Romans et Contes de Théophile Gautier/Avatar/6

Avatar
Romans et ContesA. Lemerre (p. 60-73).


VI


Le roulement d’un coupé se fit entendre dans la cour silencieuse de l’hôtel, et presque aussitôt Octave se présenta devant le docteur ; il resta stupéfait lorsque M. Cherbonneau lui montra le comte Olaf Labinski étendu sur un divan avec les apparences de la mort. Il crut d’abord à un assassinat et resta quelques instants muet d’horreur ; mais, après un examen plus attentif, il s’aperçut qu’une respiration presque imperceptible abaissait et soulevait la poitrine du jeune dormeur.

« Voilà, dit le docteur, votre déguisement tout préparé ; il est un peu plus difficile à mettre qu’un domino loué chez Babin ; mais Roméo, en montant au balcon de Vérone, ne s’inquiète pas du danger qu’il y a de se casser le cou ; il sait que Juliette l’attend là-haut dans la chambre sous ses voiles de nuit ; et la comtesse Prascovie Labinska vaut bien la fille des Capulets. »

Octave, troublé par l’étrangeté de la situation, ne répondait rien ; il regardait toujours le comte, dont la tête légèrement rejetée en arrière posait sur un coussin, et qui ressemblait à ces effigies de chevaliers couchés au-dessus de leurs tombeaux dans les cloîtres gothiques, ayant sous leur nuque roidie un oreiller de marbre sculpté. Cette belle et noble figure qu’il allait déposséder de son âme lui inspirait malgré lui quelques remords.

Le docteur prit la rêverie d’Octave pour de l’hésitation : un vague sourire de dédain erra sur le pli de ses lèvres, et lui dit :

« Si vous n’êtes pas décidé, je puis réveiller le comte, qui s’en retournera comme il est venu, émerveillé de mon pouvoir magnétique ; mais, pensez-y bien, une telle occasion peut ne jamais se retrouver. Pourtant, quelque intérêt que je porte à votre amour, quelque désir que j’aie de faire une expérience qui n’a jamais été tentée en Europe, je ne dois pas vous cacher que cet échange d’âmes a ses périls. Frappez votre poitrine, interrogez votre cœur. ― Risquez-vous franchement votre vie sur cette carte suprême ? L’amour est fort comme la mort, dit la Bible.

― Je suis prêt, répondit simplement Octave.

― Bien, jeune homme, s’écria le docteur en frottant ses mains brunes et sèches avec une rapidité extraordinaire, comme s’il eût voulu allumer du feu à la manière des sauvages. ― Cette passion qui ne recule devant rien me plaît. Il n’y a que deux choses au monde : la passion et la volonté. Si vous n’êtes pas heureux, ce ne sera certes pas de ma faute. Ah ! mon vieux Brahma-Logum, tu vas voir du fond du ciel d’Indra où les asparas t’entourent de leurs chœurs voluptueux, si j’ai oublié la formule irrésistible que tu m’as râlée à l’oreille en abandonnant ta carcasse momifiée. Les mots et les gestes, j’ai tout retenu. ― À l’œuvre ! à l’œuvre ! Nous allons faire dans notre chaudron une étrange cuisine, comme les sorcières de Macbeth, mais sans l’ignoble sorcellerie du Nord. ― Placez-vous devant moi, assis dans ce fauteuil ; abandonnez-vous en toute confiance à mon pouvoir. Bien ! les yeux sur les yeux, les mains contre les mains. ― Déjà le charme agit. Les notions de temps et d’espace se perdent, la conscience du moi s’efface, les paupières s’abaissent ; les muscles, ne recevant plus d’ordres du cerveau, se détendent ; la pensée s’assoupit, tous les fils délicats qui retiennent l’âme au corps sont dénoués. Brahma, dans l’œuf d’or où il rêva dix mille ans, n’était pas plus séparé des choses extérieures ; saturons-le d’effluves, baignons-le de rayons. »

Le docteur, tout en marmottant ces phrases entrecoupées, ne discontinuait pas un seul instant ses passes : de ses mains tendues jaillissaient des jets lumineux qui allaient frapper le front ou le cœur du patient, autour duquel se formait peu à peu une sorte d’atmosphère visible, phosphorescente comme une auréole.

« Très bien ! fit M. Balthazar Cherbonneau, s’applaudissant lui-même de son ouvrage. Le voilà comme je le veux. Voyons, voyons, qu’est-ce qui résiste encore par là ? s’écria-t-il après une pause, comme s’il lisait à travers le crâne d’Octave le dernier effort de la personnalité près de s’anéantir. Quelle est cette idée mutine qui, chassée des circonvolutions de la cervelle, tâche de se soustraire à mon influence en se pelotonnant sur la monade primitive, sur le point central de la vie ? Je saurai bien la rattraper et la mater. »

Pour vaincre cette involontaire rébellion, le docteur rechargea plus puissamment encore la batterie magnétique de son regard, et atteignit la pensée en révolte entre la base du cervelet et l’insertion de la moelle épinière, le sanctuaire le plus caché, le tabernacle le plus mystérieux de l’âme. Son triomphe était complet.

Alors il se prépara avec une solennité majestueuse à l’expérience inouïe qu’il allait tenter ; il se revêtit comme un mage d’une robe de lin, il lava ses mains dans une eau parfumée, il tira de diverses boîtes des poudres dont il se fit aux joues et au front des tatouages hiératiques ; il ceignit son bras du cordon des brahmes, lut deux ou trois Slocas des poèmes sacrés, et n’omit aucun des rites minutieux recommandés par le sannyâsi des grottes d’Éléphanta.

Ces cérémonies terminées, il ouvrit toutes grandes les bouches de chaleur, et bientôt la salle fut remplie d’une atmosphère embrasée qui eût fait se pâmer les tigres dans les jungles, se craqueler leur cuirasse de vase sur le cuir rugueux des buffles, et s’épanouir avec une détonation la large fleur de l’aloès.

« Il ne faut pas que ces deux étincelles du feu divin, qui vont se trouver nues tout à l’heure et dépouillées pendant quelques secondes de leur enveloppe mortelle, pâlissent ou s’éteignent dans notre air glacial, » dit le docteur en regardant le thermomètre, qui marquait alors 120 degrés Fahrenheit.

Le docteur Balthazar Cherbonneau, entre ces deux corps inertes, avait l’air, dans ses blancs vêtements, du sacrificateur d’une de ces religions sanguinaires qui jetaient des cadavres d’hommes sur l’autel de leurs dieux. Il rappelait ce prêtre de Vitziliputzili, la farouche idole mexicaine dont parle Henri Heine dans une de ses ballades, mais ses intentions étaient à coup sûr plus pacifiques.

Il s’approcha du comte Olaf Labinski toujours immobile, et prononça l’ineffable syllabe, qu’il alla rapidement répéter sur Octave profondément endormi. La figure ordinairement bizarre de M. Cherbonneau avait pris en ce moment une majesté singulière ; la grandeur du pouvoir dont il disposait ennoblissait ses traits désordonnés, et si quelqu’un l’eût vu accomplissant ces rites mystérieux avec une gravité sacerdotale, il n’eût pas reconnu en lui le docteur hoffmannique qui appelait, en le défiant, le crayon de la caricature.

Il se passa alors des choses bien étranges : Octave de Saville et le comte Olaf Labinski parurent agités simultanément comme d’une convulsion d’agonie, leur visage se décomposa, une légère écume leur monta aux lèvres ; la pâleur de la mort décolora leur peau ; cependant deux petites lueurs bleuâtres et tremblotantes scintillaient incertaines au-dessus de leurs têtes.

À un geste fulgurant du docteur qui semblait leur tracer leur route dans l’air, les deux points phosphoriques se mirent en mouvement, et, laissant derrière eux un sillage de lumière, se rendirent à leur demeure nouvelle : l’âme d’Octave occupa le corps du comte Labinski, l’âme du comte celui d’Octave ; l’avatar était accompli.

Une légère rougeur des pommettes indiquait que la vie venait de rentrer dans ces argiles humaines restées sans âme pendant quelques secondes, et dont l’Ange noir eût fait sa proie sans la puissance du docteur.

La joie du triomphe faisait flamboyer les prunelles bleues de Cherbonneau, qui se disait en marchant à grands pas dans la chambre : « Que les médecins les plus vantés en fassent autant, eux si fiers de raccommoder tant bien que mal l’horloge humaine lorsqu’elle se détraque : Hippocrate, Galien, Paracelse, Van Helmont, Boerhaave, Tronchin, Hahnemann, Rasori, le moindre fakir indien, accroupi sur l’escalier d’une pagode, en sait mille fois plus long que vous ! Qu’importe le cadavre quand on commande à l’esprit ! »

En finissant sa période, le docteur Balthazar Cherbonneau fit plusieurs cabrioles d’exultation, et dansa comme les montagnes dans le Schirhasch-Schirim du roi Salomon ; il faillit même tomber sur le nez, s’étant pris le pied aux plis de sa robe brahminique, petit accident qui le rappela à lui-même et lui rendit tout son sang-froid.

« Réveillons nos dormeurs, » dit M. Cherbonneau après avoir essuyé les raies de poudre colorées dont il s’était strié la figure et dépouillé son costume de brahme, ― et, se plaçant devant le corps du comte Labinski habité par l’âme d’Octave, il fit les passes nécessaires pour le tirer de l’état somnambulique, secouant à chaque geste ses doigts chargés du fluide qu’il enlevait.

Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski (désormais nous le désignerons de la sorte pour la clarté du récit) se redressa sur son séant, passa ses mains sur ses yeux et promena autour de lui un regard étonné que la conscience du moi n’illuminait pas encore. Quand la perception nette des objets lui fut revenue, la première chose qu’il aperçut, ce fut sa forme placée en dehors de lui sur un divan. Il se voyait ! non pas réfléchi par un miroir, mais en réalité. Il poussa un cri, ― ce cri ne résonna pas avec le timbre de sa voix et lui causa une sorte d’épouvante ; ― l’échange d’âmes ayant eu lieu pendant le sommeil magnétique, il n’en avait pas gardé mémoire et éprouvait un malaise singulier. Sa pensée, servie par de nouveaux organes, était comme un ouvrier à qui l’on a retiré ses outils habituels pour lui en donner d’autres. Psyché dépaysée battait de ses ailes inquiètes la voûte de ce crâne inconnu, et se perdait dans les méandres de cette cervelle où restaient encore quelques traces d’idées étrangères.

« Eh bien, dit le docteur lorsqu’il eut suffisamment joui de la surprise d’Octave-Labinski, que vous semble de votre nouvelle habitation ? Votre âme se trouve-t-elle bien installée dans le corps de ce charmant cavalier, hetman, hospodar ou magnat, mari de la plus belle femme du monde ? Vous n’avez plus envie de vous laisser mourir comme c’était votre projet la première fois que je vous ai vu dans votre triste appartement de la rue Saint-Lazare, maintenant que les portes de l’hôtel Labinski vous sont toutes grandes ouvertes et que vous n’avez plus peur que Prascovie ne vous mette la main devant la bouche, comme à la villa Salviati, lorsque vous voudrez lui parler d’amour ! Vous voyez bien que le vieux Balthazar Cherbonneau, avec sa figure de macaque, qu’il ne tiendrait qu’à lui de changer pour une autre, possède encore dans son sac à malices d’assez bonnes recettes.

― Docteur, répondit Octave-Labinski, vous avez le pouvoir d’un Dieu, ou, tout au moins, d’un démon.

― Oh ! oh ! n’ayez pas peur, il n’y a pas la moindre diablerie là-dedans. Votre salut ne périclite pas : je ne vais pas vous faire signer un pacte avec un parafe rouge. Rien n’est plus simple que ce qui vient de se passer. Le Verbe qui a créé la lumière peut bien déplacer une âme. Si les hommes voulaient écouter Dieu à travers le temps et l’infini, ils en feraient, ma foi, bien d’autres.

― Par quelle reconnaissance, par quel dévouement reconnaître cet inestimable service ?

― Vous ne me devez rien ; vous m’intéressiez, et pour un vieux lascar comme moi, tanné à tous les soleils, bronzé à tous les événements, une émotion est une chose rare. Vous m’avez révélé l’amour, et vous savez que nous autres rêveurs un peu alchimistes, un peu magiciens, un peu philosophes, nous cherchons tous plus ou moins l’absolu. Mais levez-vous donc, remuez-vous, marchez, et voyez si votre peau neuve ne vous gêne pas aux entournures. »

Octave-Labinski obéit au docteur et fit quelques tours par la chambre ; il était déjà moins embarrassé ; quoique habité par une autre âme, le corps du comte conservait l’impulsion de ses anciennes habitudes, et l’hôte récent se confia à ces souvenirs physiques, car il lui importait de prendre la démarche, l’allure, le geste du propriétaire expulsé.

« Si je n’avais opéré moi-même tout à l’heure le déménagement de vos âmes, je croirais, dit en riant le docteur Balthazar Cherbonneau, qu’il ne s’est rien passé que d’ordinaire pendant cette soirée, et je vous prendrais pour le véritable, légitime et authentique comte lituanien Olaf Labinski, dont le moi sommeille encore là-bas dans la chrysalide que vous avez dédaigneusement laissée. Mais minuit va sonner bientôt ; partez pour que Prascovie ne vous gronde pas et ne vous accuse pas de lui préférer le lansquenet ou le baccara. Il ne faut pas commencer votre vie d’époux par une querelle, ce serait de mauvais augure. Pendant ce temps, je m’occuperai de réveiller votre ancienne enveloppe avec toutes les précautions et les égards qu’elle mérite. »

Reconnaissant la justesse des observations du docteur, Octave-Labinski se hâta de sortir. Au bas du perron piaffaient d’impatience les magnifiques chevaux bais du comte, qui, en mâchant leurs mors, avaient devant eux couvert le pavé d’écume. ― Au bruit de pas du jeune homme, un superbe chasseur vert, de la race perdue des heiduques, se précipita vers le marchepied, qu’il abattit avec fracas. Octave, qui s’était d’abord dirigé machinalement vers son modeste brougham, s’installa dans le haut et splendide coupé, et dit au chasseur, qui jeta le mot au cocher : « À l’hôtel ! » La portière à peine fermée, les chevaux partirent en faisant des courbettes, et le digne successeur des Almanzor et des Azolan se suspendit aux larges cordons de passementerie avec une prestesse que n’aurait pas laissé supposer sa grande taille.

Pour des chevaux de cette allure la course n’est pas longue de la rue du Regard au faubourg Saint-Honoré ; l’espace fut dévoré en quelques minutes, et le cocher cria de sa voix de Stentor : « La porte ! »

Les deux immenses battants, poussés par le suisse, livrèrent passage à la voiture, qui tourna dans une grande cour sablée et vint s’arrêter avec une précision remarquable sous une marquise rayée de blanc et de rose.

La cour, qu’Octave-Labinski détailla avec cette rapidité de vision que l’âme acquiert en certaines occasions solennelles, était vaste, entourée de bâtiments symétriques, éclairée par des lampadaires de bronze dont le gaz dardait ses langues blanches dans des fanaux de cristal semblables à ceux qui ornaient autrefois le Bucentaure, et sentait le palais plus que l’hôtel ; des caisses d’orangers dignes de la terrasse de Versailles étaient posées de distance en distance sur la marge d’asphalte qui encadrait comme une bordure le tapis de sable formant le milieu.

Le pauvre amoureux transformé, en mettant le pied sur le seuil, fut obligé de s’arrêter quelques secondes et de poser sa main sur son cœur pour en comprimer les battements. Il avait bien le corps du comte Olaf Labinski, mais il n’en possédait que l’apparence physique ; toutes les notions que contenait cette cervelle s’étaient enfuies avec l’âme du premier propriétaire, ― la maison qui désormais devait être la sienne lui était inconnue, il en ignorait les dispositions intérieures ; ― un escalier se présentait devant lui, il le suivit à tout hasard, sauf à mettre son erreur sur le compte d’une distraction.

Les marches de pierre poncée éclataient de blancheur et faisaient ressortir le rouge opulent de la large bande de moquette retenue par des baguettes de cuivre doré qui dessinait au pied son moelleux chemin ; des jardinières remplies des plus belles fleurs exotiques montaient chaque degré avec vous.

Une immense lanterne découpée et fenestrée, suspendue à un gros câble de soie pourpre orné de houppes et de nœuds, faisait courir des frissons d’or sur les murs revêtus d’un stuc blanc et poli comme le marbre, et projetait une masse de lumière sur une répétition de la main de l’auteur, d’un des plus célèbres groupes de Canova, l’Amour embrassant Psyché.

Le palier de l’étage unique était pavé de mosaïques d’un précieux travail, et aux parois, des cordes de soie suspendaient quatre tableaux de Paris Bordone, de Bonifazzio, de Palma le Vieux et de Paul Véronèse, dont le style architectural et pompeux s’harmonisait avec la magnificence de l’escalier.

Sur ce palier s’ouvrait une haute porte de serge relevée de clous dorés ; Octave-Labinski la poussa et se trouva dans une vaste antichambre où sommeillaient quelques laquais en grande tenue, qui, à son approche, se levèrent comme poussés par des ressorts et se rangèrent le long des murs avec l’impassibilité d’esclaves orientaux.

Il continua sa route. Un salon blanc et or, où il n’y avait personne, suivait l’antichambre. Octave tira une sonnette. Une femme de chambre parut.

« Madame peut-elle me recevoir ?

― Madame la comtesse est en train de se déshabiller, mais tout à l’heure elle sera visible. »