôtel Labinski ?

― Pardon, monsieur ; je n’avais pas compris, » grommela le cocher en faisant prendre à sa bête la direction indiquée.

Pendant le trajet, le comte transfiguré se fit plusieurs questions auxquelles il ne pouvait répondre. Comment sa voiture était-elle partie sans lui, puisqu’il avait donné ordre qu’on l’attendît ? Comment se trouvait-il lui-même dans la voiture d’un autre ? Il supposa qu’un léger mouvement de fièvre troublait la netteté de ses perceptions, ou que peut-être le docteur thaumaturge, pour frapper plus vivement sa crédulité, lui avait fait respirer pendant son sommeil quelque flacon de haschisch ou de toute autre drogue hallucinatrice dont une nuit de repos dissiperait les illusions.

La voiture arriva à l’hôtel Labinski ; le suisse, interpellé, refusa d’ouvrir la porte, disant qu’il n’y avait pas de réception ce soir-là, que monsieur était rentré depuis plus d’une heure et madame retirée dans ses appartements.

« Drôle, es-tu ivre ou fou ? dit Olaf-de Saville en repoussant le colosse qui se dressait gigantesquement sur le seuil de la porte entre-bâillée, comme une de ces statues en bronze qui, dans les contes arabes, défendent aux chevaliers errants l’accès des châteaux enchantés.

― Ivre ou fou vous-même, mon petit monsieur, répliqua le suisse, qui, de cramoisi qu’il était naturellement, devint bleu de colère.

― Misérable ! rugit Olaf-de Saville, si je ne me respectais…

― Taisez-vous ou je vais vous casser sur mon genou et jeter vos morceaux sur le trottoir, répliqua le géant en ouvrant une main plus large et plus grande que la colossale main de plâtre exposée chez le gantier de la rue Richelieu ; il ne faut pas faire le méchant avec moi, mon petit jeune homme, parce qu’on a bu une ou deux bouteilles de vin de Champagne de trop. »

Olaf-de Saville, exaspéré, repoussa le suisse si rudement, qu’il pénétra sous le porche. Quelques valets qui n’étaient pas couchés encore accoururent au bruit de l’altercation.

« Je te chasse, bête brute, brigand, scélérat ! je ne veux pas même que tu passes la nuit à l’hôtel ; sauve-toi, ou je te tue comme un chien enragé. Ne me fais pas verser l’ignoble sang d’un laquais. »

Et le comte, dépossédé de son corps, s’élançait les yeux injectés de rouge, l’écume aux lèvres, les poings crispés, vers l’énorme suisse, qui, rassemblant les deux mains de son agresseur dans une des siennes, les y maintint presque écrasées par l’étau de ses gros doigts courts, charnus et noueux comme ceux d’un tortionnaire du moyen âge.

« Voyons, du calme, disait le géant, assez bonasse au fond, qui ne redoutait plus rien de son adversaire et lui imprimait quelques saccades pour le tenir en respect. ― Y a-t-il du bon sens de se mettre dans des états pareils quand on est vêtu en homme du monde, et de venir ensuite comme un perturbateur faire des tapages nocturnes dans les maisons respectables ? On doit des égards au vin, et il doit être fameux celui qui vous a si bien grisé ! c’est pourquoi je ne vous assomme pas, et je me contenterai de vous poser délicatement dans la rue, où la patrouille vous ramassera si vous continuez vos esclandres ; ― un petit air de violon vous rafraîchira l’esprit.

― Infâmes, s’écria Olaf-de Saville en interpellant les laquais, vous laissez insulter par cette abjecte canaille votre maître, le noble comte Labinski ! »

À ce nom, la valetaille poussa d’un commun accord une immense huée ; un éclat de rire énorme, homérique, convulsif, souleva toutes ces poitrines chamarrées de galons : « Ce petit monsieur qui se croit le comte Labinski ! ha ! ha ! hi ! hi ! l’idée est bonne ! »

Une sueur glacée mouilla les tempes d’Olaf-de Saville. Une pensée aiguë lui traversa la cervelle comme une lame d’acier, et il sentit se figer la moelle de ses os. Smarra lui avait-il mis son genou sur la poitrine ou vivait-il de la vie réelle ? Sa raison avait-elle sombré dans l’océan sans fond du magnétisme, ou était-il le jouet de quelque machination diabolique ? ― Aucun de ses laquais si tremblants, si soumis, si prosternés devant lui, ne le reconnaissait. Lui avait-on changé son corps comme son vêtement et sa voiture ?

« Pour que vous soyez bien sûr de n’être pas le comte Labinski, dit un des plus insolents de la bande, regardez là-bas, le voilà lui-même qui descend le perron, attiré par le bruit de votre algarade. »

Le captif du suisse tourna les yeux vers le fond de la cour, et vit debout sous l’auvent de la marquise un jeune homme de taille élégante et svelte, à figure ovale, aux yeux noirs, au nez aquilin, à la moustache fine, qui n’était autre que lui-même, ou son spectre modelé par le diable, avec une ressemblance à faire illusion.

Le suisse lâcha les mains qu’il tenait prisonnières. Les valets se rangèrent respectueusement contre la muraille, le regard baissé, les mains pendantes, dans une immobilité absolue, comme les icoglans à l’approche du padischah ; ils rendaient à ce fantôme les honneurs qu’ils refusaient au comte véritable.

L’époux de Prascovie, quoique intrépide comme un Slave, c’est tout dire, ressentit un effroi indicible à l’approche de ce Ménechme, qui, plus terrible que celui du théâtre, se mêlait à la vie positive et rendait son jumeau méconnaissable.

Une ancienne légende de famille lui revint en mémoire et augmenta encore sa terreur. Chaque fois qu’un Labinski devait mourir, il en était averti par l’apparition d’un fantôme absolument pareil à lui. Parmi les nations du Nord, voir son double, même en rêve, a toujours passé pour un présage fatal, et l’intrépide guerrier du Caucase, à l’aspect de cette vision extérieure de son moi, fut saisi d’une insurmontable horreur superstitieuse ; lui qui eût plongé son bras dans la gueule des canons prêts à tirer, il recula devant lui-même.

Octave-Labinski s’avança vers son ancienne forme, où se débattait, s’indignait et frissonnait l’âme du comte, et lui dit d’un ton de politesse hautaine et glaciale :

« Monsieur, cessez de vous compromettre avec ces valets. Monsieur le comte Labinski, si vous voulez lui parler, est visible de midi à deux heures. Madame la comtesse reçoit le jeudi les personnes qui ont eu l’honneur de lui être présentées. »

Cette phrase débitée lentement et en donnant de la valeur à chaque syllabe, le faux comte se retira d’un pas tranquille, et les portes se refermèrent sur lui.

On porta dans la voiture Olaf-de Saville évanoui. Lorsqu’il reprit ses sens, il était couché sur un lit qui n’avait pas la forme du sien, dans une chambre où il ne se rappelait pas être jamais entré ; près de lui se tenait un domestique étranger qui lui soulevait la tête et lui faisait respirer un flacon d’éther.

« Monsieur se sent-il mieux ? demanda Jean au comte, qu’il prenait pour son maître.

― Oui, répondit Olaf-de Saville ; ce n’était qu’une faiblesse passagère.

― Puis-je me retirer ou faut-il que je veille, monsieur ?

― Non, laissez-moi seul ; mais, avant de vous retirer, allumez les torchères près de la glace.

― Monsieur n’a pas peur que cette vive clarté ne l’empêche de dormir ?

― Nullement ; d’ailleurs je n’ai pas sommeil encore.

― Je ne me coucherai pas, et si monsieur a besoin de quelque chose, j’accourrai au premier coup de sonnette, » dit Jean, intérieurement alarmé de la pâleur et des traits décomposés du comte.

Lorsque Jean se fut retiré après avoir allumé les bougies, le comte s’élança vers la glace, et, dans le cristal profond et pur où tremblait la scintillation des lumières, il vit une tête jeune, douce et triste, aux abondants cheveux noirs, aux prunelles d’un azur sombre, aux joues pâles, duvetées d’une barbe soyeuse et brune, une tête qui n’était pas la sienne, et qui du fond du miroir le regardait avec un air surpris. Il s’efforça d’abord de croire qu’un mauvais plaisant encadrait son masque dans la bordure incrustée de cuivre et de burgau de la glace à biseaux vénitiens. Il passa la main derrière ; il ne sentit que les planches du parquet ; il n’y avait personne.

Ses mains, qu’il tâta, étaient plus maigres, plus longues, plus veinées ; au doigt annulaire saillait en bosse une grosse bague d’or avec un chaton d’aventurine sur laquelle un blason était gravé, ― un écu fascé de gueules et d’argent, et pour timbre un tortil de baron. Cet anneau n’avait jamais appartenu au comte, qui portait d’or à l’aigle de sable essorant, becqué, patté et onglé de même ; le tout surmonté de la couronne à perles. Il fouilla ses poches, il y trouva un petit portefeuille contenant des cartes de visite avec ce nom : « Octave de Saville ».

Le rire des laquais à l’hôtel Labinski, l’apparition de son double, la physionomie inconnue substituée à sa réflexion dans le miroir pouvaient être, à la rigueur, les illusions d’un cerveau malade ; mais ces habits différents, cet anneau qu’il ôtait de son doigt, étaient des preuves matérielles, palpables, des témoignages impossibles à récuser. Une métamorphose complète s’était opérée en lui à son insu ; un magicien, à coup sûr, un démon peut-être, lui avait volé sa forme, sa noblesse, son nom, toute sa personnalité, en ne lui laissant que son âme sans moyens de la manifester.

Les histoires fantastiques de Pierre Schlemil et de la Nuit de Saint-Sylvestre lui revinrent en mémoire ; mais les personnages de La Motte-Fouqué et d’Hoffmann n’avaient perdu, l’un que son ombre, l’autre que son reflet ; et si cette privation bizarre d’une projection que tout le monde possède inspirait des soupçons inquiétants, personne du moins ne leur niait qu’ils ne fussent eux-mêmes.

Sa position, à lui, était bien autrement désastreuse, il ne pouvait réclamer son titre de comte Labinski avec la forme dans laquelle il se trouvait emprisonné. Il passerait aux yeux de tout le monde pour un impudent imposteur, ou tout au moins pour un fou. Sa femme même le méconnaîtrait affublé de cette apparence mensongère. ― Comment prouver son identité ? Certes, il y avait mille circonstances intimes, mille détails mystérieux inconnus de toute autre personne, qui, rappelés à Prascovie, lui feraient reconnaître l’âme de son mari sous ce déguisement ; mais que vaudrait cette conviction isolée, au cas où il l’obtiendrait, contre l’unanimité de l’opinion ? Il était bien réellement et bien absolument dépossédé de son moi. Autre anxiété : Sa transformation se bornait-elle au changement extérieur de la taille et des traits, ou habitait-il en réalité le corps d’un autre ? En ce cas, qu’avait-on fait du sien ? Un puits de chaux l’avait-il consumé, ou était-il devenu la propriété d’un hardi voleur ? Le double aperçu à l’hôtel Labinski pouvait être un spectre, une vision, mais aussi un être physique, vivant, installé dans cette peau que lui aurait dérobée, avec une habileté infernale, ce médecin à figure de fakir.

Une idée affreuse lui mordit le cœur de ses crochets de vipère : « Mais ce comte Labinski fictif, pétri dans ma forme par les mains du démon, ce vampire qui habite maintenant mon hôtel, à qui mes valets obéissent contre moi, peut-être à cette heure met-il son pied fourchu sur le seuil de cette chambre où je n’ai jamais pénétré que le cœur ému comme le premier soir, et Prascovie lui sourit-elle doucement et penche-t-elle avec une rougeur divine sa tête charmante sur cette épaule parafée de la griffe du diable, prenant pour moi cette larve menteuse, ce brucolaque, cette empouse, ce hideux fils de la nuit et de l’enfer. Si je courais à l’hôtel, si j’y mettais le feu pour crier, dans les flammes, à Prascovie : « On te trompe, ce n’est pas Olaf ton bien-aimé que tu tiens sur ton cœur ! Tu vas commettre innocemment un crime abominable et dont mon âme désespérée se souviendra encore quand les éternités se seront fatigué les mains à retourner leurs sabliers ! »

Des vagues enflammées affluaient au cerveau du comte, il poussait des cris de rage inarticulés, se mordait les poings, tournait dans la chambre comme une bête fauve. La folie allait submerger l’obscure conscience qu’il lui restait de lui-même ; il courut à la toilette d’Octave, remplit une cuvette d’eau et y plongea sa tête, qui sortit fumante de ce bain glacé.

Le sang-froid lui revint. Il se dit que le temps du magisme et de la sorcellerie était passé ; que la mort seule déliait l’âme du corps ; qu’on n’escamotait pas de la sorte, au milieu de Paris, un comte polonais accrédité de plusieurs millions chez Rothschild, allié aux plus grandes familles, mari aimé d’une femme à la mode, décoré de l’ordre de Saint-André de première classe, et que tout cela n’était sans doute qu’une plaisanterie d’assez mauvais goût de M. Balthazar Cherbonneau, qui s’expliquerait le plus naturellement du monde, comme les épouvantails des romans d’Anne Radcliffe.

Comme il était brisé de fatigue, il se jeta sur le lit d’Octave et s’endormit d’un sommeil lourd, opaque, semblable à la mort, qui durait encore lorsque Jean, croyant son maître éveillé, vint poser sur la table les lettres et les journaux.