Rodogune princesse des Parthes/Avertissement

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 414-418).
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APPIAN ALEXANDRIN,

Au livre des Guerres de Syrie, sur la fin[1].

« Démétrius, surnommé Nicanor, roi de Syrie, entreprit la guerre contre les Parthes, et, étant devenu leur prisonnier, vécut dans la cour de leur roi Phraates, dont il épousa la sœur, nommée Rodogune. Cependant Diodotus, domestique des rois précédents, s’empara du trône de Syrie, et y fit asseoir un Alexandre encore enfant, fils d’Alexandre le Bâtard, et d’une fille de Ptolomée[2]. Ayant gouverné quelque temps comme son tuteur, il se défit de ce malheureux pupille, et eut l’insolence de prendre lui-même la couronne sous un nouveau nom de Tryphon qu’il se donna. Mais Antiochus[3], frère du roi prisonnier, ayant appris à Rhodes sa captivité, et les troubles qui l’avoient suivie, revint dans le pays, où, ayant défait Tryphon avec beaucoup de peine, il le fit mourir. De là il porta ses armes contre Phraates, lui redemandant son frère ; et vaincu dans une bataille, il se tua lui-même. Démétrius, retourné en son royaume, fut tué par sa femme Cléopâtre, qui lui dressa des embûches en haine de cette seconde femme Rodogune qu’il avoit épousée, dont elle avoit conçu une telle indignation, que pour s’en venger elle avoit épousé ce même Antiochus, frère de son mari. Elle avoit eu deux fils de Démétrius : l’un nommé Séleucus, et l’autre Antiochus[4], dont elle tua le premier d’un coup de flèche, sitôt qu’il eut pris le diadème après la mort de son père, soit qu’elle craignît qu’il ne la voulût venger, soit que l’impétuosité de la même fureur la portât à ce nouveau parricide. Antiochus lui succéda, qui contraignit cette mauvaise mère de boire le poison qu’elle lui avoit préparé. C’est ainsi qu’elle fut enfin punie. »

Voilà ce que m’a prêté l’histoire où j’ai changé les circonstances de quelques incidents pour leur donner plus de bienséance. Je me suis servi du nom de Nicanor plutôt que de celui de Démétrius, à cause que le vers souffroit plus aisément l’un que l’autre. J’ai supposé qu’il n’avoit pas encore épousé Rodogune, afin que ses deux fils pussent avoir de l’amour pour elle sans choquer les spectateurs, qui eussent trouvé étrange cette passion pour la veuve de leur père, si j’eusse suivi l’histoire. L’ordre de leur naissance incertain, Rodogune prisonnière, quoiqu’elle ne vînt jamais en Syrie, la haine de Cléopâtre pour elle, la proposition sanglante qu’elle fait à ses fils, celle que cette princesse est obligée de leur faire pour se garantir, l’inclination qu’elle a pour Antiochus, et la jalouse fureur de cette mère qui se résout plutôt à perdre ses fils qu’à se voir sujette de sa rivale, ne sont que des embellissements de l’invention, et des acheminements vraisemblables à l’effet dénaturé que me présentoit l’histoire, et que les lois du poëme ne me permettoient pas de changer. Je l’ai même adouci tant que j’ai pu en Antiochus[5], que j’avois fait trop honnête homme, dans le reste de l’ouvrage, pour forcer à la fin sa mère à s’empoisonner soi-même[6].

On s’étonnera peut-être de ce que j’ai donné à cette tragédie le nom de Rodogune plutôt que celui de Cléopatre, sur qui tombe toute l’action tragique, et même on pourra douter si la liberté de la poésie peut s’étendre jusqu’à feindre un sujet entier sous des noms véritables, comme j’ai fait ici, où depuis la narration du premier acte, qui sert de fondement au reste, jusques aux effets qui paroissent dans le cinquième, il n’y a rien que l’histoire avoue.

Pour le premier, je confesse ingénument que ce poëme devoit plutôt porter le nom de Cléopatre que de Rodogune ; mais ce qui m’a fait en user ainsi, a été la peur que j’ai eue qu’à ce nom le peuple ne se laissât préoccuper des idées de cette fameuse et dernière reine d’Égypte, et ne confondît cette reine de Syrie avec elle, s’il l’entendoit prononcer. C’est pour cette même raison que j’ai évité de le mêler dans mes vers, n’ayant jamais fait parler de cette seconde Médée que sous celui de la Reine ; et je me suis enhardi à cette licence d’autant plus librement, que j’ai remarqué parmi nos anciens maîtres qu’ils se sont fort peu mis en peine de donner à leurs poëmes le nom des héros qu’ils y faisoient paroître, et leur ont souvent fait porter celui des chœurs, qui ont encore bien moins de part dans l’action que les personnages épisodiques, comme Rodogune : témoin les Trachiniennes de Sophocle[7], que nous n’aurions jamais voulu nommer autrement, que la Mort d’Hercule.

Pour le second point, je le tiens un peu plus difficile à résoudre, et n’en voudrois pas donner mon opinion pour bonne : j’ai cru que, pourvu que nous conservassions les effets de l’histoire, toutes les circonstances, ou, comme je viens de les nommer, les acheminements, étoient en notre pouvoir ; au moins je ne pense point avoir vu de règle qui restreigne cette liberté que j’ai prise. Je m’en suis assez bien trouvé en cette tragédie ; mais comme je l’ai poussée encore plus loin dans Héraclius, que je viens de mettre sur le théâtre[8], ce sera en le donnant au public que je tâcherai de la justifier, si je vois que les savants s’en offensent ou que le peuple en murmure. Cependant ceux qui en auront quelque scrupule m’obligeront de considérer les deux Électres de Sophocle et d’Euripide, qui conservant le même effet, y parviennent par des voies si différentes, qu’il faut nécessairement conclure que l’une des deux est tout à fait de l’invention de son auteur. Ils pourront encore jeter l’œil sur l’Iphigènie in Tauris, que notre Aristote nous donne pour exemple d’une parfaite tragédie[9], et qui a bien la mine d’être toute de même nature, vu qu’elle n’est fondée que sur cette feinte que Diane enleva Iphigénie du sacrifice dans une nuée, et supposa une biche en sa place. Enfin, ils pourront prendre garde à l’Hélène d’Euripide, où la principale action et les épisodes, le nœud et le dénoûement, sont entièrement inventés, sous des noms véritables.

Au reste, si quelqu’un a la curiosité de voir cette histoire plus au long, qu’il prenne la peine de lire Justin, qui la commence au trente-sixième livre, et l’ayant quittée, la reprend sur la fin du trente et huitième[10], et l’achève au trente-neuvième. Il la rapporte un peu autrement, et ne dit pas que Cléopatre tua son mari, mais qu’elle l’abandonna, et qu’il fut tué par le commandement d’un des capitaines d’un Alexandre qu’il lui oppose[11]. Il varie aussi beaucoup sur ce qui regarde Tryphon et son pupille, qu’il nomme Antiochus[12], et ne s’accorde avec Appian que sur ce qui se passa entre la mère et les deux fils[13].

Le premier livre des Machabées, aux chapitres 11., 13., 14. et 15., parle de ces guerres de Tryphon et de la prison de Démétrius chez les Parthes ; mais il nomme ce pupille Antiochus, ainsi que Justin, et attribue la défaite de Tryphon à Antiochus, fils de Démétrius, et non pas à son frère, comme fait Appian, que j’ai suivi, et ne dit rien du reste.

Josèphe, au treizième livre des Antiquités judaiques[14], nomme encore ce pupille de Tryphon Antiochus, fait marier Cléopatre à Antiochus, frère de Démétrius, durant la captivité de ce premier mari chez les Parthes, lui attribue la défaite et la mort de Tryphon, s’accorde avec Justin touchant la mort de Démétrius, abandonné et non pas tué par sa femme, et ne parle point de ce qu’Appian et lui rapportent d’elle et de ses deux fils, dont j’ai fait cette tragédie.


  1. Cette espèce d’avertissement, où l’auteur indique ses sources, ne se trouve que dans les impressions de 1647, 1652 et 1655. — Le fragment historique qui est placé en tête est tiré des chapitres lxvii-lxix des Affaires ou Guerres de Syrie d’Appien.
  2. Cette fille de Ptolomée (Philométor) n’est autre que la Cléopatre de cette tragédie. Avant d’épouser Démétrius Nicanor (ou Nicator), elle avait été la femme d’Alexandre Bala.
  3. Antiochus Sidétès.
  4. Antiochus, surnommé Grypus.
  5. Voyez le Discours de la tragédie, tome I, p. 79 et 80.
  6. Voltaire a substitué elle-même à soi-même.
  7. Le chœur de cette tragédie est composé de jeunes filles de Trachine, amies et compagnes de Déjanire.
  8. Voyez ci-après, tome V, le commencement de la Notice d’Héraclius.
  9. Aristote, dans sa Poétique, cite avec éloge l’Iphigénie en Tauride ; mais nous ne voyons pas où il la « donne pour exemple d’une parfaite tragédie. »
  10. Var. (édit. de 1655) : du trente-huitième.
  11. Voyez le chapitre i du livre XXXIX de Justin.
  12. Voyez le chapitre i du livre XXXVI du même auteur.
  13. Voyez le chapitre ii du livre XXXIX.
  14. Voyez les chapitres v-ix.