ACTE QUATRIÈME


SIXIÈME TABLEAU


Chez Baccarat. — Un petit salon très-modestement meublé. — Porte au fond ; porte à gauche ; fenêtre à droite.


Scène PREMIÈRE

BACCARAT, puis ANTOINE. Au lever du rideau, Baccarat est seule, assise près d’un guéridon, et regarde un portrait attaché à son cou par une chaîne d’or. Sur le guéridon, au chandelier à deux branches avec abat-jour.

Un portrait à demi effacé par mes baisers et mes larmes… voilà tout ce qui me reste de lui… et celle qui avait tout son amour… consent à se donner à un autre… Oh ! elle ne l’aimait pas comme je l’aimais, comme je l’aime toujours ! (Elle sonne ; un vieux domestique entre.) Antoine, vous avez couru à l’adresse indiquée ?

ANTOINE.

À Belleville ?… Oui, madame ; ce M. Jean était parti, et j’ai laissé votre billet.

BACCARAT.

Bien !

ANTOINE.

On vient d’apporter une lettre pour madame…

BACCARAT.

Donnez ! Aussitôt que M. Jean se présentera, vous me l’amènerez.

ANTOINE.

Je vais recommander ça à Thérèse, car je prie madame de me permettre de sortir.

BACCARAT.

Ce soir ?

ANTOINE.

C’est très-pressé… Il s’agit d’aller toucher de l’argent… rue de l’Estrapade.

BACCARAT.

De l’argent ?…

ANTOINE.

Qui me tombe du ciel, vu que je ne sais pas de qui il peut me venir.

BACCARAT.

Allez, mon ami ; mais prévenez Thérèse…

ANTOINE.

Oh ! je n’y manquerai pas, je lui recommanderai de bien fermer les portes. (Il sort.)

BACCARAT, lisant une lettre.

« Le docteur Gordon prie instamment madame Charmet, de prendre la peine de passer, ce soir même, à son hôtel, île Saint-Louis, n° 3. pour affaire qui intéresse particulièrement mademoiselle Baccarat. » Le docteur Gordon… J’interroge en vain mes souvenirs : jamais ce nom n’a été prononcé devant moi… Et rien dans le passé de Baccarat n’intéresse plus maintenant madame Charmet… Je n’irai pas à ce rendez-vous… (Bruit au dehors.) On ferme la porte de 18 rue… C’est Antoine qui part… M. le comte de Chamery avait promis de venir aujourd’hui ; mais, à cette heure, je ne dois plus l’attendre… J’aurais bien voulu le revoir pourtant…. Je me serais convaincue davantage que cette ressemblance n’était qu’un jeu de mon imagination… À la clarté de la lune, j’avais pu distinguer les traits du meurtrier, et plus je compare… Oh ! c’est de la folie ?.. M. de Chamery ne connaissait pas Armand, je crois même qu’il n’était pas encore arrivé à Paris quand le crime fut commis… Et puis quel intérêt ?… dans quel but ?… Je le répète, c’est de la folie… Neuf heures… Jean ne sera pas rentre chez lui… je ne le verrai que demain. (Bruit au dehors) On ferme encore la porte… Cette fois, on vient d’entrer chez moi… J’entends marcher sur le sable du jardin… C’est Jean sans doute… Pourquoi Thérèse ne vient-elle pas me l’annoncer ? Elle doit être là pourtant… (Elle veut sonner, la sonnette ne rend aucun son.) Cette sonnette ne va plus… Le fil vient de se rompre… car, tout à l’heure, j’ai sonné Antoine. (Appelant.) Thérèse ! Thérèse !… Comment ! je suis seule ?… Je suis sûre d’avoir entendu marcher dans le jardin, et il y a quelqu’un là, dans ce vestibule… Ce doit être Thérèse.

ROCAMBOLE, paraissant à la porte.

Non, madame, c’est moi !


Scène II

BACCARAT, ROCAMBOLE.
BACCARAT.

Monsieur de Chamery !…

ROCAMBOLE.

Qui n’a trouvé personne pour l’annoncer.

BACCARAT, surprise.

Personne ?

ROCAMBOLE.

La porte de la rue était ouverte… je l’ai fermée derrière moi… J’ai traversé votre petit jardin, votre vestibule, et je n’ai, je vous le répète, rencontré personne.

BACCARAT, à elle-même.

Thérèse ne peut être loin… (Haut.) Soyez le bienvenu, monsieur le comte… Je n’espérais plus votre visite.

ROCAMBOLE.

J’arrive un peu tard ; mais je vous jure que je n’ai pensé qu’a vous depuis tantôt. (Posant son chapeau.) Vous logez dans un quartier bien désert… Vous n’avez pas peur ici ?…

BACCARAT.

Peur ?… Qu’ai-je à craindre ?…

ROCAMBOLE.

Si l’homme que vous poursuivez avec tant d’énergie connaissait vos bonnes intentions à son égard ; s’il vous savait dans une maison éloignée de toute habitation et n’ayant pour vous servir ou vous défendre qu’un vieux valet, une jeune servante, qu’il serait facile d’éloigner, cet homme pourrait presque impunément, et du même coup, faire disparaître un témoin et une preuve.

BACCARAT.

Je n’ai jamais songé à cela… mais, dans le cas que vous supposez, je défendrais résolument ma vie, car ma vie a un but… Asseyez-vous donc, je vous prie…

ROCAMBOLE, à part, en allant prendre un siège.

Pas de fenêtres sur la rue… une seule sur le jardin.

BACCARAT.

Vous disiez, monsieur, que vous aviez bien voulu songer…

ROCAMBOLE.

À l’affaire qui vous touche si profondément ?… Oui, madame… J’ai fait déjà quelques démarches ; mais j’ai besoin de plus amples renseignements ; j’ai besoin surtout de voir cette preuve, cette pièce de conviction qu’un hasard vraiment providentiel a fait tomber justement entre vos mains… Cette preuve… c’était… Je vous demande pardon… je ne sais plus bien ce que c’était.

BACCARAT.

Une médaille d’argent, volée sans doute par le misérable qui la portait… car cette médaille est de celles qu’on donne en récompense de quelque beau trait ; sur cette médaille, on avait grossièrement gravé, et comme avec la pointe d’un couteau, deux initiales qui peuvent encore être distinguées…

ROCAMBOLE.

Vous voudrez bien me montrer cette médaille ?

BACCARAT, se levant.

Sans doute ! (Elle se dirige vers un meuble qu’elle ouvre.)

ROCAMBOLE, à part, en allant fermer la porte de la chambre voisine.

Je ne sais où conduit cette porte, fermons-la !… Quand une fois je tiendrai la preuve, je saurai bien me débarrasser du témoin.

BACCARAT, revenant avec une boîte qu’elle pose sur la table près de la lumière.

Tenez, monsieur, la médaille est dans cette boîte ; mais elle est difficile à ouvrir.

ROCAMBOLE, ôtant le gant de sa main droite.

Je vais vous aider… (Avançant la main, il essaye avec Baccarat d’ouvrir la boîte. La lumière frappe bien sur sa main.) La voilà ouverte !

BACCARAT, regardant la main.

Ah !… (Elle a laissé retomber la boîte sur la table, et son regard reste attaché sur la main de Rocambole.)

ROCAMBOLE.

Qu’avez-vous ?… et que regardez-vous ?… Ah ! cette cicatrice… J’ai été mordu à la chasse par un de mes chiens…

BACCARAT, regardant la main, puis le visage de Rocambole.

C’est cela… c’est bien cela !…

ROCAMBOLE.

Allons, laissez-moi prendre cette médaille…

BACCARAT, posant les mains sur la cassette.

Dans la lutte avec Armand, le meurtrier avait été blessé à la main droite… et vous avez une cicatrice à la main droite… Ah ! ma mémoire ne me trompait pas… mon cœur me le disait bien… J’ai trouvé l’homme que je cherchais et cet homme, c’est vous !…

ROCAMBOLE.

Moi ?…

BACCARAT.

Oui ; vous êtes noble, vous êtes riche, ce que je dis est invraisemblable, impossible… mais ce que je dis est la vérité… Comte de Chamery, fiancé de mademoiselle de Sallendrera, vous êtes un assassin… Pourquoi avez vous tué ? Je ne le sais pas, je ne le comprends pas, mais vous avez tué… et tué lâchement. Vous avez voulu venir ici, croyant par cet excès d’audace dissiper mes doutes, triompher de mes souvenirs… Cette fois, vous vous êtes pris à votre propre piège.

ROCAMBOLE, froidement.

Je vous croyais une femme raisonnable… Admettons que je sois l’homme que vous dites… est-ce à vous de menacer ? N’êtes-vous pas seule avec moi ? oh ! bien seule !… vos gens ne reparaîtront pas avant une heure. Nul ne m’a vu entrer, nul ne me verra sortir… et si l’on trouve ici un cadavre au milieu de meubles brisés, on croira à un de ces crimes qui n’ont que le vol pour but… Allons, donnez-moi cette médaille.

BACCARAT.

Jamais !

ROCAMBOLE.

Baccarat, je suis bien l’homme de Croissy ; mais vous comprenez que, si je vous dis mon secret, c’est que vous allez mourir.

BACCARAT.

Mourir… te laisser impuni !… Dieu ne peut pas vouloir cela… J’appellerai… on viendra à mon aide…

ROCAMBOLE.

Qui ?… Vous n’avez ni serviteurs ni voisins… Personne ne passe dans cette rue… Je n’aurais pas mieux choisi la maison… pour en finir avec vous. Baccarat, nous nous connaissons trop bien l’un et l’autre à présent… vous ne m’auriez pas fait grâce, et je ne vous ferai pas merci !…

BACCARAT.

La lutte est impossible… tu avais trop bien pris tes mesures… Puisqu’à tout prix il te faut cette preuve, eh bien, pour l’avoir, tue-moi donc, je mourrai de la main qui a frappé Armand.

ROCAMBOLE.

Et cette main te frappera plus sûrement qu’elle ne l’a frappé. (Tirant un poignard.) Tu n’auras pas comme lui un docteur Gordon, pour le faire revivre.

BACCARAT.

Armand existe !…

ROCAMBOLE.

Oui, je l’ai manqué là-bas… mais je sais où le retrouver, ton Armand, et, après toi, c’est à lui que je songerai !

BACCARAT.

Armand existe… et tu le menaces encore… misérable !… Je t’abandonnais ma vie, je te disputerai la sienne… Oui, il faut que je vive pour le défendre et je vivrai… oui, je vivrai, et je te dis cela presque sous la pointe de ton couteau… Oh ! c’est que je suis une fille du peuple, moi !… contre la violence et la force, j’aurai l’énergie et le courage… Si je mourais ici, Armand serait perdu ; en bien, je ne veux pas mourir !… (Elle repousse Rocambole.)

ROCAMBOLE.

Oh ! tu ne m’échapperas pas, cette fois… (Ici commence une poursuite, une chasse au milieu de la chambre, Baccarat se retirant derrière chaque meuble, que Rocambole renverse en la poursuivant. Baccarat crie et appelle.)

BACCARAT, fuyant.

Mon Dieu ! protégez-moi… mon Dieu, une arme !… une arme !… (En passant près de la table, elle renverse le guéridon. Les bougies s’éteignent. Obscurité complète.)

ROCAMBOLE.

Si mes yeux ne peuvent plus l’apercevoir, ma haine te devinera. (Il la cherche dans la nuit.)

BACCARAT, se glisse le long de la muraille, qu’elle tâte.

Il a fermé toutes les portes ; mais, si je puis gagner et ouvrir la fenêtre… je suis sauvée… (Elle cherche, en rampant presque, à gagner la fenêtre.)

ROCAMBOLE.

Elle est là… là !… (Au moment où Baccarat, arrivée près de la fenêtre, se lève et l’ouvre, Rocambole s’élance sur elle.)

BACCARAT, ouvrant doucement.

La fenêtre !… la fenêtre !

ROCAMBOLE, la saisissant.

Ah ! te voilà prise… et bien prise !…

BACCARAT.

À moi !… au secours !… au meurtre !…

ROCAMBOLE.

Oh ! j’étoufferai la voix. (Il lève la main qui tient le poignard et va frapper Baccarat ; mais, à ce moment, un rayon de Lune éclaire la scène. Baccarat a pu voir le coup qui la menace ; par un effort suprême, elle se dégage encore de la main gauche de Rocambole qui l’étreignait. Mais, au lieu de fuir de nouveau, c’est elle qui s’élance sur Rocambole ; de ses deux mains, elle saisit la main droite de Rocambole, et cherche à arracher le poignard qui est dans cette main.)

BACCARAT.

Puisque je n’ai pas d’arme, je l’arracherai la tienne, assassin !

ROCAMBOLE.

Mais c’est le démon que cette femme-là ! (Il cherche à dégager sa main et son poignard ; mais Baccarat se laisse traîner par Rocambole et ne lâche pas cette main, qu’elle déchire et qu’elle mord.)

BACCARAT.

Non ! tu ne me tueras pas… je sauverai Armand… À moi !… au secours ! (On entend frapper à la porte du fond.) Ah ! On m’a entendue… on vient à mon aide… Au secours ! Brisez… enfoncez cette porte. (À ce moment, la porte est enfoncée et Jean paraît au fond ; le vestibule est éclairé. Baccarat jette un cri de joie et de délivrance et court à son libérateur.) Ah ! vous m’avez sauvée !…

JEAN.

Sauvée ?… Ah ! j’ai donc eu de la chance une fois !





SEPTIÈME TABLEAU


Un souterrain servant autrefois d’atelier de fabrication de fausse monnaie. — À gauche du public, premier plan, divers instruments brisée ; à terre, une branche de balancier. Au deuxième plan, quelques pierres détachées d’un mur verdi par l’humidité ; ces pierres sont entassées au pied du mur. — Au fond, un grand fourneau ruiné, éventré, et sans conduit pour la fumée. — À droite, entre le premier et le deuxième plan, un escalier en pierre formé de six marches ; on arrive à cet escalier, en passant sous une voûte de pierre. — Une lampe en fer éclaire ce sombre réduit.


Scène PREMIÈRE

ROCAMBOLE, seul
Il est assis sur une des marches de pierre, et la tête dans ses deux mains ; ses vêtements sont en désordre.

Vaincu par Baccarat ! obligé de fuir pour échapper à ceux qui venaient à son aide !… Je suis accouru chez Andréa… en lui disant : « Cachez-moi… tout est perdu !… » et il m’a trouvé, dans les souterrains de ce vieil hôtel, une retraite profonde et sûre. (Se levant.) C’est une véritable oubliette !… Ici, j’ai pu me remettre et réfléchir… Baccarat, qui sait tout à présent, va m’accuser hautement, elle a une preuve… Ma mère parlera, la pauvre femme ! et, l’identité de Joseph Fippart une fois reconnue, tout est fini… Allons, je n’essayerai pas de lutter, je laisserai les parchemins de Chamery à qui voudra les prendre. Cette nuit, je partirai avec les cinq millions, que prudemment j’avais retirés de la Banque et cachés dans mon appartement… J’ai pour valet de chambre un garçon qui m’est dévoué, et Andréa a dû lui faire porter un billet que j’ai écrit à la hâte, et qui enjoint à mon domestique de m’apporter la cassette qu’il trouvera sous le parquet de ma chambre à coucher. Munis des cinq millions, nous fuirons, Andréa et moi ; une fois en Angleterre, nous partagerons… s’il n’est pas possible de faire autrement… Ah ! j’aurais dû courir chez moi, prendre mon trésor, filer sur Boulogne, et laisser Andréa se tirer d’affaire tout seul… Mais j’avais la tête perdue, je n’ai songé qu’à trouver un asile, et c’est ici, naturellement, que je suis venu le demander… Andréa, effrayé d’abord, s’est bien vite rassuré ; il m’a quitté en me disant : « Je réponds de tout ! » Qu’espère-t-il ? Pourquoi tarde-t-il tant à venir me rejoindre ?.. Ne comprend-il pas que, pour moi, les minutes sont des siècles ?… On descend l’escalier… Si c’était un autre qu’Andréa… Non, c’est lui… enfin !


Scène II

ROCAMBOLE, ANDRÉA.
ROCAMBOLE.

Arrivez donc !… A-t-on porté mon billet ?

ANDRÉA.

Non.

ROCAMBOLE.

Non ?

ANDRÉA.

Je te le rends… (À part.) Il m’est inutile à présent. (Haut.) Tout est réparé.

ROCAMBOLE.

C’est impossible !… Baccarat nous tient maintenant à sa discrétion.

ANDRÉA.

Du tout : c’est elle qui est à la nôtre.

ROCAMBOLE.

Songez donc qu’elle sait que le comte de Chamery est l’assassin d’Armand.

ANDRÉA.

Elle sait encore que l’assassin d’Armand n’est pas comte de Chamery, et qu’il s’appelle Joseph Fippart.

ROCAMBOLE.

Qui le lui a dit ?

ANDRÉA.

Moi.

ROCAMBOLE.

Vous l’avez donc vue ?

ANDRÉA.

Elle est ici.

ROCAMBOLE.

Chez vous ?… Et comment l’y avez-vous attirée ?

ANDRÉA.

Quand j’ai su la belle équipée, j’ai tout de suite fait écrire par Armand quelques lignes à Baccarat… et elle a été bien plus pressée de revoir son ancien amant que d’aller faire sa déclaration… Armand lui a présenté le docteur Gordon, son ami, et j’ai en un instant conquis sa confiance absolue. Ta mère que j’avais amenée et gardée ici, ta mère est venue confirmer toutes mes déclarations ; en échange de ses aveux, on lui a permis de taire le passé et d’aider à la fuite… Ce n’est pas tout. Je ne veux pas d’éclat dans ma maison, un meurtre commis là-haut aurait laissé des traces, il fallait attirer Baccarat ici.

ROCAMBOLE.

Ici ? Elle n’y voudra pas descendre.

ANDRÉA.

Elle y va venir… J’ai fait croire à Baccarat que Joseph Fippart avait un complice, dépositaire des pièces prouvant la naissance et les droits de M. Armand, véritable comte de Chamery, et que ce complice consentait à les vendre… Aussitôt, et dans un beau mouvement de générosité. Baccarat, à l’insu d’Armand, a offert d’engager, s’il le fallait, le reste de sa fortune pour assurer le bonheur de l’homme aimé qu’elle va donner elle-même à sa rivale… Donc, Baccarat est à présent à nous, tout à nous !… Est-ce bien joué, petit ?

ROCAMBOLE.

Je vous admire !

ANDRÉA.

Merci !… Ce vieil hôtel avait, au siècle dernier, appartenu à une bande de faux monnayeurs qui avaient établi dans cet endroit un atelier de fabrication que la police n’a jamais pu découvrir… Nous sommes au-dessous du niveau de la Seine… Quelques perçants que puissent être les cris qu’on jette ici, ils ne sont pas entendus… Enfin, on ne pénètre dans ce souterrain que par cette voûte fermée, non par une porte, mais au moyen d’une pierre énorme qu’un mécanisme ingénieux tient suspendue… Quand cette pierre est retombée, nul effort humain ne peut la soulever… comprends-tu, maintenant, pourquoi j’y fais descendre Baccarat ?

ROCAMBOLE.

Oui… oui…

ANDRÉA.

Oh ! les faux monnayeurs étaient d’habiles gens !

ROCAMBOLE.

Vous partez ?…

ANDRÉA.

Tu n’as pas besoin de moi, je suppose.

ROCAMBOLE.

Attendez encore.

ANDRÉA.

Que veux-tu ?

ROCAMBOLE.

Je veux… je veux que vous ne sortiez d’ici qu’avec moi… et je veux sortir le premier…

ANDRÉA.

Hein ?

ROCAMBOLE.

Je ne crois pas à la générosité… Je vous connais trop bien : vous vous vengerez de moi un jour ou l’autre, et ce jour-là est arrivé peut-être…

ANDRÉA.

Encore de la défiance ?

ROCAMBOLE.

Vous avez intérêt à vous défaire de Baccarat, soit… ; vous avez préparé ce sépulcre pour elle, je le crois ; mais il est assez grand pour deux… et, je vous tu répète, vous ne sortirez qu’avec moi !

ANDRÉA.

Allons, tu as parfois de l’esprit, mais tu manques de logique… Un créancier peut-il songer à anéantir son gage ?… Et mon gage, n’est-ce pas toi ? ne tiens-tu pas en les mains les cinq millions qui sont ma part de l’entreprise ? quel autre que toi peut me mettre en possession de cette fortune ?… Es-tu tranquille enfin ?… J’entends le frôlement d’une robe sur les marches… C’est Baccarat qui descend… Finis-en vite avec elle, et viens me retrouver.

ROCAMBOLE.

Vous allez la rencontrer.

ANDRÉA.

Le couloir est large, et si sombre, qu’elle passera près de moi sans me voir… (Montant les marches.) Pauvre fou, qui me croyait capable de me ruiner… On ne tue pas son débiteur, cher ami ! (Il disparait.)

ROCAMBOLE.

Non, mais on tue son créancier, et l’occasion était si belle !… Si je le rappelais… Il est trop tard !


Scène III

ROCAMBOLE, MADAME FIPPART.
Une femme paraît sur l’escalier, qu’elle descend lentement, enveloppée de sa mante et de son voile.
ROCAMBOLE.

Baccarat ! (Il laisse descendra la femme sans se montrer à elle ; puis, quand elle est descendue et entrée dans le caveau, il se place entre elle et l’escalier, lui fermant le passage.) Bonsoir, madame… Ah ! vous ne vous attendiez pas à me retrouver sitôt ?… Vous venez ici pour acheter la tête de Joseph Fippart.. de Joseph Fippart, qui vous tient en son pouvoir, et qui ne laissera pas Baccarat lui échapper encore une fois.

MADAME FIPPART.

Tu voulais la tuer, n’est-ce pas ?… J’ai donc bien fait de prendre sa place.

ROCAMBOLE.

Ah ! ma mère ! vous ici !

MADAME FIPPART.

J’ai surpris le secret de ton complice ; un piège était tendu à Baccarat, et, couverte de sa mante et de son voile, je suis venue pour t’épargner un crime de plus ! (Au même instant, sous la voûte, on entend la voix d’Andréa.)

ANDRÉA.

Adieu, Baccarat !… Rocambole, je prends ma revanche… et elle me vaut cinq millions !

ROCAMBOLE, courant à l’escalier.

Ah ! la pierre est retombée !… il se venge !… (Redescendant.) Le misérable !… et je l’avais deviné… et tout à l’heure, je le tenais là… là…

MADAME FIPPART.

Baccarat n’a plus rien à craindre de toi… Je savais tout, Joseph !

ROCAMBOLE.

Tout ?… Mais vous ne saviez pas que le piège tendu à Baccarat l’était aussi pour moi ; et, comme un insensé, comme un niais, je, me suis laissé prendre… vous ne savez pas que nous sommes enterrés vivants !…

MADAME FIPPART.

On le laissera fuir avec moi… si tu consens à…

ROCAMBOLE.

Fuir avec vous ?… Nous sommes dans une tombe, vous dis-je, et on ne sort pas d’une tombe… Tenez, voyez cette pierre que nulle force humaine ne peut soulever, cette pierre nous sépare à présent du monde !

MADAME FIPPART.

C’est impossible !… cet homme qui était ton complice, cet homme ne peut vouloir ta mort !

ROCAMBOLE.

Cet homme est plus impitoyable que le bourreau !

MADAME FIPPART.

Joseph… il faut appeler… On entendra nos cris… on viendra…

ROCAMBOLE.

Non !… personne ne nous entendra… personne ne viendra… Cet homme m’a condamné à une mort lente… horrible !…

MADAME FIPPART.

Alors, je remercie Dieu qui m’a inspiré la pensée de prendre la place de Baccarat… Si tu meurs, qu’ai-je besoin de vivre ?

ROCAMBOLE.

Oh ! mourir… vous… vous qui n’êtes pas coupable ?… Non, Dieu ne peut vouloir cela… Ma mère… ma sainte mère, Dieu ne peut pas t’avoir condamnée à cette affreuse agonie… Non… il me donnera de la force… je lutterai… je l’arracherai de la tombe… Je suis un misérable, un infâme… mais je t’aime, mère, je t’aime !… je te sauverai, je déchirerai mes mains à ces murailles, mais j’arracherai une à une ces pierres… (Il essaye.) Oh ! je ne peux pas, je ne peux pas !… Perdus ! nous sommes bien perdus !

MADAME FIPPART.

Prions Dieu, alors.. puisque lui seul peut nous venir en aide…

ROCAMBOLE.

Oui, oui, je prierai avec toi, mère… Tu m’avais appris à prier.. (Tombant à genoux.) Mon Dieu… mon Dieu… Oh ! je ne puis plus… je ne suis plus prier !…

MADAME FIPPART.

Mon Dieu, envoyez-lui le repentir et la résignation !

ROCAMBOLE, se relevant.

Mourir !… quand on est jeune, quand on est riche ?… Non, je ne veux pas mourir !… Mourir ici, et lui laisser le triomphe, la fortune, l’impunité ?… mourir et ne pas me venger ?.. pas un témoignage qui l’accusé… pas une preuve qui le condamne ?… Oh ! non ! non !… Dieu qui me frappe ne peut pas l’absoudre, lui qui m’a fait assassin et infâme !

MADAME FIPPART.

On viendra ! on soulèvera cette pierre !…

ROCAMBOLE.

Mais trop tard… trop tard !… il n’y aura plus ici qu’un cadavre…

MADAME FIPPART.

Ah ! mon Dieu !

ROCAMBOLE.

Eh bien, ce cadavre peut encore le dénoncer… Oui… oui… Mais comment écrire ?… Ah ! cette carte, ce valet de cœur.. il y a lui même écrit son nom de Gordon… Un poignard.. (Il le tire de sa poche.) Mon sang… (Il se pique la veine du poignet.) Oui, voilà Ce qu’il me faut… (Un genou en terre, il écrit fiévreusement sur l’autre.) « Le docteur Gordon, sir William, César Andréa, chef des valets de cœur, ne sont qu’un même homme. Andréa était mon complice, et il m’a tué !… Joseph Fippart. »

MADAME FIPPART.

Mon Dieu, que ma mort soit l’expiation de sa vie !

ROCAMBOLE.

Pauvre mère ! elle prie pour moi, elle ne pense qu’à moi… et je ne tenterais rien… rien pour elle ?… Ah ! je lui dois jusqu’à mon dernier souffle… Inspirez moi, Seigneur, pour elle… pour elle… Ah ! cette barre de balancier… avec ce fer, j’ouvrirai une brèche dans ce mur à demi-ruiné déjà… Oui, oui… (Embrassant sa mère.) Mère… mère… tu ne mourras pas… je ne veux pas que tu meures, nous sortirons d’ici… (Il gravit le tas de pierres détachées du mur à gauche.)

MADAME FIPPART

Seigneur ! avez-vous donc pitié de nous ?

ROCAMBOLE, frappant la muraille.

Oh ! nous reverrons la clarté du ciel… Mon Dieu, je ne vous demande plus pour moi ni liberté ni vengeance… mais, pour elle, mon Dieu, la vie, la vie !… Ah ! ces pierres s’ébranlent enfin… celle-là va se détacher… Oui… oui… j’ai senti comme le froid de l’air sur mon front… De l’air !… Ah ! mon Dieu… mon Dieu.. si c’était l’eau !… (Une pierre se détache en effet, poussée qu’elle est par une nappe d’eau qui pénètre dans le caveau par la brèche ouverte. Joseph se réfugie avec sa mère sur les marches de l’escalier.)

MADAME FIPPART.

Ah ! Joseph, mon enfant