Rocambole (théâtre)/Prologue

ROCAMBOLE


PROLOGUE


Les valets de cœur.


Un salon servant de bibliothèque, ouvrant au fond sur un autre salon. — À gauche, du premier au deuxième plan, une porte conduisant dans la chambre du comte. À droite, faisant face à la porte, une fenêtre ouvrant sur un balcon. — Au fond, un corps de bibliothèque à gauche ; une caisse en fer scellée dans la muraille à droite ; table chargée de papiers et formant bureau, au premier plan à gauche ; près de cette table, un fauteuil de malade. — Salon, tentures, meubles, tout doit être sévère. Un flambeau à deux branches est posé sur la table, et les deux bougies éclairent seules la bibliothèque.

Scène PREMIÈRE

GERTRUDE, VALENTIN.
Au lever du rideau, Gertrude entre du fond, comme si elle venait de reconduire quelqu’un. — Valentin, vêtu d’une livrée modeste et affectant une allure plus modeste encore, achève d’allumer les bougies.
GERTRUDE.

Voilà le docteur parti.

VALENTIN.

Eh bien, dame Gertrude qu’est-ce qu’il a dit ?…

GERTRUDE.

Qu’il trouvait monsieur bien mal…

VALENTIN.

Allons, je n’ai pas de chance… M. le comte vous fera un sort, à vous qui le servez depuis vingt-six ans, tandis que moi, qui ne suis entré chez lui que depuis six semaines, j’aurai à chercher une autre condition.

GERTRUDE, se mettant dans le fauteuil et dévidant un écheveau de laine qu’elle fait tenir à Valentin pendant qu’elle pelote.

Pauvre garçon !… Tenez-moi ma laine, voulez-vous ?…

VALENTIN.

Avec plaisir…

GERTRUDE.

Quand nous devrons nous quitter, je vous regretterai, Valentin.

VALENTIN.

Ce sera bien de l’honneur que vous me ferez.

GERTRUDE.

Vous êtes complaisant et bien plus adroit que cet imbécile de Dominique, qui nous a quittés sans dire pourquoi il s’en allait… Croiriez-vous que lui, un homme, avait plus peur que moi dans ce vieil hôtel de la rue de l’Ouest, où M. le comte est venu s’établir il y a trois mois…

VALENTIN.

Comment ! il avait peur… un grand rougeaud comme ça ?…

GERTRUDE.

Ah ! il devenait blême, quand on parlait devant lui d’un valet de cœur…

VALENTIN.

Oh ! elle est bonne, celle-là !… Il avait peur d’une carte ?

GERTRUDE.

Vous ne savez donc pas ce que c’est que les valets de cœur ?…

VALENTIN.

Faites excuse, je suis même très-fort au piquet et au bésigue…

GERTRUDE.

Mais je vous parle d’une bande de brigands qui est malheureusement trop connue…

VALENTIN.

Tiens, tiens…

GERTRUDE.

Et il est prouvé que les scélérats n’hésitent pas à tuer pour voler…

VALENTIN.

Ah ! c’est indigne ! Mais pourquoi les appelle-t-on les valets de cœur ?

GERTRUDE.

Parce qu’ils ont l’habitude invariable de laisser partout la même trace de leur passage : dans les tiroirs des meubles qu’ils ont vidés, sur la plaie de l’homme qu’ils ont assassiné, on trouve toujours une carte, un valet de cœur…

VALENTIN.

C’est drôle !… non… je veux dire : c’est atroce ! mais c’est bien invraisemblable… Est ce que vous croyez à tous ces contes-là ?…

GERTRUDE.

Si j’y Crois !… (Un violent coup de sonnette se fait entendre. Gertrude jette un cri et laisse tomber sa laine.) Ah ! qu’est-ce que c’est que ça ?…

VALENTIN, ramassant la pelote.

Ça ?… C’est la sonnette de M. le marquis…

GERTRUDE.

Oui… et c’est moi qu’il sonne… Si j’ai besoin de vous, je vous appellerai… Que c’est bête !… je suis toute tremblante… (Elle sort.)


Scène II

VALENTIN, ou plutôt VENTURE, puis GERTRUDE.
VALENTIN, la regardant sortir.

Voilà une bonne vieille qui serait tombée en pâmoison si je lui avais dit : « Je suis un des membres les plus actifs du Club des valets de cœur. J’ai été détaché ici par César Andréa notre chef… Je connais la maladie du comte, et mieux que le médecin je sais qu’il n’en peut pas guérir… M. de Chamery avait écrit à son notaire au sujet de son testament… J’ai porté la lettre au maître et j’attends ses ordres… »

GERTRUDE, sortant de la chambre.

Monsieur s’impatiente de ne pas voir venir son notaire, et il veut qu’on aille chercher maître Aubernon.

VALENTIN.

Bien… J’irai… (À part.) Je ne le trouverai pas.

GERTRUDE.

Non, monsieur désire que vous restiez, il m’a ordonné d’envoyer le petit Jean…

VALENTIN.

Qu’est-ce que c’est que le petit Jean ?…

GERTRUDE.

Le Commissionnaire. (Elle va à la fenêtre et regarde dans la rue.) Bon ! il n’est pas à sa place !

VALENTIN.

Monsieur peut bien attendre quelques minutes… (On sonne.) Tiens ! une visite…

GERTRUDE.

C’est M. Aubernon, peut-être…

VALENTIN, à part.

Ça m’étonnerait !…

GERTRUDE, qui est allée ouvrir.

Tiens ! c’est madame Fippart, notre lingère… Entrez, madame Fippart, entrez…


Scène III

GERTRUDE, MADAME FIPPART, VALENTIN.
GERTRUDE.

Je vous attendais hier.

MADAME FIPPART.

Je suis un peu en retard, c’est vrai… mais voilà tout votre linge en état… Pour ça, nous avons bien travaillé, Cerise et moi.

VALENTIN.

Cerise ?..

MADAME FIPPART.

C’est ma nièce… ma consolation ! sans elle, je ne sais pas ce que je deviendrais… sans elle, je n’aurais pas pu faire votre ouvrage. Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient… J’ai tant pleuré !…

GERTRUDE.

Oui, je sais, vous avez perdu votre mari, il y a quatre ans, et c’était un digne homme.

MADAME FIPPART.

Ah ! madame, c’était l’honneur, la probité même ; avec ça l’amour du travail ; aussi mon homme était le modèle de l’atelier. Il gagnait de bonnes journées, nous avions des économies, nous étions heureux… Le bon Dieu me l’a repris.

GERTRUDE.

Et il vous a laissé votre fils, un garnement dont vous n’avez pu rien faire ; on l’a chassé de partout, et il vous a mangé ce que vous aviez ; il vous a volé…

MADAME FIPPART.

Madame, ne dites pas que le fils de mon mari a volé… S’il a pris un peu d’argent chez nous… mon Dieu, cet argent était à lui aussi… Si mon homme avait vécu, Joseph aurait mieux tourné… il y a peut être de ma faute… puis, vous savez, madame, on en dit toujours plus qu’il n’y en a. Joseph était paresseux, et ç’a été son malheur ; il aimait à s’amuser, il a fait de mauvaises connaissances… Mais il en avait honte lui-même, car, à ces vilaines gens-là, il n’avait pas dit son véritable nom : pour eux, il ne s’appelait pas Joseph Fippart… mais Rocambole… Ses amis l’ont entraîné plus loin qu’il n’aurait voulu. La mémoire de son père aurait dû être une sauvegarde pour Joseph ; pour le garantir contre la pensée du mal, je lui avais donné un talisman !

VENTURE et GERTRUDE.

Un talisman ?

MADAME FIPPART.

Un jour… ce fut un beau jour, celui-là !… à la fête du maître de l’atelier, une médaille d’argent fut donnée par le patron, au meilleur, au plus honnête de ses ouvriers, et mon mari eut cette médaille. Il la portait toujours suspendue à son cou, attachée à une chaîne de mes cheveux, c’était sa croix d’honneur, à lui ! Quand il mourut, je pris la médaille et la chaîne et je les donnai à Joseph en lui faisant jurer de les porter toujours comme les avait portés son père ; c’était un souvenir et un exemple !

VENTURE.

Et le chenapan a vendu la médaille ?

MADAME FIPPART.

Non, monsieur, il l’a gardée ; mais…

GERTRUDE.

Comme souvenir et pas comme exemple ! Vous êtes une digne femme madame Fippart, et, quoi qu’il arrive ici, je vous garderai ma pratique. Voilà votre argent, il se fait tard et il y a loin d’ici à Belleville… car vous demeurez à Belleville…

MADAME FIPPART.

Oui, madame… rue des Moulins, 27 ; maison de mademoiselle Tulipe Hubert.

VALENTIN.

Tulipe !

MADAME FIPPART.

C’est ma propriétaire. Adieu, madame ! à une autre fois… (Elle sort.)

GERTRUDE.

Voilà, une digne femme…

VALENTIN.

Elle a un fils qui promet ; il a d’abord un nom qui peint l’homme : Rocambole…

GERTRUDE.

Ça doit être un fier gueux. (Allant à la fenêtre.) Ah ! mon commissionnaire est à son poste… Eh ! petit !… monte… monte vite ! on a besoin de toi…

VALENTIN, qui a été regarder.

Je ne connaissais pas ce garçon-là…

GERTRUDE.

Il était malade depuis deux mois, et n’est revenu à sa place qu’aujourd’hui… Laissez-moi donc lui ouvrir la porte… (Elle ouvre, Jean Guignon entre.)


Scène IV

Les Mêmes, JEAN, tenue de commissionnaire, bonne et honnête figure, expression naïve.
JEAN, entrant, à Gertrude.

Je me porte très-bien, à vous servir mademoiselle Gertrude et la compagnie… C’est donc vous qui allez m’étrenner ; je suis sorti de l’hôpital ce matin, et je n’ai encore rien fait.

GERTRUDE.

Vous allez porter un billet que monsieur est en train d’écrire… Ah çà ! qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé, petit Jean ?… La dernière fois que je vous ai vu à votre place, vous ne paraissiez pas malade du tout… Il vous est donc tombé une tuile sur la tête ?…

JEAN.

Non, il m’est tombé un homme sur les bras.

VALENTIN.

Un homme ?

JEAN.

Ça vous étonne, monsieur ; mais, quand je me lève le matin, je me demande toujours quelle catastrophe il va m’arriver… Quand j’étais petit, mes camarades m’appelaient Jean Guignon, et j’ai bien mérité la chose, allez !… D’abord, je suis le treizième enfant de ma mère, je suis venu au monde un 13, un vendredi, dans le premier quartier de la lune rousse… En voilà des vilains pronostics… J’ai fait tourner le lait à cinq nourrices, dont trois Bourguignonnes, une Picarde et une chèvre… À la conscription, j’ai tiré le numéro 1. J’avais une amoureuse qui avait promis de m’attendre ! Une torgnole que j’avais attrapée me valut mon congé au bout de quatre années. En revenant au pays, je me disais : « La Grosminet — c’était ma bonne amie — la Grosminet va être fièrement contente, j’avance de trois ans. » J’arrive… on sonnait les cloches, tout le village était à l’église ; j’y cours, et qu’est-ce que je vois ?…

VALENTIN.

Mademoiselle Grosminet qui se mariait…

JEAN.

Non… on baptisait son troisième !… C’est alors que, de désespoir, je suis venu à Paris, et que j’ai pris l’état de commissionnaire. Ici, j’avais refait une connaissance, oh ! mais cette fois-là, j’avais eu la main heureuse : une fille sage, laborieuse, jolie et fraîche comme son nom ; elle s’appelle Cerise… il est gentil, ce nom-là. J’avais des idées de mariage. Je descends de chez moi, pour aller faire ma demande ; en passant rue de Varennes, je vois beaucoup de gens le nez en l’air, ils regardaient un homme qui battait des entrechats sur la rampe de son balcon… ça donnait la chair de poule à voir. C’était peut-être un élève de Léotard… Enfin l’homme veut risquer une pirouette ; mais, cette fois, la tête lui tourne, et le pied lui manque… Tout le monde se recule, moi, je tends les bras comme un imbécile ! et le monsieur tombe du troisième étage…

GERTRUDE.

Le malheureux !…

JEAN.

Le malheureux, ce n’était pas lui, c’était moi…

GERTRUDE.

Comment, il ne s’est pas tué ?…

JEAN.

Il m’a démis l’épaule, voilà tout le mal qu’il s’est fait… (On sonne à gauche.)

GERTRUDE.

Monsieur a écrit son billet, venez le prendre, puis vous descendrez par l’escalier de service… (Elle emmène Jean chez le comte, et lui pose la main sur l’épaule.)

JEAN.

Aïe !

GERTRUDE.

Qu’est-ce que vous avez donc ?

JEAN, se frottant l’épaule.

C’est un souvenir de l’élève de Léotard !… (Ils entrent chez le comte.)


Scène V

VALENTIN, puis GERTRUDE et Le Notaire.
VALENTIN.

Il ne faut pas que M. Aubernon soit prévenu, il ne faut pas qu’il vienne… Oh ! ma foi, tant pis pour ce pauvre Guignon, mais il n’ira pas chez le notaire… Il va passer sous ce balcon… un pot de fleurs est moins lourd qu’un homme… et je ne tiens pas à tuer ce pauvre diable, mais seulement à l’arrêter en chemin. Le voilà… Gare là-dessous !… (Il laisse tomber un pot de fleurs.)

JEAN, en dehors.

Ah ! bon ! sur la tête !

VALENTIN, regardant.

On le ramasse, on le porte chez le marchand de vins ; me voilà tranquille, il ne fera pas sa commission. Nous ne verrons pas M. Aubernon…

GERTRUDE, entrant par le fond.

Entrez, monsieur le notaire, entrez !

VALENTIN, se retournant.

Hein ?…

GERTRUDE.

On partait pour aller vous chercher.

VALENTIN, à part.

Qui donc l’a prévenu ?…

GERTRUDE.

Je vais vous annoncer…

VALENTIN.

Permettez, permettez… Monsieur est-il bien M. Aubernon ?… (Le notaire est vêtu de noir avec cravate blanche et jabot blanc, perruque grisonnante et lunettes bleues, l’air vénérable.)

LE NOTAIRE.

Non, mon ami, je suis un de ses collègues, et c’est lui qui m’envoie avec cette lettre pour M. le comte de Chamery… (Il remet la lettre à Gertrude.)

VALENTIN.

Il faudrait nous dire d’abord…

LE NOTAIRE.

Mon nom ? Rien de plus juste ; voici ma carte… (il passe une carte à Valentin.)

VALENTIN, à part.

Un valet de cœur !

LE NOTAIRE, bas.

Imbécile !

VALENTIN, bas.

Le maître !

GERTRUDE.

Eh bien ?

VALENTIN.

Oh ! vous pouvez annoncer… Monsieur est un parfait notaire.

LE NOTAIRE, ou plutôt ANDRÉA.

Allez, ma bonne, allez…


Scène VI

ANDRÉA, VALENTIN, ou plutôt VENTURE.
VENTURE.

Comment ne tromperais-tu pas les autres, puisque tu me trompes moi-même, moi, ton plus ancien… associé ?…

ANDRÉA, ôtant ses lunettes et s’asseyant dans le fauteuil.

Oh ! tu baisses, mon pauvre garçon, tu baisses beaucoup. J’avais su, par mes correspondants, qu’un comte de Chamery, vieux et sans famille, avait vendu d’immenses propriétés en Bretagne, et qu’après en avoir réalisé le prix, il était venu habiter cet hôtel retiré ; il ne s’était fait accompagner que d’une gouvernante et d’un valet… Ce comte devait être un avare qui cachait ici un trésor que j’eus la fantaisie de posséder… Il fallait d’abord se créer des intelligences dans la place, la gouvernante était incorruptible, le domestique un niais qui ne pouvait être bon à rien… Je fis disparaître celui-là, tu t’étais présenté à sa place !… il y a de cela six semaines…

VENTURE.

Et Dieu sait si j’ai écouté aux portes, épié le vieux et questionné la vieille…

ANDRÉA.

Et pourtant, tu n’as pas su découvrir où était l’argent…

VENTURE.

Il y avait bien là une caisse ; je l’ai visitée dans tous les coins et recoins, et je n’y ai vu que quelques rouleaux d’or que j’ai respectés, bien entendu ; le magot est donc ailleurs.

ANDRÉA.

Et tu ne sais plus rien deviner, tu ne sais même plus surveiller, car une lettre a pu arriver au comte il y a huit jours sans être interceptée, et cette lettre devait être importante.

VENTURE.

Oui, car elle a comme transformé le bonhomme qui parlait de quitter Paris, de voyager.

ANDRÉA.

C’est alors que je me décidai à brusquer l’affaire. Le comte, se sentant gravement malade, devait vouloir mettre ordre à ses affaires… Il a écrit en effet à maître Aubernon, notaire, qu’il aurait à lui confier un testament olographe… il riait trop facile de prendre la place de maître Aubernon… Je viens donc recevoir ce testament, qui m’apprendra enfin où sont les millions que je convoite.

VENTURE.

Voilà M. le comte ! (Bas, à Andréa, pendant que te comte entre.) Tu vois que la dose avait été bien calculée !


Scène VII

Les Mêmes, LE COMTE, GERTRUDE.
Le comte, vieux, mais brisé plus encore par la douleur que par l’âge, entre soutenu par Gertrude. Il est vêtu d’une longue robe de chambre de basin blanc, et d’un pantalon à pieds de la même étoffe. Du geste il renvoie Gertrude et Venture, et se laisse tomber sur le fauteuil, en faisant signe au faux notaire de prendre un siège et de se placer près de lui.
LE COMTE.

Je suis étranger à Paris, monsieur ; j’avais fait appeler maître Aubernon uniquement parce que son étude était voisine de cet hôtel.

ANDRÉA.

Maître Aubernon est lui-même très-souffrant et m’a prié…

LE COMTE.

C’est bien, monsieur ; les fonctions officielles que vous remplissez me garantissent votre honorabilité… Je vous dirai donc le secret que je voulais confier à M. Aubernon… Asseyons-nous, monsieur, et placez-vous près de moi… plus près… car ma voix s’éteint avec ma vie, ma force s’en va, et c’est toute une histoire que j’ai à vous dire.

ANDRÉA.

Je vous écoute, monsieur…

LE COMTE.

J’étais marié à une femme beaucoup plus jeune que moi. La comtesse était belle… j’en étais jaloux, et pourtant, durant les trois premières années de notre union, ma jalousie n’avait pas eu la moindre imprudence, la plus innocente coquetterie à reprocher à cette qui portait mon nom. Ce fut alors qu’une mission diplomatique amena d’Espagne en France un parent de ma femme, M. de Sallandrera.

ANDRÉA.

Voulez-vous parler du duc de Sallandrera qui a été longtemps ambassadeur d’Espagne à la cour du Brésil.

LE COMTE.

Oui, ce fut même pour se rendre à Rio-de-Janeiro qu’il nous quitta. Le duc était jeune alors, il ne put voir sa charmante cousine sans l’aimer… je saisis des preuves écrites de cet amour… amour partagé !… Bref, quand la comtesse donna le jour à un fils, je ne pouvais douter que cet enfant ne fût le fruit de l’adultère, et je jurai qu’un bâtard n’hériterait ni de ma fortune, ni de mon nom ; mais je ne voulais pas d’éclat, pas de scandale ; j’exigeai que l’enfant, confié à une nourrice, fût élevé loin du château… Il avait atteint sa troisième année, la comtesse me suppliait de lui rendre son fils… et j’hésitais encore à prendre un parti. Je voulais punir la mère… mais j’avais pitié de l’enfant. Pourtant il fallait en finir… Une nuit, le feu dévora l’habitation de la nourrice, et le lendemain, dans les décombres, on chercha vainement les restes de ceux qui avaient dû périr dans l’incendie.

ANDRÉA.

Incendie allumé par vos ordres ?

LE COMTE.

Oui…

ANDRÉA.

Vous aviez ainsi condamné une femme et un enfant innocents tous deux ?

LE COMTE.

Vous vous trompez, monsieur : je voulais que le bâtard disparût, mais je ne voulais pas le tuer. Cette nuit même, la paysanne, que j’avais gagnée, s’embarquait avec l’enfant ; plus tard, elle s’établissait en Irlande dans une petite ferme achetée par mes soins.

ANDRÉA.

On dut s’étonner de ne retrouver dans les ruines aucune trace de…

LE COMTE.

En effet ; mais personne pourtant ne douta de la mort de l’enfant, et la mère a pleuré vingt-trois ans son fils… Pauvre femme !… (Il s’arrête.)

ANDRÉA.

Qu’avez-vous, monsieur ?…

LE COMTE, se remettant.

Rien… je continue… J’avais résolu de dénaturer ma fortune, je vendis tout ce que je possédais ; je réalisai ainsi une somme considérable que je voulais pouvoir anéantir en une minute, si, par une trahison de la paysanne, celui que j’avais condamné a s’ignorer toujours, avait su le secret de sa naissance et était venu revendiquer ses droits…

ANDRÉA.

Vous avez ainsi gardé chez vous toute une fortune ?… C’était une grande imprudence…

LE COMTE.

En province, je ne craignais rien pour mon argent. Quand, à la mort de la comtesse, je me décidai à venir habiter Paris, je déposai cet argent à la Banque…

ANDRÉA, à part.

Ah ! diable !… Il sera difficile d’aller le chercher là… (Haut.) Et à qui destinez-vous cette fortune ?

LE COMTE.

À mon fils…

ANDRÉA.

Ah ! je ne comprends plus…

LE COMTE.

Il y a huit jours, j’ai reçu une lettre du duc de Sallandrera ; cette lettre m’apprenait que Marianne, la nourrice, bourrelée de remords, était venue lui avouer qu’obéissant à mes ordres, elle avait elle-même mis le feu à sa chaumière, et qu’avec une petite pension que je lui envoyais en Irlande, elle avait élevé le jeune Armand : qu’il était devenu beau comme sa mère. Fidèle aux instructions que je lui avais données, elle avait laissé ignorer à Armand le nom de son père. Armand s’était adonné aux arts, à la peinture surtout ; il avait voulu voyager, et sa dernière lettre à Marianne était datée de Madras. Marianne ne voulait pas emporter dans la tombe, le secret de la naissance d’Armand, elle avoua tout a M. de Sallandrera, qu’elle savait être notre parent, elle lui remit quelques lettres de moi qu’elle avait conservées. M. de Sallandrera n’avait que trop bien compris le mobile qui m’avait fait agir ; dès lors, il voulait, il devait me donner une preuve irrécusable de l’innocence de la comtesse et de la légitimité de la naissance d’Armand de Chamery. « Que ce jeune homme soit rappelé en Europe, m’écrivait-il, que son père lui rende sa fortune et son nom, et moi, duc de Sallandrera, je m’engage sur mon honneur de gentilhomme, sur ma foi de chrétien, à donner pour femme au fils du comte de Chamery, Carmen de Sallandrera, ma fille. » Je ne pouvais plus douter… Je voulais partir, aller retrouver ce fils que j’avais chassé… mais… frappé mortellement comme je le suis, le temps m’aurait manqué… Dans ce testament olographe, j’ai déclaré ce que je viens de vous avouer, j’ai reconnu que l’enfant élevé par Marianne était bien mon fils… Mon fils !… je ne le reverrai pas… je ne pourrai pas lui dire : « Pardonne-moi le mal que je t’ai fait ; pardonne-moi le mal que j’ai fait à ta mère ! »

ANDRÉA.

Vous voulez que je reste dépositaire de ces diverses pièces… et du testament ?…

LE COMTE.

Je vais enfermer tout cela devant vous dans cette caisse scellée dans la muraille, dont la clef ne me quitte jamais… Quand je ne serai plus, vous saurez où trouver le testament et vous en poursuivrez l’exécution… (Le comte se lève, va ouvrir la caisse, y dépose le testament et les pièces, et cache sur sa poitrine la clef de la caisse ; se sentant plus faible, il s’appuie sur la caisse.) Monsieur, c’est une fortune de cinq millions qu’il y a là pour mon fils.

ANDRÉA, à part.

Cinq millions !

LE COMTE.

Je me sens bien faible… Veuillez frapper sur ce timbre… (Andréa frappe, Gertrude et Valentin paraissent.)


Scène VIII

Les Mêmes, VALENTIN, GERTRUDE.
GERTRUDE.

Ah ! mon Dieu, monsieur, êtes-vous donc plus mal ?

LE COMTE.

Oui, et je ne pourrais pas seul regagner ma chambre… Adieu, monsieur, si je ne dois plus vous revoir… souvenez-vous ! souvenez-vous ! (Il fait un signe d’adieu à Andréa et rentre chez lui, soutenu par Gertrude et Venture.)

ANDRÉA, resté seul.

Allons, le vol est impossible… on ne trompe pas facilement la Banque de France… Ce n’est que lorsqu’ils seront hors de ses caves que je pourrai mordre aux millions du comte, et ils n’en sortiront qu’a la requête de l’héritier… Eh bien, changeons de batterie… Le possesseur de ce testament sera le seul dispensateur de la fortune et du nom de Chamery, et le pauvre artiste, aujourd’hui sans famille et sans nom, ne refusera pas de partager avec moi les millions que seul je pourrai lui donner.


Scène IX

ANDRÉA, VENTURE, puis LE COMTE.
VENTURE, sortant de la chambre.

Le comte se meurt : il n’a pas même senti ma main, qui, se glissant dans sa poitrine, s’est emparé de cette clef.

ANDRÉA.

La gouvernante ?

VENTURE.

A couru comme une folle, chercher un médecin…

ANDRÉA.

Toute la faculté ne sauvera pas celui que j’ai condamné… son heure était venue… Donne, et veille… (Venture court au fond pour s’assurer que personne ne vient du dehors ; Andréa a pris la clef et cherche à ouvrir la caisse. À ce moment, on voit le comte apparaître sur le seuil de la porte de gauche ; il est pâle, défait, c’est plutôt un spectre qu’un homme ; apercevant Andréa qui tourne la clef dans la serrure de la caisse, il se traîne ou plutôt il s’élance par un effort suprême jusqu’à lui, et pose les mains sur ses épaules, en râlant ce mot.)

LE COMTE.

Ah !… infâme ! (À cette apparition, Venture recule épouvanté, Andréa lui-même se trouble ; Venture éteint les bougies, Andréa a déjà repris tout son calme : aidé de Venture, il repousse le vieillard dans sa chambre ; Andréa et Venture disparaissent avec le comte ; la scène reste vide et obscure un moment, un bras passe et lève l’espagnolette de la fenêtre à droite et qui était restée entr’ouverte ; cette fenêtre s’ouvre tout à coup, et un jeune homme, misérablement vêtu, entre dans la bibliothèque.)


Scène X

ROCAMBOLE, puis ANDRÉA.
ROCAMBOLE.

Une fenêtre ouverte, rien qu’un entre-sol à escalader, pas de lumière, personne dans la rue, plus de bruit dans la maison, c’était bien tentant… Un malade, une vieille bonne, un seul domestique, et un trésor caché, voilà mes renseignements… Je me suis dit : « Rocambole, mon petit, tu as de mauvaises affaires sur les bras, tu ne peux plus rentrer chez maman Fippart, tu couches sur des fours trop chauds ou dans des carrières trop froides ; ça n’est pas une existence, il s’agit donc de pincer un joli magot et de filer vers une autre patrie, et j’ai dans l’idée qu’il y a ici un beau coup à faire… Et d’abord, allumons l’allemande… (Il allume une allumette.) Avec ça, je pourrai me reconnaître… Tiens, je suis tombé juste sur la caisse, et la clef est à la serrure ; en voilà une cocasse !… (Rocambole ouvre la caisse, et, pendant qu’avec son allumette il en inspecte le contenu, Andréa sort de la chambre du comte.)

ANDRÉA. Il s’arrête en voyant Rocambole à l’œuvre.

Pardieu ! nous sommes deux… D’où vient donc celui-là ?…

(Et tirant un poignard de sa poche, il s’élance sur Rocambole, qui, surpris, veut résister, mais qui est bientôt renversé par le poignet d’acier d’Andréa ; Andréa le tient sous ses genoux et va le frapper, lorsque Venture paraît un flambeau à la main ; la lumière éclaire alors le vidage de Rocambole et le bras d’Andréa reste suspendu.)

ROCAMBOLE, à terre.

Pincé !… Ah ! vous avez un fier poignet, vous… foi de Rocambole…

VENTURE.

Rocambole !… (Et il arrête le bras d’Andréa.) Un instant ! je le connais !