Rodogune princesse des Parthes/Examen

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 418-427).

EXAMEN[1].

Le sujet de cette tragédie est tiré d’Appian Alexandrin, dont voici les paroles, sur la fin du livre qu’il a fait des Guerres de Syrie : « Démétrius, surnommé Nicanor, entreprit la guerre contre les Parthes, et vécut quelque temps prisonnier dans la cour de leur roi Phraates, dont il épousa la sœur, nommée Rodogune. Cependant Diodotus, domestique des rois précédents, s’empara du trône de Syrie, et y fit asseoir un Alexandre, encore enfant, fils d’Alexandre le Bâtard et d’une fille de Ptolomée. Ayant gouverné quelque temps comme tuteur sous le nom de ce pupille, il s’en défit, et prit lui-même la couronne sous un nouveau nom de Tryphon qu’il se donna. Antiochus, frère du roi prisonnier, ayant appris sa captivité à Rhodes, et les troubles qui l’avoient suivie, revint dans la Syrie, où ayant défait Tryphon, il le fit mourir. De là, il porta ses armes contre Phraates, et vaincu dans une bataille, il se tua lui-même. Démétrius, retournant en son royaume, fut tué par sa femme Cléopatre, qui lui dressa des embûches sur le chemin, en haine de cette Rodogune qu’il avoit épousée, dont elle avoit conçu une telle indignation, qu’elle avoit épousé ce même Antiochus, frère de son mari. Elle avoit deux fils de Démétrius, dont elle tua Séleucus, l’aîné, d’un coup de flèche, sitôt qu’il eut pris le diadème après la mort de son père, soit qu’elle craignît qu’il ne la voulût venger sur elle, soit que la même fureur l’emportât à ce nouveau parricide. Antiochus son frère lui succéda, et contraignit cette mère dénaturée de prendre le poison qu’elle lui avoit préparé[2]. »

Justin, en son 36, 38 et 39. livre, raconte cette histoire plus au long, avec quelques autres circonstances. Le premier des Machabées, et Josèphe, au 13. des Antiquités judaïques, en disent aussi quelque chose qui ne s’accorde pas tout à fait avec Appian. C’est à lui que je me suis attaché pour la narration que j’ai mise au premier acte[3], et pour l’effet du cinquième, que j’ai adouci du côté d’Antiochus. J’en ai dit la raison ailleurs[4]. Le reste sont des épisodes d’invention, qui ne sont pas incompatibles avec l’histoire, puisqu’elle ne dit point ce que devint Rodogune après la mort de Démétrius, qui vraisemblablement l’amenoit en Syrie prendre possession de sa couronne. J’ai fait porter à la pièce le nom de cette princesse plutôt que celui de Cléopatre, que je n’ai même osé nommer dans mes vers, de peur qu’on ne confondît cette reine de Syrie avec cette fameuse princesse d’Égypte qui portoit le même nom, et que l’idée de celle-ci, beaucoup plus connue que l’autre, ne semât une dangereuse occupation parmi les auditeurs.

On m’a souvent fait une question à la cour[5] : quel étoit celui de mes poèmes que j’estimois le plus ; et j’ai trouvé tous ceux qui me l’ont faite si prévenus en faveur de Cinna ou du Cid, que je n’ai jamais osé déclarer toute la tendresse que j’ai toujours eue pour celui-ci, à qui j’aurois volontiers donné mon suffrage, si je n’avois craint de manquer, en quelque sorte, au respect que je devois à ceux que je voyois pencher d’un autre côté. Cette préférence est peut-être en moi un effet de ces inclinations aveugles qu’ont beaucoup de pères pour quelques-uns de leurs enfants plus que pour les autres ; peut-être y entre-t-il un peu d’amour-propre, en ce que cette tragédie me semble être un peu plus à moi que celles qui l’ont précédée, à cause des incidents surprenants qui sont purement de mon invention, et n’avoient jamais été vus au théâtre ; et peut-être enfin y a-t-il un peu de vrai mérite qui fait que cette inclination n’est pas tout à fait injuste[6]. Je veux bien laisser chacun en liberté de ses sentiments ; mais certainement on peut dire que mes autres pièces ont peu d’avantages qui ne se rencontrent en celle-ci : elle a tout ensemble la beauté du sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la facilité de l’expression, la solidité du raisonnement, la chaleur des passions, les tendresses de l’amour et de l’amitié ; et cet heureux assemblage est ménagé de sorte qu’elle s’élève d’acte en acte. Le second passe le premier, le troisième est au-dessus du second, et le dernier l’emporte sur tous les autres. L’action y est une, grande, complète ; sa durée ne va point, ou fort peu, au-delà de celle de la représentation[7]. Le jour en est le plus illustre qu’on puisse imaginer[8], et l’unité de lieu s’y rencontre en la manière que je l’explique dans le troisième de mes discours[9], et avec l’indulgence que j’ai demandée pour le théâtre.

Ce n’est pas que je me flatte assez pour présumer qu’elle soit sans taches. On a fait tant d’objections contre la narration de Laonice au premier acte[10], qu’il est malaisé de ne donner pas les mains à quelques-unes[11]. Je ne la tiens pas toutefois si inutile qu’on l’a dit. Il est hors de doute que Cléopatre, dans le second[12], feroit connoître beaucoup de choses par sa confidence avec cette Laonice, et par le récit qu’elle en fait à ses deux fils, pour leur remettre devant les yeux combien[13] ils lui ont d’obligation[14] ; mais ces deux scènes demeureroient assez obscures, si cette narration ne les avoit précédées, et du moins les justes défiances de Rodogune à la fin du premier acte, et la peinture que Cléopatre fait d’elle-même dans son monologue qui ouvre le second, n’auroient pu se faire entendre sans ce secours.

J’avoue qu’elle est sans artifice, et qu’on la fait de sang-froid à un personnage protatique[15], qui se pourroit toutefois justifier par les deux exemples de Térence que j’ai cités sur ce sujet au premier discours[16]. Timagène, qui l’écoute, n’est introduit que pour l’écouter, bien que je l’emploie au cinquième[17] à faire celle de la mort de Séleucus, qui se pouvoit faire par un autre. Il l’écoute sans y avoir aucun intérêt notable, et par simple curiosité d’apprendre ce qu’il pouvoit avoir su déjà en la cour d’Égypte, où il étoit en assez bonne posture, étant gouverneur des neveux du Roi, pour entendre des nouvelles assurées de tout ce qui se passoit dans la Syrie, qui en est voisine. D’ailleurs, ce qui ne peut recevoir d’excuse, c’est que, comme il y avoit déjà quelque temps qu’il étoit de retour avec les princes, il n’y a pas d’apparence qu’il ait attendu ce grand jour de cérémonie pour s’informer de sa sœur comment se sont passés tous ces troubles, qu’il dit ne savoir que confusément. Pollux, dans Médée, n’est qu’un personnage protatique qui écoute sans intérêt comme lui[18] ; mais sa surprise de voir Jason à Corinthe, où il vient d’arriver[19], et son séjour en Asie, que la mer en sépare, lui donnent juste sujet d’ignorer ce qu’il en apprend. La narration ne laisse pas de demeurer froide comme celle-ci, parce qu’il ne s’est encore rien passé dans la pièce qui excite la curiosité de l’auditeur, ni qui lui puisse donner quelque émotion en l’écoutant ; mais si vous voulez réfléchir sur celle de Curiace dans l’Horace, vous trouverez qu’elle fait tout un autre effet. Camille, qui l’écoute, a intérêt, comme lui, à savoir comment s’est faite une paix dont dépend leur mariage ; et l’auditeur, que Sabine et elle n’ont entretenu que de leurs malheurs et des appréhensions d’une bataille qui se va donner entre deux partis, où elles voient leurs frères dans l’un et leur amour dans l’autre, n’a pas moins d’avidité qu’elle d’apprendre comment une paix si surprenante s’est pu conclure.

Ces défauts dans cette narration confirment ce que j’ai dit ailleurs[20], que, lorsque la tragédie a son fondement sur des guerres entre deux États, ou sur d’autres affaires publiques, il est très-malaisé d’introduire un acteur qui les ignore, et qui puisse recevoir le récit qui en doit instruire les spectateurs en parlant à lui.

J’ai déguisé quelque chose de la vérité historique en celui-ci : Cléopatre n’épousa Antiochus qu’en haine de ce que son mari avoit épousé Rodogune chez les Parthes, et je fais qu’elle ne l’épouse que par la nécessité de ses affaires, sur un faux bruit de la mort de Démétrius, tant pour ne la faire pas méchante sans nécessité, comme Ménélas dans l’Oreste d’Euripide[21], que pour avoir lieu de feindre que Démétrius n’avoit pas encore épousé Rodogune, et venoit l’épouser dans son royaume pour la mieux établir en la place de l’autre, par le consentement de ses peuples, et assurer la couronne aux enfants qui naîtroient de ce mariage. Cette fiction m’étoit absolument nécessaire, afin qu’il fût tué avant que de l’avoir épousée, et que l’amour que ses deux fils ont pour elle ne fît point d’horreur aux spectateurs, qui n’auroient pas manqué d’en prendre une assez forte, s’ils les eussent vus amoureux de la veuve de leur père, tant cette affection incestueuse répugne à nos mœurs !

Cléopatre a lieu d’attendre ce jour-là à faire confidence à Laonice[22] de ses desseins et des véritables raisons de tout ce qu’elle a fait. Elle eût pu trahir son secret aux princes ou à Rodogune, si elle l’eût su plus tôt, et cette ambitieuse mère ne lui en fait part qu’au moment qu’elle veut bien qu’il éclate, par la cruelle proposition qu’elle va faire à ses fils. On a trouvé celle que Rodogune leur fait à son tour indigne d’une personne vertueuse, comme je la peins ; mais on n’a pas considéré qu’elle ne la fait pas, comme Cléopatre, avec espoir de la voir exécuter par les princes, mais seulement pour s’exempter d’en choisir aucun, et les attacher tous deux à sa protection par une espérance égale. Elle étoit avertie par Laonice de celle que la Reine leur avoit faite, et devoit prévoir que si elle se fût déclarée pour Antiochus, qu’elle aimoit, son ennemie, qui avoit seule le secret de leur naissance, n’eût pas manqué de nommer Séleucus pour aîné, afin de les commettre l’un contre l’autre, et d’exciter[23] une guerre civile qui eût pu causer sa perte. Ainsi elle devoit s’exempter de choisir, pour les contenir tous deux dans l’égalité de prétention, et elle n’en avoit point de meilleur moyen que de rappeler le souvenir de ce qu’elle devoit à la mémoire de leur père, qui avoit perdu la vie pour elle, et leur faire cette proposition qu’elle savoit bien qu’ils n’accepteroient pas. Si le traité de paix l’avoit forcée à se départir de ce juste sentiment de reconnoissance[24], la liberté qu’ils lui rendoient la rejetoit dans cette obligation. Il étoit de son devoir de venger cette mort ; mais il étoit de celui des princes de ne se pas charger de cette vengeance. Elle avoue elle-même à Antiochus qu’elle les haïroit, s’ils lui avoient obéi ; que comme elle a fait ce qu’elle a dû par cette demande, ils font ce qu’ils doivent par leur refus[25] ; qu’elle aime trop la vertu pour vouloir être le prix d’un crime, et que la justice qu’elle demande de la mort de leur père seroit un parricide, si elle la recevoit de leurs mains.

Je dirai plus : quand cette proposition seroit tout à fait condamnable en sa bouche, elle mériteroit quelque grâce et pour l’éclat que la nouveauté de l’invention a fait au théâtre, et pour l’embarras surprenant où elle jette les princes, et pour l’effet qu’elle produit dans le reste de la pièce, qu’elle conduit à l’action historique. Elle est cause que Séleucus, par dépit, renonce au trône et à la possession de cette princesse ; que la Reine, le voulant animer contre son frère, n’en peut rien obtenir, et qu’enfin elle se résout par désespoir de les perdre tous deux, plutôt que de se voir sujette de son ennemie.

Elle commence par Séleucus, tant pour suivre l’ordre de l’histoire, que parce que, s’il fût demeuré en vie après Antiochus et Rodogune, qu’elle vouloit empoisonner publiquement, il les auroit pu venger. Elle ne craint pas la même chose d’Antiochus pour son frère, d’autant qu’elle espère que le poison violent qu’elle lui a préparé fera un effet assez prompt pour le faire mourir avant qu’il ait pu rien savoir de cette autre mort[26], ou du moins avant qu’il l’en puisse convaincre, puisqu’elle a si bien pris son temps pour l’assassiner, que ce parricide n’a point eu de témoins. J’ai parlé d’ailleurs de l’adoucissement que j’ai apporté pour empêcher qu’Antiochus n’en commît un en la forçant de prendre le poison qu’elle lui présente[27], et du peu d’apparence qu’il y avoit qu’un moment après qu’elle a expiré presque à sa vue, il parlât d’amour et de mariage à Rodogune[28]. Dans l’état où ils rentrent derrière le théâtre, ils peuvent le résoudre quand ils le jugeront à propos. L’action est complète, puisqu’ils sont hors de péril, et la mort de Séleucus m’a exempté de développer le secret du droit d’aînesse entre les deux frères, qui d’ailleurs n’eût jamais été croyable, ne pouvant être éclairci que par une bouche en qui l’on n’a pas vu assez de sincérité pour prendre aucune assurance sur son témoignage.


  1. Il faut se souvenir que les Examens ont paru pour la première fois dans l’impression de 1660 (voyez tome I, p. 187, note 1). Cela explique que parfois, comme celui-ci dans ses deux premiers paragraphes, ils ne soient que la répétition ou le résumé des Avertissements rédigés par Corneille pour des éditions antérieures et remplacés plus tard par les Examens.
  2. Voyez ci-dessus, p. 414 et 415. Corneille, comme on peut le voir, a un peu modifié sa traduction.
  3. Dans les scènes i et iv.
  4. Voyez le Discours de la tragédie, tome I, p. 79 et 80.
  5. Var. (édit. de 1660) : dans la cour.
  6. « Peut-être préféroit-il Rodogune parce qu’elle lui avoit extrêmement coûté ; car il fut plus d’un an à disposer le sujet. » (Fontenelle, Œuvres, tome III, p. 105.)
  7. Voyez le Discours des trois unités, tome I, p. 113. — Les éditions de 1660 et de 1663 omettent toutes deux les mots : « dans le troisième de ces discours, » et ont la variante fautive que voici : « que je la viens de l’expliquer. » Faut-il lire : « que je la viens d’expliquer, » ou « que je viens de l’expliquer ? » — Dans l’impression de 1660, comme dans celles de 1664, 1668 et 1682, le troisième discours, ou Discours des trois unités, est placé en tête du volume qui contient Rodogune ; mais dans l’édition de 1663 (in-fol.) il est à la fin.
  8. Voyez le Discours des trois unités, tome I, p. 116 et 117.
  9. Voyez ibidem, tome I, p. 118 et 121.
  10. Dans les scènes i et iv. — Ici Corneille a principalement en vue la Pratique du Théâtre de d’Aubignac, où on lit ce qui suit au sujet de cette narration : « Il faut prendre garde à bien entretenir le discours dans les mouvements et de n’y mêler aucune apparence de récit, parce que, pour peu que cela sente l’affectation, il est vicieux, comme fait exprès en faveur des spectateurs. Aussi ne puis-je jamais conseiller d’user d’une méthode assez commune, mais que j’estime fort mauvaise : c’est à savoir lorsqu’une personne sait une partie de l’histoire et que le spectateur n’en sait encore rien du tout ; car en ces occasions les poëtes font répéter ce que l’acteur présent sait déjà, en lui disant seulement : « Vous savez telle chose, » et ajoutant « Voici le reste, que vous ignorez. » À dire le vrai, cela me semble grossier ; j’aimerois mieux faire entrer en motifs de passion ce que l’acteur présent connoît déjà, et trouver ensuite quelque couleur ingénieuse pour traiter le reste par forme de récit ordinaire. Ce défaut est sensible dans la Rodogune, où Timagène feint de ne savoir qu’une partie de l’histoire de cette princesse, et où tout ce qu’on lui répète sommairement et ce qu’on lui conte est après expliqué assez clairement par les divers sentiments des acteurs ; si bien que cette narration n’étoit pas même nécessaire : outre qu’il n’est pas vraisemblable que ce Timagène, qui avoit été à la cour du roi d’Égypte avec les deux princes de Syrie, eût ignoré ce qu’on lui conte, qui n’est rien qu’une histoire publique, contenant des batailles, avec la mort et le mariage de deux rois. » (Pages 393 et 394.)
  11. Les éditions de 1660 et de 1663 donnent quelqu’unes, au lieu de quelques-unes.
  12. Var. (édit. de 1660) : dans le second acte.
  13. Var. (édit. de 1660-1664) : pour leur faire connoître combien, etc.
  14. Voyez les scènes ii et iii du deuxième acte.
  15. On appelle proprement protatique un personnage qui ne paroît qu’à la protase, c’est-à-dire dans les scènes d’exposition.
  16. Voyez le Discours du poème dramatique, tome I, p. 46.
  17. Voyez la dernière scène de la pièce.
  18. Voyez la première scène de Médée.
  19. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : de Corinthe, où il ne fait qu’arriver.
  20. Voyez l’Examen de Médée, tome II, p. 336.
  21. Voyez la Poétique d’Aristote, chapitres xv et xxv.
  22. On lit dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille (1660-1682) : Stratonice au lieu de Laonice. Cette faute singulière a été corrigée dans l’impression de 1692.
  23. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : et exciter.
  24. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : de ce juste sentiment de reconnoissance pour le bien des deux États.
  25. L’édition de 1692 donne par leurs refus, au pluriel.
  26. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : avant qu’il ait rien pu savoir de sa mort.
  27. Voyez le Discours de la tragédie, tome I, p. 79 et 80.
  28. Voyez le Discours du poëme dramatique, tome I, p. 27.