ACTE PREMIER


PREMIER TABLEAU


Le petit jardinet d’une maison à Belleville. — À droite, un corps de logis composé d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage. — À gauche, corps de logis semblable, mais avançant davantage sur le théâtre, de façon à laisser voir au public l’intérieur du rez-de-chaussée au moyen de la fenêtre ouverte. — Chaises de jardin adossées au corps de logis de gauche. — Au fond, petit mur surmonté d’un treillage garni de plantes grimpantes. — L’entrée est supposée à la cantonade, à droite.


Scène PREMIÈRE

CERISE, MADAME FIPPART.
Au lever du rideau, Cerise est assise et compte de l’argent.
CERISE.

Vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, et les vingt francs que je viens de recevoir du magasin, ça fait bien trente pièces d’or. Total, six cents francs !

MADAME FIPPART, qui est entrée par le fond et s’est arrêtée pour regarder Cerise compter.

Eh bien, Cerise… qu’est-ce que tu fais donc là ?

CERISE, cachant vivement « on argent.

Ma tante !… je fais le compte de ce que j’ai gagné cette semaine.

MADAME FIPPART.

Ah ! tu as été au magasin toucher ton argent. Que fais-tu donc de ce que tu gagnes, petite ? Tu regardes à l’acheter une robe, un bonnet ; c’est bien d’être économe, mais (riant) il ne faut pas être avare.

CERISE.

Ah ! je ne suis pas avare, ma tante. Si j’amasse comme ça, c’est pour avoir une grosse somme ; et alors je pourrai peut-être me donner…

MADAME FIPPART.

Quoi ?

CERISE.

Dame ! c’est embarrassant à dire…

MADAME FIPPART, souriant.

Quelque objet de toilette, bien cher ?…

CERISE.

Oh ! je ne suis pas coquette, ma tante…

MADAME FIPPART.

Même pour plaire à M. Jean ?…

JEAN, paraissant à la porte du fond.

Présent !… Je peux t’y entrer ?

CERISE.

Mais certainement. Entrez, monsieur Jean.

MADAME FIPPART.

Entrez, mon garçon…


Scène II

Les Mêmes, JEAN.
JEAN. Il porte encore au front la cicatrice du coup qu’il a reçu au prologue.

Mame Fippart, je vous présente mes hommages… Mademoiselle Cerise, je suis bien le vôtre… si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient…

CERISE.

Comme vous êtes gai aujourd’hui, monsieur Jean !

JEAN.

Ah ! c’est que je vas vous dire… je crois que je suis désenguignonné…

MADAME FIPPART, qui est assise à gauche et a pris son ouvrage.

Vraiment ?…

JEAN.

Parole !… depuis ma dernière aventure du pot de fleurs… que je vous ni racontée… il y a six mois, il me semble que ça va mieux. D’abord, j’ai pas reçu un seul homme sur les bras, c’est une preuve ; et pas plus tard qu’hier, le feu a pris dans la maison, la maison a brûlé, sans que ce soye moi qui aie brûlé… Enfin, ça marche, les affaires vont ; j’ai des courses à ne savoir où fourrer mes jambes… la chance me revient, quoi !…

CERISE.

Tant mieux, monsieur Jean, tant mieux !

JEAN.

C’est ce qui me décide à faire aujourd’hui une demande que je remets depuis longtemps ; je me suis dit : « Puisque le guignon s’en va, c’est peut-être que le bonheur va venir ; » et alors je me suis décidé…

MADAME FIPPART.

À qui avez-vous à faire une demande ?

JEAN.

À qui ?

CERISE.

Oui, à qui ?…

JEAN, à part.

À qui ?… Tiens… j’ai cru que ça irait tout seul… et voilà que je barbote déjà. (Haut.) Hum ! madame Fippart, je vas vous dire, telle que vous voilà, vous pouvez aider fièrement à la réussite de la chose.

MADAME FIPPART.

Moi ?…

JEAN.

Oui… vous, en personne naturelle… Il s’agit d’avoir le consentement d’une lingère que vous connaissez… comme votre poche… sans vous manquer de respect !

MADAME FIPPART.

Ah ! (Elle regarde Cerise, qui rougit et baisse les yeux.) Et Cette lingère s’appelle ?…

JEAN, fouillant à sa poche.

Ah ! sapristi ! je ne peux pas vous dire son nom… j’ai oublié d’acheter des gants !

MADAME FIPPART.

Et les gants sont nécessaires ?

JEAN.

Les camarades m’ont dit que… on mettait toujours des gants… ça ne fait rien qu’ils soient en fil ou en coton, mais faut des gants. C’est la tenue de rigueur quand on veut demander une demoiselle… Oh ! la langue me démange assez… ça n’est pas d’aujourd’hui que j’ai des idées, mais j’avais toujours peur qu’on ne me répondit comme ça : « Monsieur Jean, vous êtes un brave garçon, pas mal de votre personne, enfin assez gentil pour un homme… »

CERISE.

Vraiment ?…

JEAN.

On m’a dit ça quelquefois. « Vous voulez vous mettre en ménage, c’est bien… Mais vous n’avez rien, la jeune fille n’a rien, et deux rien ensemble, ça ne fait pas grand’chose. »

MADAME FIPPART.

C’est vrai.

JEAN.

Vous voyez…

MADAME FIPPART.

Mais on te dira peut-être : « Mon ami Jean, l’amour du travail est la meilleure et la plus sûre fortune… » Et puis il y a des demoiselles qui ont quelquefois des dots… cachées ; n’est-ce pas, Cerise ?

CERISE, sans lever la tête.

Oui, ma tante… il y en a.

MADAME FIPPART.

J’en connais une qui apporterait à son mari… Combien apporterait elle, Cerise ?

CERISE.

Six cents francs, ma tante !

JEAN, ébahi.

Six cents francs !… vous connaissez des demoiselles qui ont six cents francs de dot ?

MADAME FIPPART.

Cerise se trompe… la demoiselle que je connais apporterait mille francs.

CERISE.

Non… non… j’ai dit six cents !

MADAME FIPPART.

Je suis mieux renseignée que toi.

JEAN.

Mille francs ?

CERISE.

Mille francs !

MADAME FIPPART.

Serait-ce un joli parti, cela, Jean ?…

JEAN.

C’est une fortune ! mais la dot n’est rien, c’est la jeune fille qui est tout…

MADAME FIPPART.

Bien dit ! Allez acheter des gants, monsieur Jean, et revenez faire votre demande.

JEAN.

Ah ! vous avez donc compris que c’est mademoiselle Cerise que je veux, avec ou sans dot, et vous consentez ?… Ah ! madame Fippart ! chère madame Fippart ! Ah ! mademoiselle Cerise ! vous consentez… vrai ?

CERISE.

Mais allez donc acheter vos gants.

JEAN.

Ah ! faut pas m’en vouloir, je ne suis pas habitué à la réussite… La tête me tourne… j’ai comme des bluettes. Oh ! je crois que je vas tomber.

CERISE.

Eh ben !… eh ben !…

JEAN.

C’est passé… c’est passé… Oh ! madame Fippart, mademoiselle Cerise… je vas acheter des gants de peau. (Il court vers la porte et se cogne dans Tulipe, qui tient un arrosoir.)

TULIPE.

Ah ! je vous ai fait mal !

JEAN.

Au contraire… tout me réussit à présent ! j’ai la chance ! Sapristi ! que je me suis fait mal ! (Il sort en courant.)

TULIPE.

Qu’est-ce qu’il a donc, Jean Guignon ? Il est devenu fou ! (Elle continue à arroser.)


Scène III

MADAME FIPPART, CERISE, TULIPE.
CERISE.

Ah ! ma tante ! ma bonne tante !

MADAME FIPPART.

Eh bien, quoi, cachotière ! tu as bien travaillé pour économiser tes six cents francs. Dame ! moi… j’ai fait ce que j’ai pu.

CERISE.

Oh ! pour moi, vous êtes bonne comme une mère ! ces quatre cents francs… Dieu sait ce qu’ils vous ont coûté de privations !

MADAME FIPPART.

Veux-tu te taire !… est-ce qu’une tante ne doit pas doter sa nièce ?… (Avec tristesse.) Au moins, toi… tu m’aimes !

CERISE.

Si je vous aime, ma tante ? Tenez, voilà comme je vous aime. (Elle lui saute au cou.)

MADAME FIPPART.

Chère enfant !…

TULIPE, s’avançant.

Tiens ! on s’embrasse dans ma cour à présent. Eh bien, ne vous gênez pas ! envahissez tout mon immeuble.

MADAME FIPPART, gaiement.

Allons ! ne vous fâchez pas mademoiselle la propriétaire ! on vous invitera à la noce. Je vais ranger notre ouvrage… car je crois qu’on ne travaillera plus guère aujourd’hui. (Elle entre à gauche.)

TULIPE.

Une noce !…


Scène IV

TULIPE, CERISE.
TULIPE.

Tu te maries ? et qui épouses-tu ?

CERISE.

Monsieur Jean Guignon.

TULIPE.

Eh bien, tant mieux ! au moins, je n’aurai pas que des célibataires dans ma maison. (Cerise rit.) Moi et toi, deux demoiselles, de ce côté-là… (Elle indique le pavillon à gauche du public.) Et ici (elle montre la droite), M. Armand et M. Alphonse, deux garçons, tout ce qu’il y a de plus garçons !

CERISE.

Oh ! M. Armand ne compromet pas la maison.

TULIPE.

Celui-là, non ! il est convenable ; puis la moitié du temps dehors à donner des leçons de peinture ou de dessin ; mais l’autre !

CERISE, riant.

M. Alphonse, l’avocat.

TULIPE.

Oh ! celui-là… il peut se flatter d’être un locataire insupportable… Chaque fois qu’il me voit, il me demande des réparations… si je l’écoutais, il y a beau jour que je serais ruinée. (Bruit de voiture.)

CERISE.

Tiens ! une voiture qui s’arrête devant chez nous.

TULIPE, Elle va regarder.

Oh ! la jolie calèche ! une belle dame en descend ! Ah ! en voilà une toilette !


Scène V

Les Mêmes, BACCARAT.
BACCARAT.

Monsieur Armand, je vous prie ?…

TULIPE.

C’est ici, madame.

BACCARAT.

Il est chez lui ?

TULIPE.

Non madame… il est sorti !

BACCARAT.

Sorti… Ah ! (À elle-même.) Allons, il m’oublie ! (Haut, après avoir regardé Tulipe et Cerise alternativement.) Mais je ne me trompe pas, c’est bien vous. Tulipe ! Cerise !

CERISE.

Vous nous connaissez ?

BACCARAT.

Si je vous connais ! Ah çà !… je suis donc bien changée, puisque vous ne m’avez pas déjà dit : « Bonjour, Fanchette ! »

TULIPE, vivement.

Fanchette !

BACCARAT, lui tendant la main.

Votre grande voisine de la rue des Fossés-du-Temple.

CERISE.

Fanchette, que nous n’avons pas revue depuis cinq ans ? Comment ! c’est toi ! (Se reprenant.) C’est vous !

BACCARAT, lui tendant aussi la main.

Tu avais bien dit, ma chère Cerise, oui, c’est moi.

TULIPE.

Comme on se retrouve tout de même ! Tu es donc mariée ? tu as donc épousé un sénateur ?

BACCARAT.

Non, je ne suis pas mariée. Parlons de vous, mes amies ; qu’êtes-vous devenues depuis que nous nous sommes perdues de vue ?

TULIPE.

Moi, j’ai fait un héritage, je suis propriétaire. Tu es dans mon immeuble ! La maison, la terre, les arbres, les fleurs, tout est a moi, et je viens d’arroser mes propres haricots.

BACCARAT, à Cerise.

Et toi, Cerise ?

CERISE.

Oh ! moi, je suis riche : j’ai mille francs de dot, et je me marie avec un brave garçon que j’aime de tout mon cœur.

BACCARAT, avec un soupir.

Allons ! je vois que vous avez eu du bonheur toutes les deux : tant mieux.

TULIPE.

Eh bien, et toi donc ! si, comme on le dit, la vie est une loterie, tu as gagné le gros lot.

BACCARAT.

Oui ! j’ai une voiture, un hôtel, des cachemires… des diamants… au bois, mon attelage est le plus beau, ma livrée la plus élégante… enfin, je suis riche… très-riche…

CERISE.

C’est drôle ! tu n’as pas pu hériter de la famille, car la famille ne se composait que d’un vieil oncle qui était rétameur !

BACCARAT.

Non ! je n’ai pas hérité.

TULIPE.

Alors, comment as-tu gagné tout cela ?

BACCARAT.

On m’a tout donné.

TULIPE, à Cerise.

Donné ?

BACCARAT.

Ça m’a coûté cher !… Quand vous sortez, vous autres, avec vos petites robes et vos petits bonnets, personne n’a le droit de vous montrer au doigt. On dit de toi, Cerise : « C’est mademoiselle Bertin, » et on te salue. De toi Tulipe : « C’est mademoiselle Hubert, » et on le salue. De moi, on dit…

CERISE.

« C’est mademoiselle Charmet, » et on te salue aussi.

BACCARAT.

Non ! on dit : « C’est Baccarat, » et on ne me salue pas !

LES DEUX JEUNES FILLES, reculant.

Baccarat !

BACCARAT.

Baccarat ! Pourquoi ce surnom plutôt qu’un autre… je ne sais pas… mais ce nom est aujourd’hui connu de tout Paris, non pas du Paris qui travaille, mais du Paris désœuvré qui s’amuse.

TULIPE.

Nous le connaissons aussi, ce nom-là ; on dit à présent : « Belle comme Baccarat, élégante comme Baccarat. »

BACCARAT.

Et on dit encore : « Infâme comme Baccarat ! »

TULIPE.

Ah ! non ! non…

CERISE.

Pauvre Fanchette !

BACCARAT.

Mon histoire, voyez vous, est celle de toutes ces pauvres filles que l’envie mord au cœur, et qui se lassent de demander au travail un salaire péniblement mais honnêtement gagné ; transportées comme dans un conte de fées de leur misérable mansarde, dans un splendide appartement, couvertes de dentelles et de bijoux, voyant à leurs pieds les plus beaux noms, les plus grandes fortunes de France, elles se croient des reines qu’on adore, elles ne sont que des esclaves qu’on paye… Elles se réveillent un jour à la première insulte qui leur est faite, elles se voient telles qu’elles sont, elles rougissent de l’éclat qui les entoure, mais il est trop tard… On ne remonte pas la pente… il faut descendre encore… descendre toujours… Alors… oh ! alors, elles rejettent loin d’elles le souvenir de leur passé… elles s’étourdissent dans leur enfer, et, en arrivent à se parer de leur opprobre, elles écrasent de leur luxe, ces honnêtes femmes qui les écrasaient de leur pudeur et de leur vertu ; et à ces hommes du monde qui leur ont donné la honte, elles apportent la ruine. « Payez ! leur disent-elles, payez toujours ; nous étions parées de diamants, nous voulons en être couvertes ; nous avions des hôtels, il nous faut des palais. Payez, payez toujours ! » Et on nous donne tout ce que nous voulons… Oui, nous avons tout… excepté l’estime des autres et l’estime de nous-mêmes.

CERISE.

Ah ! Fanchette, pourquoi nous as-tu quittées ?

BACCARAT.

Oh ! tu ne sais pas encore tout ce que je souffre ; tu aimes, toi ! et tu seras la femme de celui que ton cœur a librement choisi ; il sera fier de toi. Moi aussi, j’aime de toutes les forces de mon âme ; mais celui que j’aime ne sera jamais mon mari ; et j’ai été trop heureuse qu’Armand voulût bien s’attacher à moi.

CERISE.

C’est… M. Armand que tu aimes ?…

TULIPE.

Oh ! il doit bien t’aimer : tu es si belle !

BACCARAT.

Je n’ai pas vu Armand depuis huit jours, et depuis huit jours je pleure, je me désespère, j’ai la fièvre ! Armand m’oublie, Armand aime une autre femme peut-être !

CERISE.

C’est impossible !

BACCARAT, pleurant et se laissant aller sur une chaise.

Oh ! si cela était, j’en mourrais, voyez-vous ! j’en mourrais !


Scène VI

Les Mêmes, WILLIAM, VENTURE, en costume de valet de pied.
WILLIAM, en dehors.

Mais, en effet, c’est bien sa voiture ! elle doit être ici !

BACCARAT, se levant vivement.

Quelqu’un ! Oh ! il ne faut pas qu’on me voie pleurer… Nous n’avons pas le droit d’être tristes, nous !

WILLIAM, entrant.

Eh ! tenez, que disais-je ? la voici. Ah ! chère dame, je vous prends en flagrant délit de banlieue.

BACCARAT.

Et vous-même ?

WILLIAM.

Ne vous ai-je pas promis de venir rendre visite à M. Armand, ce jeune peintre que vous protégez !

BACCARAT.

En effet, et je vous remercie d’avoir tenu votre parole… Mais M. Armand n’est pas chez lui.

WILLIAM.

Diable ! c’est jouer de malheur, faire un voyage pareil inutilement, et un jour de courses encore !

BACCARAT.

Si vous désirez une place dans ma voiture, je m’offre à vous ramener (souriant) dans Paris.

WILLIAM.

Merci ! j’ai mon coupé, et, puisque je suis à Belleville, ma foi, j’y reste ; j’attendrai le retour de votre jeune ami.

BACCARAT.

Vous lui direz que je serai chez moi ce soir… que je veux qu’il vienne.

WILLIAM.

Je ferai ce que vous désirez… À mon tour, j’ai quelque chose à vous demander.

BACCARAT.

À moi ?

WILLIAM.

Oui ! la faveur de vous présenter ce soir un jeune homme charmant, récemment arrivé des Indes en France pour entrer en possession d’une fortune qu’on estime à cinq millions. Je vous préviens, belle sirène, que mon ami vient aussi pour se marier… n’allez pas lui faire oublier cela.

BACCARAT.

À ce soir ! (Aux deux femmes.) Adieu, chères petites !

TULIPE.

Tu… (se reprenant) vous partez ?

BACCARAT.

Oui ! vous l’avez entendu… c’est jour de courses aujourd’hui. .. et il faut qu’on m’y voie.

TULIPE.

Adieu donc !

CERISE.

Non, au revoir ! et quand tu… quand vous vous ennuierez trop… souvenez-vous de Tulipe et de Cerise, qui essayeront de vous bien recevoir (à voix basse) et de le consoler.

BACCARAT lui serre la main.

Merci ! merci !

TULIPE.

Je vais vous reconduire à votre voiture.

CERISE.

Et moi, je vais retrouver ma tante Fippart.

BACCARAT.

À tantôt, sir William.

WILLIAM.

À tantôt !

(Baccarat sort par le fond avec Tulipe. Cerise entre à droite.)

Scène VII

WILLIAM, VENTURE.
WILLIAM.

Nous sommes seuls ?

VENTURE.

Oui ! mais n’oublions pas que c’est ici que demeure madame Fippart, qui sans doute pleure son bon sujet de fils.

WILLIAM.

Elle a dû recevoir ou recevra bientôt la lettre que j’ai fait écrire par Rocambole… lettre qu’un de nos affiliés, partant pour le Mexique, a emportée avec l’ordre de l’expédier de la Havane en France… Madame Fippart croit ou croira son fils dans le nouveau monde. Ne nous occupons donc plus d’elle. Tu ne m’as pas rendu compte de ta journée d’hier ; nos affaires sont-elles enfin terminées ?

VENTURE.

Quand tu as quitté Paris, il y a six mois, le lendemain de la mort du vieux comte de Chamery, tu m’as dit que tu avais entre les mains une affaire trop belle pour la vouloir partager et que j’eusse à dissoudre la société des valets de cœur. La chose a été difficile, on a crié à la désertion. Bref, ce matin tout a été conclu, le Club des valets de cœur n’existe plus. Je t’avais d’avance adressé ta part, dans la retraite où tu étais allé te renfermer avec ce garçon que tu as failli tuer.

WILLIAM.

Heureusement qu’avant de frapper la poitrine, j’ai pu voir le visage. Pour me mettre en possession de la fortune des Chamery, il me fallait un jeune homme sorti de si bas qu’il fut inconnu à Paris ; un homme qui, me devant tout, fût tout à moi. Rocambole était précisément cela. Quelques actes de violence ou d’escroquerie avaient appelé sur lui la surveillance de la police, il aurait été probablement arrêté si sa bonne étoile ne l’avait placé sur mon chemin. J’ai gardé précieusement les pièces qui prouveraient au besoin l’identité de ce garçon et qui me permettront de lui rappeler, s’il l’oublie jamais, qu’il ne s’appelle que Joseph Fippart. Le drôle était admirablement doué, j’avais besoin de le transformer entièrement pour le préparer à jouer le rôle auquel je le destine. J’avais toute une éducation a faire. Aujourd’hui, Rocambole écrit et parle comme tout le monde, fait des armes comme Grisier, monte à cheval comme Baucher, sait l’anglais comme un lord maire, connaît l’Inde comme Méry, et Paris comme tous les chroniqueurs ensemble.

VENTURE.

Tu as fait tout cela en six mois ?

WILLIAM.

Que veux-tu ! ce garçon-là n’apprend pas, il devine… De ton côté, tu as mis le temps à profit, et l’argent que tu m’as envoyé me permet de prendre ici le train qui convient à sir William, à l’ami du comte de Chamery, qui sera cinq fois millionnaire, sans compter la fortune de Sallendrera, fortune immense qui ne peut nous échapper.

VENTURE.

J’avais suivi tes instructions à la lettre : quand tu es arrivé à Paris, il y a quinze jours, tu as trouvé tout disposé pour toi un appartement au Grand-Hôtel ; là, tu as été reçu comme un nabab, et je ne sais quel prince russe a voulu aussitôt te présenter chez la belle Baccarat, la reine du demi-monde.

WILLIAM.

Heureux hasard !… ce digne prince, sans le savoir, m’a rendu un signalé service. Sais-tu qui j’ai rencontré chez Baccarat, qui je viens voir et interroger ici ? Un jeune homme qui pourrait bien être le véritable héritier de la noble famille de Chamery.

VENTURE.

Diable !

WILLIAM.

Tu devines déjà que, si mes doutes se changent en certitude, nous aurons un grand parti à prendre.

VENTURE.

Et ce jeune homme ?

WILLIAM.

Silence !… le voici… Va m’attendre.


Scène VIII

WILLIAM, ARMAND, TULIPE.
TULIPE, revenant par le fond avec Armand.

Oui, monsieur Armand, vous avez manqué la belle dame de cinq minutes ; mais le monsieur vous a attendu. Tenez, le voici. (Les deux hommes se saluent. Elle sort à gauche en emportant son arrosoir et Venture sort à droite.)


Scène IX

WILLIAM, ARMAND.
ARMAND.

Mais il me semble, monsieur, que j’ai déjà eu l’honneur de vous être présenté !

WILLIAM.

En effet… nous nous sommes rencontrés deux fois chez Baccarat.

ARMAND.

Le baronnet sir William, n’est-ce pas ?

WILLIAM.

Je vous remercie de ne pas avoir oublié mon nom.

ARMAND.

Et vous avez eu le courage de gravir ces hauteurs ?

WILLIAM.

Cela ne vous étonnera plus quand vous saurez que je viens vous demander un service.

ARMAND.

À moi ?

WILLIAM.

Monsieur… je ne sais pas si vous le savez… je suis Anglais et riche… mon intention est de me fixer à Paris… j’ai déjà fait l’acquisition d’un hôtel. J’y veux avoir une galerie, et je viens vous prier de me faire un tableau. J’ai vu chez Baccarat des esquisses de vous, vraiment remarquables, et représentant des sites d’Irlande, des vues du Bengale. Vous êtes Irlandais, vous avez voyagé aux Indes.

ARMAND.

J’arrive en effet des Indes, monsieur ; mais je suis Français.

WILLIAM.

Ah ! de famille noble ou bourgeoise ?

ARMAND.

Je ne connais pas mon nom, monsieur ; j’ai été élevé par une vieille nourrice qui est morte avant mon retour en Europe.

WILLIAM.

Encore aujourd’hui, vous ignorez le nom de votre père ?

ARMAND.

Je l’ignore.

WILLIAM.

Et vous n’avez aucun indice, aucune trace qui pourraient vous permettre de retrouver un jour cette famille perdue ?

ARMAND, après l’avoir regardé.

Non… je n’ai rien !

WILLIAM, à part.

Je respire. (Haut.) Ces sortes d’histoires romanesques sont rares au temps où nous vivons ; mais ce que vous venez de me dire ajoute encore à l’intérêt que je vous portais déjà. Monsieur Armand, je compte sur mon tableau.

ARMAND.

Je le commencerai demain.

WILLIAM, après avoir regardé à sa montre.

Les courses doivent être commencées. J’aurai le plaisir de vous voir tantôt chez Baccarat ?

ARMAND.

Oui, j’irai. (À part.) Pour la dernière fois !

WILLIAM, à part.

Allons ! pas de danger immédiat ; pourtant je ne dois plus perdre de vue ce jeune homme. (Haut.) À tantôt, monsieur, chez Baccarat.

ARMAND, saluant.

À tantôt, monsieur…

WILLIAM sort par le fond au moment où Alphonse paraît. Alphonse s’écarte pour le laisser passer.
ALPHONSE.

Pardon, monsieur. (William salue Alphonse et sort.)


Scène X

ARMAND, puis ALPHONSE.
ALPHONSE.

Fichtre ! un monsieur en coupé, rue des Moulins ! Pour qui donc cette visite-là ?

ARMAND.

Pour moi !

ALPHONSE.

Ah çà ! mais te voilà complètement lancé dans le grand monde. Et notre propriétaire qui se plaignait de n’avoir dans sa maison que des artistes ou des étudiants en droit !

ARMAND.

Tu es trop modeste… tu devrais dire avocat.

ALPHONSE.

Peuh ! un avocat qui attend encore sa première cause… tandis que toi… diable ! amant heureux de mademoiselle Baccarat, la beauté à la mode, professeur très-distingué de mademoiselle Carmen de Sallendrera.

ARMAND.

Que dis-tu là ?

ALPHONSE.

Fais donc le mystérieux !… je sais tout… Ose me soutenir que, depuis que tu as l’honneur de donner des leçons à mademoiselle Carmen… tu n’es pas devenu amoureux de ton élève ! C’est même pour cela que tu négliges fortement mademoiselle Baccarat.

ARMAND.

Tais-toi, malheureux !

ALPHONSE.

Osez me démentir, accusé !… osez-le !.. (Riant.) Tu vois, je m’exerce dans la vie privée !

ARMAND.

Eh bien, oui, tu as dit vrai !… mais cet amour est un rêve de fou ! et on plaint les fous, mon ami, on ne se moque pas d’eux ! (Armand va reprendre son carton et son chapeau qu’il avait mis sur une chaise.)

ALPHONSE.

Du moment que tu entres dans la voie des aveux, je t’acquitte !… Où vas-tu ?

ARMAND.

Je rentre chez moi travailler !

ALPHONSE.

Et penser à elle !

ARMAND.

À tout à l’heure !

ALPHONSE.

À tout à l’heure ! (Armand rentre chez lui.)


Scène XI

ALPHONSE, puis TULIPE.
ALPHONSE.

Oh ! l’amour ! l’amour ! terrible maladie qui commence au cœur et qui finit à Clichy ou à la mairie… Moi aussi, je suis pris… je crois que j’aime sérieusement cette fois mademoiselle Tulipe, ma jolie propriétaire.

TULIPE, entrant.

M. Alphonse !… Bon ! je vais encore être ennuyée.

ALPHONSE, à part.

C’est elle ! (Haut.) Vous êtes étonnée de me voir à cette heure. Si je suis revenu sitôt du palais, si je me suis arraché à mes nombreux clients, c’est que j’avais à vous parler d’affaires.

TULIPE.

C’est cela ! vous allez encore me demander des réparations… à votre âge !

ALPHONSE.

Mademoiselle, mes cheminées fument !

TULIPE.

Vous n’avez qu’un poêle.

ALPHONSE.

Il fume comme quatre cheminées ; de plus, mon papier se tortille, il se fane… il tourne au jaune, de rouge qu’il était.

TULIPE.

Un papier tout neuf… que je vous ai fait mettre, il n’y a pas deux mois !

ALPHONSE.

C’est qu’il était de mauvaise qualité ! Je redemande du papier peint, ou je menace de papier timbré.

TULIPE.

Du papier timbré, à moi ?

ALPHONSE.

Allons, je ne demande pas mieux que de nous arranger à l’amiable ! je m’engage à ne vous plus rien demander, mais à une condition !

TULIPE.

Pourvu que ce ne soit pas encore de la dépense !

ALPHONSE.

C’est que vous viendrez dîner aujourd’hui dimanche avec moi à Bougival.

TULIPE.

Monsieur !

ALPHONSE.

C’est mon ultimatum ! Bougival ou du papier…

TULIPE.

Eh bien…

ALPHONSE.

Eh bien ?

TULIPE.

Si nous pouvons décider Cerise à venir avec nous en compagnie de M. Jean et de madame Fippart, je vous permettrai d’être de la partie… par économie, monsieur !

ALPHONSE.

Nous les déciderons d’autant mieux que c’est aujourd’hui la fête des canotiers… Mais, en me nommant madame Fippart, vous venez de me rapppeler que j’ai pour cette brave dame… un message assez désagréable.

TULIPE.

Pour madame Fippart ?

ALPHONSE.

Oui !… Allez, charmante propriétaire, et rappelez-vous nos conventions.

TULIPE.

On se les rappellera ; mais vous ferez tant, que je finirai par vous donner congé ! En attendant, je vais repasser ma robe à pois.

ALPHONSE.

Ah ! elle est charmante ! (Tulipe sort ; madame Fippart paraît.)


Scène XII

ALPHONSE, MADAME FIPPART, puis CERISE.
ALPHONSE.

J’allais entrer chez vous, ma chère madame Fippart.

MADAME FIPPART.

Vous avez à me parler ?

ALPHONSE.

Oui ; il faut vous armer de calme et de courage !

MADAME FIPPART.

De courage ? Monsieur Alphonse, vous allez me parler de mon fils !

ALPHONSE.

Oui !

MADAME FIPPART.

Il n’est pas malade ? non ? Oh ! je peux écouter à présent.

(Cerise parait en ce moment dans le rez-de-chaussée de gauche, dont la fenêtre est ouverte.)

CERISE, à part.

Qu’est-ce donc que M. Alphonse peut avoir à dire à ma tante ? (Elle écoute.)

ALPHONSE.

Madame, votre fils a commis, il y a six ou sept mois, un petit délit…

MADAME FIPPART, mettant la main sur son cœur.

Ah !

ALPHONSE, vivement.

Oh ! peu de chose ! mais enfin l’homme à qui il a emprunté… violemment, après avoir attendu, à ma prière, le retour de son débiteur, vient de me signifier qu’à bout de patience, il allait…

MADAME FIPPART.

Poursuivre ?

ALPHONSE.

Porter plainte au procureur impérial !

MADAME FIPPART, cachant sa tête dans ses mains.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

ALPHONSE.

Si cette plainte arrive au parquet, votre fils peut être…

MADAME FIPPART.

Déshonore par une condamnation ! voilà pourquoi, depuis sept mois, il n’est pas revenu ; il craignait que la police ne le trouvât ici…

ALPHONSE.

Le plaignant consent à se taire, si on l’indemnise de ce qui lui a été emprunté à son insu.

MADAME FIPPART.

Quelle somme faudrait-il ?

ALPHONSE.

Il s’agit de douze cents francs.

MADAME FIPPART.

Douze cents francs ! Oh ! mon Dieu ! pour douze cents francs je pourrais sauver l’honneur de mon enfant ! (Comme frappée d’une idée) Ah ! monsieur Alphonse… un à-compte ! si vous offriez un à-compte à cet homme, s’en contenterait-il ?

ALPHONSE.

J’essayerai du moins de le faire consentir. De combien serait-il, cet à-compte ?

MADAME FIPPART.

Pauvre Cerise !… Proposez quatre cents francs !

ALPHONSE.

C’est bien peu.

CERISE, sortant de la maison.

Alors, monsieur Alphonse, offrez mille francs.

MADAME FIPPART.

Ah ! Cerise ! ma pauvre enfant ! et ton mariage ?

CERISE.

M. Jean attendra !


Scène XIII

Les Mêmes, JEAN.
JEAN, avec des gants, dans le fond.

Pardon !… Jean n’attendra pas, vu que ses gants le gênent… Me voici revenu, maman Fippart… J’ai l’honneur d’avoir l’avantage de vous demander, si ça ne vous dérange en rien, la main de mademoiselle Cerise ici présente… avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très-humble et très-respectueux neveu… Eh bien !… vous ne dites rien ? (Regardant Cerise qui pleure.) Et vous pleurez, mademoiselle Cerise… Madame Fippart… est-ce que vous ne voulez pas de moi ? est-ce que… est-ce que mon guignon va revenir ?

CERISE.

Il est revenu, monsieur Jean ; nous ne pouvons plus nous marier cette année…

JEAN.

À cause de… ?

CERISE.

Je n’ai plus de dot.

JEAN.

Plus de dot, ça m’est bien égal ! je vous prends sans dot !

CERISE.

C’est impossible, monsieur Jean !

JEAN, se laissant tomber sur une chaise.

Ah ! autre pot de fleurs ! cette fois-ci, c’est plus fort que moi, ça me suffoque… moi qui étais si content tout à l’heure ! qui ai tant couru pour être revenu plus vite ! (Tirant son mouchoir et laissant tomber deux lettres de sa poche.) J’étais Jean qui rit ce matin, et me voilà Jean qui pleure à présent.

ALPHONSE.

Allons, Jean… console-toi, mon garçon.. et tu n’auras pas perdu pour attendre un an, peut-être… Tu auras pour femme un vrai petit trésor… Allons, rentre ton mouchoir et ramasse les deux lettres que tu viens de laisser tomber !

JEAN.

Ces deux lettres… ah ! oui… c’est le facteur qui vient de me les donner… Il y en a une pour M. Armand… ça vient des Indes… et l’autre qui arrive d’à peu près aussi loin… pour madame Fippart.

MADAME FIPPART.

Pour moi ?

JEAN.

Tenez, monsieur Alphonse, portez celle-là à votre camarade ; c’est peut-être un héritage qui lui tombe de là-bas. C’est comme ça dans la vie, du chagrin pour les uns, du bonheur pour les autres. (Alphonse prend la lettre et entre chez Armand.)

JEAN.

Dites donc, madame Fippart, à moins que vous ne fassiez le commerce des cigares… je ne vois guère qui est-ce qui peut vous écrire de la Havane !

MADAME FIPPART.

La Havane ?

JEAN.

Ça en vient directement… voyez plutôt sur le timbre jaune.

MADAME FIPPART, prenant la lettre.

Ah ! c’est de Joseph ! c’est de mon fils !

CERISE.

De lui !

JEAN.

Il se sera dit : « On ne vend que des faux havanes, ici ; je vas aller en chiper de vrais là-bas. »

MADAME FIPPART, lisant.

« Ma chère mère, je veux essayer de me corriger. Je vais aux Indes, et j’y resterai jusqu’à ce que j’y aie fait fortune. Il me faudra peut-être pas mal de temps pour cela… c’est pourquoi je vous prie d’oublier que vous avez un fils. Je vous reviendrai riche ou je ne reviendrai pas… Votre petit Joseph, dit Rocambole. » (Laissant tomber la lettre.) Parti ! parti pour toujours ! (Elle tombe assise.) Je n’ai plus de fils ! (On entoure madame Fippart, qui sanglote.)

CERISE.

Mais je vous reste, moi ! (Armand paraît à ce moment sur son palier, relisant la lettre qu’il vient de recevoir. Alphonse le suit.)

ARMAND, avec joie, à lui-même.

À Marseille ! le major Gordon… un nom !… une fortune ! Ô Carmen ! je serai donc digne de vous !