Robinson Crusoé (Saint-Hyacinthe)/Seconde partie

Traduction par Thémiseul de Saint-Hyacinthe.
Texte établi par Charles-Georges-Thomas Garnier (1p. 273-534).


SECONDE PARTIE.


Je menois alors une vie beaucoup plus belle en elle-même, que je n’avois fait au commencement ; & cet accommodement avoit une influence égale sur l’esprit & sur le corps. Souvent lorsque j’étois assis pour prendre mon repas, je rendois mes très-humbles actions de graces à la divine providence, & je l’admirois en même tems de m’avoir ainsi dressé une table au milieu du désert. J’appris à donner plus d’attention au bon côté de ma condition qu’au mauvais ; à considérer ce dont je jouissois, plutôt que ce dont je manquois, & à trouver quelquefois dans cette méthode une source de consolations secrettes, dont je ne puis exprimer la forces par mes foibles paroles. C’est ce que j’ai été bien aise de remarquer ici, afin d’en graver l’image dans la mémoire de certaines gens qui, toujours mécontens, n’ont point de goût pour savourer les biens que Dieu leur a accordés, parce qu’ils tournent leurs desirs vers des choses qu’il ne leur a pas départies. Enfin il me paroissoit que les déplaisirs qui nous rongent au sujet de ce que nous n’avons pas, émanent tous du défaut de reconnoissance pour ce que nous avons.

Une autre réflexion qui m’étoit encore d’un grand usage, & qui sans doute ne le seroit pas moins à toute personne qui auroit le malheur de tomber dans un pareil cas que le mien, c’étoit de comparer ma condition présente à celle à laquelle je m’étois attendu dans le commencement, & dont j’aurois très-certainement subi toute la rigeur, si Dieu, par sa providence admirable, n’eût procuré mon salut dans les suites de mon naufrage, en ordonnant que le vaisseau fût porté si près de terre, que je pusse non-seulement aller à bord, mais encore en rapporter & débarquer quantité de choses qui m’étoient d’une grande utilité & d’un grand secours : sans quoi j’aurois manqué d’outils pour travailler, d’armes pour me défendre, de poudre & de plomb pour aller à la chasse, & par ce moyen pourvoir à ma nourriture.

Je passois les heures, & quelquefois les jours entiers à me représenter avec les couleurs les plus vives la manière dont j’aurois agi si je n’eusse rien tiré du bâtiment : comment je n’aurois pas seulement pu attraper quoi que ce soit pour ma nourriture, si ce n’est peut-être quelques poissons & quelques torties ; & comme il se passa un longtems avant de découvrir aucune de ces dernières, il y a toute apparence que j’aurois péri sans faire cette découverte ; que si j’eusse subsisté, j’aurois vécu comme un véritable sauvage, si j’eusse tué un bouc ou un oiseau par quelque nouveau stratagême, je n’aurois pas su comment écorcher le premier, ni comment éventrer l’un & l’autre ; ensorte qu’il m’auroit fallu employer & mes ongles & mes dents, à la façon des animaux de proie.

Ces réflexions me rendoient très-sensible à la bonté de la providence à mon égard ; & très reconnoissant envers elle pour ma condition présente, quoique non exempte de peines & de misère. Je ne puis m’empêcher de recommander cet endroit de mon histoire aux méditations de ceux qui, dans leur malheur, sont sujets à faire cette exclamation : Y a-t-il une affliction semblable à la mienne ? Que ces gens-là, dis-je, considèrent combien pire est le sort de tant d’autres, & combien pire pourroit être le leur, si la providence l’avoit jugé à propos.

Je faisois encore une autre réflexion qui contribuoit beaucoup à fortifier mon esprit, & à remplir mon cœur d’espérances ; c’étoit le parallèle de l’état où je me voyois, à ce que j’avois mérité, & à quoi par conséquent j’aurois dû m’attendre, comme à un juste salaire que j’aurois reçu de la main vengeresse de Dieu. J’avois mené une vie détestable, sans connoissance ni crainte de mon Créateur. Mes parens m’avoient donné de bonnes instructions ; ils n’avoient rien épargné dès ma plus tendre jeunesse pour insinuer dans mon ame des sentimens de religion & de christianisme, une sainte vénération pour tout mes devoirs, une connoissance parfaite de la fin à laquelle j’avois été destiné par l’auteur de la nature dans ma création. Mais pour mon malheur j’avois embrassé trop tôt la vie de marinier, qui est de tous les états du monde clui où l’on a moins la crainte de Dieu en vue, quoiqu’on y ait plus de sujet de le craindre. Je dis donc que la mer & les matelots que je fréquentai dès ma première jeunesse, les railleries profanes & impies de mes commensaux, le mépris des dangers, lesquels j’affrontois de gaieté de cœur, la vue de la mort, avec laquelle je m’étois familiarisé par une longue habitude, l’éloignement de toute occasion, ou de converser avec d’autres personnes que celles de ma trempe, ou d’entendre dire quelque chose qui fût bon ou qui tendît au bien ; tant de choses, dis-je, compliquées ensemble, étouffèrent en moi toute semence de religion.

Je songeois si peu, soit à ce que j’étois actuellement, soit à ce que je devois être un jour, & mon endurcissement étoit tel, que dans les plus merveilleuses délivrances dont le ciel me favorisoit, comme lorsque je m’échappai de Salé, lorsque je fus reçu en haute mer par le capitaine Portugais dans son bord, lorsque je possédois une belle plantation dans le Brésil, lorsque je reçus ma cargaison d’Angleterre, & en plusieurs autres occasions, je ne rendis jamais à Dieu les actions de graces que je lui devois. Dans mes plus grandes calamités je ne songeai jamais à l’invoquer. Je ne parlois de cet être suprême que pour avilir son nom, que pour jurer, que pour blasphêmer.

J’avois vécu en scélérat, dans l’iniquité & le crime, & néanmoins ma conservation étoit l’effet de la providence. Dieu avoit déployé à mon égard des bontés sans nombre : il m’avoit puni au-dessous de ce que mes iniquités méritoient, & avoit pourvu libéralement à ma subsistance. Toutes ces réflexions me donnèrent lieu d’espérer que Dieu avoit accepté ma repentance, & que je n’avois pas encore épuisé les trésors infinis de sa miséricorde.

Elles me portèrent non-seulement à une entière résignation à la volonté de Dieu ; mais encore elles m’inspirèrent à son égard de vifs sentimens de reconnoissance. J’étois encore au nombre des vivans, je n’avois pas reçu la juste punition de mes crimes ; au contraire je jouissois de plusieurs avantages auxquels je n’aurois pas dû m’attendre ; ainsi je n’avois pas à me plaindre ni à murmurer davantage de ma condition ; j’avois tout lieu au contraire de me réjouir, & de remercier Dieu de ce que par une suite continuelle de prodiges j’avois du pain. Le miracle qu’il avoit opéré en faveur d’Elie, à qui les corbeaux apportoient à manger, n’étoit pas aussi grand que celui qu’il avoit opéré à mon égard. Ma conservation n’étoit qu’une longue suite de miracles. Je considérois d’ailleurs qu’il n’y avoit peut-être aucun lieu dans tout le monde habitable où j’eusse pu vivre avec autant de douceur.

Il est vrai que j’étois privé de tout commerce avec les hommes ; mais aussi je n’avois rien à craindre, ni des loups, ni des tigres furieux, ni d’aucune bête féroce ou venimeuse, ni de la cruauté barbare des Cannibales. Mes jours étoient en sureté à tous ces égards là.

En un mot, si ma vie étoit d’un côté une vie de tristesse & d’affliction, il faut avouer que de l’autre j’y ressentois des effets bien sensibles de la miséricorde divine. Il ne me manquoit rien pour vivre avec douceur que d’avoir un sentiment vif & continuel de la bonté de Dieu & de ses soins envers moi. Ces pensées, quand j’y réfléchissois, me consoloient entièrement, & faisoient évanouir mon chagrin & ma mélancolie.

Il y avoit déjà long-tems, ainsi que j’ai dit ci-dessus, qu’il ne me restoit plus qu’un peu d’encre ; je tâchois de la conserver, en y mettant de l’eau de tems en tems ; mais enfin elle devint si pâle qu’à peine pouvois-je remarquer sa noirceur sur le papier. Tant qu’elle dura je marquai les jours où il m’étoit arrivé quelque chose de considérable. Il me souvient que ces jours extraordinaires tomboient presque tous sur les mêmes jours de l’année. Si j’avois eu quelque penchant superstitieux pour le sentiment qu’il y a des jours heureux & des jours malheureux, je n’aurois pas manqué d’appuyer mon opinion sur un concours si curieux.

Le même jour de l’année que je m’enfuis de chez mon père, que j’arrivai à Hull & que je me fis matelot, je fus pris par un vaisseau de guerre de Salé & fait esclave.

Le même jour de l’année que j’échappai d’un naufrage dans la rade de Yarmouth, je me sauvai aussi de Salé dans un bateau.

Le même jour que je naquis, & qui étoit le 30 Septembre, 36 ans après, je fus miraculeusement sauvé, lorsque la tempête me jeta sur cette Isle. Ainsi ma vie dépravée & ma vie solitaire ont commencé par le même jour de l’année.

La première chose qui me manqua après l’encre, fut le pain, ou plutôt le biscuit que j’avois apporté du vaisseau. Bien que je l’eusse ménagé avec la dernière frugalité, ne m’en étant accordé pendant l’espace d’une année qu’un petit gâteau par jour : cependant il me manqua tout-à-fait un an avant que je pusse faire du pain du bled que j’avois semé.

Mes habits commençoient aussi à dépérir. Il y avoit long-tems que je n’avois plus de linge, hors quelques chemises bigarrées que j’avois trouvées dans les coffres des matelots, & que je conservois autant qu’il m’étoit possible, parce que très-souvent je ne pouvois supporter d’autre habit qu’une chemise. Ce fut un grand bonheur pour moi de ce que parmi les habits des matelots j’en trouvai trois douzaines. Je sauvai aussi quelques surtouts grossiers ; mais ils me furent de peu d’usage, ils étoient trop chauds.

Quoique les chaleurs fussent si violentes que je n’avois aucun besoin d’habits, cependant quoique je fusse seul, je ne pus jamais me résoudre à aller nud. Je n’y avois aucune inclination, je n’en pouvois pas même supporter la pensée. D’ailleurs la chaleur du soleil m’étoit plus insupportable quand j’étois nud, que lorsque j’avois quelques habits sur moi. La chaleur me causoit souvent des vessies sur toute la peu ; au lieu que lorsque j’étois en chemise, l’air entrant par-dessous, l’agitoit de façon que j’en étois deux fois plus au frais. De même, je ne pus jamais m’accoutumer à m’exposer au soleil sans avoir la tête couverte : le soleil dardoit ses rayons avec une telle violence, que lorsque j’étois sans chapeau, je ressentois à l’instant de grands maux de tête, mais qui me quittoient dès que je me couvrois.

L’expérience de toutes ces choses me fit songer à employer les haillons que j’avois, & que j’appelois des habits, à un usage conforme à l’état où j’étois. Toutes mes vestes étoient usées ; je m’appliquai donc à faire une espèce de robe de gros surtouts, & de quelques autres matériaux de cette nature que j’avois sauvés du naufrage. J’exerçois donc le métier de tailleur, ou de ravaudeur ; car mon travail étoit pitoyable, & je vins à bout, après bien des peines, de faire deux ou trois nouvelles vestes, des culottes ou des caleçons ; mais, comme j’ai dit, mon travail étoit massacré d’une étrange façon.

J’ai dit que j’avois conservé les peaux de toutes les bêtes que j’avois tuées, j’entends les bêtes à quatre pieds : mais comme je les avois étendues au soleil, la plupart devinrent si séches & si dures, que je ne pus les employer à aucun usage. Mais ce celles dont je pus me servir, j’en fis premièrement, un grand bonnet en tournant le poil en dehors, afin de me mettre mieux à couvert de la pluie, & ensuite je m’en fabriquai un habit entier, je veux dire, une veste lâche & des culottes ouvertes ; car mes habits devoient me servir plutôt contre la chaleur que contre le froid. Au reste si j’entendois peu le métier de charpentier, j’entendois moins encore celui de tailleur. Néanmoins ces habits me servirent très-bien : la pluie ne pouvoit pas les percer.

Tous ces travaux finis, j’employai beaucoup de tems & bien des peines à faire un parasol. J’en avois vu faire un dans le Brésil, où ils sont d’un grand usage contre les chaleurs extraordinaires. Or comme le climat que j’habitois étoit tout aussi chaud, ou même davantage, car j’étois plus près de l’Équateur ; comme d’ailleurs la nécessité m’obligeoit souvent de sortir par la pluie je ne pouvois me passer d’une aussi grande commodité que celle-là. Ce travail me coûta infiniment ; il se passa bien du tems avant que je pusse faire quelque chose qui fût capable de me préserver de la pluie & des rayons du soleil ; encore cet ouvrage ne put-il me satisfaire, ni deux ou trois autres que je fis ensuite. Je pouvois bien les étendre, mais je ne pouvois pas les plier ni les porter autrement que sur ma tête ; ce qui me causoit trop d’embarras. Enfin pourtant j’en fis un qui répondit assez à mes besoins : je le couvris de peaux en tournant le poil du côté d’en haut. J’y étois à l’abri de la pluie comme si j’eusse été sous un auvent, & je marchai par les chaleurs les plus brûlantes avec plus d’agrément que je ne faisois auparavant dans les jours les plus frais. Quand je n’en avois pas besoin, je le fermois & le portois sous mon bras.

Je vivois aussi avec beaucoup de douceur. Mon esprit étoit tranquille. Je m’étois résigné à la volonté de Dieu. Je m’étois entièrement soumis aux ordres de la Providence. Je préférois cette vie à celle que j’aurois pu mener dans le commerce du monde ; car s’il m’arrivoit quelquefois de regretter la conversation des hommes, je me disois aussi-tôt : Ne converses-tu pas avec toi-même ? &, pour parler ainsi, ne converses-tu pas avec Dieu lui-même par des éjaculations vers lui ? La société peut-elle te procurer d’aussi grands avantages ?

Après avoir fini les ouvrages dont j’ai parlé, il ne m’est rien arrivé d’extraordinaire pendant l’espace de cinq ans. Je menois le train de vie que j’ai ci-dessus représenté. Ma principale occupation, outre celle de semer mon orge & mon riz, d’accommoder mes raisins, & d’aller à la chasse, fut pendant ces cinq années, celle de faire un canot. Je l’achevai, & en creusant un canal profond de six pieds & large de quatre, je l’amenai dans la baie. Pour le premier qui étoit d’une prodigieuse grandeur, & que j’avois fait inconsidérément, je ne pus jamais ni le mettre à l’eau, ni faire un canal assez grand pour y conduire l’eau de la mer. Je fus obligé de le laisser dans sa place, comme s’il eût dû me servir de leçon, afin d’être plus circonspect à l’avenir. Mais, comme on vient de voir, ce mauvais succès ne me rebuta point : je profitai de ma première inadvertance : & bien que l’arbre que j’avois coupé pour faire un second canot fût à un demi-mille de la mer, & qu’il étoit bien difficile d’y amener l’eau de si loin, cependant comme la chose n’étoit pas impraticable, je ne désespérai pas de la porter à son exécution. J’y travaillai pendant deux ans : je ne plaignois point mon travail, tant étoit grand l’espoir de me remettre en mer !

Voilà donc mon petit canot fini ; mais sa grandeur ne répondit point au dessein que j’avois lorsque je commençai à y travailler : c’étoit de hasarder un voyage en terre ferme, & qui auroit été de 40 milles. Je quittai donc mon travail ; je me résolus au moins de faire le tour de l’Isle. Je l’avois déjà traversée par terre, comme j’ai dit : & les découvertes que j’avois faites alors me donnoient un violent desir de voir les autres parties de mes côtes. Je ne songeai donc plus qu’à mon voyage ; & afin d’agir avec plus de précaution, j’équipai mon canot le mieux qu’il me fut possible ; j’y fis un mât & une voile. J’en fis l’essai, & trouvant que mon canot feroit très-bien voile, je fis des boulins ou des layettes dans ses deux extrémités, afin d’y préserver mes provisions & mes munitions de la pluie & de l’eau de la mer qui pourroient entrer dans le canot. J’y fis encore un grand trou pour mes armes, je le couvris du mieux que je pus, afin de le conserver sec.

Je plantai ensuite mon parasol à la poupe de mon canot pour m’y mettre à l’ombre. Je me promenois de tems en tems dans mon canot sur la mer ; mais néanmoins sans m’écarter jamais de ma petite baie. Enfin impatient de voir la circonférence de mon royaume, je me résolus d’en faire entièrement le tour. J’avitaillai pour cet effet mon bateau. Je pris deux douzaines de mes pains d’orge, (je devois plutôt les appeler des gâteaux, ) un pot de terre plein de riz sec, dont j’usois beaucoup, une petite bouteille de rum, la moitié d’une chèvre, de la poudre & de la dragée pour en tuer d’autres ; enfin deux des gros surtouts dont j’ai parlé ci-dessus, l’un pour me coucher dessus, & l’autre pour me couvrir pendant la nuit.

C’étoit le six de Novembre, & l’an sixième de mon regne ou de ma captivité, (vous l’appellerez comme il vous plaira, ) que je m’embarquai pour ce voyage, qui fut plus long que je ne m’y étois attendu. L’Isle en elle-mêle n’étoit pas fort large ; mais avoit à son est un grand rebord de rochers qui s’étendoient deux lieues avant dans la mer ; les uns s’élevoient au-dessus de l’eau, & les autres étoient cachés : il y avoit outre cela au bout de ces rochers un grand fond de sable qui étoit à sec & avancé dans la mer d’une demi-lieue ; tellement que pour doubler cette pointe, j’étois obligé d’aller bien avant dans la mer.

À la première vue de toutes ces difficultés j’allois renoncer à mon entreprise, fondé sur l’incertitude soit du grand chemin qu’il me faudroit faire, soit de la manière dont je pourrois revenir sur mes pas. Je revirai même mon canot, & me mis à l’ancre : car j’ai oublié de dire que je m’en étois fait une d’une pièce rompue d’un grapin que j’avois sauvée du vaisseau.

Mon canot étant en sûreté, je pris mon fusil & je débarquai, puis je montai sur une petite éminence, d’où je découvris toute cette pointe & toute son étendue : ce qui me fit résoudre à continuer mon voyage.

Entr’autres observations néanmoins que je fis sur la mer de ces endroits, j’observai un furieux courant qui portoit à l’est, & qui touchoit la pointe de bien près. Je l’étudiai donc autant que je pus ; car j’avois raison de craindre qu’il ne fût dangereux, & que, si j’y tombois, il ne me portât en pleine mer, d’où j’aurois eu peine à regagner mon Isle. La vérité est que les choses seroient arrivées comme je le dis, si je n’eusse eu la précaution de monter sur cette petite éminence ; car le même courant régnoit de l’autre côté de l’Isle, avec cette différence cependant qu’il s’en écartoit de beaucoup plus loin. Je remarquai aussi qu’il y avoit une grande barre au rivage ; d’où je conclus que je franchirois aisément toutes ces difficultés si j’évitois le premier courant ; car j’étois sur de profiter de cette barre.

Je couchai deux nuits sur cette colline, parce que le vent qui souffloit assez fort étoit à l’est sud-est, & que d’ailleurs comme il portoit contre le courant, & qu’il causoit divers brisemens de mer sur la pointe, il n’étoit pas sûr pour moi, ni de me tenir trop au rivage, ni de m’écarter loin en mer, car alors je risquois de tomber dans le courant.

Mais au troisième jour, le vent étant tombé, & la mer étant calme, je recommençai mon voyage. Que les pilotes téméraires & ignorans profitent de ce qui m’est arrivé en cette rencontre. Je n’eus pas plutôt atteint la pointe que je me trouvai dans une mer très-profonde, & dans un courant aussi violent que le pourroit être une écluse de moulin. Je n’étois pourtant pas plus éloigné de terre que de la longueur de mon canot. Ce courant m’emporta moi & mon canot avec une telle violence, que je ne pus jamais retenir mon bateau auprès du rivage. Je me sentois emporter loin de la barre qui étoit à gauche. Le grand calme qui regnoit ne me laissoit rien à espérer des vents, & toute ma manœuvre n’aboutissoit à rien. Je me considérai donc comme un homme mort ; car je savois bien que l’Isle étoit entourée de deux courants, & que par conséquent à la distance de quelques lieues ils devoient se rejoindre. Je crus donc être irrévocablement perdu : je n’avois plus aucune espérance de vie, non que je craignisse d’être noyé, la mer étoit calme, mais je ne voyois pas que je pusse m’exempter de mourir de faim. Toutes mes provisions ne consistoient qu’en un pot de terre plein d’eau fraîche, & une grande tortue ; mais ces provisions ne pouvoient pas me suffire. Je prévoyois que ce courant me jeteroit en pleine mer, où je n’avois pas d’espérance de rencontrer, après un voyage peut-être de plus de mille lieues, rivage, isle ou continent.

Qu’il est facile à la providence, disois-je en moi-même, de changer la condition la plus triste en une autre encore plus déplorable ! Mons Isle me paroissoit alors le lieu du monde le plus délicieux. Toute la félicité que je souhaitois étoit d’y rentrer. « Heureux désert, m’écriai-je, en y tournant la vue, heureux désert, je ne te verrai donc plus ! Que je suis misérable ! je ne sais où je suis porté ! Malheureuse inquiétude ! tu m’as fait quitter ce séjour charmant, souvent tu m’as fait murmurer contre ma solitude ; mais maintenant que ne donnerois-je point pour m’en retourner » ? Telle est en effet notre nature : nous ne sentons les avantages d’un état qu’en éprouvant les incommodités de quelque autre.

Nous ne connoissons le prix des choses que par leur privation. Personne ne concevra jamais la consternation où j’étois de me voir emporté de ma chère île dans la haute mer. J’en étois alors éloigné de deux lieues, & je n’avois plus d’espérance de la revoir. Je travaillois cependant avec beaucoup de vigueur ; je dirigeois mon canot vers le nord autant qu’il m’étoit possible, c’est-à-dire vers le côté du couvant où j’avois remarqué une barre. Sur le midi, je crus sentir une bise qui me souffloit au visage, & qui venoit du sud sud-est. J’en ressentis quelque joie ; & qui s’augmenta de beaucoup une demi heure après, lorsqu’il s’éleva un vent qui m’étoit très-favorable. J’étois alors à une distance prodigieuse de mon île. À peine pouvois-je la découvrir ; & si le tems eût été chargé, c’en étoit fait de moi : j’avois oublié mon compas de mer : Je ne pouvois donc la rattraper que par la vue. Mais le tems continuant au beau, je mis à la voile portant vers le nord, & tâchant de sortir du courant.

Je n’eus pas plutôt mis à la voile que j’apperçus par la clarté de l’eau, qu’il alloit arriver quelque altération au courant. Car lorsqu’il étoit dans toute sa force, les eaux en étoient sales, & elles devenoient claires à mesure qu’il diminuoit. Je rencontrai à un demi-mille plus loin (c’étoit à l’est), un brisement de mer causé par quelques rochers. Ces rochers partageoient le courant en deux. La plus grande partie s’écouloit par le sud, laissant les rochers au nord-est ; l’autre étant repoussée par les rocs, portoit avec force vers le nord-ouest.

Ceux qui ont éprouvé ce que c’est que recevoir sa grace dans le tems qu’on alloit les exécuter, ou d’être sauvés de la main des brigands qui alloient les égorger, sont les seuls capables de concevoir la joie que je ressentis alors. Il est difficile de comprendre l’empressement avec lequel je mis à la voile, & profitai du vent qui m’étoit favorable, & du courant de la barre dont j’ai parlé.

Ce courant me servit pendant une heure de tems ; il portoit droit vers mon île, c’est-à-dire deux lieues plus au nord que le courant qui m’en avoit auparavant éloigné. Ainsi, lorsque j’arrivai près de l’île, j’étois dans la partie de l’île qui étoit opposée à celle d’où j’étois parti.

J’étois présentement entre deux courans, l’un du côté sud, c’est celui qui m’avoit emporté ; & l’autre du côté du nord, qui en étoit éloigné de la distance d’une lieue, & qui portoit d’un autre côté. La mer où j’étois, étoit entièrement morte, ses eaux étoient tranquilles & ne se mouvoient nulle part. Mais profitant de la bise fraîche qui souffloit vers mon île, j’y fis voile & m’en approchai, quoiqu’avec plus de lenteur que lorsque j’étois aidé par le courant.

Il étoit alors quatre heures du soir, & j’étois éloigné d’une lieue de mon île, quand je trouvai la pointe des rochers qui causoient tout ce désastre. Ils s’étendoient au sud, & comme il y avoient formé ce furieux courant, ils y avoient aussi fait une barre qui portoit au nord. Elle étoit forte, & ne me conduisoit pas directement à bord de mon île ; mais profitant du vent, je traversai cette barre le moins obliquement que je pus, & après un heure de tems j’arrivai à un mille du bord ; l’eau y étoit tranquille, & peu de tems après je gagnai le rivage.

Dès que je fus abordé, me jetant à genoux, je remerciai Dieu pour ma délivrance, & résolus de ne plus courir les mêmes risques en vue de me sauver. Je me rafraîchis du mieux que je pus : je mis mon canot dans un petit caveau que j’avois remarqué sous des arbres, & las comme j’étois du travail & des fatigues de mon voyage, je m’endormis peu de tems après.

Étant éveillé, j’étois fort en peine comment je pourrois transporter mon canot dans la baie qui étoit près de ma maison ; l’y conduire par mer, c’étoit trop risquer ; je connoissois les dangers qu’il y avoit du côté de l’est, & je n’osois me hasarder à prendre la route de l’ouest : je résolus donc de côtoyer les rivages de l’ouest ; j’espérois d’y rencontrer quelque baie pour y mettre mon canot, afin que je le pusse retrouver en cas de besoin. J’en trouvai une après avoir côtoyé l’espace d’une lieue ; elle me paroissoit fort bonne, & alloit en se retrécissant jusqu’à un petit ruisseau qui s’y déchargeoit. J’y mis mon canot : je ne pouvois pas souhaiter de meilleur havre pour ma frégate. On auroit dit qu’il avoit été travaillé exprès pour la contenir.

Je m’occupai ensuite à reconnaître où j’étois : je vis que je n’étois pas éloigné de l’endroit où j’avois été lorsque je traversai mon île. Ainsi, laissant toutes mes provisions dans le canot, hors le fusil & le parasol, car il faisoit fort chaud, je me mis en chemin. Quoique je fusse très-fatigué, je marchai néanmoins avec assez de plaisir : j’arrivai sur le soir à la vieille treille que j’avois faite autrefois. Tout y étoit dans le même état ; je l’ai depuis toujours cultivée avec beaucoup de soin ; c’étoit, comme j’ai dit, ma maison de campagne.

Je sautai la haie, & me couchai à l’ombre, car j’étois d’une lassitude extraordinaire : je m’endormis d’abord. Lecteurs qui lirez cette histoire, jugez quelle fut ma surprise de me voir réveiller par une voix qui m’appeloit à diverses fois par mon nom : Robinson, Robinson Crusoé, pauvre Robinson Crusoé, où avez-vous été ; Robinson Crusoé, où êtes-vous ; Robinson, Robinson Crusoé, où avez-vous été ?

Comme j’avois ramé tout le matin, & marché tout l’après-midi, j’étois tellement fatigué, que je ne m’éveillai pas entièrement. J’étois assoupi, moitié endormi & moitié éveillé, & croyois songer que quelqu’un me parloit. Mais la voix continuant de répéter Robinson Crusoé, Robinson Crusoé, je m’éveillai enfin tout à fait, mais tout épouvanté & dans la dernière consternation. Je me remis un peu néanmoins, après avoir vu mon perroquet perché sur la haie : je connus d’abord que c’étoit lui qui m’avoit parlé, car je l’avois ainsi instruit. Souvent il venoit se reposer sur mon doigt, & approchant son bec de mon visage, il se mettoit à crier : pauvre Robinson Crusoé, où êtes-vous, où avez-vous été, comment êtes-vous venu ici ? & autres choses semblables.

Mais quoique je fusse certain que personne ne pouvoit m’avoir parlé, que mon perroquet, j’eus pourtant quelque peine à me remettre. « Comment, disois-je, est-il venu dans cet endroit plutôt que dans tout autre ? » Comme néanmoins il n’y avoit que lui qui pût m’avoir parlé, je quittai ces réflexions, & l’appelant par son nom, cet aimable oiseau vint se reposer sur mon pouce, & me disoit, comme s’il eût été ravi de me revoir : Pauvre Robinson Crusoé, où avez-vous été ? &c. Je l’emportai ensuite au logis.

J’avois maintenant assez couru sur mer, & j’avois grand besoin de me reposer & de réfléchir sur les dangers par où j’avois passé. J’aurois été ravi d’avoir mon canot dans la baie qui étoit près de ma maison : mais je ne voyois pas que cela fût possible. Je ne voulois plus me hazarder à faire le tour de l’île du côté de l’est. À cette seule pensée mon cœur se resserroit, & mes veines devenoient toutes glacées. Pour l’autre côté de l’île je ne le connoissois point, mais j’avois tout lieu de croire que le courant dont j’ai parlé, y régnoit aussi bien que vers l’est, & qu’ainsi je courrois risque d’y être précipité, & d’être emporté bien loin de mon île. Je me passai donc de canot, & me résolus ainsi à perdre les fruits d’un travail de plusieurs mois.

Dans cet état je vécus plus d’un an, dans une vie retirée, comme on peut bien se l’imaginer. J’étois tranquille par rapport à ma condition : je m’étois résigné aux ordres de la providence, &, hors la société, il ne manquoit rien pour être parfaitement heureux.

Durant cet intervalle de tems, je me perfectionnai beaucoup dans les professions mécaniques auxquelles mes nécessités m’obligeoient, & particulièrement je conclus, vu le manque où j’étois de plusieurs outils, que j’avois des dispositions toutes particulières pour la charpenterie.

Je devins un excellent maître potier ; j’avois inventé une roue admirable par laquelle je donnai à mes vaisselles, auparavant d’une étrange grossiereté, un tour & une forme très-commodes. Je trouvai aussi le moyen de faire une pipe ; cette invention me causa une joie extraordinaire, & si je l’ose dire, une si grande vanité, que je n’en ai jamais senti de pareille dans toute ma vie. Bien qu’elle fût grossière & de la même couleur & de la même matière que mes autres ustensiles de terre, cependant elle tiroit la fumée, & servoit assez bien à mon plaisir. J’aimois à fumer, & dans la croyance qu’il n’y avoit point de tabac dans mon île, j’avois négligé de prendre avec moi les pipes qui étoient dans le vaisseau.

Je fis aussi des progrès très-considérables dans la profession de vanier ; je trouvai moyen de faire plusieurs corbeilles qui, bien qu’elles fussent mal tournées, ne laissoient pas de m’être très-utiles. Elles étoient aisées à porter, & propres à y resserrer plusieurs choses, & à en aller chercher d’autres. Si, par exemple, je tuois une chèvre, je la pendois à un arbre, je l’écorchois, l’accommodois, & la découpois, & l’apportois ainsi au logis. J’en faisois de même à l’égard de la tortue ; je l’éventrois, en prenois les œufs & quelques morceaux de sa chair que j’apportois au logis dans ma corbeille, laissant tout l’inutile. De profondes corbeilles me servoient de greniers pour mon bled, que j’acommodois dès qu’il étoit sec.

Ma poudre commençoit à diminuer : si elle m’avoit manqué, j’étois tout-à-fait hors de pouvoir d’y suppléer de nouveau. Cette pensée me fit craindre pour l’avenir. Qu’aurois-je fait sans poudre ? Comment aurois-je pu tuer des chèvres ? Je nourrissois à la vérité une chevrette depuis huit ans : je l’avois apprivoisée dans l’espérance que j’attraperois peut-être quelque bouc ; mais je ne pus le faire que lorsque ma chevrette fut devenue une vieille chèvre. Je n’eus jamais le courage de la tuer ; je la laissai mourir de vieillesse.

Mais étant dans l’onzième année de ma résidence, & mes provisions étant fort racourcies, je commençois à songer aux moyens d’avoir des chèvres par adresse. Je souhaitois fort d’en attraper qui fussent en vie ; & s’il étoit possible, d’avoir des chevrettes qui portassent.

Pour cet effet je tendis des filets, & je suis persuadé qu’il y en eut quelques-unes qui s’y prirent ; mais comme le fil en étoit très-foible, elles s’en échappèrent aisément. La vérité est que je trouvai toujours mes filets rompus & les amorces mangées ; je n’en pouvois pas faire de plus forts ; je manquois de fil d’archal.

J’essayai de les prendre par le moyen d’un trébuchet. Je fis donc plusieurs creux dans les endroits où elles avoient coutume de paître ; je couvris ces creux, de claies, que je chargeai de beaucoup de terre, en y parsemant des épis de riz & de bled. Mais mon projet ne réussit point : les chèvres venoient manger mon grain, s’enfonçoient même dans le trébuchet ; mais ensuite elles trouvoient le moyen d’en sortir. Je m’avisai donc enfin de tendre une nuit trois trappes : je les allai visiter le lendemain matin, & je trouvai qu’elles étoient encore tendues, mais que les amorces en avoient été arrachées. Tout autre que moi se seroit rebuté ; mais au contraire, je travaillai à perfectionner ma trappe ; & pour ne vous pas arrêter plus long tems, mon cher lecteur, je vous dirai qu’allant un matin pour visiter mes trappes, je trouvai dans l’une un vieux bouc d’une grandeur extraordinaires, & dans l’autre trois chevreaux, l’un mâle, & les deux autres femelles.

Le vieux bouc étoit si farouche que je n’en savois que faire. Je n’osois ni entrer dans son trébuchet, ni par conséquent l’emmener en vie ; ce que j’aurois néanmoins souhaité avec beaucoup d’ardeur. Il m’auroit été facile de le tuer ; mais cela ne répondoit point à mon but. Je le dégageai donc, & le laissai dans une pleine liberté. Je ne crois pas qu’on ait jamais vu d’animal s’enfuir avec plus de frayeur. Il ne me revint pas dans l’esprit alors que par la faim, on pouvoir apprivoiser même les lions : car autrement je l’aurois laissé dans son trébuchet, & là, le faisant jeûner pendant trois ou quatre jours, & lui apportant ensuite à boire, & un peu de bled, je l’aurois apprivoisé avec la même facilité que les trois autres chevreaux. Ces animaux sont fort dociles lorsqu’on leur donne le nécessaire.

Pour les chevreaux, je les tirai de leur fosse un à un ; & les attachant tous trois à un même cordon, je les amenai chez moi avec pourtant beaucoup de difficulté.

Il se passa quelque tems avant qu’ils voulussent manger ; mais enfin, tentés par le bon grain que je mettois devant eux, ils commencèrent à manger & à s’apprivoiser. J’espérai pouvoir me nourrir de la chair de chèvre, quand même la poudre & la dragée me manqueroient. Selon toutes les apparences, dis-je, j’aurai dans la suite, & autour de ma maison, un troupeau de boucs à ma disposition.

Il me vint dans la pensée que je devrois enfermer mes chevreaux dans un certain espace de terrein, que j’entourerois d’une haie très-épaisse, afin qu’ils ne pussent pas se sauver, & que les chèvres sauvages ne pussent pas les approcher non plus ; car j’appréhendois que par ce mêlange mes chevreaux ne devinssent sauvages.

Le projet étoit grand pour un seul homme ; mais l’exécution en étoit d’une nécessité absolue. Je cherchai donc une pièce de terre propre au pâturage, où il y eût de l’eau pour les abreuver, & de l’ombre pour les garantir des chaleurs extraordinaires du soleil.

Ceux qui entendent la manière de faire cette espèce d’enclos, me traiteront sans doute d’homme peu inventif après qu’ils auront ouï qu’ayant trouvé un lieu tel que je le desirois, c’étoit une plaine de pâturage que deux ou trois petits filets d’eau traversoient, & qui d’un côté étoit toute ouverte, & de l’autre aboutissoit à de grands bois : ils ne pourront, dis-je, s’empêcher de se jouer de ma grande prévoyance, quand je leur dirai que, selon mon plan, je devois faire une haie d’une circonférence au moins de deux milles. Le ridicule de ce plan n’étoit pas en ce que la haie étoit disproportionnée à son enclos ; mais en ce que faisant un enclos d’une si grande étendue, les chèvres y auroient pu devenir sauvages presque ni plus ni moins que si je leur eusse donné la liberté de courir dans l’île : & d’ailleurs je n’aurois jamais pu les attraper.

Ma haie étoit déjà avancée d’environ cinquante aunes, lorsque cette pensée me vint. Je changeai donc le plan de mon enclos, & je résolus que sa longueur ne seroit que d’environ 120 aunes, & sa largeur d’environ 200. Cela me suffisoit ; cet espace étoit assez grand pour qu’un troupeau médiocre de boucs pût s’y maintenir. Que s’il devenoir fort grand, il m’étoit aisé d’étendre mon enclos.

Comme ce projet me paroissoit bien inventé, j’y travaillai avec beaucoup de vigueur : & pendant tout cet intervalle, je faisois paître mes chevreaux auprès de moi, avec des entraves aux jambes, de crainte qu’ils ne s’échapassent. Je leur donnois souvent des épis d’orge, & quelques poignées de riz. Ils les prenoient dans ma main, & de cette manière je les rendis tellement apprivoisés, que, lorsque mon enclos fut fini, & que je les eus débarrassés de leurs entraves, ils me suivoient partout bêlant pour quelques poignées d’orge ou de riz.

Dans l’espace d’un an & demi, j’eus un troupeau de douze, tant boucs que chèvres & chevreaux ; deux ans après j’en eus 43, quoique j’en eusse tué plusieurs pour mon usage. Je travaillai après cela à faire cinq nouveaux enclos, mais plus petits que le premier. J’y fis plusieurs petits parcs, pour y chasser les chèvres, enfin de les prendre plus commodément ; & des portes, afin qu’elles pussent passer d’un enclos dans un autre.

Ce ne fut qu’assez tard que je songeai à profiter du lait de mes chèvres. La première pensée que j’en eus, me causa un très-grand plaisir. Ainsi, sans balancer long-tems, je fis une laiterie. Mes chèvres me rendoient quelquefois huit ou dix pintes de lait par jour : je n’avois jamais trait ni vache, ni chèvre, & n’avois jamais vu faire le beurre, ni le fromage ; mais comme la nature, en fournissant aux animaux tous les alimens qui leur sont nécessaires, leur dicte en même tems les moyens d’en faire usage, ainsi moi je vins à bout, après néanmoins bien des essais & plusieurs fausses tentatives, de faire du beurre & du fromage : & depuis je n’en ai jamais manqué.

Que la bonté de dieu paroît bien visiblement, en ce qu’il tempère les conditions qui semblent les plus affreuses, par des marques toutes particulières de son affection & de sa protection ! En combien de manières ne peut-il pas adoucir l’état le plus fâcheux, & fournir à ceux-là même qui sont dans les plus noirs cachots de puissans motifs pour lui rendre leurs plus sincères actions de graces ! Quelle apparence pour moi que dans ce désert, où je croyois périr de faim, j’y dusse trouver une table aussi abondante !

Il n’y a point de stoïcien qui ne se fût diverti de me voir dîner avec toute ma famille. J’étois le roi & le seigneur de toute l’isle : maître absolu de tous mes sujets, j’avois en ma puissance leur vie & leur mort. Je pouvois les pendre, les écarteler, les priver de leur liberté, & la leur rendre. Point de rebelles dans mes états.

Je dînois comme un roi à la vue de toute ma cour : mon perroquet, comme s’il eût été mon favori, avoit seul la permission de parler. Mon chien, qui alors étoit devenu vieux & chagrin, & qui n’avoit pas d’animaux de son espèce pour la multiplier, étoit toujours assis à ma droite. Mes deux chats étoient l’un à un bout de la table, & l’autre à l’autre bout, attendant que, par une faveur spéciale, je leur donnasse quelques morceaux de viande.

Ces deux chats n’étoient pas les mêmes que ceux que j’apportai avec moi du vaisseau ; il y avoit long-tems qu’ils étoient morts & enterrés de mes propres mains. Mais l’un ayant fait des petits, de je ne sais quelle espèce d’animal, j’apprivoisai ces deux ; car les autres s’enfuirent dans les bois & devinrent sauvages. Ils s’étoient tellement multipliés, qu’ils me devinrent très-incommodes. Ils pilloient tout ce qu’ils pouvoient attraper de mes provisions : je ne pus m’en défaire qu’en les tuant.

Je souhaitois fort d’avoir mon canot ; mais je ne pouvois me résoudre à m’exposer à de nouveaux hasards. Quelquefois je songeois aux moyens de l’amener, en côtoyant, dans ma baie ; & d’autres fois je m’en consolois. Mais il me prit un jour une si violente envie de faire un voyage à la pointe de l’isle où j’avois déjà été, & d’observer de nouveau les côtes en montant sur la petite colline dont j’ai parlé ci-dessus, que je ne pus résister à mon penchant. Je m’y acheminai donc. Si dans la province d’Yorck on rencontroit un homme dans l’équipage où j’étois alors, ou l’on s’épouvanteroit, ou l’on feroit des éclats de rire extraordinaires. Formez-vous une idée de ma figure sur ce crayon abrégé que j’en vais faire.

Je portois un chapeau d’une hauteur effroyable, & sans forme, fait de peaux de chèvres. J’y avois attaché par derrière la moitié d’une peau de bouc, qui me couvroit tout le col ; c’étoit afin de me préserver des chaleurs du soleil, & que la pluie n’entrât pas sous mes habits ; car dans ces climats rien n’est plus dangereux.

J’avois une espèce de robe courte, faite de même que mon chapeau, de peaux de chèvres. Les bords en descendoient jusques sous mes genoux ; mes culottes étoient toutes ouvertes ; c’étoit la peau d’un vieux bouc. Le poil étoit d’une longueur si extraordinaire, qu’il descendoit, comme les pantalons, jusqu’au milieu de ma jambe. Je n’avois ni bas ni souliers ; mais je m’étois fait pour mes jambes une paire de je ne sais quoi, qui ressembloit néanmoins assez à des bottines : je les attachois comme on fait les guêtres. Elles étoient de même que tous mes autres habits, d’une forme étrange & barbare.

J’avois un ceinturon fait de la même étoffe que mes habits. Au lieu d’une épée & d’un sabre, je portois une scie & une hache, l’une d’un côté, & l’autre de l’autre. Je portois un autre ceinturon, mais qui n’étoit pas aussi large ; il pendoit par-dessus mon cou ; & à son extrémité qui étoit sous le bras gauche, pendoient deux poches faites de la même matière que le reste, dans l’une je mettois ma poudre, & dans l’autre ma dragée. Sur mon dos je portois une corbeille, sur mes épaules un fusil, & sur ma tête un parasol assez grossièrement travaillé ; mais qui, après mon fusil, étoit ce dont j’avois plus de besoin.

Pour mon visage, il n’étoit pas aussi brûlé qu’on l’auroit pu croire d’un homme qui n’en prenoit aucun soin, & qui n’étoit éloigné de la ligne équinoxiale que de huit à neuf degrés. Pour ma barbe, je l’avois une fois laissé croître jusques à la longueur d’un quart d’aune ; mais comme j’avois des ciseaux & des rasoirs, je me la coupois ordinairement d’assez près, hors celle qui me croissoit sur la lèvre inférieure. Je m’étois fait un plaisir d’en faire une moustache à la mahométane, & telle que la portoient les turcs que j’avois vus à Salé : car les maures n’en portent point. Je ne dirai pas ici que mes moustaches étoient si longues que j’y aurois pu prendre mon chapeau : mais j’ose bien dire qu’elles étoient d’une longueur & d’une conformation si monstrueuse, qu’en Angleterre elles auroient paru effroyables.

Mais ceci soit dit en passant. Je reviens au récit de mon voyage : j’y employai cinq ou six jours, marchant d’abord le long des côtes, droit vers le lieu où j’avois mis autrefois mon canot à l’ancre. De-là je découvris bien aisément la colline où j’avois fait mes observations. J’y montai, & quel fut mon étonnement, de voir la mer calme & tranquille ! Point de mouvement impétueux, point de courant, non plus que dans ma petite baie.

Je donnai la torture à mon esprit, afin de pénétrer les raisons de ce changement. Je me résolus à observer la mer pendant quelques tems ; car je conjecturois que le furieux courant dont j’ai parlé, n’avoit d’autre cause que le reflux de la marée. Je ne fus pas long-tems sans être au fait de cette étrange mutation de la mer : car je vis, à n’en pouvoir pas douter, que le reflux de la marée, partant de l’Ouest, & se joignant au cours de quelque rivière, étoit la cause du courant qui m’avoit emporté avec tant de violence. Et, selon que les vents de l’Ouest & du Nord étoient plus ou moins violens, le courant, aussi élevé, s’étendoit jusques sur l’isle, ou se perdoit à une moindre distance dans la mer. C’étoit avant midi que je faisois toutes ces observations ; mais celles que je fis le soir me confirmèrent dans mon opinion. Je revis le courant, de même que je l’avois vu autrefois, avec cette différence pourtant, qu’il ne portoit pas directement à mon isle ; il s’en éloignoit d’une demi-lieue.

De toutes ces observations, je conclus, qu’en remarquant le tems du flux & du reflux de la marée, il me seroit très-aisé d’amener mon canot auprès de ma maison. Mais le souvenir des dangers passés me causoit une frayeur si extraordinaire, que je n’osai jamais porter ce projet à son exécution. J’aimai mieux prendre une autre résolution, qui étoit plus sûre, quoique plus laborieuse ; c’étoit de faire un autre canot. Ainsi j’en aurois eu deux, l’un pour ce côté de l’isle, & l’autre pour l’autre côté.

J’avois donc à présent deux plantations, s’il est permis de m’exprimer ainsi. L’une étoit ma tente ou ma petite forteresse, entourée de sa palissade & creusée dans le roc: j’y avois plusieurs chambres. Celle qui étoit la moins humide & la plus grande, & qui avoit une porte pour sortir hors de la palissade, j’y tenois les grands pots de terre dont j’ai fait ci-dessus la description, & 14 ou 15 grandes corbeilles dont chacune contenoit cinq ou six boisseaux. Dans ces corbeilles je mettois mes provisions & particulièrement mes grains ; les uns encore dans leurs épis, & les autres tous nuds, les ayant froissés hors de leurs épis avec les mains.

Les pieux de ma palissade étoient devenus de grands arbres, & tellement touffus, qu’il étoit devenus de grands arbres, & tellement touffus, qu’il étoit comme impossible d’appercevoir qu’ils renfermassent dans leur centre aucune espèce de lieu habité.

Tout auprès, mais dans un lieu moins élevé, j’avois comme une petite terre pour y semer mes grains. Et comme je la tenois toujours fort bien cultivée, j’en tirai chaque année une abondante récolte. S’il y avoit eu de la nécessité pour moi d’avoir plus de grains, j’aurois pu l’aggrandir sans beaucoup de peine.

Outre cette plantation, j’en avois une autre assez considérable ; je l’appelois ma maison de campagne. J’y avois un petit berceau, que j’entretenois avec beaucoup de soin, c’est-à-dire, que j’émondois la haie qui fermoit ma plantation, de manière qu’elle n’excédât pas sa hauteur ordinaire. Les arbres qui au commencement n’étoient que des pieux, mais qui étoient devenus hauts & fermes, je les cultivois de façon qu’ils pussent étendre leurs branches, devenir touffus, & par-là jeter un agréable ombrage. Au milieu de ce circuit, j’avois ma tente. C’étoit une pièce d’une voile que j’avois étendue sur des perches. Sous cette tente je plaçai un lit de repos, ou une petite couche faite de la peau des bêtes que j’avois tuées, & d’autres choses molles. Une couverture de lit que j’avois sauvée du naufrage & un gros surtout servoient à me couvrir. Voilà quelle étoit la maison de campagne où je me retirois lorsque mes affaires ne me retenoient point dans ma capitale.

À côté, & tout aux environs de mon berceau, étoient les pâturages de mon bétail, c’est-à-dire, de mes chèvres : & comme j’avois pris des peines inconcevables à pertager ces pâturages en divers enclos, j’étois aussi fort soigneux d’en préserver les haies. Je portai même mon travail sur cet article jusqu’à planter tout autour de mes haies de petits pieux en très grand nombre & fort serrés. C’étoit une palissade plutôt qu’une haie. On n’y pouvoir pas fourrer la main ; & dans la suite ces pieux ayant pris racine, & étant crûs, comme ils firent par le premier tems pluvieux, rendirent mes haies aussi fortes & même plus fortes que les meilleures murailles.

Tous ces travaux témoignoient bien que je n’étois pas paresseux, & que je n’épargnois ni soins ni peines pour me procurer de quoi vivre avec quelque aisance. « Le troupeau de boucs, disois-je en moi-même, est pour toute ma vie, fût-elle de quarante années, un magasin vivant de viande, de lait, de beurre & de fromage. Je ne dois donc rien négliger pour ne pas les perdre ».

Mes vignes étoient aussi dans ces quartiers : j’en tirois des provisions de raisins pour tout l’hiver. Je les ménageois avec toute la précaution possible. C’étoient mes mets les plus délicieux. Ils me servoient de médecine, de nourriture & de rafraîchissemens.

D’ailleurs cet endroit étoit justement à mi-chemin de ma forteresse & de la baie où j’avois mis mon canot. Lorsque j’allois le visiter, je m’arrêtois ici, & j’y couchois une nuit. J’ai toujours eu grand soin de mon canot : je prenois beaucoup de plaisir à me promener sur la mer ; mais ce n’étoit que sur ses bords. Je n’osois m’en éloigner tout au plus que de deux jets de pierre. J’appréhendois que le vent, quelque courent, ou quelqu’autre hasard ne m’emportât bien loin de mon île. Mais me voici insensiblement arrivé à une condition de vie bien différente de celle que j’ai dépeinte jusqu’ici.

Un jour que j’allois à mon canot je découvris tres-distinctement sur le sable les marques d’un pied nud d’homme. Je n’eus jamais une plus grande frayeur ; je m’arrêtai tout court, comme si j’eusse été frappé de la foudre, ou comme si j’eusse eu quelque apparition. Je me mis aux écoutes, je regardai tout autour de moi ; mais je ne vis rien & je n’entendis rien : je montai sur une petite éminence pour étendre ma vue ; j’en descendis & j’allai au rivage mais je n’apperçus rien de nouveau, ni aucun autre vestige d’homme que celui dont j’ai parlé. J’y retournai, dans l’espérance que ma crainte n’étoit peut-être qu’une imagination sans fondement; mais je revis les mêmes marques d’un pied nud, les orteils, le talon & tous les autres indices d’un pied d’homme. Je ne savois qu’en conjecturer : je m’enfuis à ma fortification, tout troublé, regardant derrière moi presque à chaque pas, & prenant tous les buissons que je rencontrois pour des hommes. Il n’est pas possible de décrire les diverses figures qu’une imagination enrayée trouve dans tous les objets. Combien d’idées folles & de pensées bisarres ne m’est-il pas venu dans l’esprit, pendant que je m’enfuyois à ma forteresse.

Je n’y fus pas plutôt arrivé que je m’y jetai comme un homme qu’on poursuit. Je ne me souviens pas si j’y entrai par l’échelle, ou par le trou qui étoit dans le roc, & que j’appelois une porte. J’étois trop effrayé pour en garder le souvenir. Jamais lapin ni renard ne se terra avec plus de frayeur que je me sauvai dans mon château ; car c’est ainsi que je l’appellerai dans la suite.

Je ne pus dormir de toute la nuit à mesure que je m’éloignois de la cause de ma frayeur, mes craintes s’augmentoient aussi : bien opposé a cet égard, à ce qui arrive ordinairement à tous les animaux qui ont peur. Mais mes idées effrayantes me troubloient tellement, que bien qu’éloigné de l’endroit où j’avois pris cette crainte, mon imagination ne me représentoit rien qui ne fût triste & affreux. Je m’imaginois quelquefois que c’étoit le Diable : j’en avois cette raison, qu’il étoit impossible pour un homme d’être venu dans cet endroit. Où étoit le vaisseau qui l’avoit amené ? Y avoit-il quelqu’autre marque d’aucun pied d’homme dans toute l’île ? Mais cependant, dis-je, quelle apparence que Satan se revête dans cette île d’une figure humaine ? Quel pourroit être en cela son but ? Pourquoi laisser une marque de son pied ? Étoit-il sûr que je le rencontrasse ? Le Diable n’avoit-il pas d’autre moyens de m’effayer ? Je vivois dans l’autre quartier de l’île, & s’il eût eu le dessein de me donner de la terreur, il n’auroit pas été si simple que de laisser des vestiges si équivoques dans un lieu ou il y avoit dix mille à parier contre un, que je ne le verrois pas ; dans un lieu qui, sablonneux, ne pouvoit pas conserver long-tems ces marques qui y étoient imprimées. En un mot la conjecture que Satan avoit fait cette marque, ne pouvoir pas s’accorder avec les idées que nous avons de sa subtilité & de son adresse.

Toutes ces preuves étoient plus que suffisantes pour détourner mon esprit de la crainte du diable, & pour me faire conclure que des êtres encore plus dangereux étoient la cause de ce que je venois d’appercevoir : je m’imaginois que ce ne pouvoit être que des sauvages du Continent, qui ayant mis en mer avec leurs canots, avoient été portés dans l’île par les vents contraires, ou par les courans & qui avoient eu aussi peu d’envie de rester sur ce rivage désert, que j’en avois de les y voir.

Pendant que ces réflexions rouloient dans mon esprit, je rendois graces au ciel de ce que je n’avois pas été alors dans cet endroit de l’île, & de ce qu’ils n’avoient pas remarqué ma chaloupe, d’où ils auroient certainement conclu, que l’île étoit habitée ; ce qui les auroit pu porter à me chercher & à me découvrir.

Dans certains momens je m’imaginois que ma chaloupe avoit été trouvée, & cette pensée m’agitoit de la manière la plus cruelle ; je m’attendois de les voir revenir en plus grand nombre, & je craignois que quand même je pourrois me dérober à leur barbarie, ils ne trouvassent mon enclos, ne détruisissent mon bled, n’emmenassent mon troupeau & ne me forçassent à mourir de disette.

C’est alors que mes appréhendons bannirent de mon cœur toute ma confiance en Dieu, fondée sur l’expérience merveilleuse que j’avois faite de ses bontés pour moi : comme si celui qui jusqu’à ce jour m’avoir nourri par une espèce de miracle, manquoit de pouvoir pour me conserver les choses que j’avois reçues de ses mains paternelles. Dans cette situation, je me reprochois la paresse de n’avoir semé qu’autant de grain qu’il m’en falloit jusqu’à la saison nouvelle, & je trouvois ce reproche si juste, que je pris la résolution de me pourvoir toujours pour deux ou trois années, afin de n’être pas exposé à périr de faim, quelqu’accident qui pût m’arriver.

De combien de sources secrettes opposées les unes aux autres, les différentes circonstances ne font-elles pas sortir nos passions ? Nous haïssons le soir ce que nous avions chéri hier : nous desirons un objet avec passion, & quelques momens après nous ne saurions seulement en soutenir l’idée. J’étois alors un triste & vif exemple de cette vérité. Autrefois je m’affigeois mortellement de me voir entouré du vaste Océan, condamné à la solitude, banni de la société humaine : je me regardois comme un homme que le ciel trouvoit indigne d’être au nombre des vivans, & de tenir le moindre rang parmi les créatures. La seule vue d’un homme m’auroit paru une espèce de résurrection, & la plus grande grace, après le salut, que je pusse obtenir de la bonté divine. À présent, je tremble à la seule idée d’un être de mon espèce ; l’ombre d’une créature humaine, un seul de ses vestiges me cause les plus mortelles frayeurs.

Telles font les vicissitudes de la vie humaine : source féconde de réflexions pour moi, lorsque je me trouve dans une assiette plus calme.

Dès que je fus un peu remis de mes allarmes, je considérai que ma triste situation étoit l’effet d’une Providence infiniment bonne, infiniment sage ; qu’incapable d’un côté de pénétrer dans les vues de la sagesse suprême à mon égard, je commettois de l’autre la plus haute injustice, en prétendant me soustraire à la souveraineté d’un Être qui, comme mon créateur, à un droit absolu de disposer de mon sort, & qui comme mon juge, est le maître de me punir comme il le trouve à propos ; puisque je m’étois attiré son indignation par mes péchés, c’étoit à moi à plier sous ses châtimens. Je songeois que Dieu, aussi puissant que juste, ayant trouvé bon de m’affliger, avoit le pouvoir de me tirer de mes malheurs ; & que s’il continuoit a appésantir sa main sur moi, j’étois obligé à attendre dans une résignation parfaite, les directions de sa providence, en continuant d’espérer en lui, & de lui adresser mes prières.

Ces réflexions m’occupèrent des heures, des jours, & même des semaines & des mois ; & je ne saurois m’empêcher d’en rapporter une particularité qui me frappa beaucoup. Un matin étant dans mon lit, inquiété par mille pensées touchant le danger que j’avois à craindre des sauvages du continent, je me trouvai dans l’accablement le plus triste ; quand tout d’un coup ce passage me vint dans l’esprit : Invoque-moi au jour de ta détresse, & je t’en délivrerai, & tu me glorifieras.

Là-dessus je me lève, non-seulement rempli d’un nouveau courage, mais encore porté à demander à Dieu ma délivrance par les plus ferventes prières ; quand elles furent finies, je pris la Bible, & en l’ouvrant, les premières paroles qui frappèrent mes yeux, étoient celles-ci : Attends-toi au Seigneur, & aies bon courage, & il fortifiera ton cœur ; attends-toi, dis-je au Seigneur. La consolation que j’en tirai est inexprimable. Elle remplit mon ame de reconnoissance pour la Divinité, & dissipa absolument mes frayeurs.

Par ce flux & reflux de pensées & d’inquiétudes, je me mis dans l’esprit un jour que le sujet de ma crainte n’étois peut-être qu’une chimère, & que le vestige que j’avois remarqué pourroit bien être la marque de mon propre pied. Peut-être, dis-je, en sortant de ma chaloupe, ai-je pris le même chemin qu’en y entrant ; mes propres vestiges m’ont effrayé, & j’ai joué le rôle de ces fous qui font des histoires de spectres & d’apparitions, & qui ensuite sont plus allarmés de leurs fables que ceux devant qui ils les débitent.

Là-dessus je repris courage, & je sortis de ma retraite pour aller fureter par-tout à mon ordinaire. Je n’étois pas sorti de mon château pendant trois jours & autant de nuits, & je commençois à languir de faim, n’ayant rien chez moi que quelques biscuits & de l’eau ; je songeai d’ailleurs que mes chèvres avoient grand besoin d’être traites, ce qui étoit d’ordinaire mon amusement du soir. Je n’avois pas tort d’en être en peine ; les pauvres animaux avoient beaucoup souffert, plusieurs en étoient gâtés absolument, & le lait de la plupart étoit desséché.

Encouragé donc par la pensée que je n’avois eu peur que de ma propre ombre, je fut à ma maison de campagne pour traire mon troupeau ; mais on m’auroit pris pour un homme agité par la plus mauvaise conscience, à voir avec quelle crainte je marchois, combien de fois je regardois derrière moi, à me voir de tems en tems poser à terre mon seau à lait, & courir comme s’il s’agissoit de sauver ma vie.

Cependant y ayant été de cette manière-là pendant deux ou trois jours, je devins plus hardi, & je me confirmai dans le sentiment que j’avois été la dupe de mon imagination. Je ne pouvois pas pourtant en être pleinement convaincu avant que de me transporter sur les lieux, & de mesurer le vestige qui m’avoit donné tant d’inquiétude. Dès que je fus dans l’endroit en question, je vis évidemment qu’il n’étoit pas possible que je fusse sorti de ma barque près de-là : qui plus est, je trouvai le vestige dont il s’agit bien plus grand que mon pied, ce qui remplit mon cœur de nouvelles agitations, & mon cerveau de nouvelles vapeurs : un frisson me saisit comme si j’avois eu la fiévre, & je m’en retournai chez moi, persuadé que des hommes étoient descendus sur ce rivage, ou bien que l’île étoit habitée, & que je courois risque d’y être attaqué à l’improviste, sans savoir de quelle manière me précautionner.

Dans quelles bisarres résolutions les hommes ne donnent-ils pas, quand ils sont agités par la crainte ? Cette passion les détourne de se servir des moyens que la raison même leur offre pour les secourir. Je me proposai d’abord de jeter à bas mes enclos, de faire rentrer dans les bois mon troupeau apprivoisé, & d’aller chercher dans un autre coin de l’île des commodités pareilles à celles que je voulois sacrifier à ma conservation. Je résolus encore de renverser ma maison de campagne & ma hutte, & de bouleverser mes deux terres couvertes de bled, afin d’ôter aux sauvages jusqu’aux moindres soupçons capables de les animer à la découverte des habitans de l’île.

C’étoit-là le sujet de mes réflexions pendant la nuit suivante, quand les frayeurs qui avoient saisi mon ame étoient encore dans toute leur force. C’est ainsi que la peur du danger est mille fois plus effrayante que le danger lui-même, quand on le considère de près ; c’est ainsi que l’inquiétude que cause un mal éloigné, est souvent infiniment plus insupportable que le mal même. Ce qu’il y avoit de plus affreux dans ma situation, c’est que je ne tirai aucun secours de la résignation qui m’avoit été autrefois si familière. Je me considérai comme un autre Saül, qui se plaignoit non-seulement que les Philistins étoient sur lui, mais encore que Dieu l’avoit abandonné : je ne songeois point à me servir des véritables moyens de me tranquilliser, en criant à Dieu dans les inquiétudes, & en me reposant sur sa providence, comme j’avois fait autrefois. Si j’avois pris ce même parti je me serois roidi avec plus de fermeté contre mes nouvelles appréhensions, & je m’en serois débarrassé avec une résolution plus grande.

Cette confusion de pensées me tint éveillé pendant toute la nuit ; mais à l’approche du jour je m’endormis, & la fatigue de mon ame, & l’épuisement de mes esprits, me procurèrent un sommeil très-profond. Quand je me réveillai, je me trouvai beaucoup plus tranquille, & je commençai à raisonner sur mon état d’une manière calme. Après un long plaidoyer avec moi-même, je conclus qu’une île si agréable, si fertile, si voisine du continent ne devoit pas être tellement abandonnée que je l’avois cru : qu’à la vérité il n’y avoit point d’habitans fixes ; mais qu’apparemment on y venoit quelquefois avec des chaloupes, ou de propos délibéré, ou par la force des vents contraires. De l’expérience de quinze années dans lesquelles j’avois toujours vécu, & n’avois pas apperçu seulement l’ombre d’une créature humaine, je croyois pouvoir inférer que fi de tems en tems les gens du continent étoient forcés d’y prendre terre, ils se rembarquoient dès-qu’ils pouvoient, puisque jusqu’ici ils n’avoient pas trouvé à propos de s’y établir. Je vis parfaitement bien que tout ce que j’avois à craindre c’étoient ces descentes accidentelles, contre lesquelles la prudence vouloit que je cherchasse une retraite sûre.

Je commençai alors à me repentir d’avoir percé ma caverne si avant, de lui avoir donné une sortie dans l’endroit où ma fortification joignoit le rocher. Pour remédier à cet inconvénient, je résolus de me faire un second retranchement dans la même figure d’un demi-cercle, à quelque distance de mon rempart, justement là où douze ans avant j’avois planté une double rangée d’arbres. Je les avois mis si serrés qu’il ne me falloit qu’un petit nombre de palissades entre deux pour en faire une fortification suffisante.

De cette manière j’étois retranché dans deux remparts : celui de dehors étoit rembarré de pièces de bois, de vieux cables, & de tout ce que j’avois jugé propre à le renforcer & je le rendis épais de plus de dix pieds à force d’y apporter de la terre, & de lui donner de la consistance en marchant dessus. J’y fis cinq ouvertures assez larges pour y passer le bras, dans lesquelles je mis les cinq mousquets que j’avois tirés du vaisseau, comme j’ai dit auparavant, & je les plaçai en guise de canons sur des espèces d’affuts de telle manière que je pouvois faire feu de toute mon artillerie en deux minutes de tems : je me fatiguai pendant plusieurs mois à mettre ce retranchement dans sa perfection ; je n’eus point de repos avant de le voir fini.

Cet ouvrage étant achevé, je remplis un grand espace de terre, hors du rempart, de rejetons d’un bois semblable à de l’osier, propre à s’affermir & à croître de tems en tems. Je crois que j’en fichai dans la terre, en une seule année, plus de vingt mille, de manière que je laissois un vide assez grand entre ces bois & mon rempart, afin de pouvoir découvrir l’ennemi, & qu’il ne pût me dresser des embuscades au milieu de ces jeunes arbres.

Deux ans après ils formoient déjà un bocage épais ; & dans six ans j’avois devant ma demeure une forêt d’une telle épaisseur & d’une si grande force, qu’elle étoit absolument impénétrable, & qu’ame qui vive, ne se seroit mis dans l’esprit qu’elle cachât l’habitation d’une créature humaine.

Comme je n’avois point laissé d’avenue à mon château, je me servois pour y entrer & pour en sortir de deux échelles ; avec la première je montois jusqu’à un endroit du roc, où il y avoit place pour poser la seconde, & quand je les avois retirées l’une & l’autre, il n’étoit pas possible à ame vivante de venir à moi, sans courir les plus grands dangers. D’ailleurs quand quelqu’un auroit eu assez de bonheur pour descendre du roc, il se seroit encore trouvé au-delà de mon retranchement extérieur.

C’est ainsi que je pris pour ma conservation toutes les mesures que la prudence humaine étoit capable de me suggérer, & l’on verra bientôt que ces précautions n’étoient pas absolument inutiles, quoique ce ne fût alors qu’une crainte vague qui me les inspirât.

Pendant ces occupations, je ne laissois pas d’avoir l’œil fur mes autres affaires, je m’intéressois sur-tout à mon petit troupeau de chèvres, qui commençoit non-seulement à être d’une grande ressource pour moi dans les occasions présentes, mais qui, pour l’avenir, me faisoit espérer l’épargne de mon plomb, de ma poudre, & de mes fatigues, que sans elles j’aurois dû employer dans la chasse des chèvres sauvages. J’aurois été au désespoir de perdre un avantage si confidérable, & d’être obligé à la peine d’assembler & d’élever un troupeau nouveau.

Après une mûre délibération, je ne trouvai que deux moyens de les mettre hors d’insulte. Le premier étoit de creuser une autre caverne sous terre, & de les y faire entrer toutes les nuits, & la seconde, de faire deux ou trois autres petits enclos, éloignés les uns des autres, & les plus cachés qu’il fût possible, dans chacun desquels je pusse renfermer une demi-douzaine de jeunes chèvres, afin que si quelque désastre arrivoit au troupeau en général je pusse le remettre sur pied en peu de tems & avec peu de peine. Quoique ce dernier parti demandât beaucoup de fatigue & de tems, il me parut le plus raisonnable.

Pour exécuter ce dessein, je me mis à parcourir tous les recoins de l’isle & je trouvai bientôt un endroit aussi détourné que je le souhaitois. C’étoit une pièce de terre unie au beau milieu des bois les plus épais, où comme j’ai dit, j’avois failli à me perdre un jour en revenant de la partie orientale de l’isle. C’étoit déjà une espèce d’enclos dont la nature avoir presque fait tout les frais, & qui par conséquent n’exigeoit pas un travail si rude que celui que j’avois employé à mes autres enclos.

Je mis aussi-tôt la main à l’œuvre, & en moins d’un mois j’avois si bien aidé la nature, que mes chèvres, qui étoient passablement bien apprivoisées, pouvoient être en sûreté dans cet asyle. J’y conduisis d’abord deux femelles & deux mâles ; après quoi je me mis à perfectionner mon ouvrage à loisir.

Le seul vestige d’un homme me coûta tout ce travail, & il y avoit déjà deux ans que je vivois dans ces transes mortelles, qui répandoient une grande amertume sur ma vie, comme s’imagineront sans peine yous ceux qui savent ce que c’est que d’être engagé perpétuellement dans les pièges d’une terreur panique. Je dois remarquer ici avec douleur que les troubles de mon esprit dérangeoient extrêmement ma piété ; car la crainte de tomber entre les mains des antropophages, occupoit tellement mon imagination, que je me trouvois rarement en état de m’adresser à mon créateur avec ce calme & cette résignation qui m’avoient été autrefois ordinaires. Je ne priois dieu qu’avec l’accablement d’un homme environné de dangers, & qui doit s’attendre chaque soir à être mis en pièces, & mangé avant la fin de la nuit ; & ma propre expérience m’oblige d’avouer qu’un cœur rempli de tranquillité, d’amour & de reconnoissance pour son créateur, est beaucoup plus propre à cet exercice de piété, qu’une ame saisie & troublée par de continuelles appréhensions. À mon avis, le dérangement d’esprit causé par la crainte d’un malheur prochain, nous rend aussi incapables de former une bonne prière, qu’une maladie qui nous atterre dans un lit de mort nous rend peu disposés à une véritable repentance.

La prière est un acte de l’esprit, & un esprit malade doit avoir bien de la peine à s’en acquitter comme il faut.

Après avoir mis de cette manière en sûreté une partie de ma provision vivante, je parcourus toute l’isle pour chercher un second lieu propre à recevoir un pareil dépôt. Un jour, m’avançant davantage, vers la pointe occidentale de l’isle, que je n’avois encore fait, je crus voir, d’une hauteur où j’étois, une chaloupe bien avant dans la mer. J’avois trouvé quelques lunettes d’approche dans un des coffres que j’avois sauvés du vaisseau ; mais, par malheur, je n’en avois pas alors sur moi, & je ne pus pas distinguer l’objet en question, quoique j’eusse fatigué mes yeux à force de les y fixer. Ainsi je restai dans l’incertitude si c’étoit une chaloupe ou non, & je pris la résolution de ne plus sortir jamais sans une de mes lunettes.

Étant descendu de la colline, & me trouvant dans un endroit où je n’avois pas été auparavant, je fus pleinement convaincu qu’un vestige d’homme n’étoit pas une chose fort rare dans mon isle, & que si une providence particulière ne m’avoit jeté du côté où les sauvages ne venoient jamais, j’aurois su qu’il étoit très-ordinaire aux canots du continent de chercher une rade dans cette isle, quand ils se trouvoient par hasard trop avant dans la haute mer. J’aurois appris encore qu’après quelque combat naval, les vainqueurs menoient leurs prisonniers sur mon rivage pour les tuer & pour les manger en vrais cannibales comme ils étoient.

Ce qui m’instruisit de ce que je viens de dire, étoit un spectacle que je vis alors sur le rivage du côté du sud-ouest, spectacle qui me remplit d’étonnement & d’horreur. J’aperçus la terre parsemée de crânes, de mains, de pieds & d’autres ossemens d’hommes : j’observai près de-là les restes d’un feu, & un banc creusé dans la terre en forme de cercle, où sans doute ces abominables sauvages s’étoient placés pour faire leur affreux festin.

Cette cruelle vue suspendit pour quelque tems les idées de mes propres dangers ; toutes mes appréhensions étoient étouffées par les impressions que me donnoit cette brutalité infernale. J’en avois entendu parler souvent, & cependant la vue m’en choqua comme si la chose ne m’étoit jamais entrée dans l’imagination. Je détournai mes yeux de ces horreurs ; je sentois naître de cruelles pensées, & je serois tombé en foiblesse si la nature ne m’avoit soulagé par un vomissement très-violent. Quoique revenu à moi-même, je ne pus me résoudre à rester dans cet endroit, & je tournai mes pas du côté de ma demeure.

Quand je fus éloigné de ce lieu horrible, je m’arrêtai tout court comme un homme frappé de la foudre ; & quand j’eus repris mes sens, j’élevai mes yeux au ciel, & le cœur attendri, les yeux pleins de larmes, je rendis graces à dieu de ce qu’il m’avoit fait naître dans une partie du monde éloignée d’un si abominable peuple. Je le remerciai de ce que dans ma condition que j’avois trouvée misérable, il m’avoit donné tant de différentes consolations sur-tout celle de le connoître & d’avoir lieu d’espérer en ses bontés ; félicité qui contrebalançoit abondamment toute la misère que j’avois soufferte, & que je pouvois souffrir encore.

L’ame pleine de ces sentimens de reconnoissance, je revins chez moi plus tranquille que je n’avois été auparavant, parce que je remarquois que ces misérables n’abordoient jamais l’isle dans le dessein de s’y mettre en possession de quelque chose, n’ayant pas besoin d’y rien chercher, ou ne s’attendant pas apparemment d’y trouver grand chose, en quoi ils étoient peut-être confirmés par les courses qu’ils pouvoient avoir faites dans les forêts.

J’avois déjà passé dix-huit ans sans rencontrer personne, & je pouvois espérer d’en passer encore avec le même bonheur, à moins de me découvrir moi-même, (ce qui n’étoit nullement mon dessein,) & de trouver l’occasion de faire connoissance avec une meilleure espèce d’hommes que les dannibales.

Cependant l’horreur qui me resta de leur brutale coutume, me jeta dans une espèce de mélancolie, qui me tint pendant deux ans renfermé dans mes propres domaines, j’entends par là mon château, ma maison de campagne, & mon nouvel enclos dans les bois ; je n’allois dans ce dernier lieu, qui étoit la demeure de mes chèvres, que quand il le falloit absolument ; car la nature m’inspiroit une si grande aversion pour ces abominables sauvages, que j’avois aussi peur de les voir que de voir le diable en personne. Je n’avois garde non plus d’aller examiner l’état de ma chaloupe, & je résolus plutôt d’en construire une autre ; car de faire le tour de l’île avec la vieille, afin de l’approcher de mon habitation, il n’y falloit pas songer ; c’étoit le vrai moyen de les rencontrer en mer, & de tomber entre leurs mains.

Le tems & la certitude où j’étois que je ne courois aucun risque d’être déterré, me remirent peu-à-peu dans ma manière de vivre ordinaire, excepté que j’avois l’œil plus alerte qu’auparavant, & que je ne tirois plus mon fusil, de peur d’exciter la curiosité des sauvages, si par hasard ils se trouvoient dans l’isle. C’étoit par conséquent un grand bonheur pour moi de m’être pourvu d’un troupeau de chèvres apprivoisées, & de n’être pas contraint d’aller à la chasse des chèvres sauvages ; si j’en attrapois quelqu’une ; ce n’étoit que par le moyen de piéges & de trappes. Je ne sortois pourtant jamais sans mon mousquet, & comme j’avois sauvé trois pistolets du vaisseau, j’en avois toujours deux pour le moins, que je portois dans ma ceinture de peau de chèvre. J’y ajoutois un de mes grands coutelas que je m’étois mis à fourbir, & pour lequel j’avois fait de la même peau un porte-épée. On croira facilement que dans mes sorties j’avois l’air formidable, si l’on ajoute à la description que j’ai faite auparavant de ma figure, les deux pistolets & ce large sabre qui pendoit à mon côté sans fourreau.

Ces précautions nécessaires étoient la seule chose qui m’inquiétoit en quelque sorte, & considérant ma condition d’un œil tranquille, je commençai à ne la trouver guères misérable en comparaison de bien d’autres. En réfléchissant là-dessus, je vis qu’il y auroit peu de murmures parmi les hommes, dans quelque état qu’ils pussent se trouver, s’ils se portoient à la reconnoissance, par la considération d’un état plus déplorable, plutôt que de nourrir leurs plaintes en portant leurs yeux sur ceux qui sont plus heureux.

Quoique peu de choses me manquassent, j’étoit sûr pourtant de mes frayeurs, & les soins que j’avois eus de ma conservation, avoient émoussé ma subtilité ordinaire dans la recherche de mes commodités ; entr’autres choses j’avois négligé un bon dessein qui m’avoit occupé autrefois, savoir de sécher une partie de mon grain, & de le rendre propre à faire de la bière.

Cette pensée me paroissoit fort bisarre à moi-même, à cause d’un grand nombre de moyens qui me manquoient pour parvenir à mon but ; je n’avois point de tonneaux pour conserver ma bière, &, comme j’ai déjà observé, j’avois autrefois employé le travail de plusieurs mois pour en construire, sans en venir à bout ; d’ailleur j’étois dépourvu de houblon pour la rendre durable, de levure pour la faire fermenter, & de chaudière pour la faire bouillir : nonobstant tous ces inconvéniens, je suis persuadé que sans les appréhensions que m’avoient causés les sauvages, je l’aurois entrepris, & peut-être avec succès ; puisque rarement j’abandonnois un dessin, quand je me l’étoit une fois fourré dans la tête, & que j’avois commencé à y mettre la main.

Mais à présent mon esprit inventif s’étoit tourné tout d’un autre côté, & je ne faisois que ruminer nuit & jour sur les moyens de détruire quelques-uns de ces monstres au milieu de leurs divertissemens sanguinaires, & de sauver leurs victimes s’il étoit possible. Je remplirois un plus grand volume que celui ci de toutes les pensées qui me rouloient dans l’esprit sur la manière de tuer une troupe de ces sauvages, ou du moins de leur donner une allarme assez chaude pour les détourner de remettre jamais les pieds dans l’isle ; mais tout n’aboutissoit à rien, toute ma ressource étoit en moi-même ; & que pouvoit faire un seul homme au milieu d’une trentaine de gens armés de javelots, de dards & de flèches dont les coups étoient aussi sûrs que ceux des armes à feu ?

Quelquefois je songeois à creuser une mine sous l’endroit où ils faisoient leur feu, & à y placer cinq ou six livres de poudre à canon, qui, s’allumant dès que leur feu y pénétreroit, feroit sauter en l’air tout ce qui se trouveroit aux environs. Mais j’étois dâcher de perdre tout-d’un-coup tant de poudre de ma provision, qui ne consistoit plus que dans un seul baril ; de plus, je ne pouvois avoir aucune certitude du bon effet de ma mine qui, peut-être, n’aurait fait que leur griller les oreilles, sans leur donner assez de frayeur pour abandonner l’île pour toujours. Je renonçai donc à cette entreprise, & je me proposai plutôt de me mettre en embuscade dans un lieu convenable avec mes trois fusils chargés à double charge, & de tirer sur eux au milieu de leur cérémonie sanguinaire, sûr d’en tuer ou d’en blesser, du moins, deux ou trois à chaque coup, & de venir facilement à bout du reste, quand ils seroient une vingtaine, en tombant sur eux avec mes trois pistolets & mon sabre.

J’employai plusieurs jours à cherche un endroit propre à mon entreprise, & je descendis même fréquemment vers le lieu de leur festin, avec lequel je commençai à me familiariser ; sur-tout dans le tems que mon esprit étoit plein d’idées de vengeance & de carnage, je n’étois que plus animé à l’exécution de mon dessein, par les marques de la barbarie de ces cruels antropophages.

A la fin je trouvai un lieu dans un des côtés de la colline où je pouvois attendre en sûreté l’arrivée de leurs barques, & d’où, pendant qu’ils débarqueroient, je pouvois me glisser dans le plus épais du bois ; j’y avoit découvert un arbre creux, capable de me cacher entièrement ; de là je pouvois épier toutes leurs actions, & viser sur eux, quand, en mangeant, ils seroient si serrés, qu’il seroit presque impossible de n’en pas mettre trois ou quatre hors de combat, du premier coup.

Content de cet endroit, & résolu d’exécuter mon entreprise tout de bon, je préparai deux mousquets & mon fusil de chasse ; je chargeai chacun des premiers de ferrailles, & de quatre ou cinq balles de pistolet ; & l’autre, d’une poignée de la plus grosse dragée : je laissai couler aussi quatre balles dans chaque pistolet, & dans cette posture, fourni de munitions pour une seconde & troisième décharge, je me préparai au combat.

Dans cette résolution je ne manquai pas de me trouver tous les matins au haut de la colline, éloigné de mon château d’un peu plus d’une lieue ; mais je fus plus de deux mois en sentinelle de cette manière, sans faire la moindre découverte, & sans voir la moindre barque, non-seulement près du rivage, mais même dans tout l’océan ; autant que ma vue, aidée par mes lunettes, pouvoit s’étendre.

Pendant tout ce tems-là, mon dessein subsistoit dans toute sa vigueur, & je continuai à être dans toute la disposition nécessaire pour massacrer une trentaine de ces sauvages, pour un crime dans lequel je n’étois intéressé que par la chaleur d’un faux zèle animé par la coutume inhumaine de ces barbares. Il ne me venoit pas seulement dans l’esprit, que la providence, dans sa direction infiniment sage, avoit souffert que ces pauvres gens n’eussent pas d’autre guide pour leur conduite, que leurs propres passions corrompues, & que par une tradition malheureuse, ils s’étoient familiarisés avec une coutume affreuse, où rien n’auroit pu les porter que la corruption humaine, abandonnée du ciel, & soutenue par des instigations infernales.

A la fin, la fatigue de tenter si long-tems en vain la même entreprise, me fit raisonner avec justesse sur l’action que j’allois faire ; quelle autorité, dis-je, quelle vocation ai-je pour m’établir juge & bourreau sur ces gens, que depuis plusieurs siècles le ciel a permis d’être les exécuteurs de sa justice les uns envers les autres ? Quel droit ai-je de venger le sang qu’ils répandent tour-à-tour ? Sais-ce ce que la divinité elle même juge de cette action, qui me paroît si criminelle ? Du moins est-il certain que ces peuples, en la commettant, ne péchent point contre les lumières de leurs consciences, & qu’ils sont fort éloignés de la considérer comme un crime : ils n’ont pas le moindre dessein de braver la justice divine comme nous faisons nous autres dans la plûpart de nos péchés : il ne se font pas une plus grande affaire de tuer un prisonnier, & de le manger, que nous de tuer un bœuf, ou de manger un mouton.

Il suivoit de-là que mon entreprise n’étoit rien moins que légitime, & que ces sauvages ne devoient non plus passer pour meurtriers que les chrétiens qui dans un combat font passer sans quartier au fil de l’épée des troupes entières de leurs ennemis, quoiqu’ils aient mis bas les armes.

Enfin, supposé que rien ne soit plus criminel que la brutalité de ces peuples, ce n’étoit pas mon affaire ; ils ne m’avoient jamais offensé personnellement : & ce que j’entreprenois, ne pouvois être excusé que par la nécessité de me défendre moi-même contre leurs attaques, desquelles je n’avois rien à craindre, ces gens ne me connoissant pas seulement, bien loin de former des desseins contre ma vie ; en former contre la leur, c’étoit justifier la barbarie par laquelle les Espagnols avoient détruit des millions d’Africains qui, bien que barbares & idolâtres, coupables des cérémonies les plus horribles, comme celle, par exemple, d’immoler des hommes à leurs idoles, étoient pourtant un peuple fort innocent par rapport à leurs bourreaux.

Aussi est-il très-certain que les Espagnols eux-mêmes conspirèrent avec tous les autres chrétiens à parler de cette destruction, comme d’un carnage abominable qu’il n’est pas possible de justifier, ni devant Dieu, ni devant les hommes. Le nom même d’Espagnol est devenu par-là terrible à tous les peuples ; comme si le royaume d’Espagne produisoit une race particulière d’hommes dépourvus de ces principes de tendresse & de pitié, qui forment le caractère d’une ame généreuse.

Ces considérations calmèrent ma fureur, & peu-à-eu je renonçai à mes mesures, en concluant qu’elles étoient injustes, & qu’il falloit attendre à les exécuter jusqu’à ce qu’ils eussent commencé les hostilités.

Je repris cette résolution, d’autant plus que le premier parti, loin d’être un moyen de me conserver, tendoit absolument à ma ruine : car c’étoit assez qu’un seul sauvage de toute une troupe échappé à mes mains, pût donner de mes nouvelles à tout un peuple, pour l’attirer dans l’île à venger la mort de leurs compatriotes ; & je pouvois fort bien me passer d’une pareille visite.

Je conclus dont que la raison & la politique devoient me détourner également de me mêler des actions des sauvages, & que mon unique affaire étoit de me tenir à l’écart, & de ne pas faire soupçonner par la moindes marque, qu’il y eût des êtres raisonnables dans l’île.

Cette prudence étoit soutenue par la religion, qui me défendoit de tremper mes mains dans le sang innocent ; innocent, dis-je, par rapport à moi : car pour les crimes que l’habitude avoit rendus communs à tous ces peuples, je devois les abandonner à la justice de Dieu, qui est le roi des nations, & qui fait punir les crimes des nations entières par des punitions nationales.

Je trouvois tant d’évidence dans toutes ces différentes réflexions, que j’eus une satisfaction inexprimable de n’avoir pas commis une action que la raison me dépeignoit aussi noire qu’un meurtre volontaire, & je rendis graces à Dieu à genoux d’avoir délivré mes mains du sang, en le suppliant de me sauver par sa providence de celles des barbares, & de m’empêcher de rien attenter contre eux, sinon dans la nécessité d’une défense légitime.

Je restai dans cette disposition pendant une année entière, si éloigner de chercher le moyen d’attaquer les sauvages, que je ne daignais pas une seule fois monter sur la colline pour examiner s’ils s’étoient débarqués ou non, toujours craignant d’être tenté par quelque occasion avantageuse de renouveler mes desseins contre eux. Je ne fis qu’éloigner de-là ma barque, & la mener du côté oriental de l’île, où je la plaçai dans une cavité que je trouvai sous des rochers élevés, & que les courans rendoient impraticables aux canots des sauvages.

Je vécus depuis de tems-là plus retiré que jamais, en ne sortant que pour m’acquitter de mes devoirs ordinaires ; savoir, pour traire mes chèvres femelles, & pour nourrir le petit troupeau que j’avoir caché dans le bois, qui, étant tout-à-fait de l’autre côté de l’île, étoit entièrement hors d’insulte ; car, selon toutes les apparences, les cannibales n’étoient pas d’humeur à abandonner jamais le rivage ; & ils y avoient été souvent, aussi-bien, avant que j’eusse pris toutes mes précautions, qu’après. Quand j’y pensois, je réfléchissois avec horreur sur la situation où j’aurois été si je les avois rencontrés autrefois, quand nud & désarmé, je n’avois pour ma défense qu’un seul fusil chargé de dragée. Je parcourois dans ce tems-là toute l’île sans cesse, & quelle auroit été ma frayeur, si, au lieu de voir un seul vestige, j’avois trouvé une vingtaine de sauvages, qui n’auroient pas manquer de me donner la chasse, & de m’atteindre bientôt par la vîtesse extraordinaire de leur course.

Je frissonnois, en songeant qu’il n’y auroit eu aucune ressource pour moi dans cette occasion, & que même je n’auroit pas eu la présence d’esprit nécessaire pour m’aider des moyens qui auroient pû être en mon pouvoir ; moyens bien inférieurs à ceux que mes précautions m’avoient fournis à la fin. Ces idées me jetoient souvent dans un profond abattement qui étoit suivi de sentimens de reconnoissance pour Dieu, qui m’avoit délivré de tant de dangers inconnus, & de tant de malheurs dont j’aurois été incapable de me sauver, n’ayant pas la moindre connoissance de leur possibilité.

Tout ceci renouvela dans mon esprit une réflexion que j’avois souvent faite, quand je commençai à remarquer les bénignes dispositions du ciel à l’égard des dangers qui nous environnent dans cette vie. Combien de fois en sommes-nous délivrés, comme par miracle, sans le savoir ! Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’en hésitant si nous irons par un chemin ou par un autre, un motif secret nous détermine vers une autre route que celle où nous portoient notre dessein, notre inclination & nos affaires ! Nous ignorons quel pouvoir nous dirige de cette manière ; mais nous découvrons ensuite que, si nous avions pris le chemin où notre intérêt apparent sembloit nous appeler, nous aurions pris le chemin de notre ruine.

Après plusieurs expériences de cette vérité, je me suis fait une règle de suivre constamment les ordres de ce pouvoir inconnu, sans en avoir d’autre raison que l’impression même que je sens alors dans mon ame. Je pourrois donner plusieurs exemples du succès de cette conduite dans tout le cours de ma vie, tirés sur-tout des dernières années de mon séjour dans cette île ; j’y aurois plus réfléchi, si je les avois contemplées de l’œil dont je les regarde à présent : mais il n’est jamais trop tard pour devenir sage, & je ne puis qu’avertir tout homme capable de prudence, dont la vie est sujette à des accidens extraordinaires, de ne pas négliger de pareils avertissemens secrets de la providence. Pour moi je les regarde comme une preuve certaine du commerce & de la communication secrette des esprits purs avec ceux qui sont unis à des corps ; preuve incontestable que j’aurai occasion de confirmer par plusieurs exemples dans le récit du reste de mes aventures dans cette solitude.

Le lecteur ne trouvera pas étrange si je confesse que les inquiétudes & les dangers dans lesquels je passois ma vie, m’avoient détourné entièrement du soin de mes commodités, & que je songeois plus à vivre, qu’à vivre agréablement. Je ne me souciois plus de mettre quelque part un clou, ou d’affermir un morceau de bois, crainte de faire du bruit ; beaucoup moins avois-je le cœur de tirer un coup de fusil, & ce fut avec toute l’inquiétude possible que je me hasardai à allumer du feu, dont la fumée, visible à une grande distance, auroit pu aisément me trahir. Pour cette raison, je transportai mes affaires qui demandoient du feu du côté de mon appartement dans le bois, où je trouvai enfin, après plusieurs allées & venues, avec tout le ravissement imaginable, une cave naturelle d’une grande étendue, dont je suis sûr que jamais sauvage n’avoit vu l’ouverture, bien loin d’être assez hardi pour y entrer ; ce que peu d’hommes eussent osé hasarder, à moins que d’avoir, comme moi, un besoin extrême d’une retraite assurée.

L’entrée de cette antre étoit derrière un grand rocher, & je la découvris par hasard, ou, pour parler plus sagement, par un effet particulier de la providence, en coupant quelques grosses branches d’arbres pour les brûler & pour en conserver le charbon : moyen dont je m’étois avisé pour éviter de faire de la fumée en cuisant mon pain, & en préparant mes autres mets.

Dès que j’eus trouvé cette ouverture derrière quelques broussailles épaisses, ma curiosité me porta à y entrer ; ce que je fis avec peine. J’en trouvai le dedans suffisamment large pour m’y tenir debout ; mais j’avoue que j’en sortit avec plus de précipitation que je n’y étoit entré, après que, portant mes regards plus loin dans cet antre obscur, j’y eux apperçu deux grands yeux brillans comme deux étoiles, sans savoir si c’étoient les yeux d’un homme ou d’un démon.

Après quelques momens de délibération, je revins à moi, & je me reprochai la foiblesse de craindre le diable, moi qui avoit vécu depuis vingt ans dans ce désert, & qui avois l’air plus effroyable peut-être que tout ce qu’il pouvoit y avoir de plus affreux dans la caverne. Là-dessus je repris courage, & me saisissant d’un tison enflammé, je rentrai dans l’antre d’une manière brusque ; mais à peine eus-je fait trois pas en avant, que ma frayeur redoubla par un grand soupir que j’entendis, suivi d’un son semblable à des paroles mal articulées, & d’un autre soupir encore plus terrible. Une sueur froide sortit de mon corps de tous côtés, & si j’avoir eu un chapeau sur la tête, je crois que mes cheveux, à force de se dresser, l’auroient fait tomber à terre. Je fis cependant tous mes efforts pour dissiper ma crainte par la pensée que la puissance divice, qui étoit présente ici comme ailleurs, étoit capable de me protéger contre les plus grands périls ; & avançant avec intrépidité, je découvris une vieille chèvre mâle d’une extraordinaire grandeur, couchée à terre, & prêt à mourir de vieillesse.

Je la poussai un peu pour essayer si je pourrois la faire sortir de-là, & elle fit quelques efforts pour se lever, sans y pouvoir réussir. Je m’en mettois peu en peine, persuadé que tant qu’elle seroit en vie elle feroit la même peur à quelque sauvage, s’il étoit assez hardi pour se fourrer dans cet antre.

Pleinement tranquillisé, alors je portai mes yeux de tous côtés & je trouvai la caverne assez étroite & sans figure régulière, puisque la nature seule y avoit travaillé, sans aucun secours de l’industrie humaine. Je découvris dans l’enfoncement une seconde ouverture, mais si basse qu’il étoit impossible d’y entrer qu’à quatre pieds ; ce que je différai jusqu’à ce que je pusse tenter l’aventure, muni de chandelle & d’un fusil à faire du feu. J’y revins le jour d’après avec une provision de six grosses chandelles que j’avois faites de graisse de chèvre ; & après avoir rampé par cette ouverture étroite l’espace de dix aunes, je me vis beaucoup plus au large. Je me trouvai sous une voûte élevée à-peu-près à la hauteur de vingt pieds, & je puis protester que dans toute l’île il n’y avoit rien de si beau & de si digne d’être considéré que ce souterrain ; la lumière des deux chandelles que j’avois allumées, étoit réfléchie de plus de cent mille manières, par les muralles qui étoient alentour. Je ne saurois dire ce qui étoit la cause d’un objet si brillant ; si c’étoient des diamans, d’autres pierres précieuses, ou bien de l’or ; le dernier me paroît le plus vraisemblable.

En un mot, c’étoit la plus charmante grotte qu’on puisse imaginer ; quoique parfaitement obscure, le fond en étoit uni & sec, couvert d’un gravier fin & délié, on n’y voyoit aucune trace de quelqu’animal venimeux ; aucune vapeur, aucune humidité ne paroissoit sur les murailles.

Le seul désagrément qu’il y avoit, c’étoit la difficulté de l’entrée ; mais ce désagrément même en faisoit la sûreté. J’étois charmé de ma découverte, & je résolus d’abord de porter dans cette grotte tout ce dont la conservation m’inquiétoit le plus, sur-tout mes munitions & mes armes de réserve.

Ce dessein me donna occasion d’ouvrir mon barril de poudre que j’avois sauvé de la mer. Je trouvai que l’eau y avoit pénétré de tous côtés à-peu-près à la profondeur de trois ou quatre pouces, & que la poudre mouillée avoit formé une espèce de croûte qui avoit conservé le reste, comme une noix est conservés dans sa coque ; de cette manière il me restoit au centre du barril environ 60 livres de fort bonne poudre à canon, que je portai toute dans ma grotte avec tout le plomb que j’avois encore, & je n’en gardai dans mon château que ce qui m’étoit nécessaire pour me défendre en cas de surprise.

Dans cette situation je me comparois aux géans de l’antiquité qui habitoient des antres inaccessibles, persuadé que lorsque les sauvages me donneroient la chasse, en quelque nombre qu’ils fussent, ils ne m’attraperoient pas, ou du moins n’oseroient pas m’attaquer dans ma nouvelle grotte.

La vieille chèvre mourut le jour d’après ma découverte, à l’entrée de ma caverne, où je trouvai plus à propos de l’enterrer, que de m’efforcer à en tirer le cadavre dehors.

J’étois alors dans la vingt-troisième année de ma résidence dans cette isle, & si accoutumé à ma manière d’y vivre, que, sans la crainte des sauvages, j’aurois été content d’y passer le reste de mes jours, & de mourir dans la grotte où j’avois donné la sépulture à la chèvre. Je m’étois même ménagé de quoi m’amuser & me divertir, ce qui m’avoit manqué autrefois : j’avoir enseigné à parler à mon perroquet, comme j’ai dit auparavant, & il s’en acquittoit si bien, que sa conversation a été un grand agrément pour moi pendant vingt-six ans que nous avons vécu ensemble. On débite dans le Brésil, que ces animaux vivent un siècle entier : il vit donc peut-être encore, & il appelle, selon la coutume, le pauvre Robinson-Crusoé. Certainement, si quelque anglois avoit eu le malheur d’aborder cette isle, & l’entendoit causer, il le prendroit pour le diable. Mon chien me fut encore un agréable & fidéla compagnon pendant seize ans, après lesquels il mourut de pure vieillesse. Pour mes chats, ils s’étoient tellement multipliés, comme j’ai déjà dit, que de peur qu’ils ne me dévorassent avec tout ce que je possédois, j’avois été obligé d’en tuer plusieurs à coup de fusils ; mais j’eus du repos de ce côté-là, dès que j’eu forcé les vieux à déserter faute d’alimens, & à se jeter dans les bois avec toute leur race. Je n’en avois gardé auprès de moi que deux ou trois favoris, dont j’avois grand soin de noyer les petits, dès qu’ils venoient au monde ; le reste de mon domestique consistoit en deux chevreaux que j’avois accoutumés à manger de ma min, & deux autres perroquets qui jasoient assez bien pour prononcer Robinson Crusoé, mais qui étoient bien éloignés de la perfection de l’autre, pour lequel j’avois pris aussi beaucoup de peine. J’avois encore quelques oiseaux de mer, dont j’ignorois les noms ; je les avois attrappés sur le rivage, & leur avois coupé les aîles ; ils habitoient & pondoient devant le retranchement de mon château, & ils contribuoient beaucoup à mon divertissement. J’étois content encore un coup, pourvu que les sauvages ne vinssent pas troubler ma tranquillité.

Mais le ciel en avoit ordonné autrement, & je conseille à tous ceux qui liront mon histoire, d’en tirer la réflexion suivante : combien de fois n’arrive-t-il pas dans le cours de notre vie que le mal que nous évitons avec le plus grand soin, & qui nous paroît le plus terrible quand nous y sommes tombés, soit, pour ainsi dire, la porte de notre délivrance & l’unique moyen de finir de malheurs ? Cette vérité a été sur-tout remarquable dans les dernières années de ma vie solitaire dans cette isle ; comme le lecteur le verra bientôt.

C’étoit dans le mois de Décembre, le tems ordinaire de ma moisson, qui m’obligeoit à être presque les jours entiers en campagne, que sortant du matin, un peu avant le lever du soleil, je fus surpris par la vue d’une lumière sur le rivage, à une grande demi-lieue de moi. Ce n’étoit pas du côté où j’avois observé que les sauvages abordoient d’ordinaire ; je vis avec la dernière douleur que c’étoit du côté de mon habitation.

La peur d’être surpris me fit entrer bien vîte dans ma grotte, où j’avois beaucoup de peine à me croire en sûreté, parce que mon grains à moitié coupé pouvoit découvrir aux sauvages que l’île étoit habités, & les porter à me chercher par-tout jusqu’à ce qu’ils m’eussent déterré.

Dans cette appréhension, je retournai vers mon château, & ayant retiré l’échelle après moi, je me préparois à la défense ; je chargeai tous mes pistolets aussi-bien que l’artillerie que j’avois placée dans mon nouveau retranchement, résolu de me battre jusqu’à mon dernier soupir, sans oublier d’implorer la protection divine, & dans cette posture j’attendis l’ennemi pendant deux heures, fort impatient de savoir ce qui se passoit dehors.

Mais n’ayant personne pour aller reconnoître, incapable de soutenir plus long-tems une si cruelle incertitude, je m’enhardis à monter sur le haut du rocher par le moyen de mes deux échelles, & à me mette ventre à terre ; je me servis de ma lunette d’approche pour découvrir de quoi il s’agissoit. Je vis d’abord neuf sauvages assis en rond autour d’un petit feu, non pas pour se chauffer, car il faisoit une chaleur extrême, mais apparemment pour préparer quelque mets de chair humaine qu’ils avoient apportée avec eux.

Il avoient avec eux deux canots qu’ils avoient tirés sur le riavage ; & comme c’étoit alors le tems du flux, ils paroissoient attendre le reflux pour s’en retourner ; ce qui calma mon trouble, puisque je concluois de-là qu’il venoient & retournoient toujours de la même manière ; & que je pouvois battre la campagne sans danger durant le flux, pourvu que je n’en eusse pas été découvert auparavant sur le rivage. Observation qui me fit continuer ma moisson dans la suite avec assez de tranquillité.

La chose arriva précisément comme je l’avois conjecturé ; dès que la marée commença à aller du côté de l’occident, je les vis se jeter dans leurs barques, & faire force de rames ; ce n’étoit pas sans s’être divertis auparavant par des danses, comme je remarquai par leurs postures, & par leurs gesticulations. Quelque forte que fût mon attention à les examiner, ils m’avoient paru absolument nuds ; mais il me fut impossible de distinguer leur sexe.

Aussi-tôt que je les vis embarqués, je sortis avec deux fusils sur mes épaules, deux pistolets à ma ceinture, & mon large sabre à mon côté, & avec tout l’empressement possible, je gagnai la colline d’où j’avoir vu pour la première fois les marques des festins horribles de ces cannibales, & là, je m’apperçus qu’il y avoit eu de ce côté trois autres canots qui étoient tous en mer aussi-bien que les autres pour regagner leur continent.

Descendu sur le rivage, je vis de nouveau les marques horrible de leur brutalité, & j’en conçus tant d’indignation, que je résolus pour la seconde fois de tomber sur la première troupe que je rencontrerois, quelque nombreuse qu’elle pût être.

Les visites qu’ils faisoient dans l’isle devoient être fort rares, puisqu’il se passe plus de quinze mois avant que j’en revisse le moindre vestique. Je vivois pourtant pendant tout ce tems dans les plus cruelles appréhensions, dont je ne voyois aucun moyen de me délivrer.

Je continuois cependant toujours dans mon humeur meurtrière, & j’employois presque toutes les heures du jour, dont j’aurois pu faire un meilleur usage, à dresser le plan de mon attaque, la première fois que j’en aurois l’occasion, sur-tout si je trouvois leurs forces divisées comme la dernière fois. Je ne considérois pas seulement qu’en tuant tantôt un peu de leurs partis, tantôt quelques autres, se seroit toujours à recommencer, & qu’à la fin je deviendrois un plus grand meurtrier que ceux-là mêmes dont je voulois punir la barbarie.

Mes inquiétudes renouvelées par cette dernière rencontre répandoient beaucoup d’amertume sur ma vie ; quand je me hasardois à sortir de ma retraite, c’étoit avec toute la précaution possible, & en tournant continuellement les yeux sur tous les objets dont j’étois environné. Quel bonheur pour moi d’avoir mis mon troupeau en sûreté, & d’être dispensé de faire feu sur les chèvres sauvages ! Il est vrai que le bruit auroit pu mettre en fuite un petit nombre de sauvages effrayés ; mais je devois être convaincu qu’ils reviendroient avec plusieurs centaines de canots, & je savois ce que j’avois à attendre de leur inhumanité. Cependant je fus assez heureux pour n’en voir plus jusqu’au mois de Mai de la vingt-quatrième année de ma vie solitaire, dans lequel j’eus avec eux une rencontre très-surprenante, que je rapporterai dans son lieu.

Durant ces quinze mois, je passois les jours dans des pensées inquiettes, & les nuits j’avois des songes effrayant, qui me réveilloient en sursaut ; je rêvois que je tuois des sauvages, & que je pesois les raisons qui m’autorisoient à ce carnage.

C’étoit à-peu-près le milieu du mois de Mai, (selon le poteau où je marquois chaque jour, qui me servoit de calendrier,) lorsqu’il fit une tempête terrible, accompagnée de tonnerre & d’éclairs. La nuit suivante ne fut pas moins épouvantable, & dans le tems que j’étois occupé à lire dans la bible, & à faire de sérieuses réflexions sur ma lecture, je fus surpris d’un bruit semblable à celui d’un coup de canon tiré en mer.

Cette surprise étoit bien différent de toutes celles qui m’avoient saisi jusqu’alors ; je me levai avec tout l’empressement possible, & en moins de rien je parvins au haut du rocher, par le moyen de mes échelle. Dans le même moment une lumière me prépara à entendre un second coup de canon, qui frappa mes oreilles une demi-minute après, & dont le son devoit venir de ce côté de la mer, où j’avois été emporté dans ma chaloupe par les courans.

Je jugeai d’abord que ce devoit être quelque vaisseau en péril, qui, par ces signaux, demandoit du secours à quelqu’autre bâtiment qui alloit avec lui de conserve. Je songeai là-dessus que, si j’étois incapable de lui donner du secours, il m’en pouvoit donner peut-être à moi, & dans cette vue je ramassai tout le bois sec qui étoit aux environs ; j’y mis le feu au haut de la colline, & quoique le vent fût violent, il ne laissa pas de s’enflammer à merveille, & j’étois sûr qu’il devoit être apperçu par ceux du vaisseau, si mes conjectures là-dessus étoient justes. Ils le virent sans doute : car à peine mon feu étoit-il dans toute sa force, que j’entendis un troisième coup de canon, suivi de plusieurs autres, venant tous du même endroit. J’entretins mon feu toute la nuit, & quand il fit jour & que l’air se fut éclairci, je vis quelque chose à une grande distance à l’est de l’isle, sans pouvoir le distinguer même avec mes lunettes.

J’y fixai mes yeux constamment pendant tout le jour, & comme je voyois l’objet dans le même lieu, je crus que c’étoit un vaisseau à l’ancre. Ayant grande envie de satisfaire pleinement ma curiosité là-dessus, je pris mon fusil à la main, & je m’avançais en courant du côté de la partie méridionale de l’isle, où les courans m’avoient porté autrefois au pied de quelques rochers : je montai sur le plus haut de tous, & le tems étant alors serein, je vis, à mon grand regret, le corps du vaisseau, qui s’étoit brisé dans la nuit sur des rocs cachés, que j’avois trouvés quand je me mis en mer avec ma chaloupe, & qui, résistant à la violence de la marée, faisoient une espèce de contremarée, par laquelle j’avois été délivré du plus grand danger que je courus de ma vie.

C’est ainsi que ce qui cause la délivrance de l’un est la destruction de l’autre ; car il semble que ces gens n’ayant aucune connoissance de ces rochers entierement cachés sous l’eau, y avoient découvert l’île, ce qu’apparemment ils ne firent point, ils auroient sans doute tâché de se sauver à terre dans leur chaloupe ; mais les coups de canon qu’ils avoient donnés en voyant mon feu, firent naître un grand nombre de différentes pensées dans mon imagination : tantôt je croyois qu’appercevant cette lumière, ils s’étoient mis dans leur chaloupe, pour gagner le rivage ; mais que les ondes extrêmement agités, les avoient emportés. Tantôt je m’imaginois qu’ils avoient commencé par perdre leur chaloupe ; ce qui arrive souvent quand les flots entrant dans le vaisseau, forcent les matelots à mettre la chaloupe en pièces, ou à la jeter dans la mer. D’autres fois je trouvois vraisemblable que les vaisseaux qui alloient avec celui-ci de conserve, avertis par ces signaux, en avoient sauvé l’équipage. Dans d’autres momens je pensois qu’ils étoient entrés dans la chaloupe tous ensemble, & que les courans les avoient emportés dans le vaste océan, où il n’y avoit aucun bonheur à attendre pour eux, & où ils mourroient peut-être de faim, à moins que de se manger les uns les autres.

Tout cela n’étoit que conjectures, & dans l’état où j’étois, tout ce que je pouvois faire, c’étoit de jeter un œil pitoyable sur la misère de ces pauvres gens, dont je tirois, par rapport à moi, cet avantage, que j’en devins de plus en plus reconnoissant envers Dieu, qui m’avoit donné tant de consolations dans ma situation déplorable, & qui, des deux équipafes qui étoient péris sur ces côtes, avoit trouvé bon de sauver ma vie seule. J’appris par-là à remarquer de nouveau qu’il n’y a pas d’état si bas, point de misère si grande où l’on ne trouve quelque sujet de reconnoissance en voyant au-dessous de soi des situations encore plus déplorables.

Telle étoit la condition de ce malheureux équipage, dont la conservation me sembloit hors de toute vraisemblance, à moins qu’il ne fût sauvé par quelque autre bâtiment. Mais ce n’étoit-là tout au plus qu’une possibilité destituée, par rapport à moi, de toute certitude.

Je ne trouve point de paroles assez énergiques pour exprimer le desir que j’avois d’en voir au moins un seul homme sauvé, afin de trouver un compagnon unique, du commerce duquel je pusse jouir dans ma solitude ; je n’avois jamais tant langui après la société des hommes, ni senti si vivement le malheur d’en être privé.

Il y a, dans nos passions, certaines sources secretes, qui vivifiées, pour ainsi dire, par des objets absens réellement, seulement présens à l’imagination, se répandent vers cet objet avec tant de force, que l’absence de devient la chose du monde la plus insupportable.

De cette nature-là étoient mes souhaits pour la conservation d’un seul de ces hommes. Je répétai mille fois de suite : Plût à Dieu qu’un seul fût échappé ! &, en prononçant ces mots, mes passions étoient si vives, que mes mains se joignoient avec une force terrible ; mes dents se serroient tellement dans ma bouche, que je fut un tems considérable avant de les pouvoir séparer.

Que les naturalistes expliquent de pareils phénomènes ; pour moi je me contente d’exposer le fait dont j’ai été surpris moi-même, & qui étoit sans doute causé par les fortes idées qui représentoient à mon imagination comme réelle & présente, la consolation que j’aurois tirée du commerce de quelque chrétien.

Mais ce n’étoit pas là le sort de ces malheureus, ni le mien, car jusqu’à la dernière année de mon séjour dans cette île, j’ai ignoré si quelqu’un s’étoit sauvé de ce naufrage. Quelques jours après, j’eus seulement la douleur de voir sur le sable le cadavre d’un mousse noyé. Il avoit pour son habillement une veste de matelot, une mauvaise paire de culottes & une chemise de toile blanche, de manière qu’il m’étoit impossible de deviner de quelle nation il pouvoit être : tout ce qu’il avoit dans ses poches consistoit en deux pièces de huit, & une pipe à tabac, qui étoit pour moi d’une valeur infiniment plus considérable que l’argent.

La mer étoit cependant devenue calme, & j’avois grande envie de visiter le vaisseau, moins pour y trouver quelque chose d’utile pour moi, que pour voir s’il n’y avoit pas quelque créature vivante dont je pusse sauver la vie, & rendre par-là la mienne infiniment plus agréable.

Cette pensée faisoit de si fortes impressions sur moi, que je n’avoir repos ni jour ni nuit avant que d’exécuter mon dessein ; je ne doutois point qu’elle ne me vînt du ciel, & que ce ne fût m’opposer à mon propre bonheur que de ne pas y obéir.

Dans cette persuasion je préparai tout pour mon voyage. Je pris une bonne quantité de pain, un pot rempli d’eau fraîche, une bouteille de ma liqueur forte, dont j’étoit encore suffisamment pourvu, & un panier plein de raisins secs. Chargé de ces provisions, je descendis vers ma chaloupe, je la nétoyai, je la mis à flot, & j’y portai toute cette cargaison ; ensuite je retournai pour chercher le reste de ce qui m’étoit nécessaire ; savoir, du riz, un parasol, deux douzaines de mes gâteaux, un fromage, & un pot de lait de chèvre. Mon petit bâtiment ainsi chargé, je priai Dieu de bénir mon voyage, & rasant le rivage, je vins à la dernière pointe de l’île du côté du nord-est, d’où il falloit entrer dans l’océan, si j’étois assez hardi pour poursuivre mon entreprise. Je regardai avec beaucoup de frayeur, les courans qui avoient autrefois failli à me perdre, & ce souvenir ne pouvoit que me décourager, car si j’avois le malheur d’y donner, ils m’emporteroient certainement bien avant dans la mer, hors de la vue de mon île, & si un vent un peu gaillard se levoit,c’étoit fait de moi.

J’en étois si effrayé, que je commençai à abandonner ma résolution, & ayant tiré ma chaloupe dans une petite sinuosité du rivage, je me mis sur un petit tertre, flottant entre la crainte & le desir d’achever mon voyage ; j’y restai aussi long-tems que je vis que la marée changeoit, & que le flux commençoit à venir, ce qui rendoit mon dessein impraticable pendant quelques heures. Là-dessus je me mis dans l’esprit de monter sur la dune la plus élevée, pour observer quelle route prenoient les courans pendant le flux, pour juger si, emporté par un des courans en me mettant en mer, il n’y en avoit pas un autre qui pût me ramener avec la même rapidité. Je trouvrai bientôt une hauteur, d’où l’on pouvoit observer la mer de côté & d’autre, & de-là je vis clairement que comme le courant du reflux sortoit du côté de la pointe méridionale de l’île ; ainsi, le courant du flux rentroit du côté du nord, & qu’il étoit fort propre à me reconduire chez moi.

Enhardi par cette observation, je résolus de sortir le lendemain avec le commencement de la marée, & je le fis après avoir reposé la nuit dans ma barque. Je dirigeai d’abord mon cours vers le nord, jusqu’à ce que je commençai à sentir la faveur du courant qui m’emporta bien avant du côté de l’est, sans me maîtriser assez pour m’ôter toute la direction de mon bâtiment qui avoit un bon gouvernail que j’aidois encore par ma rame ; de cette manière j’allois droit vers le vaisseau, & j’y arrivai en moins de deux heures.

C’étoit un fort triste spectacle ; le vaisseau qui paroissoit espagnol par la structure, étoit comme cloué entre deux rocs : la poupe & une partie du corps de ce vaisseau étoit fracassée par la mer, & comme la proue avoit donné contre les rochers avec une grande violence, le grand mât & le mât d’artimon s’étoient brisé par la base ; mais le beaupré étoit resté en bon état, & paroissoit ferme vers la pointe de l’éperon.

Lorsque j’en étois tout près, un chien parut sur le tillac, me voyant venir, il se mit à crier & à aboyer. Dès que je l’appelai, il sauta dans la mer, & je l’aidai à entrer dans ma barque : le trouvant à moitié mort de faim & de soif, je lui donnai un morceau de mon pain qu’il engloutit comme un loup qui auroit langui pendant quinze jours dans la neige ; je lui fis boire ensuite de mon eau fraîche, & si je l’avois laissé faire, il se seroit crevé.

Le premier spectacle qui s’offirt à mes yeux dans le vaisseau, étoient deux hommes noyés dans la chambre de proue, qui se tenoient embrassés l’un l’autre. Il est probable que lorsque le bâtiment toucha, la mer y étoit entrée si abondamment, & avec tant de violence, que ces pauvres gens en avoient été étouffés, de même que s’ils eussent été continuellement sous l’eau.

Excepté le chien, il n’y avoit rien de vivant dans tout le bâtiment, & presque toute la charge me parut abîmée par l’eau : je vis pourtant quelques tonneaux remplis apparemment de vin ou d’eau-de-vie ; mais ils étoient trop gros pour en tirer le moindre usage. Il y avoit encore plusieurs coffres ; j’en mis deux dans ma chaloupe, sans examiner ce qui y étoit contenu. Je jugeai ensuite par ce que j’y trouvai, que le vaisseau devoit être richement chargé ; & si je puis tirer quelques conjectures par le cours qu’il prenoit, il y a de l’apparence qu’il étoit destiné pour Buenos-Ayres, ou bien pour Rio de la Plata, dans le sud de l’Amérique au-delà du Brésil ; de-là pour la Havane, & ensuite pour l’Espagne.

Outre ces deux coffres, j’y trouvai un petit tonneau rempli environ de vingt pots, & je le mis dans ma chaloupe avec bien de la peine. J’apperçus dans une des chambres plusieurs fusils & un grand cornet à poudre, où il y en avoit à-peu-près quatre livres : je m’en saisis ; mais je laissai-là les armes, puisque j’en avois suffisamment ; je m’appropriai encore une pelle à feu & des pincettes dont j’avois un extrême besoin, comme aussi deux chaudrons de cuivre, un gril & une chocolatière. Je m’en fus avec cette charge & avec le chien, voyant venir la marée qui devoit me ramener chez moi, &, le même soir, je revins à l’île extrêmement fatigué de ma course.

Après avoir reposé cette nuit dans la chaloupe, je résolus de porter mes nouvelles acquisitions dans ma grotte, non dans mon château ; mais je trouvai bon d’en faire auparavant l’examen. Le petit tonneau étoit rempli d’une espèce de rum qui n’étoit point de la bonté de celui qu’on trouve dans le Brésil. Pour les deux coffres, ils étoient pleins de plusieurs choses d’un si grand usage pour moi ; j’y trouvai, par exemple, un petit cabaret plein de liqueurs cordiales excellentes, & en grande quantité ; elles étoient dans des bouteilles ornées d’argent, & qui contenoient chacune trois pintes. J’y vis encore deux pots de confitures si bien fermés, que l’eau n’avoit pu y pénétrer, & deux autres qui étoient gâtés par la mer : il y avoit de plus de fort bonnes chemises, quelques cravates de différentes couleurs, une demi-douzaine de mouchoirs de toile blanche fort rafraîchissans pour essuyer mon visage dans les grandes chaleurs : toute cette trouvaille m’étoit extraordinairement agréable.

Quand je vins au fond du coffre, j’y trouvai toris grands sacs de pièces de huit, au nombre à-peu-près de onze cents, outre un petit papier qui renfermoit six doubles pistoles, & quelques autres petits joyaux d’or qui pouvoient peser ensemble environ une livre.

Dans l’autre coffre il y avoit quelques habits, mais de peu de valeur, & trois flacons pleins d’une poudre à canon fort fine, destinée apparemment pour en charger les fusils de chasse dans l’occasion. A tout compter, je tirai peu de fruit de mon voyage ; l’argent m’étoit de peu de valeur, & j’aurois donné tout ce que j’en avois trouvé pour trois ou quatre paires de bas & de souliers ; j’en avois bon besoin, & il y avoit un grand nombre d’années que j’avois été obligé de m’en passer.

Il est vrai que je m’étois approprié deux paires de souliers des pauvres matelots que j’avois trouvés noyés dans le vaisseau ; mais ils ne valoient pas nos souliers anglois, ni pour la commodité, ni pour le service. Pour finir, je trouvai encore dans le second coffre une cinquantaine de pièces de huit, mais point d’or, d’où je pouvois facilement inférer qu’il avoit appartenu à une plus pauvre maître que le premier, qui doit avoir été quelque officier apparemment.

Je ne laissai pas de porter tout cet argent dans ma grotte, auprès de celui que j’avois sauvé de notre propre vaisseau. C’étoit dommage que je n’eusse pas trouvé accessible le fond du bâtiment, j’en aurois pu tirer de quoi charger plus d’une fois ma chaloupe, & j’aurois amassé une trésor considérable qui auroit été dans ma grotte en grande sûreté, & que j’aurois pu aisément faire venir dans ma patrie, si la bonté du ciel permettoit un jour de me tirer de l’île.

Après avoir mis de cette manières toutes mes acquisitions en lieu sûr, je remis ma barque dans sa rade ordinaire, & je m’en revins à ma demeure, où je trouva tout dans l’état où je l’avois laissé. Je me remis à vivre à ma manière accoutumée, & à m’appliquer à mes affaires domestiques. Pendant un tems, je jouis d’un assez grand repos, excepté que j’étois toujours fort sur mes gardes, & que je sortois rarement, toujours avec beaucoup d’inquiétude, à moins que de tourner mes pas du côté de l’ouest, où j’étois sûr que les sauvages ne venoient jamais, ce qui m’exemptoit de me charger dans cette promenade de ce fardeau d’armes qui m’accabloit toujours dans les autres routes.

Ce fut ainsi que je vécus deux ans de suite passablement heureux, si mon esprit, qui paroissoit être fait pour rendre mon corps misérable, ne s’étoit rempli de mille projets de me sauver de mon île. Quelquefois je voulois faire un second tour au vaisseau échoué, où je ne devois plus m’attendre à rien trouver qui valût la peine du voyage : tantôt je songeois à m’échapper d’un côté, tantôt d’un autre : & je crois fermement que, si j’avois eu en ma possession la chaloupe avec laquelle j’avois quitté Salé, je me serois mis en mer à tout hasard.

J’ai été dans toutes les circonstances de ma vie un exemple de la misère qui se répand sur les hommes, du mépris qu’ils ont pour leur état présent où Dieu & la nature les ont placés ; car, sans parler de ma condition primitive, & des excellens conseils de mon père, que j’avois négligés avec tant d’opiniâtreté, n’étoit-ce pas une folle de la même nature qui m’avoit jeté dans ce triste désert ? Si la providence, qui m’avoit si heureusement établi dans le Brésil, m’eût donné des desirs limités ; si je m’étois contenté d’aller à la fortune pas à pas, ma plantation seroit devenue sans doute une des plus considérables de tout le pays, & auroit pu monter dans quelques années jusqu’à la veleur de cent mille Moidores.

J’avois bien affaire, en vérité, de laisser là un établissement sûr, pour aller dans la Guinée chercher moi-même les nègres qui m’auroient pu être amenés chez moi par des gens qui en font leur seul négoce ! Il est vrai qu’il m’en auroit coûté un peu davantage, mais cette différence valoit-elle la peine de m’exposer à de pareils hasards ?

La folie est le fort de la jeunesse, & celui d’un âge plus mûr, est la réflexion sur les folies passées achetée bien cher par une longue & triste expérience. J’étois alors dans ce cas, & cependant l’extravagance particulière dont je viens de parler, avoit jeté de si profondes racines dans mon cœur, que toutes mes pensées rouloient sur les désagrémens de ma situation présente, & sur les moyens de m’en délivrer.

Pour que le reste de mon histoire donne plus de plaisir au lecteur, il sera bon, je crois, d’entrer ici dans un détail de tous les plans ridicules que je formois alors pour sortir de l’île, & des motifs qui m’y excitoient. Qu’on me suppose à présent retiré dans mon château, ma barque est mise en sûreté, & ma condition est la même qu’elle étoit avant mon voyage vers le vaisseau échoué ; mon bien s’est augmenté ; mais je n’en suis pas plus riche, & mon or m’est aussi inutile qu’il l’étoit aux habitans du Pérou, avant l’arrivée des Espagnols.

Pendant une nuit du mois de Mars, de la vingt-quatrième année de ma vie solitaire, j’étois dans mon lit, me portant fort bien de corps & d’esprit, & cependant il m’étoit impossible de fermer l’œil. Après que mille idée eurent roulé dans ma tête, mon imagination se fixa à la fin sur les événemens de ma vie passée, avant que d’arriver à mon île, desquels je me représentois l’histoire comme en miniature.

De-là, passant à ce qui m’étoit arrivé dans l’île même, j’entrai dans une comparaison affligeante des premières années de mon exil avec celles que j’avois passées dans la crainte, l’inquiétude & la précaution, depuis le moment que j’avois vu le pied d’un homme imprimé dans le sable. Les sauvages pouvoient y être venus avant ce moment là, comme après : je n’en doutois point ; mais alors je n’en avois rien su, & ma tranquillité avoit été parfaite au milieu des plus grands dangers ; les ignorer, auroit été pour moi un bonheur égal à celui de n’y être point exposé du tout.

Cette vérité me donna lieu de réfléchir sur la bonté que Dieu a pour l’homme, même en limitant sa vue & ses connoissances. A la faveur de ce double aveuglement, il est calme & tranquille au milieu de mille périls qui l’environnent, & qu’il ne pourroit envisager sans horreur, & sans tomber dans le désespoir, s’il perdoit l’heureuse ignorance qui les dérobe à ses yeux.

Ces pensées tournèrent naturellement mes réflexions sur les dangers où j’avois été moi-même exposé, à mon insçu, pendant un si grande nombre d’années, lorsqu’avec la plus grande sûreté, je m’étois promené par tout, dans le tems qu’entre moi & la mort la plus terrible, il n’y avoit bien souvent que la pointe d’une colline, un gros arbre, une légère vapeur ; c’étoient des moyens si peu considérables, si dépendans du hasard, qui m’avoient préservé de la fureur des cannibales, qui ne se seroient pas fait un plus grand crime de me tuer & de me dévorer, que je m’en faisois de manger un pigeon tué de mes propres mains. Cet affreux souvenir me remplit de sentimens de reconnoissance pour Dieu, & je reconnus avec humilité, que c’étoit à sa seule protection que je devois attribuer tant de secours qui m’avoient délivré, sans que je m’en apperçusse, de la brutalité des sauvages.

Cette brutalité même devint alors le sujet de mon raisonnement ; j’avois de la peine à comprendre par quel motif le sage directeur de toutes choses avoit pu livrer des créatures raisonnables à un excès d’inhumanité qui les met au-dessous des brutes mêmes, dont la faim épargne les animaux de leur propre expèce. Ayant peine à sortir de cet embarras, je me mis à examiner dans quelle partie du monde ces malheureux peuples pouvoient vivre ; combien leur demeure étoit éloignée de l’île ; par quelle raison ils se hasardoient à y aborder, de quelle structure étoient leurs bâtimens, & si je ne pouvois pas aller à eux aussi facilement qu’ils venoient à moi.

Je ne daignois pas songer seulement au sors qui m’attendoit dans le continent, si j’étois assez heureux pour y parvenir sans tomber parmi les canots des sauvages ; il ne me venoit pas même dans l’esprit de penser comment en ce cas je trouverois des provisions, & de quel côté je dirigeois mon cours ; tout ce qui m’occupoit, c’étoit de gagner le continent. Je considérois mon état présent comme tellement misérable, qu’il m’étoit impossible de faire un mauvais troc, à moins que de le changer contre la mort. Je me flattois d’ailleurs de trouver quelque secours inespéré au continent, ou de réussir comme j’avois fait en Afrique, en suivant le rivage, à trouver quelque terre habitée, & la fin de mes misères. Peut-être, dis je, rencontrai-je quelque vaisseau chrétien qui voudra bien me prendre : en tout cas, le pis qui peut arriver, c’est de mourir & de finir tout d’un coup mes malheurs.

Cette résolution bisarre étoit l’effet d’un esprit naturellement impatient, poussé jusqu’au désespoir par une longue & continuelle souffrance, & sur-tout par le malheur d’avoir été trompé dans mon espérance de trouver à bord du vaisseau quelque homme vivant qui auroit pu m’informer où étoit situé l’endroit de ma demeure, & par quels moyens je pouvois me tirer de mon triste état.

Toutes ces pensées m’agitèrent d’une telle force, qu’elles suspendirent pour un tems la tranquillité que m’avoit donnée autrefois ma résignation à la providence. Il n’étoit pas dans mon pouvoir de détourner mon esprit du projet de mon voyage, qui excitoit dans mon ame des desirs si impetueux, que ma raison étoit incapable d’y résister.

Pendant deux heures entières cette passion m’emporta avec tant de violence, qu’elle fit bouillonner mon sang dans mes veines, comme si j’avois eu la fiévre ; mais un épuisement d’esprit, succedant à cette agitation, me jeta dans un profond sommeil.

Il est naturel de penser que mes songes doivent avoir roulé sur le même sujet ; cependant à peine à avoit-il la moindre circonstance qui s’y rapportât. Je rêvai que, quittant le matin mon château à mon ordinaire, je voyois près du rivage deux canots d’où sortoient onze sauvages avec un prisonnier destiné à leur servir de nourriture. Ce malheureux, dans le moment qu’il alloit être tué, s’échappe & se met à courir de mon côté dans le dessein de se cacher dans le bocage épais qui couvroit mon retranchement, le voyant tout seul sans être poursuivi, je me découvre, & le regardant d’un visage riant, je lui donne courage, je l’aide à monter mon échelle, je le mène avec moi dans mon habitation, & il devient mon esclave. J’étois charmé de cette rencontre, persuadé que j’avois trouvé un homme capable de me servir de pilote dans mon entreprise, & de me donner les conseils nécessaires pour éviter toutes sortes de dangers.

Voilà mon songe, qui, pendant qu’il dura, me remplit d’une joie inexprimable, mais qui fût suivi d’une douleur extravagante, dès que je me fus réveillé.

J’inférai pourtant de mon songe que le seul moyen d’exécuter mon dessein avec succès, étoit d’attraper quelque sauvage, sur-tout, s’il étoit possible, quelque prisonnier qui me fût gré de sa délivrance : mais j’y voyois cette terrible difficulté, que pour réussir, il falloit absolument massacrer une caravane entière ; entreprise désespérée, qui pouvoit très-facilement manquer. D’un autre côté, je frissonnois en songeant aux raisons dont j’ai déjà parlé, & qui me faisoient considérer cette action comme extrêmement criminelle. Il est vrai que j’avois dans l’esprit d’autres raisons qui plaisoient pour l’innocence de mon projet ; savoir, que ces sauvages étoient réellement mes ennemis, puisqu’il étoit certain qu’ils me dévoreroient dès qu’il leur seroit possible ; que par conséquent les attaquer, c’étoit proprement travailler à ma propre conversation, sans sortir des bornes d’une défense légitime, d’autant plus que c’étoit l’unique moyen de me délivrer d’une manière de vivre qu’on pouvoit appeler une espèce de mort. Ces argumens pourtant ne me tranquillisoient pas, & j’avois de la peine à me familiariser avec la résolution de me procurer ma délivrance au prix de tant de sang.

Néanmoins, après plusieurs délibérations inquiettes, après avoir pesé long-tems le pour & le contre, ma passion prévalut sur mon humanité, & je me déterminai à faire tout mon possible pour m’emparer de quelque sauvage à quelque prix que ce fût. La question étoit de quelle manière en venir à bout ; mais, comme il ne m’étois pas possible de prendre là-dessus des mesures plausibles, je résolus seulement de me mettre en sentinelle pour découvrir mes ennemis quand ils debarqueroient, & de former alors mon plan conformément aux circonstances qui s’offriroient à mes yeux.

Dans cette vue, je ne manquois pas un jour d’aller reconnoître : mais je ne découvris rien dans l’espace de dix-huit mois, quoique pendant tout ce tems j’allasse sans relâche tantôt du côté de l’ouest de l’isle, tantôt du côté du sud-ouest, les deux parties les plus fréquentées par les sauvages. La fatigue que me donnoient ces sorties inutiles, bien loin de me dégoûter, comme autrefois, de mon entreprise, & d’émousser ma passion, ne fit que l’enflammer davantage ; je souhaitois aussi ardemment de rencontrer les cannibales, que j’avois autrefois desiré de les éviter.

J’avois même alors tant de confiance en moi-même, que je me faisois fort de me ménager assez bien jusqu’à trois de ces sauvages, pour me les assujettir entièrement, & pour leur ôter tout moyen de me nuire ; je me plaisois fort dans cette idée avantageuse de mon savoir-faire, & rien ne me manquoit, selon moi, que l’occasion de l’employer.

Elle parut à la fin se présenter un matin que je vis sur le rivage jusqu’à six canots, dont les sauvages étoient déjà à terre, & hors de la portée de ma vue. Je savois qu’ils venoient d’ordinaire du moins cinq ou six dans chaque barque, & par conséquent leur nombre rompoit toutes mes mesures. Quelle possibilité pour un seul homme d’en venir aux mains avec une trentaine ? Cependant après avoir été irrésolu pendant quelques momens, je préparai tout pour le combat ; j’écoutai avec attention si j’entendois quelque bruit ; ensuite laissant mes deux fusils au pié de mon échelle, je me plaçai d’une telle manière, que ma tête n’en passoit pas le sommet. De-là j’apperçus, par le moyen de mes lunettes, qu’ils étoient trente tout au moins, qu’ils avoient allumé du feu pour préparer leur festin, & qu’ils dansoient à l’entour avec mille postures & mille gesticulations bisarres, selon la coutume du pays.

Un moment après, je les vis qui tiroient d’une barque deux misérables, pour les mettre en pièces. Un des deux tomba bientôt à terre, assommé, à ce que je crois, d’un coup de massue, ou d’un sabre de bois ; & sans délai, deux ou trois de ces bourreaux se jetèrent dessus, lui ouvrirent le corps & en préparèrent tous les morceaux pour leur infernale cuisine, tandis que l’autre victime se tenoit là auprès, en attendant que ce fût son tour à être immolé. Ce malheureux se trouvant alors un peu en liberté, la nature lui inspira quelque espérance de se sauver, & il se mit à courir avec toute la vîtesse imaginable, directement de mon côté, je veux dire du côté du rivage qui menoit à mon habitation.

J’avoue que je fus terriblement effrayé en le voyant enfiler ce chemin, sur-tout parce que je m’imaginois qu’il étoit poursuivi par toute la troupe, & je m’attendis à voir vérifier mon songe en cherchant un sayle dans mon bocage, sans avoir lieu de croire que le reste de mon songe se vérifieroit aussi, & que les sauvages ne l’y trouveroient pas. Je restai néanmoins dans le même endroit, & j’eus bientôtde quoi me rassurer, en voyant qu’il n’y avoit que trois hommes qui le poursuivoient, & qu’il gagnoit considérablement de terrein sur eux, de manière qu’il devoit leur échapper indubitablement, s’il soutenoit seulement cette course pendant une demi-heure.

Il y avoit dans le rivage, entre lui & mon château, une petite baie, où il devoit être attrapé de nécessité, à moins que de la passer à la nâge ; mais quand il fut venu jusques là, il ne s’en mit pas fort en peine, & quoique la marée fut haute alors, il s’y jeta à corps perdu, gagna l’autre bord dans une trentaine d’élans tout au plus, après quoi il se remit à courir avec la même force qu’auparavant. Quand ses trois ennemis vinrent dans le même endroit, je remarquai qu’il n’y en avoit que deux qui sussent nâger, & que le troisième, après s’être arrêté un peu sur le bord, s’en retourna à petits pas vers le lieu du festin, ce qui n’étoit pas un petit bonheur pour celui qui fuyoit. J’observai encore que les deux qui nâgeoient mettoient à passer cette eaux le double du tems que leur prisonnier y avoit employé.

Je fus alors pleinement convaincu que l’occasion étoit favorable pour m’acquérir un compagnon & un domestique, & que j’étois appelé évidemment par le ciel à sauver la vie du misérable en question. Dans cette persuasion je descendis précipitamment du rocher, pour prendre mes fusils, & remontant avec la même ardeur, je m’avançais vers la mer ; je n’avois pas grand chemin à faire, & bientôt je me jetai entre les poursuivans, & le poursuivi, en tâchant de lui faire entendre par mes cris de s’arrêter. Je lui fit encore signe de la main ; mais je crois qu’au commencement il avoit tout aussi grande peur de moi que de ceux à qui il tâchoit d’échapper. J’avançai cependant sur eux à pas lents, & ensuite me jetant brusquement sur le premier, je l’assommai d’un coup de crosse ; j’aimois mieux m’en défaire de cette manière-là, que de faire feu sur lui, de peur d’être entendu des autres, quoique la chose fût fort difficile à une si grande distance, & qu’il eût été impossible aux sauvages de savoir ce que signifioit ce bruit inconnu.

Le second voyant tomber son camarade, s’arrête tout court comme effrayé ; je continue d’aller droit à lui ; mais en approchant, je le vois armé d’un arc, & qu’il y met la flèche ; ce qui m’oblige à le prévenir, & je le jette à terre roide mort du premier coup. Pour le pauvre fuyard, quoiqu’il vît ses deux ennemis hors de combat, il étoit si épouvanté du feu & du bruit qui l’avoient frappé, qu’il s’arrêta tout court sans bouger du même endroit, & je vis dans son air effaré, plus d’envie de s’enfuir de plus belle, que d’approcher. Je lui fais signe de nouveau de venir à moi ; il fait quelque pas, puis il s’arrête encore, & continue ce même manège pendant quelques momens. Il s’imaginoit sans doute qu’il étoit devenu prisonnier une seconde fois, & qu’il alloit être tué comme ses deux ennemis. Enfin, après lui avoir fait signe d’approcher pour la troisième fois, de la manière la plus propre à le rassurer, il s’y hasarda en se mettant à genoux à chaque dix ou douze pas, pour me témoigner sa reconnoissance. Pendant tout ce tems je lui souriois aussi gracieusement qu’il m’étoit possible. Enfin, étant arrivé auprès de moi, il se jette à mes genoux, il baise la terre, il prend un de mes pieds & le pose sur sa tête, pour me faire comprendre sans doute qu’il me juroit fidélité, & qu’il me faisoit hommage en qualité de mon esclave. Je le levai de terre en lui faisant des caresses pour l’encourage de plus en plu ; mais l’affaire n’étoit pas encore finie ; je vis bientôt que le sauvage, que j’avois fait tomber d’un coup de crosse, n’étoit pas mort, & qu’il n’avoit été qu’étourdi ; je le fis remarquer à mon esclave qui, là-dessus, prononça quelques mots que je n’entendis pas, & qui ne laissèrent point de me charmer, comme le premier son d’une voix humaine qui avoit frappé mes oreilles depuis vingt-cinq ans.

Mais il n’étoit pas tems encore de m’abandonner à ce plaisir ; le sauvage en question avoit déjà assez repris de forces pour se mettre sur son séant, & la frayeur recommença à paroître dans l’air de mon esclave ; mais dès qu’il me vit faire mine de lâcher mon second fusil sur ce malheureux, il me fit entendre pas signes qu’il souhaitoit de m’emprunter mon sabre, ce que je lui accordai. A peine s’en est-il fait, qu’il se jette sur son ennemi, & lui tranche la tête d’un seul coup, aussi vîte & aussi adroitement que pourroit le faire le plus habile bourreau de toute l’Allemagne. C’étoit pourtant la première fois de sa vie qu’il avoit vu une épée, à moins qu’on ne veuille donner ce nom aux sabres de bois, qui sont les armes ordinaires de ces peuples. J’ai pourtant appris dans la suite, que ces sabres sont d’un bois si dur & si pesant, & qu’ils savent si bien les affiler, que d’un seul coup ils font voler de dessus un corps, la tête avec les épaules.

Après avoir fait cette expédition, il revint à moi en sautant, & en faisant des éclats de rire pour célébrer son triomphe, & avec mille gestes dont j’ignorois le sens, il mit mon sabre à mes pieds, avec la tête du sauvage.

Ce qui l’embarrassa extraordinairement, c’étoit la manière dont j’avois tué l’autre Indien à une si grande distance, & me le montrant, il me demanda par signes la permission de le voir de près. En étant tout proche, sa surprise augmente, il le regarde, le tourne tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; il examine la blessure que la bale avoit faite justement dans la poitrine, & qui ne paroissoit pas avoir saigné beaucoup, à cause que le sang s’étoit répandu en dedans. Après avoir considéré cela assez de tems, il revint à moi avec l’arc & les flèches du mort ; & moi, résolu de m’en aller, je lui ordonne de me suivre, en lui faisant entendre que je craignois que les sauvages ne fussent bientôt suivis d’un plus grand nombre.

Il me fit signe ensuite qu’il alloit les enterrer, de peur qu’ils ne nous découvrissent ; je le lui permis, & dans un instant il eut creusé deux trous dans le sable, où il les enterra l’un après l’autre. Cette précaution prise, je l’emmenai avec moi, non dans mon château, mais dans la grotte que j’avois plus avant dans l’île ; ce qui démentit mon songe, qui avoit donné mon bocage pour asyle à mon esclave.

C’est dans cette grotte que je lui donnai du pain, une grappe de raisins secs, & de l’eau dont il avoit sur-tout grand besoin, étant fort altéré par la fatigue d’une si longue & si rude course. Je lui fit signe d’aller dormir, en lui montrant un tas de paille de riz, avec une couverture qui me servoit de lit assez souvent à moi-même.

C’étoit un grand garçon bien découplé, de vingt-cinq ans à-peu-près ; il étoit parfaitement bien fait : tous ses membres, sans être fort gros, marquoient qu’il étoit adroit & robuste ; son air étoit mâle, sans aucun mêlange de férocité : au contraire, on voyoit dans ses traits, sur-tout quand il sourioit, cette douceur & cet agrément qui est particulier aux Européens. Il n’avoit pas les cheveux semblables à de la laine frisée, mais longs & noirs, son front étoit grand & élevé, ses yeux brillans & pleins de feu. Son teint n’étoit pas noir, mais fort basanne ; sans avoir rien de cette désagréable couleur tannée des habitans du Brésil & de la Virginie, il approchoit plutôt d’une légère couleur d’olive, dont il n’est pas aisé de donner une idée juste, mais qui me paroissoit avoir quelque chose de fort revenant. Il avoit le visage rond & le nez bien fait, la bouche belle, les lèvres minces, les dents bien rangées & blanches comme de l’ivoire.

Après avoir plutôt sommeillé que dormi pendant une demi-heure, il se réveille, sort de la grotte pour me rejoindre ; car dans cet intervalle j’avois été traite mes chèvres, qui étoient dans mon enclos tout près de-là. Il vient à moi en courant, il se jette à mes pieds avec toutes les marques d’une ame véritablement reconnoissante, il renouvelle la cérémonie de me jurer fidélité, posant mon pied sur sa tête ; en un mot, il fait tous les gestes imaginables pour m’exprimer son desir de s’assujettir à moi pour toujours. J’entendois la plupart de ses signes, & je fis de mon mieux pour lui faire connoître que j’étois content de lui. Dans peu de temps je commençai à lui parler, & il apprit à me parler à son tour ; je lui enseignai d’abord qu’il s’appelleroit Vendredi, nom que je lui donnai en mémoire du jour dans lequel il étoit tombé en mon pouvoir. Je lui appris encore à me nommer son Maître, & à dire à propos oui & non. Je lui donnai ensuite du lait dans un pot de terre ; j’en bus le premier, & j’y trempai mon pain ; en quoi m’ayant imité, il me fit signe qu’il le trouvoit bon.

Je restai avec lui toute la nuit suivante dans la grotte ; mais, dès que le jour parut, je lui fis comprendre de me suivre, & que je lui donnerois des habits : ce qui parut le réjouir, car il étoit absolument nud. En passant par l’endroit où il avoit enterré le sauvage, il me le montra exactement, aussi-bien que les marques qu’il avoit laissées pour le reconnoître, en me faisant signe qu’il falloit déterrer ces corps & les manger. Je me donnai là-dessus l’air d’un homme fort en colère ; je lui exprimai l’horreur que j’avois d’une pareille pensée, en faisant comme si j’allois vomir, & je lui ordonnai de s’en aller, ce qu’il fit dans le moment avec beaucoup de soumission. Je le menai ensuite avec moi au haut de la colline, pour voir si les ennemis étoient partis, & en me servant de ma lunette je ne découvrit que la place où ils avoient été, sans eppercevoir ni eux, ni leurs bâtimens, marque certaine qu’ils s’étoient embarqués.

Je n’étois pas encore satisfait de cette découverte ; & me trouvant à présent plus de courge, & par conséquent plus de curiosité, je pris mon esclave avec moi, armé de mon épée, & l’arc avec les flèches sur le dos ; je lui fit porter un de mes mousquets, j’en gardai deux moi-même, & de cette manière nous marchâmes vers le lieu du festin.

En y arrivant mon sang se glaça par l’horreur du spectacle, qui ne fit pas le même effet sur Vendredi ; tout l’endroit étoit couvert d’ossemens & de chairs à moitié mangées ; en un mot, de toutes les marques du repas de Triomphe, par lequel les sauvages avoient célébré la victoire qu’ils avoient obtenue sur leurs ennemis. Je vis à terre trois crânes, cinq mains, & les os de deux ou trois jambes, autant de pieds, & Vendredi me fit entendre par ses signes, qu’ils avoient emmené avec eux quatre prisonnier, dont ils en avoient mangé trois, lui-même étant le quatrième ; qu’il y avoit eu une grande bataille entre eux, & le roi, dont il étoit sujet, & qu’il y avoit eu beaucoup de prisonniers de part & d’autre, qui avoient été destinés au même sort que ceux dont je voyois les restes.

Je fit ensorte que mon esclave les ramassât tous dans un monceau, & que, mettant un grand feu à l’entoir, il les réduisît en cendres ; je voyois bien que son estomac étoit avide de cette chair, & que dans le cœur il étoit encore un vrai cannibale ; mais je lui marquai tant d’horreur pour un appétit su dénaturé, qu’il n’osoit pas le découvrir de crainte que je ne le tuasse.

La chose étant faite, nous nous en retournâmes dans mon château, où je me mis à travailler aux habits de Vendredi. Je lui donnai d’abord une culotte de toile que j’avois trouvée dans le coffre d’un des matelots, & qui, changée un peu, lui alloit passablement bien. J’y ajoutai une veste de peau de chèvre, & comme j’étois devenu tailleur dans les formes, je lui fis encore un bonnet de la peau d’un lièvre, dont la façon n’étoit pas tant mauvaise. Il étoit charmé de se voir presque tout aussi brave que son maître, quoique dans le commencement il eût un air fort grotesque dans ces habillemens, auxquels il n’étoit pas accoutumé. Sa culotte l’incommoda fort, & les manches de la veste lui faisoient mal aux épaules & sous les bras ; mais tout cela étant élargi un peu dans les endroits nécessaires, commença bientôt à lui devenir familier.

Le jour d’après je me mis à délibérer où je logerois mon domestique d’une manière commode pour lui, sans que j’en eusse rien à craindre pour moi, s’il étoit assez méchant pour attenter quelque chose sur ma vie. Je ne trouvai rien de plus convenable que de lui faire une hutte entre mes deux retranchemens, & je pris toute la précaution nécessaire pour l’empêcher de venir dans mon château malgré moi ; de plus, je résolus d’emporter toutes les nuits avec moi, dans ma demeure, tout ce que j’avois d’armes en ma possession.

Heureusement toute cette prudence n’étoit pas fort nécessaire, jamais homme n’eut un valet plus fidèle, plus rempli de candeur & d’amour pour son maître : il s’attachoit à moi avec une tendresse véritablement filiale ; il étoit sans fantaisies, sans opiniâtreté, incapable d’emportement, & en toute occasion il auroit sacrifié sa vie pour sauver la mienne. Il m’en donna en peu de tems un si grand nombre de preuves, qu’il me fut impossible de douter de son mérite & de l’inutilité de mes précautions à son égard.

Les bonnes qualités de mon esclave me faisoient remarquer souvent que s’il avoit plus à Dieu dans sa sagesse de priver un si grand nombre d’hommes du véritable usage de leurs facultés naturelles, il leur avoit pourtant donné les mêmes principes de raisonnement qu’aux autres hommes, les mêmes desirs, les mêmes sentimens de probité & de reconnoissance, la même sincérité, la même fidélité, & que ces pauvres barbares employoient toutes ces facultés tout aussi-bien que nous, dès qu’il plaisoit à la divinité de leur donner l’occasion de s’appercevoir eux-mêmes de l’excellence de leur nature.

Cette réflexion me rendoit fort mélancolique, quand je songeois jusqu’à quel point nous nous servons nous-mêmes de toutes les facultés de notre raison, quoiqu’éclairés par l’esprit de Dieu & par la connoissance de sa parole ; & je ne pouvois pas comprendre pourquoi la providence avoit refusé le même secours à tant de millions d’ames qui en auroient fait un meilleur usage de nous, si j’en puis juger par la conduite de mon sauvage. Ma raison étoit quelquefois assez égarée pour s’en prendre à la souveraineté de Dieu même, ne pouvant pas concilier, avec la justice divine, cette disposition arbitraire de la providence, qui éclaire l’esprit des uns, laisse celui des autres dans les ténèbres, & exige pourtant de tous les deux les mêmes devoirs. Tout ce que je pouvois imaginer pour me tirer de cette difficulté embarrassante, c’est que Dieu étant infiniment saint & juste, ne puniroit ses créatures que pour avoir péché contre les lumières qui leur servent de loi ; & qu’il ne les condamneroit que par des règles de justice qui passent pour telles dans leurs propres consciences ; qu’enfin, nous sommes comme l’argile entre les mains du potier, à qui aucun vaisseau n’a droit de dire : pourquoi m’as-tu fait ainsi ?

Mais pour revenir à mon nouveau compagnon, j’étois charmé de lui ; & je me faisois une affaire de l’instruire & lui enseigner à parler, & je le trouvai le meilleur écolier du monde ; il étoit si gai, si ravi quand il pouvoit m’entendre, ou faire en sorte que je l’entendisse, qu’il me communiquoit sa joie, & me faisoit trouver un plaisir piquant dans nos conversations. Mes jours s’écouloient alors dans une douce tranquillité, & pourvu que les sauvages me laissassent en paix, j’étois content de finir ma vie dans ces lieux.

Trois ou quatre jours après que j’avois commencé à vivre avec Vendredi, je résolus de le détourner de son appétit cannibale, en lui faisant goûter de mes viandes ; je le conduisis dont un matin dans le bois où j’avois dessein de tuer un de mes propres chevreaux pour l’en régaler ; mais en y entrant, je découvris par hasard une chèvre femelle couchée à l’ombre, & accompagnée de deux de ses petits ; là-dessus j’arrêtai Vendredi, en lui faisant signe de ne point bouger, & en même tems je fis feu sur un des chevreaux & le tuai. Le pauvre sauvage qui m’avoit vu terrasser de loin un de ses ennemis, sans pouvoir comprendre la possibilité de la chose, effrayé de nouveau, trembloit comme la feuille, sans tourner les yeux du côté du chevrau, pour voir si je l’avois tué ou non ; il ne songea qu’à ouvrir sa veste pour examiner s’il n’étoit pas blessé lui-même. Il croyoit sans doute que j’avois résolu de m’en défaire, car il vint se mettre à genoux devant moi, & embrassant les miens, il me tint d’assez longs discours où je ne comprenois rien, sinon qu’il me supplioit de ne le pas tuer.

Pour le désabuser, je le pris par la main en souriant, je le fis lever, & lui montrant du doigt le chevreau, je lui fis signe de l’aller chercher, ce qu’il fit, & dans le tems qu’il étoit occupé à découvrir comment cet animal avoit été tué, je chargeai mon fusil de nouveau. Dans le moment même j’apperçus sur un arbre, à la portée du fusil, un oiseau, que je pris d’abord pour un oiseau de proie, mais qui dans la suite se trouva être un perroquet. Là-dessus j’appelle mon sauvage, & lui montrant du doigt mon fusil, le perroquet & la terre qui étoit sous l’arbre, je lui fais entendre mon dessein d’abattre l’oiseau : je le fis tomber effectivement, & je vis mon sauvage effrayé de nouveau, malgré tout ce que j’avois tâché de lui faire comprendre. Ne m’ayant rien vu mettre dans mon fusil, il le regarda comme une source inépuisable de ruine & de destruction. De long-temps il ne put revenir de sa surprise, & si je l’avois laissé faire, je crois qu’il auroit adoré mon fusil, aussi-bien que moi. Il n’osa pas y toucher pendant plusieurs jours ; mais il lui parloit, comme si cet instrument eût été capable de lui répondre : c’étoit, comme j’ai appris dans la suite : pour le prier de ne lui pas ôter la vie.

Quand je le vis un peu revenu de sa frayeur, je lui fis signe d’aller chercher l’oiseau, ce qu’il fit : mais voyant qu’il avoit de la peine à le trouver, parce que la bête n’étant pas tout-à-fait morte, s’étoit traînée assez loin de-là : je pris ce temps pour recharger mon fusil, à l’insçu de mon sauvage. Il revint bientôt après avec ma proie, & moi ne trouvant plus l’occasion de l’étonner encore, je m’en retournai avec lui dans ma demeure.

Le même soir j’écorchai le chevreau, je le coupai en pièces, & j’en mis quelques morceaux sur le feu, dans un pot que j’avois : je les fis étuver, j’en fis un bouillon, & je donnai une partie de cette viande ainsi préparée à mon valet, qui voyant que j’en mangeois, se mit à la goûter aussi. Il me fit signe qu’il y prenoit plaisir ; mais ce qui lui parut étrange, c’est que je mangeois du sel avec mon bouilli. Il me fit comprendre que le sel n’étoit pas bon, & après en avoir mis quelques grains dans sa bouche, il les cracha, & fit une grimace comme s’il en avoit mal au cœur, & ensuite se lava la bouche avec de l’eau fraîche. Pour moi, au contraire, je fis les mêmes grimaces en prenant une bouchée de viande sans sel ; mais je ne pus pas le porter à en faire de même, & il fut fort long-tems sans pouvoir s’y accoutumer.

Après l’avoir ainsi apprivoisé avec cette nourriture, je voulus le jour d’après le régaler d’un plat de rôti, ce que je fis en attachant un morceau de mon chevreau à une corde, & en le faisant tourner continuellement devant le feu, comme je l’avois vu pratiquer quelquefois en Angleterre. Dès que Vendredi en eût goûté, il fit tant de différentes grimaces pour me dire qu’il le trouvoit excellent & qu’il ne mangeroit plus de chair humaine, qu’il y auroit eu bien de la stupidité à ne le pas entendre.

Le jour d’après, je l’occupai à battre du bled & à le vanner à ma manière, ce qu’en peu de tems il fit aussi bien que moi ; il apprit de même à faire du pain ; en un mot, il ne lui fallut que peu de jours d’apprentissage pour être capable de me servir de toutes les manières.

J’avois à présent deux bouches à nourri, & j’avois besoin d’une plus grande quantité de grain que par le passé. C’est pourquoi je choisis un champ plus étendu, & je me mis à l’enclorre, comme j’avois fait par rapport à mes autres terres ; en quoi Vendredi m’aida non-seulement avec beaucoup d’adresse & de diligence, mais encore avec beaucoup de plaisir, sachant que c’étoit pour augmenter mes provisions, & pour être en état de les partager avec lui. Il parut fort sensible à mes soins, & il me fit entendre que sa reconnoissance l’animeroit à travailler avec d’autant plus d’assiduité. C’est-là l’année la plus agréable que j’aie passée dans l’île. Vendredi commençoit à parler fort joliment ; il savoit déjà les noms de presque toutes les choses dont je pouvois avoir besoin, & de tous les lieux où j’avois à l’envoyer ; ce qui me rendoit l’usage de ma langue qui m’avoit été si long-tems inutile, du moins par rapport au discours. Ce n’étoit pas seulement par sa conversation qu’il me plaisoit, j’étoit charmé de plus en plus de sa probité, & je commençois à l’aimer avec passion, voyant que, de son côté, il avoit pour moi tout l’attachement & toute la tendresse possible.

Un jour j’eus envie de savoir de lui s’il regrettoit beaucoup sa partie ; & comment il savoit assez l’Anglois pour répondre à la plupart de mes questions ; je lui demandai si sa nation n’étoit jamais victorieuse dans les combats ; & se mettant à sourire, oui, me dit-il, nous toujours combattre le meilleur, c’est-à-dire, nous remportons toujours la victoire. Là-dessus nous eûmes l’entretien suivant, que je range ici en forme de dialogue.

Le Maître. Votre nation combat toujours le meilleur ? D’où vient donc que vous avez été fait prisonnier ?

Vendredi. Ma nation pour combattre beaucoup.

Le Maître. Mais comment donc avez-vous été pris ?

Vendredi. Eux plus beaucoup que ma nation, où moi être. Eux prendre un, deux, trois, & moi. Ma nation battre eux dans l’autre place, où moi n’être pas ; là ma nation prendre un, deux, grand mille.

Le Maître. Pourquoi donc vos gens ne vous ont pas repris sur les ennemis ?

Vendredi. Eux porter un, deux, trois & moi dans le canot. Ma nation n’avoit point canots alors.

Le Maître. Eh bien ! Vendredi, dites-moi que fait votre nation des prisonniers qu’elle fait : les emmene-t-elle pour les manger ?

Vendredi. Oui, ma nation aussi manger hommes, manger tout-à-fait.

Le Maître. Où les mene-t-elle ?

Vendredi. Les mener partout où trouve bon.

Le Maître. Les mene-t-elle quelquefois ici ?

Vendredi. Oui, ici & beaucoup autres places.

Le Maître. Avez-vous été ici avec vos gens ?

Vendredi. Oui, moi venir ici, dit-il, en montrant du doigt le nord-ouest de l’île.

Par-là je compris que mon sauvage avoit été par le passé dans l’île à l’occasion de quelque festin cannibale sur le rivage le plus éloigné de moi ; & quelque tems après lorsque je hasardai d’aller de ce côté-là avec lui, il reconnut d’abord l’endroit, & me conta qu’il avoit aidé un jour à manger vingt hommes, deux femmes & un enfant. Il ne savoit pas compter jusqu’à vingt, mais il mit autant de pierres sur le sable, & me pria de les compter.

Ce discours me donna occasion de lui demander combien il y avoit de l’île au continent, & si dans ce trajet les canots ne périssoient pas souvent ? Il me répondit qu’il y avoit point de danger, & qu’un peu avant dans la mer on trouvoit les matins le même vent & le même courant, & toutes les après-dînées un vent & un courant directement opposés.

Je crus d’abord que ce n’étoit autre chose que le flux & le reflux ; mais je compris dans la suite que ce phénomène étoit causé par la grande rivière Oroonoque, dans l’embouchure de laquelle mon île étoit située, & que la terre que je découvrois à l’ouest, & au nord-ouest, étoit la grande île de la Trinité, située au septentrion de la rivière. Je fis mille questions à Vendredi touchant le pays, les habitans, la mer, les côtes & les peuples qui en étoient voisins, & il me donna sur tout cela toutes les ouvertures qu’il pouvoit ; mais j’avois beau lui demander les noms des différens peuples des environs, il ne me répondit rien, sinon Caribs ; d’où j’inférois que c’étoit Caribes, que nos cartes placent du côté de l’Amérique, qui s’étend de la rivière Oroonoque, vers Guiana & Sainte-Marthe. Il me dit encore, que bien loin derrière la lune, (il vouloit dire vers le couchant de la lune, ce qui doit être à l’ouest de leur pays,) il y avoit des hommes blancs & barbus comme moi, & qu’ils avoient tué grand beaucoup hommes : c’étoit-l) sa manière de s’exprimer. Il étoit aisé à comprendre qu’il désignoit par-là les Espagnols, dont les cruautés se sont répandues par tous ces pays, & que les habitans détestent par tradition.

Je m’informai de lui là-dessus comment je pourrois faire pour venir parmi ces hommes blancs. Il me répartit que j’y pouvois aller en deux canots, ce que je ne compris pas d’abord ; mais quand il se fut expliqué par signes, je vis qu’il entendoit par-là un canot aussi grand que deux autres.

Cet entretien me fit grand plaisir, & me donna l’espérance de me tirer quelque jours de l’île, & de trouver pour cela un secours considérable dans mon fidèle sauvage.

Je ne négligeois pas parmi ces différences conversations de poser dans son ame les bases de la religion chrétienne. Un jour, entr’autres, je lui démandai, qui l’avoit fait ? Le pauvre garçon ne me comprenant pas, crut que je lui demandois qui étoit son père. Je donnai donc un autre tour à ma question, & je lui demandai qui avoit fait la mer, la terre, les collines, les forêts. Il me dit que c’étoit un vieillard nomme Benakmukée, qui survivoit à toutes choses. Tout ce qu’il en savoit dire, c’est qu’il étoit fort âgé, plus âgé que la mer, la lune & les étoiles. Je lui demandai encore, pourquoi, puisque ce vieillard avoit fait toutes choses, toutes les choses ne l’adoroient pas ? Il me répartit avec un air de simplicité, que toutes créatures lui disoient Oh ! c’est-à-dire, dans son style, lui rendoient hommage. Mais lui dis-je, où vont les gens de votre pays après leur mort ? Ils vont tous chez Benakmukée, me répliqua-t-il, & il me donna la même réponse à la même question que je lui fis touchant leurs ennemis qu’ils mangeoient.

Je tirai de-là occasion de l’instruire dans la connoissance du vrai Dieu : je lui dis que le grand créateur de tous les êtres vit dans le ciel, qu’il gouverne tout par le même pouvoir, & par la même sagesse, par lesquels il a tout formé ; qu’il est tout puissant, capable de faire tout pour nous ; de nous donner tout, de nous ôter tout ; & de cette manière-là je lui ouvris les yeux par degrés. Il m’écoutoit avec attention, & paroissoit recevoir avec plaisir la notion de Jesus-Christ envoyé au monde pour nous racheter, & de la véritable manière d’adresser nos prières à Dieu, qui pouvoit les entendre, quoiqu’il fût dans le ciel.

Il me dit là-dessus, que, puisque notre Dieu pouvoit nous entendre quoiqu’il demeurât au-delà du soleil, il devoit être un plus grand Dieu que leur Benakmukée, qui n’étoit pas si éloigné d’eux, & qui cependant ne pouvoir les entendre, à moins qu’ils ne vinssent lui parler sur les hautes montagnes où il avoit sa demeure. Y avez-vous été quelquefois, lui dis-je, pour avoir une pareille conférence ? Il me répondit que les jeunes gens n’y alloient jamais, & que c’étoit l’affaire des Ookakée, qui lui vont dire Oh ! & qui leur rapportent sa réponse. Par ces Ookakée, il entendoit certains vieillards qui leur tiennent lieu de Prêtres.

Je compris par-là qu’il y a des fraudes pieuses même parmi les aveugles payens, & que la politique de se réserver certains mystères du culte religieux, ne se trouve pas seulement chez le clergé du papisme, mais encore chez le clergé de toutes les religions, quelque absurde & quelque barbare qu’elles puissent être.

Je fis mes efforts pour rendre sensible à mon sauvage la fraude de leurs prêtres, en lui disant que leur prétention d’aller parler à Benakmukée & d’en rapporter les réponses, étoit une fourberie, ou bien s’ils avoient réellement de pareilles conférences, que ce ne devoit être qu’avec quelque mauvais génie. J’eus par-là occasion d’entrer dans un discours détaillé concernant le diable, son origine, sa rébellion contre dieu, sa haîne pour les hommes, qui le porte à se placer parmi les peuples les plus ignorans pour s’en faire adorer, les stratagêmes qu’il emploie pour nous duper, la communication secrette qu’il se ménage avec nos passions & nos penchans, & sa subtilité à accommoder si bien ses piéges à nos inclinations naturelles, que nous devenons nos propres tentateurs, & que nous courons à notre perte de notre propre gré.

Les idées justes que je m’efforçois à lui donner du diable, ne faisoient pas sur son esprit les mêmes impressions que les notions de la divinité. La nature même l’aidoit à sentir l’évidence de mes argumens, touchant la nécessité d’une première cause & d’une providence, comme aussi touchant la justice qu’il y a à en rendre hommage à celui à qui nous devons notre existence & notre conservation. Mais il étoit fort éloigné de trouver les mêmes secours pour se former l’idée du démon, de son origine, de son inclination à faire du mal, & à porter le genre humain à l’imiter.

Le pauvre garçon m’embarrassa un jour terriblement sur cette matière, par une question qu’il me fit sans malice, & à laquelle pourtant je ne sus que lui répondre. En voici l’occasion :

Je venois de lui parler d’une manière étendue de la toute-puissance de dieu, de son aversion pour le péché, par laquelle il devient un feu consumant pour des ouvriers d’iniquité, & de son pouvoir de nous détruire dans un moment, comme dans un moment il nous a créés. Il avoit écouté tout cela d’un air fort sérieux & fort attentif.

J’en étoit venu ensuite à lui conter que le diable étoit l’ennemi de dieu dans les cœurs des hommes, & qu’il se servoit de toute sa subtilité malicieuse pour détruire les bons desseins de la providence, & pour ruiner le royaume de Jésus-Christ. Comment ! dit là-dessus Vendredi, dieu être si grand, si puissant, n’être pas lui plus grand, plus puissant que le diable ? Certainement, il est plus puissant que le diable, lui dis-je ; & c’est pour cette raison que nous prions dieu de pouvoir fouler le diable sous nos pieds, résister à ses tentations, & éteindre ses dards enflammés. Mais, répliqua-t-il, dieu plus puissant, plus grand que le diable, pourquoi dieu ne pas tuer le diable, pour le diable non plus faire mauvais ?

La question me surprit : j’étois un homme d’âge, mais fort jeune docteur, & peu qualifié pour résoudre les difficultés. Comme je ne savois que dire, je fis semblant de ne pas l’entendre, & je lui demandai ce qu’il vouloit dire. Mais il souhaitoit trop sérieusement une réponse, pour oublier sa question, & il la répéta dans le même mauvais style. Pour moi, ayant eu le temps de me reconnoître, je lui répondis que dieu puniroit le diable à la fin sévèrement, qu’il étoit réservé pour le jugement dernier, où il le condamneroit au feu éternel. Ma solution ne satisfit pas mon sauvage, & répétant mes paroles, à la fin, dit-il, réservé pour le jugement ? moi non entendre : pourquoi non tuer le diable à présent, pourquoi non tuer grand auparavant ? Il vaudroit autant me demander, répartis-je, pourquoi dieu ne nous tue pas vous & moi, quand nous l’offensons. Il nous conserve, pour que nous nous repentions, & qu’il puisse nous pardonner. Après avoir un peu ruminé là-dessus, bon, bon, dit-il avec une espèce de passion, ainsi vous, moi, diable, tout mauvais, tous préserver, tous repentir, dieu tout pardonner à la fin.

Me voilà atterré pour la seconde fois ; marque certaine que les simples notions de la nature peuvent conduire les créatures raisonnables à connoître la divinité, & à lui adresser un culte religieux ; mais que la révélation seule nous peut mener à la connoissance d’un christ, rédempteur du genre humain, médiateur de la nouvelle alliance, & notre intercesseur devant le trône de Dieu. Il n’y a, dis-je, qu’une révélation divine qui puisse imprimer de telles notions dans notre ame, & par conséquent la sainte écriture seule, accompagnée de l’esprit de Dieu, nous peut instruire dans la science du salut.

Cette réflexion me fit interrompre mon entretien avec Vendredi, & le levant avec précipitation, je fis semblant d’avoir des affaires ; je trouvai même moyen de l’envoyer bien loin de-là sous quelque prétexte, &, dans cet intervalle, je priai Dieu ardemment de préparer le cœur de ce malheureux sauvage par son saint-esprit, pour le rendre accessible à la connoissance de l’évangile, je le suppliai de guider tellement ma langue, quand je lui parlerois de sa sainte parole, que ses yeux pussent s’ouvrir, son esprit être convaincu, & son ame sauvée.

Dès qu’il fut de retour, je me mis à lui parler fort au long de la rédemption du genre humain par notre divin sauveur, de la doctrine de l’évangile qui nous a été prêchée par le ciel même, dont les principaux points sont la repentance & la foi en Jésus-Christ. Je lui expliquai de mon mieux pourquoi il n’avoit pas revêtu la nature d’un ange, mais celle d’un homme, & comment pour cette raison la rédemption ne regardoit pas les anges tombés, mais uniquement les brebis égarées de la maison d’Israël.

Il y avoit beaucoup plus de bonne volonté que de connoissance dans ma méthode d’instruire mon pauvre Vendrei, & j’avoue qu’il m’arriva ce qui arrive en pareil cas à bien d’autres ; en travaillant à son instruction, je m’instruisois moi-même sur plusieurs points qui m’avoient été inconnus auparavant, ou du moins que je n’avois pas considérés avec assez d’attention, mais qui se présentoient naturellement à mon esprit lorsque j’en avois besoin. Je me trouvois même plus animé à la recherche des vérités salutaires que je l’avois été de ma vie ; ainsi, que j’àye réussi avec mon sauvage, ou non, du moins est-il sûr que j’avois de fortes raisons pour rendre grâces au ciel de ma l’avoir fait rencontrer. Quel bonheur pour moi dans l’exil auquel j’avois été condamné, d’être non-seulement porté par les châtimens de Dieu, à tourner mes yeux du côté du ciel pour chercher la main qui me frappoit, mais sur-tout de me trouver un instrument de la providence pour sauver le corps d’un malheureux sauvage, & peut-être aussi son ame, en le conduisant à la connoissance de Jesus-Christ, qui est la vie éternelle !

Quand je réflechissois sur toutes ces choses, une joie secrette & calme s’emparoit de mon cœur, & j’étois ravi d’être conduit par la providence dans un lieu que j’avois si souvent regardé comme la source de mes plus cruels malheurs.

Dans cette agréable disposition de mon cœur, entretenue par les conversations de mon cher sauvage, je passai trois années entières parfaitement heureux, s’il est permis d’appeler bonheur parfait aucune situation de l’homme dans cette vie. Mon esclave étoit déjà auss bon chrétien que moi, & peut-être meilleur ; nous pouvions jouir ensemble de la lecture de la parole de Dieu, & son esprit n’étoit pas plus éloigné de nous, que si nous nous étions trouvés en Angleterre.

Je m’appliquai sans relâche à cette lecture, & à lui en expliquer le sens selon mes foibles lumières ; & à son tour il animoit mon esprit par ses demandes sensées, & me rendoit plus habile dans les vérités salutaires, que je ne serois devenu en lisant seul. L’expérience m’apprit alors que, par une bénédiction inexprimable, la connoissance de Dieu & la doctrine nécessaire au salut sont si clairement exposées dans la sainte écriture, que la simple lecture en suffit pour nous faire comprendre nos devoirs, pour nous exciter à nous mettre en possession d’un sauveur, & à réformer entièrement notre vie, en nous soumettant avec obéissance à tous les commandemens de Dieu. Tel étoit mon fort, je n’avois aucun secours, du moins aucun secours humain, pour contribuer à mon instruction ; & les mêmes moyens se trouvèrent suffisans pour éclairer mon sauvage, & pour en faire un aussi bon chrétien que j’en aie jamais rencontré.

Pour la connoissance des disputes & des controverses qui sont si fréquentes dans le monde, & qui roulent sur le gouvernement ecclésiastique, ou sur quelque subtilité en matière de doctrine, elle nous étoit parfaitement inutile, comme, à mon avis, elle l’est à toute le reste du genre humain. Nous avions un guide sûr pour le salut, savoir la parole de Dieu ; &, grâces au seigneur, nous sentions d’une manière très-consolante les grâces de son saint-esprit, qui nous menoit en toute vérité, & qui nous rendoit soumis aux ordres & aux préceptes de sa parole. A quoi nous auroit servi de démêler l’embarras des points disputés, qui ont produit tant de désordres dans le monde, quand même nous aurions eu assez d’habileté pour y parvenir ? Mais il est tems de revenir aux suites de mon histoire.

Dès que Vendredi & moi fûmes en état de conférer ensemble, & qu’il commença à parler mauvais anglois, je lui fis le récit de mes aventures, au moins celles qui avoient quelque relation avec mon séjour dans cette île, & avec la manière dont j’y avois vécu ; je le fis entrer dans le mystère de la poudre à canon & des balles, & je lui enseignai la manière de tirer ; de plus, je lui donnai un couteau, dont il se faisoit un plaisir extraordinaire, & je lui fis un ceinturon avec une gaine suspendue, comme celle où l’on met en Angleterre les couteaux de chasse ; mais appropriée pour y mettre une hache, dont l’utilité est beaucoup plus générale.

Je lui fis encore une description de l’Europe, & principalement de l’Angleterre ma patrie ; je lui dépeignis notre manière de vivre, notre culte religieux, le commerce que nous faisons par tout l’univers par le moyen de nos vaisseaux ; je n’oubliai pas de lui donner une idée du vaisseau que j’avois été visiter, & l’endroit où il avoit échoué. Il est vrai que cette particularité étoit peu nécessaire, puisque selon toutes les apparences, la mer l’avoit si bien ruiné, qu’il n’en restoit pas la moindre trace.

Je lui fis remarquer aussi les restes de la chaloupe que nous perdîmes quand je m’échappai du naufrage : à peine y eut-il jeté les yeux, qu’il se mit à penser avec un air d’étonnement sans dire un seul mot. Je lui demandai quel étoit le sujet de sa méditation : à quoi il ne répondit rien, sinon : moi voir telle chaloupe ainsi chez na nation.

Je ne savois pas ce qu’il vouloit dire pendant assez longtems ; mais après un plus mûr examen, je compris qu’il vouloit me faire entendre qu’une semblable chaloupe avoit été portée par un orage sur le rivage de sa nation. Je conclus de-là que quelque vaisseau européen devoit avoir fait naufrage sur ces côtés ; & que peut-être les vents ayant détaché la chaloupe, l’avoient poussée sur le sable : mais je fus assez stupide pour ne pas me mettre dans l’esprit seulement que des hommes s’étoient sauvés du naufrage par ce moyen. La seule chose où je songeois, c’étoit de demander à mon sauvage une description de la chaloupe en question.

Il s’en acquitta assez bien ; mais il me fit entrer tout-à-fait dans sa pensée, en y ajoutant : nous sauver les blancs hommes de noyer. Je lui demandai d’abord s’il y avoit donc quelques hommes blancs dans cette chaloupe. Oui, dit-il, la chaloupe pleine d’hommes blancs. Et en comptant par ses doigts, il me fit comprendre qu’il y en avoit eu jusqu’à dix-sept, & qu’ils demeuroient chez sa nation.

Ce discours remplit mon cerveau de nouvelles chimères ; je m’imaginai d’abord que c’étoit les gens du vaisseau échoué à la vue de mon île, qui, d’abord que le bâtiment avoit donné contre des rochers, & qu’ils s’étoient crus perdus, s’étoient jetés dans la barque, & que par bonheur ils s’étoient sauvés sur les côtes des sauvages. Cette imagination m’excita à demander avec plus d’exactitude ce que ces gens étoient devenus. Il m’assura qu’ils étoient encore là ; qu’ils y avoient demeuré pendant quatre ans, subsistant par les vivres qui leur ont été fournis par sa nation ; & lorsque je lui demandai, pourquoi ils n’avoient pas été mangés, il me répondit : ils firent frère avec eux ; non manger hommes que quand la guerre fait battre. C’est-à-dire, que sa nation avoit fait la paix avec eux, & qu’elle ne mangeoit que les prisonniers de guerre.

Il arriva, assez longtems après, qu’étant au haut d’une colline, du côté de l’est, d’où, comme j’ai dit, on pouvoit découvrir dans un tems serein le continent de l’Afrique, après avoir attentivement regardé de ce côté-là, il parut tout extasié : il se mit à sauter & à gambader. Je lui en demandai le sujet ; il commença à crier de toutes ses forces : O joie ! ô plaisant ! là voit mon pays, là ma nation.

Le sentiment de sa joie étoit répandu sur tout son visage, & je crus lire dans le feu de ses yeux un desir violent de retourner dans sa patrie. Cette découverte me rendit moins tranquille sur son chapitre ; & je ne doutai point que, si jamais il trouvoit une occasion d’y venir, il n’oubliât & ce que je lui avois enseigné sur la religion, & toutes les obligations qu’il pouvoit m’avoir. Je craignois même qu’il ne fût capable de me découvrir à ses compatriotes, & d’en amener dans l’île quelques centaines pour les régaler de ma chair, avec la même gaieté qui lui avoit été ordinaire autrefois en mangeant quelqu’un de ses ennemis.

Mais je faisois grand tort au pauvre garçon, ce dont je fus fort mortifié après. Cependant, durant quelques semaines que la jalousie me possédoit, je fus plus circonspect à son égard, & je lui fis moins de caresse, dans le tems que cet honnête sauvage fondoit toute sa conduite sur les plus excellens principes du christianisme, & d’une nature bien dirigée.

On croira facilement que je ne négligeois rien pour pénétrer les desseins dont je le soupçonnois ; mais je trouvai dans toutes ses paroles tant de candeur, tant de probité, que mes soupçons devoient nécessairement tomber à la fin faute de nourriture. Il ne s’appercevoit pas seulement que mes manières étoient changées à son égard ; preuve évidente qu’il ne songeoit à rien moins qu’à me tromper.

Un jour me promenant avec lui sur la colline dont j’ai déjà fait plusieurs fois mention, dans un tems trop chargé pour découvrir le continent, je lui demandois s’il ne se souhaitoit pas dans son pays au milieu de sa nation. Oui, répondit-il, moi fort joyeux voir ma nation. Eh ! qu’y feriez-vous lui dis-je ? voudriez vous redevenir sauvage, & manger encore de la chair humaine ? Il parut chagrin à cette question, & branla la tête : non, répliqua-t-il, Vendredi leur conter vivres bons, prier Dieu, manger pain de blé, chair de bêtes, lait, non plus manger hommes. Mais ils vous mangeront, répartis-je, Non, dit-il, eux non tuer moi, volontiers aimer apprendre ; à quoi il ajouta qu’ils avoient appris beaucoup de choses des hommes barbus qui y étoient venus dans la chaloupe. Je lui demandai alors s’il avoit envie d’y retourner, & lorsqu’il m’eût répondu en souriant qu’il ne pouvoit pas nâger jusques-là, je lui promis de lui faire un canot. Il me dit alors qu’il le vouloit bien, pourvu que je fusse de la partie, & il m’assura que bien loin de me manger, ils feroient grand cas de moi, lorsqu’il leur auroit conté que j’avois sauvé sa vie, & tué ses ennemis. Pour me tranquilliser là-dessus, il me fit un grand détail de toutes les bontés qu’ils avoient eues pour les hommes barbus, que la tempête avoit jetés sur le rivage.

Depuis ce tems-là je pris la résolution de hasarder le passage, dans le dessein de joindre ces étrangers, qui devoient être, selon moi, des Espagnols, ou des Portugais, ne doutant point que je ne regagnasse ma patrie, si j’avois une fois le bonheur de me trouver sur le continent avec une si nombreuse compagnie ; ce que je ne pouvois plus espérer, si je demeurois dans une île éloignée de la terre ferme de plus de quarante lieues.

Dans cette vue je résolus de mettre Vendredi au travail, & je le menai de l’autre côté de l’île, pour lui montrer ma chaloupe ; & l’ayant tirée de l’eau sous laquelle je la conservois, je la mis à flot, & nous y entrâmes tous deux. Voyant qu’il la manioit avec beaucoup d’adresse & de force, & qu’il la faisoit avancer le double de ce que j’étois capable de faire : eh bien ! lui dis-je, Vendredi, nous en irons-nous chez votre nation ? Mais quand je le vis tout stupéfait par la crainte que la barque ne fût trop foible pour ce voyage, je lui fis voir l’autre que j’avois faite autrefois, & qui étant demeurée à sec pendant vingt-trois ans, étoit fendue partout & presque entièrement pourrie. Il me fit entendre que ce bâtiment étoit grand de reste pour passer la mer avec toutes les provisions qui nous étoient nécessaires.

Déterminé à exécuter mon dessein, je lui dis que nous devions aller nous en faire un de cette grandeur-là, pour qu’il pût s’en retourner chez lui. A cette proposition il baissa la tête d’un air fort chagrin sans répondre un seul mot : & quand je lui demandai la raison de son silence, il me dit d’un ton lamentable : Pourquoi vous en colère contre Vendredi ? quoi moi faire contre vous ? Je lui répondis qu’il se trompoit, & que je n’étois point du tout en colère. Point colère ? répliqua-t-il en répétant plusieurs fois les mêmes paroles, point colère ? Pourquoi donc envoyer Vendredi auprès ma nation ? Quoi ! dis-je, ne m’avez-vous pas dit que vous souhaitiez y être ? Oui, répartit-il, souhaiter tous deux là ; non Vendredi là, & point maître là. En un mot il ne vouloit pas entendre par-là d’entreprendre le passage sans moi.

Après l’avoir questionné sur l’utilité qui lui reviendroit d’un pareil voyage, il me répondit avec vivacité : Vous faire grand beaucoup bien, vous enseigner hommes sauvages être bons hommes apprivoisés, leur enseigner connoître Dieu, prier Dieu, vivre nouvelle vie. Hélas ! mon enfant, lui dis-je, vous ne savez pas ce que vous dites, je ne suis moi-même qu’un ignorant : oui, oui, répliqua-t-il, vous moi enseigner bonnes choses, vous enseigner eux bonnes choses aussi.

Nonobstant ces marques de son attachement pour moi, je fis semblant de continuer dans mon dessein de le renvoyer, ce qui le désespéra si fort, que courant à une des haches qu’il portoit d’ordinaire, il me la présenta, en me disant : Vous prendre, vous tuer Vendredi, non envoyer Vendredi chez ma nation. Il prononça ces mots les yeux pleins de larmes, & d’une manière si touchante, que je fus convaincu de sa constante tendresse pour moi, & que je lui promis de ne le renvoyer jamais contre son gré.

Tout ce qui portoit mon sauvage au desir de me mener avec lui dans sa patrie, c’étoit son amour pour ses compatriotes, auxquels il croyoit mes instructions utiles. Pour moi, mes vues étoient d’une autre nature ; je ne songeois qu’à joindre les hommes ; & sans différer davantage, je me mis à choisir un grand arbre pour en faire un grand canot propre pour notre voyage. Il y en avoit assez dans l’île : mais je souhaitois d’en trouver un assez près de la mer pour pouvoir le lancer sans beaucoup de peine, dès qu’il seroit transformer en barque.

Mon sauvage en trouva bientôt un d’un bois qui m’étoit inconnu, mais qu’il connoissoit propre pour notre destin. Il étoit d’avis de le creuser en brûlant le dedans ; mais après que je lui eus enseigné la manière de le faire par le moyen de coins de fer, il s’y prit fort adroitement ; & après un mois d’un rude travail, il perfectionna son ouvrage ; la barque étoit fort bien tournée, sur-tout quand, par le moyen de nos haches, nous lui eûmes donné par dehors la véritable tournure d’une chaloupe après quoi, nous fûmes encore occupés une quinzaine de jours à la mettre à l’eau ; ce que nous fîmes pouce après pouce, par le moyen de quelques rouleaux.

J’étois surpris de voir avec quelle adresse mon sauvage savoit la manier & la tourner, quelque grande qu’elle fût. Je lui demandai si elle étoit assez bonne pour y hasarder le passage, & il m’assura que nous le pouvions, même dans un grand vent. J’avois pourtant encore un dessein qui lui étoit inconnu, c’étoit d’y ajouter un mât, une voile, une ancre, & un cable. Pour cet effet, je choisis un jeune cèdre fort droit, & j’employai Vendredi à l’abattre, & à lui donner la figure nécessaire. Pour moi, je fis mon affaire de la voile ; je savois qu’il me restoit un bon nombre de morceaux de vieilles voiles ; mais comme je n’avois été guères soigneux de les conserver pendant vingt-six ans, je craignois qu’elles ne fussent absolument pourries. J’en trouvai pourtant deux lambeaux passablement bons ; je me mis à y travailler, & après la fatigue d’une couture longue & pénible faute d’aiguilles, j’en fis enfin une mauvaise faute d’aiguilles, j’en fis enfin une mauvaise voile triangulaire, que nous appelons en Angleterre une épaule de mouton, & qu’on emploie d’ordinaire dans les chaloupes de nos vaisseaux ; c’étoit celle dont la manœuvre m’étoit la plus familière, puisqu’avec une pareille voile je m’étois échappé autrefois de Barbarie, comme le lecteur a vu ci-devant.

Je mis près de deux mois à funer & à dresser mon mât & mes voiles, & à mettre la dernière main à tout ce qui étoit nécessaire à la barque ; j’y ajoutai un petit étai & une mizaine, pour aider le bâtiment en cas qu’il fût trop emporté par la marée ; &, qui plus est, j’attachai un gouvernail à la poupe, quoique je fusse un assez mauvais charpentier ; comme je savois l’utilité, & même la nécessité de cette pièce, je travaillai avec tant d’application, qu’enfin j’en vins à bout. Mais quand je considère toutes les inventions dont je me servis pour suppléer à ce qui me manquoit, je suis persuadé que le gouvernail seul me coûta autant de peine que toute la barque.

Il s’agissoit alors d’enseigner la manœuvre à mon sauvage : car, quoiqu’il sût parfaitement comment faire aller un canot à force de rames, il étoit fort ignorant dans le maniement d’une voile & d’un gouvernail. Il étoit dans un étonnement inexprimable quand il me voyoit tourner & virer ma barque à ma fantaisie, & les voiles changer & s’enfler du côté où je voulois faire cours. Cependant, un peu d’usage lui rendit toutes ces choses familières, & en peu de tems il devint un parfaitement bon matelot, excepté qu’il me fut impossible de lui faire comprendre la boussole. Ce n’étoit pas un grand malheur, car nous avions rarement un tems couvert, & jamais de brouillards, de manière que la boussole nous étoit assez inutile, puisque pendant la nuit nous pouvions voir les étoiles & découvrir le continent, même pendant le jour, hormis dans les saisons pluvieuses dans lesquelles personne ne s’avisoit de mettre en mer.

J’étois alors entré dans la vingt-septième année de mon exil dans cette île, quoique je ne puisse guères appeler exil les trois dernières où j’ai joui de la compagnie de mon fidèle sauvage. Je continuois toujours à célébrer l’anniversaire de mon débarquement dans l’île, avec la même reconnoissance envers Dieu, dont j’avois été animé dans le commencement : il est certain même que dans ma situation présente, cette reconnoissance devoit redoubler par les nouveaux bienfaits dont la providence me combloit, & sur-tout par l’espérance prochaine qu’elle me faisoit concevoir de ma délivrance. J’étois persuadé que l’année ne se passeroit pas sans voir mes vœux accomplis ; mais cette persuasion ne me faisant rien négliger de mon économie ordinaire, je remuois la terre, comme de coutume, je plantois, je faisois des enclos, je séchois mes raisins ; en un mot, j’agissois comme si je devois finir ma vie dans l’île.

La saison pluvieuse étant survenue, j’étois obligé à garder la maison plus qu’en d’autres tems : j’avois déjà pris auparavant mes mesures pour mettre notre bâtiment en sûreté ; je l’avois fait entrer dans la petite baie dont j’ai fait plusieurs fois mention ; je l’avois tiré sur le rivage pendant la haute marée, & Vendredi lui avoit creusé un petit chantier justement assez profond pour pouvoir lui donner autant d’eau qu’il falloit pour le mettre à flot, & pendant la basse marée nous avions pris toutes les précautions nécessaires pour empêcher l’eau de la mer d’entrer malgré nous dans ce chantier. Pour la mettre à l’abri de la pluie, nous la couvrîmes d’un si grand nombre de branches d’arbre, qu’un toît de chaume n’est pas plus impénétrable. De cette manière, nous attendîmes les mois de Novembre & de Décembre, dans l’un desquels je m’étois déterminé à hasarder le passage.

Mon desir d’exécuter mon entreprise s’affermit avec le retour du tems stable, & j’étois continuellement occupé à préparer tout, principalement à assembler les provisions nécessaires pour le voyage, ayant dessein de mettre en mer dans une quinzaine de jours. Un matin, pendant que je travaillois de cette manière à nos préparatifs, j’ordonnai à Vendredi d’aller sur le bord de la mer, pour chercher quelque tortue, dont la trouvaille nous étoit fort agréable, tant à cause des œufs que de la viande. Il n’y avoit qu’un moment qu’il étoit sorti quand je le vis revenir à toutes jambes, & voler par-dessus mon retranchement extérieur, comme si ses pieds ne touchoient pas à terre. Sans me donner le tems de lui faire des questions, il se mit à crirer : O maître, maître ! ô douleur ! ô mauvais ! Qu’y a-t-il, Vendredi ? lui dis-je. Oh ! répondit-il, là-bas un, deux, trois canots, un, deux, trois. Je conclus, de sa manière de s’exprimer, qu’il devoit y avoir six canots ; mais je trouvai dans la suite qu’il n’y en avoit que trois.

J’avois beau tâcher de le rassurer, le pauvre garçon continuoit à être dans des transes mortelles, se persuadant que les sauvages étoient venus exprès, pour le mettre en pièces & pour le dévorer. Courage, Vendredi, lui dis-je, je suis dans un aussi grand danger que toi ; s’ils nous attrapent, ils n’épargneront pas plus ma chair que la tienne : c’est pour quoi il faut que nous nous hasardions à les combattre. Sais-tu te battre, mon enfant ? Moi tirer, répliqua-t-il : mais venir là plusieurs grand nombre. Ce n’est pas une affaire, lui dis-je, nos armes à feu effraieront ceux qu’elles ne tueront pas : je suis résolu de hasarder ma vie pour toi, pourvu que tu m’en promettes autant, & que tu veuilles exactement suivre mes ordres. Oui, répondit-il, moi mourir, quand mon maître ordonne mourir.

Là-dessus je le fis boire un bon coup de mon rum pour lui fortifier le cœur. Je lui fis prendre mes deux fusils de chasse que je chargea de la plus grosse dragée : je pris encore quatre mousquets, sur chacun desquels je mis deux cloux & cinq petites balles ; je chargeai mes pistolets tout aussi-bien à proportion : je mis à mon côté mon grand sabre tout nud, & j’ordonnai à Vendredi de prendre sa hache.

M’étant préparé de cette manière, je pris une des mes lunettes, & je montai au haut de la colline pour découvrir ce qui se passoit sur le rivage : j’apperçus bientôt que nos ennemis y étoient au nombre de vingt-un, avec trois prisonniers ; qu’ils étoient venus en trois canots, & qu’ils avoient dessein de faire un festin de triomphe par le moyen de ces trois corps humains.

J’observai encore qu’ils étoient débarqués non dans l’endroit Vendredi leur étoit échappé, mais bien plus près de ma petite baie, où le rivage étoit bas, & où un bois épais s’étendoit presque jusqu’à la mer. Cette découverte m’anima d’un nouveau courage ; & retournant vers mon esclave, je lui dis que j’étois déterminé à les tuer tus s’il vouloit m’assister avec vigueur. Sa peur étant alors passée, & le rum ayant mis ses esprits en mouvement, il parut plein de feu, & répéta avec un air ferme : Moi mourir, quand vous ordonne mourir.

Pour mettre à profit ce moment de noble fureur, je partageai les armes entre nous deux ; je lui donnai un pistolet pour mettre à sa ceinture, je lui mis trois fusils sur l’épaule ; j’en prends autant pour moi, nous nous mettons en marche. Outre mes armes, je m’étois pourvu d’une bouteille de rum, & j’avois chargé mon esclave d’un sac plein de poudre & de balles. Le seul ordre qu’il avoit à suivre étoit de marcher sur mes pas, de ne faire aucun mouvement, de ne pas dire un mot sans que je lui eusse commandé. Dans cette posture je cherchai à main droite un détour pour venir de l’autre côté de la baie, & pour gagner le bois, afin d’avoir les cannibales à la portée du fusil avant qu’ils m’eussent découvert. Je vins aisément à bout de trouver une telle route par le moyen de mes lunettes d’approche.

Tout en marchant, je ralentis beaucoup, par mes réflexions, l’ardeur qui m’avoit porté à cette entreprise ; ce n’étoit pas que le nombre des ennemis me fît peur : ils étoient nuds, & certainement j’avois lieu de nous croire plus forts qu’eux : mais les mêmes raisons qui m’avoient donné autrefois de l’horreur pour un pareil massacre, faisoient encore de vives impressions sur mon esprit : quelle nécessité, dis-je en moi-même, me porte à tremper mes mains dans le sang d’un peuple qui n’a jamais eu la moindre intention de m’offenser ? Leurs coutumes barbares font leur propre malheur, & font une preuve que Dieu les a livrés aussi bien que tant de nations à leur stupide brutalité, sans m’établir juge de leurs actions, & exécuteur de sa justice ; il l’exercera sur eux lui-même quand il le voudra, & de la manière qu’il le trouvera bon. C’est une autre affaire par rapport à Vendredi, qui est leur ennemi déclaré, & dans un état de guerre légitime avec eux : mais il n’y a rien entre eux & moi.

Ces pensées me jetèrent dans une grande incertitude, dont je sortis enfin, en me déterminant à approcher seulement du lieu de leur barbare festin, & d’agir selon que le ciel m’inspireroit ; mais de ne me point mêler de leurs affaires, à moins que quelque chose ne se présentât à mes yeux, comme une vocation particulière.

Dans cette vue j’entrai par le bois avec toute la précaution & tout le silence possibles, ayant Vendredi sur mes talons, & je m’avançai jusqu’à ce qu’il n’y eût qu’une petite pointe du bois entre nous & les sauvages. Appercevant alors un arbre fort élevé, j’appelle Vendredi tout doucement, & je lui ordonne de percer jusques-là pour découvrir à quoi les sauvages s’occupoient. Il le fit, & vint bientôt me rapporter qu’on les voyoit de-là distinctement, qu’ils étoient tous autour de leur feu, se régalant l’un de la chair de leurs prisonniers, & qu’à quelques pas de-là, il y en avoit un autre garotté & étendu sur le sable, qui auroit bientôt le même sort : que ce dernier n’étoit pas de leur nation ; mais un des hommes barbus qui s’étoient sauvés dans son pays avec une chaloupe. Ce rapport, & sur-tout la particularité du prisonnier barbu, ranimèrent toute ma fureur : je m’avançai vers l’arbre moi-même, & j’y vis clairement un homme blanc couché sur le sable, les mains & les pieds garottés : les habits dont je le vis couvert ne me laissèrent pas douter que ce ne fût un Européen.

Il y avoit un autre arbre revêtu d’un petit buisson, plus près de leur horrible festin, d’environ cinquante verges, où si je pouvois parvenir sans être apperçu, je vis que je les aurois à demi-portée de fusil. Cette découverte me donna assez de prudence pour maîtriser ma passion pour quelques momens, quoique ma rage fût montée pour jusqu’au plus haut degré, & me glissant derrière quelques broussailles, je parvins à cet endroit où je trouvai une petite élévation d’où je découvris, à quatre-vingt verges de moi, tout ce qui se passoit.

Je vis qu’il n’y avoit pas un instant à perdre, dix-neuf de ces barbares étoient assis à terre, serrés les uns contre les autres, ayant détaché deux bouchers pour leur apporter apparemment le pauvre chrétien membre à membre. Ils étoient déjà occupés à lui délier les pieds, quand me tournant vers mon esclave, allons Vendredi, lui dis-je, suis mes ordres exactement, fais précisément ce que tu me verras faire sans manquer dans le moindre point : il me le promit ; & là-dessus, posant à terre un de mes mousquets, & un de mes fusils de chasse, je le vis m’imiter avec exactitude. Avec mon autre mousquet je couchai les sauvages en joue, en lui ordonnant d’en faire autant : Es-tu prêt, lui dis-je ? Oui, répondit-il, & en même tems nous fîmes feu l’un & l’autre.

Vendredi m’avoit tellement surpassé à viser juste, qu’il en tua deux, & en blessa trois, au lieu que je n’en blessai que deux, & n’en tuai qu’un seul. On peut juger si les autres étoient dans une terrible consternation : tous ceux qui n’étoient pas blessés, se levèrent précipitamment, sans savoir de quel côté tourner leurs pas pour éviter un danger, dont la source leur étoit inconnue. Vendredi cependant avoit toujours les yeux fixés sur moi, pour observer & pour imiter mes mouvemens. Après avoir vu l’effet de notre première décharge, je jetai mon mousquet pour prendre le fusil de chasse, & mon esclave en fit de même. Il coucha en joue comme moi. Es-tu prêt, lui demandai-je encore ? & dès qu’il m’eut dit que oui ; feu donc, lui dis-je, au nom de Dieu ; & en même temps nous tirâmes encore parmi la troupe effrayée ; &, comme nos armes étoient chargées d’une dragée grosse, comme de petites balles de pistolet, il n’en tomba que deux ; mais il y en avoit tant de blessée, que nous les vîmes courir la plûpart ça-&-là, tout couverts de sang, & qu’un moment après il en tomba encore trois à demi-morts.

Ayant jeté alors à terre les armes déchargées, je saisis mon second mousquet, j’ordonnai à Vendredi de me suivre ; ce qu’il fit avec beaucoup d’intrépidité. Je sortis brusquement avec Vendredi sur mes talons, & dès que je fus découvert, je poussai un grand cri, comme il fit de son côté ; ensuite je me mis à courir de toutes mes forces, autant que me le permettoit le poids des armes que je portois, vers la pauvre victime qui étoit étendue sur le sable, entre le lieu du festin & la mer. Les bouchers, qui alloient exercer leur art sur ce pauvre malheureux, l’avoient abandonné au bruit de notre première décharge, & prenant la fuite avec une terrible frayeur du côté de la mer, s’étoient jetés dans un des canots, où ils furent suivis par trois autres. Je criai à Vendredi de courir de ce côté-là, & de tirer dessus. Il m’entendis d’abord, & s’étant avancé sur eux d’une quarantaine de verges, il fit feu. Je m’imaginai au commencement qu’il les avoit tous tués les voyant tomber les uns sur les autres ; mais, j’en revis bientôt deux sur pied : il en avoit pourtant tué deux, & blessé un troisième d’une telle manière qu’il resta comme mort au fond de la barque.

Pendant que mon sauvage s’attachoit ainsi à la destruction de ses ennemis, je tirai mon couteau pour couper les liens du pauvre prisonnier, & ayant mis en liberté ses pieds & ses mains, je le mis sur son séant, & je lui demandai en portugais qui il étoit. Il me répondit en latin, Christianus ; mais le voyant si foible, qu’il avoit de la peine à se tenir debout & à parler, je lui donnai ma bouteille, & lui fis signe de boire. Il le fit, & mangea encore un morceau de pain que je lui avois donné pareillement. Après avoir un peu repris ses esprits, il me fit entendre qu’il étoit Espagnol, & qu’il m’avoit toutes les obligations imaginables pour l’important service que je venois de lui rendre : je me servis de tout l’espagnol que je pouvois rassembler, & je lui dis : Signor, nous parlerons une autre fois ; mais à présent il faut$ combattre : s’il vous reste quelque force, prenez ce pistolet & cette épée, & faites-en un bon usage. Il les prit d’un air reconnaissant, & il sembloit que ces armes lui fissent revenir toute sa vigueur. Il tomba dans le moment sur ses ennemis comme une furie, & dans un tour de main, il en dépêcha deux à coups de sabre. Il est vrai qu’ils ne se défendoient guères. Ces pauvre barbares étoient si effrayés du bruit de nos fusils, qu’ils étoient aussi peu en état de songer à leur conservation, que leur chair avoit été capable de résister à nos balles. Je m’en étois bien apperçu lorsque Vendredi avoit fait feu sur ceux qui étoient dans la barque, dont les uns avoient été terrassés par la peur, tout aussi-bien que les autres par les blessures.

Je tenois toujours mon dernier fusil dans la main, sans le tirer, pour n’être pas pris au dépourvu. C’étoit tout ce que j’avois pour me défendre, ayant donné mon pistolet & mon sabre à l’Espagnol. J’ordonnai cependant à Vendredi de retourner à l’arbre où nous avions commencé le combat, & d’y chercher nos armes déchargées ; ce qu’il fit avec une grande rapidité. Pendant que je m’étois mis à terre pour les charger de nouveau, je vis un combat très-vigoureux entre l’espagnol & un des sauvages, qui étoit allé sur lui avec un de ces sabres de bois qui avoient été destinés à le priver de la vie, si je ne l’avois empêché. L’espagnol, qui, bien que foible, étoit aussi brave & aussi hardi qu’il est possible de l’être, avoit déjà combattu l’indien pendant quelque tems, & lui avoit fait deux blessures à la tête, quand l’autre l’ayant saisi par le milieu du corps, le jeta à terre, & fit tous ses efforts pour lui arracher mon épée. L’espagnol ne perdit pas son sang-froid dans cette extrémité ; il quitta sagement le sabre, mit la main au pistolet, & tua son ennemi sur le champ. Vendredi qui n’étoit plus à portée de recevoir mes ordres, se voyant en pleine liberté, poursuivit les autres sauvages avec sa hache, de laquelle il dépêcha d’abord trois de ceux qui avoient été jetés à terre par nos décharges, & ensuite tous les autres qu’il put attraper. De l’autre côté, l’Espagnol ayant pris un de mes fusils, se mit à la poursuite de deux autres qu’il blessa tous deux ; mais comme il n’avoit pas la force de courir, ils se sauvèrent dans le bois, où Vendredi en tua encore un : pour le second, qui étoit d’une agilité extrême, il lui échappa, se jeta à corps perdu dans la mer, & gagna à la nage le canot, où il y avoit trois de ses camarades, dont l’un, comme j’ai déjà dit, étoit blessé : ces quatre furent les seuls qui se sauvèrent de nos mains, de toute la troupe, comme il est aisé de voir par la liste suivante :

Trois tués par notre première décharge, 3
Deux tués par la seconde, 2
Deux tués par Vendredi dans la canot, 2
Deux tués par le même, de ceux qui avoient été d’abord
blessés, 2
Un tué par le même dans le bois, 1
Trois tués par l’Espagnol, 3
Quatre tués par Vendredi dans le bois où leurs blessures
les avoient fait tomber çà & là, 4
Quatre sauvés dans le canot, parmi lesquels un blessé, 4
En tout, 21

Ceux qui étoient dans le canot faisoient force de rames pour se mettre hors de la portée du fusil ; & quoique mon esclave leur tirat encore deux ou trois coups, je n’en vis pas un faire mine d’en être touché. Il souhaitoit fort que nous prissions un des canots pour leur donner la chasse : ce n’étoit pas sans raison. Il étoit fort à craindre, s’ils échappoient, qu’ils ne fissent le récit de leur triste aventure à leurs compatriotes, & qu’ils ne revinssent avec quelques centaines de barques, pour nous accabler par leur nombre. J’y consentis donc ; je me jetai dans un de leurs canots, en commandant à Vendredi de me suivre ; mais je fus bien surpris en y voyant un troisième prisonnier garotté de la même manière que l’avoit été l’Espagnol, & presque mort de peur, n’ayant pas su ce dont il s’agissoit ; car il étoit tellement lié, qu’il étoit incapable de lever la tête, & qu’il lui restoit à peine un souffle de vie.

Je me mis d’abord à couper les cordes qui l’incommodoient si fort ; je m’efforçai à le lever, mais il n’avoit pas la force de se soutenir ou de parler. Il jeta seulement des cris sourds, mais lamentables, craignant sans doute qu’on ne le déliât que pour lui ôter la vie.

Dès que Vendredi fut entré dans la barque, je lui dis de l’assurer de sa délivrance, & de lui donner un coup de mon rum ; ce qui, joint à la bonne nouvelle à laquelle il ne s’attendoit pas, le fit revivre, & lui donna assez de force pour se mettre sur son séant.

Dès que Vendredi l’eut bien regardé, & l’eut entendu parler, c’étoit une chose à tirer les larmes des yeux à l’homme le plus insensible, de le voir baiser, embrasser ce sauvage ; de le voir pleurer, rire, sauter, danser à l’entour, ensuite se tordre les mains, se battre le visage, & puis sauter, danser de nouveau ; enfin se comporter comme s’il étoit hors de sens. Pendant quelques momens il n’avoit pas la force de m’expliquer la cause de tant de mouvemens opposés ; mais étant un peu revenu à lui, il me dit que ce sauvage étoit son père.

Il m’est impossible d’exprimer jusqu’à tel degré je fus touché des transports que l’amour filial produisit dans le cœur du pauvre garçon, à la vue de son père délivré des mains de ses bourreaux. Il m’est tout aussi difficile de bien dépeindre toutes les tendre extravagances où ce spectacle le jetoit : tantôt il entroit dans le canot, tantôt il en sortoit, tantôt il y rentroit de nouveau, il s’asseyoit auprès de son père, & pour le réchauffer il en tenoit la tête serrée contre sa poitrine pendant des demi-heures entières ; il lui prenoit les mains & les pieds, roidis par la force dont ils avoient été liés, & tâchoit de les amollir en les frottant. Voyant quel étoit son dessein je lui donnai de mon rum, pour rendre ce frottement plus utile, ce qui fit beaucoup de bien au pauvre vieillard.

Cet accident nous fit oublier de poursuivre le canot des sauvages qui étoit déjà hors de notre vue : ce fut un bonheur pour nous : car deux heures après, lorsqu’ils ne pouvoient pas encore avoir fait le quart du chemin, il s’éleva un vent terrible qui continua pendant toute la nuit, & comme il venoit du nord-ouest, & qu’il leur étoit contraire, il ne me parut guères possible alors qu’ils pussent gagner leurs côtes.

Pour revenir à Vendredi, il étoit tellement occupé autour de son père, que pendant assez long-tems je n’eus pas le cœur de le retirer de-là ; mais quand je crus qu’il avoit suffisamment satisfait ses transports, je l’appelai : il vint en sautant, en riant & en marquant la joie la plus vive. Je lui demandai s’il avoit donné du pain à son père. Non, dit-il, moi vilain chien, manger tout moi-même. Là-dessus je lui donna un de mes gâteaux d’orge que j’avois dans ma poche, & j’y ajoutai un coup de rum pour lui-même. Il n’y goûta pas seulement, mais alla porter le tout à son père, avec une poignée de raisins secs, que je lui avois donnés encore pour ce bon-homme.

Un moment après je le vis sortir de la barque, & se mettre à courir vers mon habitation avec une telle rapidité, que je le perdis de vue dans un instant ; car c’étoit le garçon le plus agile & le plus léger que j’aie vu de mes jours. J’avois beau crier, il n’entendoit rien ; mais environ un quart-d’heure après je le vis revenir avec moins de vîtesse, parce qu’il portoit quelque chose.

C’étoit un pot rempli d’eau fraîche & quelques morceaux de pain qu’il me donna : pour l’eau il la porta à son père après que j’en eus bu un petit coup pour me désaltérer. Elle ranima entièrement le pauvre vieillard, & lui fit plus de bien que toute la liqueur forte qu’il avoit prise ; car il mouroit de soif.

Quand il eut bu, & que je vis qu’il y avoit encore de l’eau de reste, j’ordonnai à Vendredi de la porter à l’espagnol avec un des gâteaux qu’il m’avoit été chercher. Celui-ci étoit extrêmement foible, & s’étoit couché sur l’herbe à l’ombre d’un arbre : il se relava pourtant pour manger & pour boire, & je m’en approchai moi-même pour lui donner une poignée de raisins. Il me regarda d’un air tendre & plein de la plus vive reconnoissance ; mais il avoit si peu de forces, quoiqu’il eût marqué tant de vigueur dans le combat, qu’il ne pouvoit se tenir sur ses jambes ; il l’essaya deux ou trois fois, mais en vain ; ses pieds enflés prodigieusement à force d’avoir été garottés, lui causoient trop de douleur. Pour le soulager, j’ordonnai à Vendredi de les lui frotter avec du rum, comme il avoit fait à l’égard de son père.

Quoique mon pauvre sauvage s’acquittât de ce devoir avec affection, il ne pouvoit pas s’empêcher de moment à autre de tourner ses yeux vers son père, pour voir s’il étoit toujours dans le même endroit, & dans la même posture. Une fois entr’autres ne le voyant pas, il se leva avec précipitation, & courut de ce côté-là avec tant de vîtesse qu’il étoit difficile de voir si ses pieds touchoient à terre ; mais en entrant dans le canot, il vit qu’il n’y avoit rien à craindre, que son père s’étoit couché seulement pour se reposer. Dès que je le vis de retour, je priai l’Espagnol de souffrir que Vendredi l’aidât à se lever, & le conduisit vers la barque, pour le mener de-là vers mon habitation, où j’aurois de lui tout le soin possible. Mon sauvage n’attendit pas que l’Espagnol fît le moindre effort ; comme il étoit aussi robuste qu’agile, il le chargea sur ses épaules, le porta jusqu’à la barque, & le fit asseoir sur un des côtés du canot ; ensuite il le plaça tout auprès de son père ; puis sortant de la barque, il la lança à l’eau, & quoi qu’il fît un grand vent, il la fit suivre le rivage plus vîte que je n’étois capable de marcher. Après l’avoir fait entrer dans la baie, il se mot de nouveau à courir pour chercher l’autre canot des sauvages qui nous étoit resté, & il y arriva avec cette barque aussi vîte que j’y étois venu par terre. Il me fit passer la baie, & ensuite il alla aider nos nouveaux compagnons à sortir du canot où ils étoient ; mais ils n’étoient ni l’un ni l’autre en état de marcher, de manière que Vendredi ne savoit comment faire.

Après avoir médité sur les moyens de remédier à cet inconvénient, je priai mon sauvage de s’asseoir & de se reposer, & pour moi je me mis à travailler cependant à une espèce de civière ; nous les posâmes tous deux & les portâmes jusqu’à notre retranchement extérieur : mais nous voilà dans un plus grand embarras qu’auparavant. Je n’avois nulle envie d’abattre ce rempart, & je ne voyois pas comment on pourroit les faire passer par-dessus. Le seul parti qu’il y avoit à prendre, c’étoit de travailler de nouveau, & avec l’aide de Vendredi je dressai en moins de deux heures un jolie petite tente couverte de ramée & de vieilles voiles, entre mon retranchement extérieur & le bocage que j’avois eu soin de planter à quelques pas de-là. Dans cette hutte, je leur fis deux lits de quelques bottes de paille, sur chacun desquels je mis une couverture pour coucher dessus, & une autre couverture pour leur tenir chaud.

Voilà mon île peuplée ; je me croyois riche en sujets, & c’étoit une idée fort avantageuse pour moi de me considérer ici comme un petit monarque ; toute cette île étoit mon domaine par des titres incontestables. Mes sujets m’étoient parfaitement soumis ; j’étois leur législateur & leur seigneur despotique : ils m’étoient tous redevables de la vie ; & tous ils étoient prêts de la risquer pour mon service dès que l’occasion s’en présenteroit. Ce qui étoit le plus remarquable, c’est qu’il y avoit dans mes états trois religions différentes : Vendredi étoit protestant, son père étoit payen & un cannibale, l’Espagnol étoit catholique romain ; & moi, comme un prince sage & équitable, j’établissois la liberté de conscience dans tout mon royaume. Cela soit dit en passent.

Dès que j’eus logé mes deux nouveaux compagnons, je songeai à rétablir leur forces par un bon repas : je commandai à Vendredi d’aller prendre parmi mon troupeau apprivoisé un chevreau d’un an ; je le mis en petites pièces, je le fis bouillir & étuver, & je vous assure que je le leur accommodai un fort bon plat de viande & de bouillon, où j’avois mis de l’orge & du riz. Je portai le tout dans la nouvelle tente, & ayant servi, je me mis à table avec mes nouveaux hôtes, que je régalai & encourageai de mon mieux, me servant de Vendredi comme de mon interprète, non-seulement auprès de son père, mais auprès de l’Espagnol, qui parloit fort joliment la langue des sauvages.

Après avoir dîné, ou, pour mieux dire, soupé, j’ordonnai à mon esclave de prendre un des canots, & d’aller chercher nos armes à feu que nous avions laissées sur le champ de bataille ; & le jour après je luis dis d’enterrer les morts, qui, étant exposés au soleil, nous auroient bientôt incommodés par leur mauvaise odeur, & d’ensevelir en même tems les restes affreux du festin, qui étoient répandus sur le rivage en quantité. J’étois si fort éloigné de le faire moi même, que je ne pouvois pas y penser sans horreur, & que j’en détournois les yeux quand j’étois obligé de passer par cet endroit. Pour mon sauvage, il s’en acquitta si bien, qu’il ne resta pas seulement l’apparence ni du combat, ni du festin, & que je n’aurois pas pu reconnoître le lieu même sans la pointe du bois qui s’avançoit de ce côté-là.

Je crus qu’il étoit tems alors d’entrer en conversation avec mes nouveaux sujets. Je commençai par le père de Vendredi, à qui je demandai ce qu’il pensoit des sauvages qui s’étoient échappés, & si nous devions craindre qu’ils ne revinssent à cette isle avec des forces capables de nous accabler. Son sentiment étoit qu’il n’y avoit aucune apparence qu’ils eussent pu résister à la tempête, & qu’ils devoient être tous péris, à moins d’avoir été portés du côté du Sud, sur certaines côtes où ils seroient dévorés indubitablement. A l’égard de ce qu’il pourroit arriver, en cas qu’ils eussent été assez heureux pour regagner leur rivage, il me dit qu’il les croyoit si fort effrayés par la manière dont ils avoient été attaqués, si étourdis par le bruit & par le feu de nos armes, qu’ils ne manqueroient pas de raconter à leur peuple que leurs compagnons avoient été tués par la foudre & par le tonnerre, & que les deux ennemis qui leur avoient apparu, étoient sans doute des esprits descendus du ciel pour les détruire. Il étoit confirmé dans cette opinion, parce qu’il avoit entendu dire aux fuyards qu’ils ne pouvoient pas comprendre que des hommes pussent souffler foudre, parler tonnerre, & tuer à une grande distance, sans lever seulement la main.

Ce vieux sauvage avoit raison ; car j’ai appris ensuite que ceux qui s’étoient sauvés dans le canot étoient revenus chez eux, & avoient donné une telle épouvante à leurs compagnons, qu’ils s’étoient mis dans l’esprit, que quiconque oseroit approcher de cette Isle enchantée seroit détruit par le feu du ciel : on peut juger s’ils furent assez hardis pour s’y exposer. Mais comme alors ces circonstances m’étoient inconnues, je fus pendant quelque tems dans des appréhensions continuelles, qui m’obligèrent à être sur mes gardes, & à tenir toutes mes troupes sous les armes. Nous étions quatre alors, & je n’aurois pas craint d’affronter une centaine de nos ennemis en rase campagne.

Cependant ne voyant pas arriver un seul canot sur mon rivage pendant assez de tems, mes frayeurs s’apaisèrent, & je commençais à délibérer sur mon voyage vers le continent, où le père de Vendredi m’assuroit que je serois bien reçu par les sauvages pour l’amour de lui.

L’exécution de mon dessein fut un peu suspendue par un entretien fort sérieux que j’eus avec l’Espagnol. Il m’apprit qu’il avoit laissé au continent seize autres chrétiens, tant espagnols que portugais, qui, ayant fait naufrage, & s’étant sauvés sur ces côtes, y vivoient, à la vérité, en paix avec les sauvages ; mais avoient à peine assez de vivres pour ne pas mourir de faim. Je lui demandai toutes les particularités de leur voyage, & je découvris qu’ils avoient monté un vaisseau espagnol, venant de Rio de la Plata, pour porter à la Havane des peaux & de l’argent, & pour s’y charger de toutes les marchandises européennes qu’ils y pourroient trouver ; qu’ils avoient sauvé d’un autre vaisseau cinq matelots portugais, qu’en récompense ils en avoient perdu cinq des leurs, & que les autres, à travers une infinité de dangers, étoient à demi-morts de faim sur le rivage des cannibales, saisis de la crainte d’être dévorés aussi-tôt qu’on les auroit apperçus.

Il me conta encore qu’ils avoient quelques armes avec eux, mais qu’elles leur étoient absolument inutiles, faute de balles & de poudre, dont ils n’avoient sauvé qu’une quantité très-petite, qu’ils avoient consumée les premiers jours de leur débarquement, en allant à la chasse.

Mais, lui dis-je, que deviendront-ils à la fin ? N’ont-ils jamais formé le dessein de se tirer de-là ? Il me répondit qu’ils y avoient pensé plus d’une fois, mais que n’ayant ni vaisseau, ni instrumens nécessaires pour en construire un, ni aucune provision, toutes leurs délibérations là-dessus avoient été terminées par des larmes & par le désespoir.

Je lui demandois de quelle manière il croyoit qu’ils pouvoient recevoir une proposition de ma part, tendante à leur délivrance, & s’il ne jugeroit pas qu’elle seroit aisée à exécuter, si on pouvoit les faire venir tous dans mon île. Mais, ajoutai-je, je vous avoue franchement que je crains fort quelque coup de traître de leur façon. La gratitude n’est pas une vertu fort familière aux hommes qui, d’ordinaire, conforment moins leur conduite aux services qu’ils ont reçus, qu’aux avantages qu’ils peuvent espérer. Ce seroit pour moi une chose bien dure, continuai-je, si, pour prix d’avoir été l’instrument de leur délivrance, ils m’amenoient comme leur prisonnier dans la Nouvelle-Espagne, où tout Anglois, par quelque accident qu’il y puisse venir, ne doit s’attendre qu’à la plus cruelle destinée. Je vous assure que j’aimerois mieux être dévoré tout vivant par les sauvages, que de tomber entre les mains de l’inquisition. Sans cette difficulté, ajoutai-je, je croirois mon dessin fort aisé, & s’ils se trouvoient tous ici on pourroit facilement constuire un bâtiment assez grand pour nous mener ou du côté du sud dans le Brésil, ou du côté du nord dans les îles Espagnoles.

Après avoir écouté mon discours avec attention, il me répondit avec un air de candeur, que ces gens-là sentoient avec tant de vivacité, tout ce qu’il y avoit de misérable dans leur situation, qu’il étoit sûr qu’ils auroient horreur de la pensée seule de maltraiter un homme qui contribueroit à les en délivrer. Si vous voulez, poursuivit-il, j’irai les voir avec le vieux sauvage, je leur communiquerai votre intention, & je vous apporterai leur réponse : je n’entrerai point en traité avec eux, sans qu’ils m’assurent de le garder par les sermens les plus solemnels. Je veux stipuler qu’il vous reconnoîtront pour leur commandant, & je les ferai jurer par les sacremens & par l’évangile, de vous suivre dans quelque pays chrétien que vous trouviez à propos de les mener, & de vous obéir exactement, jusqu’à ce que nous y soyons arrivés ; & je prétends vous apporter sur tout cela un contrat formel, signé par toute la troupe.

Pour me donner plus de confiance en lui, il me proposa de me prêter serment lui-même avant son départ, & il me jura qu’il ne me quitteroit jamais sans mes ordres, & qu’il me défendroit jusqu’à la dernière goutte de son sang, si ses compatriotes étoient assez lâches pour manquer à leurs promesses dans le moindre point. Au reste il m’assure que c’étoient tous de fort honnêtes gens, qu’ils étoient accablés de toute la misère imaginable, destitués d’armes & d’habits, & n’ayant d’autres vivres que ceux que leur fournissoit la pitié des sauvages ; qu’ils étoient privés de tout espoir de revenir jamais dans leur patrie, & que si je voulois bien songer à finir leurs malheurs, ils étoient gens à vivre & à mourir avec moi.

Sur ces assurances, je résolus fermement de travailler à leur bonheur, & d’envoyer pour traiter avec eux l’Espagnol avec le vieux sauvage. Mais quand tout fut prêt pour leur départ, mon Espagnol lui-même me fit une difficulté où je trouvai tant de prudence & tant de sincèrité, que je fus très satisfait de lui, & que je suivis le conseil qu’il me donna, de différer cette affaire pour cinq ou six mois. Voici le fait.

Il y avoit déjà un mois qu’il étoit avec nous, & je lui avois montré toutes les provisions assemblées par le secours de la providence. Il comprenoit parfaitement bien que ce que j’avois amassé de blé & de riz, quoique suffisant de reste pour moi-même, ne suffiroit pas pour ma nouvelle famille, à moins d’une économie exacte, bien loin de pouvoir fournir aux besoins de ses camarades, qui étoient encore au nombre de seize. D’ailleurs il en falloit une bonne quantité pour avitailler le vaisseau que je voulois faire pour passer dans quelque colonie chrétienne ; & son avis étoit de défricher d’autres champs, d’y semer tout le grain dont je pouvois me passer, & d’attendre une nouvelle moisson avant que de faire venir ses compatriotes. La disette, me dit-il, pourroit les porter à la révolte, en leur faisant voir qu’ils ne sont sortis d’un malheur que pour tomber dans un autre. Vous savez, poursuivit-il, que les enfans d’Israël, quoique ravis d’abord d’être délivrés de la servitude d’Egypte, se révoltèrent contre Dieu leur libérateur lui-même, quand ils manquèrent de pain dans le désert.

Son conseil me parut si raisonnable, & j’y trouvai tant de preuves de sa fidélité, que j’en fus charmé, & que je me déterminai à la suivre. Nous nous mettons donc tous quatre à remuer la terre autant que nos instrumens de bois pouvoient nous le permettre ; &, dans l’espace d’un mois, le tems d’ensemencer les terres étant venu, nous en avions défriché assez pour y semer vingt-deux boisseaux d’orge & seize jarres de riz, c’étoit tout le grain que nous pouvions épargner. A peine nous en resta-t-il pour vivre pendant les six mois qui devoient s’écouler avant la dernière récolte ; car le grain est six mois en terre dans ce pays-là.

Etant alors assez forts pour ne rien craindre des sauvages, à moins qu’ils ne vinssent en très-grand nombre, nous nous promenions par toute l’île, sans aucune inquiétude ; & comme nous avions tous l’esprit plein de notre délivrance, il m’étoit impossible de ne pas songer aux moyens. Entr’autres choses, je marquai plusieurs arbres qui me paroissoient propres pour mes vues : j’employai Vendredi & son père à les couper, & je leur donnai l’Espagnol pour inspecteur. Je leur montrai avec quel travail infatigable j’avois fait des planches d’un arbre fort épais, & je leur ordonnai d’agir de même. Ils me firent une douzaine de bonnes planches de chêne d’à-peu-près deux pieds de large, de trente-cinq de long, & épaisses depuis deux pouces jusqu’à quatre. On peut comprendre quelle peine il falloit pour en venir à bout.

Je songeois en même tems à augmenter mon troupeau ; tantôt j’allois à la chasse moi même avec Vendredi, tantôt je l’envoyois avec l’Espagnol, & de cette manière nous attrapâmes vingt-deux chevreaux, que nous joignîmes à notre troupeau apprivoisé ; car quand il nous arrivoit de tuer une chèvre, nous ne manquions jamais d’en conserver les petits. Outre cela, la saison étant venue de cueillir le raisin, je fis sécher une si grande quantité de grappes, qu’il y en avoit de quoi remplir plus de soixante barils. Ce fruit faisoit avec notre pain une grande partie de nos alimens, & je puis vous assurer que c’est quelque chose d’extraordinairement nourrissant.

C’étoit alors le tems de la moisson, & notre grain étoit en fort bon état, quoique j’aie vu des années plus fertiles dans l’île. La récolte fut pourtant assez bonne pour répondre à nos fins : de vingt-deux boisseaux d’orge que nous avions semés, il nous en vint deux cent vingt, & notre riz s’étoit multiplié à proportion ; ce qui étoit une provision suffisante pour nous, & pour les hôtes que nous attendions, jusqu’à notre moisson prochaine ; ou bien, s’il s’agissoit de faire le voyage projeté, il y en avoit assez pour ravitailler notre vaisseau abondamment, de quelque côté de l’Amérique que nous voulussions diriger notre cours.

Après avoir recueilli ainsi nos grains, nous nous mîmes à travailler en osier & à faire quatre grands paniers pour l’y conserver. L’Espagnol étoit extrêmement habile à ces sortes d’ouvrages, & il me blâmoit souvent de n’avoir pas employé cet art à faire mes enclos & mes retranchemens. Mais par bonheur la chose n’étoit plus nécessaire alors.

Tous ces préparatifs étant faits, je permis à mon Espagnol de passer en terre ferme, pour voir s’il y avoit quelque chose à faire avec ses compatriotes ; & je lui donnai un ordre par écrit de ne pas emmener un seul homme avec lui sans lui avoir fait jurer devant lui & devant le vieux sauvage, que bien loin d’attaquer le maître de l’île, & de causer le moindre chagrin à un homme qui avoit la bonté de travailler à sa délivrance, il ne négligeroit rien pour le défendre contre toutes sortes d’attentats, & qu’il se soumettoit entièrement à ses commandemens, de quelque côté qu’il trouvât bon de le mener. J’ordonnai encore à l’Espagnol de m’en rapporter un traité formel par écrit, signé de toute la troupe, sans songer que, selon toutes les apparences, elle n’avoit ni papier ni encre.

Muni de ces instructions, il partit avec le vieux sauvage dans le même canot qui avoit servi à les conduire dans l’île pour y être dévorés par les cannibales leurs ennemis. Je leur donnai à chacun un mousquet à rouet, & environ huit charges de poudre & de balles, en leur enjoignant d’en être bons ménagers, & de ne les employer que dans les occasions pressantes.

Voilà les premières mesures que je pris pour ma délivrance depuis vingt-sept ans & quelques jours que je fus dans cette île. Aussi ne négligeai-je aucune précaution nécessaire pour les rendre justes ; je donnai à mes voyageurs une provision de pain & de grappes sèches pour plusieurs jours ; & une autre provision pour huit jours, destinée aux espagnols : je convins encore avec eux d’un signal qu’ils mettroient à leur canot à leur retour, pour pouvoir les reconnaître par-là avant qu’ils abordassent ; & là-dessus je leur souhaitai un heureux voyage.

Ils mirent en mer avec un vent frais pendant la pleine lune. C’étoit au mois d’Octobre, selon mon calcul ; car pour un compte exact des jours, je ne pus jamais m’assurer de l’avoir juste, depuis que je l’eus une fois perdu ; je n’étois pas tout-à-fait sûr même d’avoir compté exactement les années, quoique dans la suite je vis que mon calcul s’accordoit parfaitement avec la vérité.

J’avois déjà attendu pendant huit jours le retour de mes députés, quand il m’arriva à l’improviste une aventure, qui n’a peut-être pas sa semblable dans aucune histoire. C’étoit le matin, & j’étois encore profondément endormi, lorsque Vendredi approcha de mon lit avec précipitation, en criant : maître, maître, ils sont venus, ils sont venus.

Je me lève, & m’étant habillé, je me mets à traverser mon bois qui étoit déjà devenu épais, songeant si peu au moindre danger, que j’étois sans armes, contre ma coutume ; mais je fus bien surpris en tournant mes yeux vers la mer, de voir à une lieue & demie de distance une chaloupe avec une voile que nous appelons épaule de mouton, faisant cours du côté de mon rivage, & poussée par un vent favorable. Je vis d’abord qu’elle ne venoit pas du côté directement opposé à mon rivage, mais du côté du sud de l’île. Là-dessus, je dis à Vendredi de ne pas se donner le moindre mouvement, puisque ce n’étoit pas là les gens que nous attendions, & que nous ne pouvions pas savoir encore s’ils étoient amis ou ennemis.

Pour en être mieux éclairci, je fus chercher ma lunette d’approche, & par le moyen de mon échelle, je montai au haut du rocher, comme j’avois coutume de faire, quand j’appréhendois quelque chose & que je voulois le découvrir, sans être découvert moi-même.

A peine avois-je mis le pied sur le haut de la colline, que je vis clairement un vaisseau à l’ancre, à peu près deux lieues & demie au sud-ouest de moi, & je crus observer par la structure du bâtiment que le vaisseau étoit anglois, aussi-bien que la chaloupe.

Je ne saurois exprimer les impressions confuses que cette vue fit sur mon imagination. Quoique ma joie de voir un navire, dont l’équipage devoit être sans doute de ma nation, fût extrême, je ne laissois pas de sentir quelques mouvemens secrets, dont j’ignorois la cause, qui m’inspiroient de la circonspection. Je ne pouvois pas concevoir quelles affaires un vaisseau anglois pouvoit avoir dans cette partie du monde, puisque ce n’étoit pas la route vers aucun des pays où ils ont établi leur commerce : de plus je savois qu’il n’y avoit eu aucune tempête capable de les porter de ce côté-là malgré eux ; par conséquent j’avois lieu de croire qu’ils n’avoient pas de bons desseins, & qu’il valoit mieux pour moi demeurer dans ma solitude que de tomber entre les mains de voleurs & de meurtriers.

Je l’ai déjà dit : qu’aucun homme ne méprise ces avertissemens secrets, qui seront inspirés quelquefois, quoiqu’il ne sente pas la vraisemblance. Je crois que peu de gens capables de réflexion puissent nier que ces sortes d’avertissemens ne nous soient donnés quelquefois ; je crois encore qu’il est incontestable que ce sont des marques de l’existence d’un monde invisible, & du commerce de certains esprits avec nous, qui tend à nous détourner du danger. Il n’y a rien de plus naturel à mon sens que d’attribuer ces avertissemens à quelque intelligence qui nous est favorable, soit suprême, soit inférieure & subordonnées à la divinité.

Le cas dont je vais parler prouve évidemment la vérité de mon opinion ; car si je n’avois pas obéi à ces mouvemens secrets, c’étoit fait de moi, & ma condition seroit devenur infiniment plus malheureuse.

Je ne m’étois pas tenu longtems dans cette posture, sans que je visse la chaloupe approcher du rivage, comme si elle cherchoit une baie, pour la commodité du débarquement ; mais ne découvrant pas celle dont j’ai parlé souvent ; ils poussèrent leur chaloupe sur le sable, environ à un demi-quart de lieue de moi : j’en étoit ravi ; car sans cela ils auroient débarqué précisément devant ma porte, ils m’auroient chassé sans doute de mon château, & auroient pillé tout mon bien.

Lorsqu’ils furent sur le rivage, je vis clairement qu’ils étoient anglois, hormis un ou deux que je pris pour des hollandois, mais qui pourtant ne l’étoient pas. Ils étoient onze en tout ; mais il y en avoit trois sans armes, & garottés, comme je crus m’en appercevoir. Dès que cinq ou six d’entre’eux eurent sauté sur le rivage, il firent sortir les autres de la chaloupe, comme des prisonniers : je vis un des trois marquer par des gestes une affliction & un désespoir qui alloient jusqu’à l’extravagance ; les deux autres levoient quelquefois les mains vers le ciel, & paroissoient être fort affligés, mais leur douleur me sembloit pourtant plus modérée.

Dans le tems que j’étois dans une grande incertitude, sans concevoir ce que signifioit un pareil spectacle, Vendredi s’écria de son mauvais anglois : O maître, vous voyez hommes anglois manger prisonniers aussi-bien qu’hommes sauvages : voyez eux les vouloir manger. Non, non, dis-je, Vendredi : je crains seulement qu’ils ne les massacrent, mais soit sûr qu’ils ne les mangeront pas. Je tremblois cependant à l’horreur de cette vue, à chaque moment je m’attendois à les voir assassiner ; même je vis une fois une de ces scélérats lever déjà un grand sabre pour frapper un des ces malheureux, & je crus que je l’allois voir tomber à terre ; ce qui glaça tout mon sang dans mes veines.

Dans ces circonstances je regrettois extrêmement mon espagnol & mon vieux sauvage, & je souhaitois fort de pouvoir attraper ces indignes anglois sans être découvert, à la portée du fusil, pour délivrer les prisonniers de leurs cruelles mains ; car je ne leur vis point d’armes à feu : mais il plut à la providence de me faire réussir dans mon dessein d’une autre manière.

Pendant que ces insolens matelots rôdoient par toute l’île, comme s’ils vouloient aller à la découverte du pays, j’observai que les trois prisonniers étoient en liberté d’aller où ils vouloient, mais ils n’en eurent pas le cœur ; ils se mirent à terre d’un air pensif & désespéré.

Leur triste contenant me fit souvenir de celle que j’avois eue autrefois en abordant le même rivage, me croyant perdu, tournant mes yeux de tous côtés, rempli de la crainte des bêtes sauvages, & réduit par mes frayeurs à passer une nuit entière dans un arbre.

Comme alors je ne m’étois attendu à rien moins qu’à voir notre vaisseau porté plus près du rivage par la tempête & par la marée, & de trouver par-là occasion d’en tirer les moyens de subsister, de même ces malheureux prisonniers n’avoient pas la moindre idée de la délivrance prochaine que le ciel préparoit pour eux dans le tems qu’ils croyoient tout secours impossible.

Combien de fortes raisons n’avons-nous pas dans ce monde, de nous reposer avec joie sur la bonté de notre créateur, puisque nous sommes rarement dans d’assez malheureuses circonstances pour ne pas trouver quelque sujet de consolation, & puisque nous sommes fort souvent portés à notre délivrance par les mêmes moyens qui sembloient nous conduire à notre ruine ?

La marée étoit justement au plus haut quand ces gens étoient venus à terre ; & en partie en parlant avec leurs prisonniers, en partie en rôdant par tous les coins de l’île, ils s’étoient amusés jusqu’à ce que la mer s’étant retirée par le reflux, eût laissé leur chaloupe à sec.

Ils y avoient laissé deux hommes qui, à force de boire de l’eau-de-vie, s’étoient endormis : cependant l’un s’éveillant plutôt que l’autre & trouvant la chaloupe trop enfoncée dans le sable, pour l’en tirer tout seul, il fit approcher les autres par ses cris ; mais ils n’eurent pas assez de force tous ensemble pour la tirer de-là, parce qu’elle étoit extrêmement pesante, & que le rivage de ce côté-là étoit mou comme un sable mouvant.

Voyant cette difficulté, comme véritables gens de mer, les plus négligens de tous les hommes peut-être, ils résolurent de n’y plus songer, & ils se mirent à parcourir l’île. J’en entendis un qui appelant un de ses camarades pour le faire venir à terre ; Hé ! Jean, lui cria-t-il, laisse-la en repos si tu peux ; la marée prochaine la remettra bien à flot. Ce discours me confirma encore dans l’opinion qu’ils étoient mes compatriotes.

Pendant tout ce tems-là je me tins dans l’enceinte de mon château, sans aller plus loin que mon observatoire, & j’étois bien aise d’avoir eu la prudence de fortifier si bien mon habitation ; Je savois que la chaloupe ne pouvoit pas être à flot avant dix heures du soir, qu’alors il feroit obscur, & que je pourrois en sûreté observer leur discours.

En attendant, je me préparois pour le combat, mais avec plus de précaution que jamais, persuadé que j’aurois affaire avec d’autres ennemis que par le passé. J’ordonnai à Vendredi d’en faire de même, & je m’en promettois de grands secours, puisqu’il tiroit d’une justesse étonnante ; je lui donnai trois mousquets, & je pris moi-même deux fusils. Ma figure étoit effroyable ; j’avois sur la tête mon terrible bonnet de peau de chèvre ; à mon côté pendoit mon sabre tout nud, & j’avois deux pistolets à ma ceinture, & un fusil sur chaque épaule.

Mon dessein étoit de ne rien entreprendre avant la nuit ; mais sur les deux heures, au plus chaud du jour, je trouvai que mes drôles étoient allés tous dans les bois, apparemment pour s’y reposer ; & quoique les prisonniers ne fussent pas en état de dormir, je les vis pourtant qui s’étoient couchés à l’ombre d’un grand arbre assez près de moi, & hors de la vue des autres.

Là-dessus je résolus de me découvrir à eux pour être instruit de leur situation : & dans le moment je me mis en marche, Vendredi me suivant d’assez loin, armé aussi formidablement que moi, mais ne ressemblant pas pourtant à un spectre.

Après que je m’en fus approché sans être découvert, autant qu’il me fut possible, je leur dis d’un ton élevé en espagnol : qui être vous, messieurs ? Ils ne répondirent rien, & je les vis sur le point de s’enfuir, quand je me mis à leur parler anglois. « Messieurs, leur dis-je, n’ayez pas peur, peut-être avez-vous trouvé ici un ami sans vous y attendre ». Il nous devroit donc être vnoyé du ciel, répondit un d’entr’eux d’une manière grace, & le chapeau à la main ; car nos malheurs sont au-dessus de tout secours humain. « Tout secours est au ciel, monsieur, lui dis-je ; mais ne voudriez-vous pas enseigner à un étranger le moyen de vous secourir ? Car vous paroissez accablés d’une grande affliction : je vous ai vu débarquer, & quand vous vous êtes entretenus avec les brutaux qui vous ont conduits ici, j’en ai vu un tirer le sabre & faire mine de vouloir vous tuer ».

Le pauvre homme tremblant, & les yeux pleins de larmes, me répartit d’un air étonné : Parlé-je à un homme, à un Dieu, ou à un ange ? « Tranquillisez-vous là-dessus, monsieur, lui dis-je : si Dieu avoit envoyé un ange à votre secours, il paroîtroit à vos yeux sous de meilleurs habits & avec d’autres armes. Je suis réellement un homme, je suis même un anglois, & tout disposé à vous rendre service. Je n’ai avec moi qu’un seul esclave ; nous avons des armes & des munitions, dites librement si nous pouvons vous rendre service, & expliquez-moi la nature de vos malheurs. »

Hélas ! monsieur, dit-il, le récit en est trop long pour vous être fait pendant que nos ennemis sont si proches ; il suffira de vous dire que j’ai été commandant du vaisseau que vous voyez ; mes gens se sont révoltés contre moi ; peu s’en faut qu’ils ne m’aient massacré ; mais ce qui vaut presque tout autant, ils veulent m’abandonner dans ce désert avec ces deux hommes, dont l’un est mon contre-maître, & l’autre un passager. Nous nous sommes attendus à périr ici dans peu de jours, croyant l’île inhabitée, & nous ne sommes pas encore rassurés là-dessus.

Mais, lui dis-je, que sont devenus vos coquins de rebelles ? Les voilà couchés, répondit-il, en montrant du doigt une touffe d’arbres fort épaisse ; je tremble de peu qu’ils ne nous aient entendu parler ; si cela est, il est certain qu’ils nous massacreront tous.

Je lui demandai là-dessus si les mutins avoient des armes à feu, & j’appris qu’ils n’avoient avec eux que deux fusils, & qu’ils en avoient laissé un dans la chaloupe. Laissez-moi faire donc, lui répondis-je ; ils sont tous endormis ; rien n’est plus aisé que de les tuer, à moins que vous n’aimiez mieux les faire prisonnier. Il me conta alors qu’il y avoit parmi eux deux coquins, dont il n’y avoit rien de bon à espérer, & que, si on mettoit ceux-là hors d’état de nuire, il croyoit que le reste retourneroit facilement à son devoir : il ajouta qu’il ne pouvoit pas me les indiquer de si loin, & qu’il étoit tout prêt à suivre mes ordres en tout. « Eh bien ! dis-je, commençons par nous tirer d’ici, de peur qu’ils ne nous apperçoivent en s’éveillant, & suivez-moi vers un lieu où nous pourrons délibérer sur nos affaires à notre aise. »

Après que nous nous fûmes mis à couvert dans le bois : écoutez donc, monsieur, lui dis-je, je veux hasarder tout pour votre délivrance, pourvu que vous m’accordiez deux conditions. Il m’interrompit pour m’assurer que, si je lui rendois sa liberté & son vaisseau, il emploieroit l’un & l’autre à me témoigner sa reconnoissance, & que, si je ne pouvois lui rendre que la moitié de ce service, il étoit résolu de vivre & de mourir avec moi dans quelque partie du monde que je voulusse le conduire. Ses deux compagnons me donnèrent les mêmes assurances.

Ecoutez mes conditions, leur dis-je, il n’y en a que deux. 1°. Pendant que vous serez dans cette île avec moi, vous renoncerez à toute sorte d’autorité, & si je vous mets les armes en main vous me les rendrez dès que je le trouverai bon : vous serez entièrement soumis à mes ordres, sans songer jamais à me causer le moindre préjudice. 2°. Si nous réussissons à reprendre le vaisseau, vous me menerez en Angleterre avec mon esclave, sans rien demander pour le passage.

Il me le promit avec les expression les plus fortes qu’un cœur reconnoissant pût dicter.

Je leur donnai alors trois mousquets avec des balles & de la poudre, & je demandai au capitaine de quelle manière il jugeoit à propos de diriger cette entreprise. Il me témoigna toute la gratitude imaginable, & me dit qu’il se contenteroit de suivre exactement mes ordres, & qu’il me laissoit avec plaisir toute la conduite de l’affaire. Je lui répondis qu’elle me paroissoit assez épineuse, que cependant le meilleur parti étoit, selon moi, de faire feu sur eux tous en même tems pendant qu’ils étoient couchés, & que si quelqu’un, échappant à notre première décharge, vouloit se rendre, nous pourrions lui sauver la vie.

Il me répliqua, avec beaucoup de modération, qu’il seroit fâché de les tuer s’il y avoit moyen de faire autrement : mais pour ces deux scélérats incorrigibles dont je vous ai parlé, continua-t-il, & qui ont été les auteurs de la révolte, s’ils nous échappent, nous sommes perdus ; ils amèneront tout l’équipage pour nous détruire à coup sûr.

Cela étant, répartis-je, il faut s’en tenir à mon premier avis ; une nécessité absolue rend l’action légitime. Cependant, lui voyant toujours de l’aversion pour le dessein de répandre tant de sang, je lui dis à lui & à ses compagnons, de prendre les devans, & d’agir selon que les circonstances les dirigeroient.

Au milieu de cet entretien, nous en vîmes deux se lever & se retirer de-là ; je demandai au capitaine si c’étoient les chefs de la rébellion, desquels il m’avoit parlé. Il me dit que non ; eh bien donc ! lui dis-je, laissons-les échapper, puisque la providence semble les avoir éveillés exprès pour leur sauver la vie ; pour les autres, s’ils ne sont pas à vous, c’est votre faute.

Animé par ces paroles, il s’avance vers les mutins, un mousquet sur les bras, & un de mes pistolets à la ceinture. Ses deux compagnons le devançant de quelques pas, font d’abord un peu de bruit qui réveille un des matelots. Celui-là se met à crier pour éveiller ses camarades ; mais en même temps ils font feu tous deux ; le capitaine gardant son coup avec beaucoup de prudence, & visant avec toute la justesse possible les chefs des mutins, ils en tuent un sur la place. L’autre, quoique dangereusement blessé, se lève avec précipitation, se met à crier au secours : mais le capitaine le joint, en lui disant qu’il n’étoit plus tems de demander du secours, & qu’il n’avoit qu’à prier Dieu de lui pardonner sa trahison : il l’assomme aussi-tôt d’un coup de fusil.

Il en restoit encore trois, dont l’un étoit légèrement blessé ; mais me voyant arriver encore, & qu’il leut étoit impossible de résister, ils demandèrent quartier. Le capitaine y consentit, à condition qu’ils lui marqueroient l’horreur qu’ils devoient avoir de leur crime, en l’aidant fidèlement à recouvrir le vaisseau & à le ramener à la Jamaïque d’où il venoit. Ils lui donnèrent toutes les assurances de leur repentir, & de leur bonne volonté, qu’il pouvoit desirer, & il résolut de leur sauver la vie, ce que je ne désapprouvois pas ; je l’obligeai seulement à les garder pieds & mains liés, tant qu’ils seroient dans l’île.

Sur ces entrefaites j’envoyai Vendredi, avec le contre-maître, vers la chaloupe, avec ordre de la mettre en sûreté, & d’en ôter les rames & les voiles, ce qu’ils firent : en même tems trois matelots qui, pour leur bonheur, s’étoient écartés de la troupe, revinrent au bruit des mousquets ; & voyant leur capitaine, de leur prisonnier, devenu leur vainqueur, ils se soumirent à lui, & consentirent à se laisser garotter comme les autres.

Voyant alors tous nos ennemis hors de combat, j’eus le tems de faire au capitaine le récit de toutes mes aventures : il l’écouta avec une attention qui alloit jusqu’à l’extase, & sur-tout la manière miraculeuse dont j’avois été fourni de munitions & de vivres. Comme toute mon histoire est un tissu de prodiges, elle fit de fortes impressions sur lui ; mais quand de-là il commençoit à réfléchir sur son propre sort, & à considérer que la providence ne paroissoit m’avoir conservé que pour lui sauver la vie, il étoit si touché, qu’il répandoit un ruisseau de larmes, & qu’il étoit incapable de prononcer une seule parole.

Notre conversation étant finie, je le conduisis avec ses deux compagnons dans mon château ; je lui donnai tous les rafraîchissemens que j’étois en état de lui fournir, & je lui montrai toutes les inventions dont je m’étois avisé pendant mon séjour dans l’île.

Tout ce que je disois au capitaine, tout ce que je lui montrois, lui paroissoit surprenant : il admiroit sur-tout ma fortification, & la manière dont j’avois caché ma retraite par le moyen du bocage que j’avois planté il y avoit déjà vingt ans. Comme les arbres croissent dans ce pays bien plus vîte qu’en Angleterre, ce petit bois étoit devenu d’une épaisseur impénétrable de toutes parts, excepté d’un côté où je m’étois ménagé un petit passage tortueux. Je lui dis que ce qu’il voyoit étoit mon château, le lieu de ma résidence ; mais que j’avois encore, à l’exemple d’autres princes, une maison de campagne, que je lui montrerois une autre fois ; mais qu’à présent il falloit songer aux moyens de nous rendre maîtres du vaisseau. Il en convînt ; mais il m’avoua qu’il ne voyoit pas quelles mesures prendre. Il y a encore, dit-il, vingt-six hommes à bord qui, sachant que par leur conspiration ils ont mérité de perdre la vie, s’y opiniâtreront par désespoir, car ils sont tous persuadés sans doute, qu’en cas qu’ils se rendent, ils seront pendus dès qu’ils arriveront en Angleterre, ou dans quelque colonie de la nation : le moyen donc de songer à les attaquer avec un nombre si fort inférieur au leur ?

Je ne trouvai ce raisonnement que trop juste, & je vis qu’il n’y avoit rien à faire, sinon de tendre quelque piège à l’équipage, & de l’empêcher au moins de débarquer & de nous détruire. J’étois sûr qu’en peu de tems les gens du vaisseau, étonnés du retardement de leurs camarades, mettroient leur autre chaloupe en mer, pour aller voir ce qu’ils étoient devenus ; & je craignois fort qu’ils ne vinssent armés & en trop grand nombre, pour que nous pussions leur résister.

Là-dessus je dis au capitaine, que la première chose que nous avions à faire, c’étoit de couler la chaloupe à fond, afin qu’ils ne pussent pas l’emmener, ce qu’il approuva. Nous mettons d’abord la main à l’œuvre, nous commençons à ôter de la chaloupe tout ce qu’il y avoit de reste, c’est-à-dire une bouteille d’eau-de-vie, & une autre pleine de rum, quelques biscuits, un cornet rempli de poudre, & un pain de sucre d’environ six livres, enveloppé d’une pièce de cannevas. Toute cette trouvaille m’étoit fort agréable, & sur-tout l’eau-de-vie & le sucre, dont j’avois presque eu le tems d’oublier le goût.

Après avoir porté tout cela à terre, nous fîmes un grand trou au fond de la chaloupe, afin que s’ils débarquoient en assez grand nombre pour nous être supérieurs, ils ne pussent pas néanmoins faire usage de cette barque & l’emmener.

A dire la vérité, je ne pensois guères sérieusement à recouvrer le vaisseau ; mas seule vue étoit, en cas qu’ils fissent cours en nous laissant la chaloupe, de la reboucher, & de la mettre en état de nous mener vers mes amis les espagnols, dont je n’avois pas perdu l’idée.

Non content d’avoir fait dans la chaloupe un trou assez grand pour n’être pas fort aisément bouché, nous mîmes toutes nos forces à la pousser assez haut sur le rivage, pour que la marée même ne pût pas la mettre à flot. Mais au milieu de cette occupation pénible, nous entendîmes un coup de canon, & nous vîmes en même tems sur le vaisseau le signal ordinaire pour faire venir la chaloupe à bord ; mais ils avoient beau faire des signaux & redoubler leurs coups de canon, la chaloupe n’avoit garde d’obéir.

Dans le même instant nous les vîmes, par le moyen de nos lunette, mettre leur autre chaloupe en mer, & aller vers le rivage à force de rames ; & quand ils furent à la portée de notre vue, nous apperçumes distinctement qu’ils étoient au nombre de dix, & qu’ils avoient des armes à feu. Nous en pûmes distinguer jusqu’aux visages pendant assez long-tems, parce qu’ayant été délivrés par la marée, ils étoient obligés de suivre le rivage pour débarquer dans le même endroit où ils découvrirent leur première chaloupe.

De cette manière, le capitaine pouvoit les examiner à loisir ; il n’y manquoit pas, & il me dit qu’il voyoit parmi eux trois fort braves garçons, & qu’il étoit sûr que les autres les avoient entraînés par force dans la conspiration ; mais que pour le Bossement qui commandoit la chaloupe, & pour les autres, c’étoient les plus grands scélérats de tout l’équipage, qui n’auroient garde de se désister de leur entreprise, & qu’il craignoit bien qu’ils ne fussent trop forts pour nous.

Je lui répondis, en souriant, que des gens dans notre situation devoient être au dessus de la peur ; que voyant toutes les conditions presque meilleures que la nôtre, nous devions considérer la mort même comme une espèce de délivrance, & qu’une vie comme la mienne, qui avoit été sujette à tant de revers, méritoit bien que je hasardasse quelque chose pour la rendre plus heureuse. « Qu’est devenue, continuai-je, votre persuasion que la providence ne m’avoit conservé ici que pour vous sauvez la vie ? Ayez bon courage, je ne vois pour nous, dans toute cette affaire, qu’une seule circonstance embarrassante. Quelle donc, me dit-il ? C’est, répondis-je, qu’il y a parmi cette petite troupe trois ou quatre honnêtes gens qu’il faut songer à conserver. S’ils étoient tous les plus grands coquins de l’équipage, je croirois que la providence les auroit séparés du reste pour les livrer entre nos mains. Car fiez-vous en à moi, tout ce qui débarquera sera à notre disposition, & nous serons les maîtres de leur vie & de leur mort. »

Ces paroles, prononcées d’une voix ferme & d’une contenance gaie, lui donnèrent courage, & il se mit à m’aider vigoureusement à faire nos préparatifs. A la première apparence de la chaloupe qui venoit à nous, nous avions déjà songé à séparer nos prisonniers, & à les mettre en lieu sûr.

Il y en avoit deux, dont le capitaine étoit moins assuré que des autres ; je les avois fait conduire par Vendredi, & par un des compagnons du capitaine, dans ma grotte, d’où ils n’avoient garde de se faire voir, ou de se faire entendre, ni de trouver le chemin au travers des bois, quand même ils seroient assez industrieux pour se débarrasser de leurs liens. Je leur avois donné quelques provisions, en les assurant que, s’ils se tenoient en repos, je les remettrois dans quelques jours en pleine liberté ; mais que, s’ils faisoient la moindre tentative pour se sauver, il n’y auroit point de quartier pour eux. Ils me promirent de souffrir leur prison patiemment, & ils me marquèrent une vive reconnoissance de la bonté que j’avois de leur donner des provisions & de la lumière ; car Vendredi leur avoit donné quelques chandelles : ils s’imaginoient qu’il devoit rester en sentienelle devant la grotte.

Nos autre prisonniers étoient plus heureux ; à la vérité, nous en avions garotté deux qui étoient un peu suspects ; mais pour les trois autres, je les avois pris à mon service, à la recommandation du capitaine, & sur leur serment solemnel de nous être fidèles jusqu’à la mort. De cette manière, nous étions sept bien armés, & j’étois persuadé que nous étions en état de venir à bout de nos ennemis, sur-tout à cause des trois ou quatre honnêtes gens que le capitaine m’assuroit avoir découverts parmi eux.

Dès qu’ils furent parvenus à l’endroit où étoit leur première chaloupe, ils poussèrent sur le sable celle où ils étoient, & la quittant tous en même tems, il la tirèrent après eux sur le rivage, ce qui me faisoit plaisir, car je craignois qu’ils ne la laissassent à l’ancre, à quelque distance, avec quelques-uns d’entre eux pour la garder, & qu’ainsi il nous fût impossible de nous en saisir.

La première chose qu’ils firent, ce fut de courir vers leur autre chaloupe, & nous nous apperçumes aisément de la surprise avec laquelle ils la voyoient percée par le fond, & destituée de tous ses agrès. Un moment après ils poussèrent tous en même tems deux ou trois grands cris pour se faire entendre de leurs compagnons ; mais voyant que c’étoit peine perdue, ils se mirent dans un cercle, & firent une décharge générale de leurs armes, dont le bruit fit retentir tout le bois : nous étions bien sûrs pourtant que les prisonniers de la grotte ne l’entendoient pas, & que ceux que nous gardions nous-même, n’avoient pas le courage d’y répondre.

Ceux de la chaloupe n’entendant pas le moindre signe de vie de la part de leurs compagnons, étoient dans une telle surprise, comme nous l’apprîmes d’eux dans la suite, qu’ils prirent la résolution de retourner tous à bord du vaisseau, pour y aller raconter que l’esquif étoit coulé à fond, & que leurs camarades devoient être massacrée. Aussi les vîmes-nous lancer leur chaloupe en mer, & y entrer tous.

A peine avoient-ils quitté le rivage, que nous les vîmes revenir, après avoir délibéré apparemment sur quelques nouvelles mesures pour trouver leurs compagnons, & il en resta trois dans la chaloupe, & les autres entrèrent dans le pays pour aller à la découverte.

Je considérois le parti qu’ils venoient de prendre comme une grand inconvénient pour nous ; en vain nous rendrions-nous maîtres des sept qui étoient à terre, si la chaloupe nous échappoit, car en ce cas là, ceux qui y étoient, auroient regagné certainement leur navire, qui n’auroit pas manqué de faire voile, ce qui nous auroit ôté tout moyen possible de le recouvrer.

Cependant le mal étoit sa remède, d’autant plus que nous vîmes la barque s’éloigner du rivage, & jeter l’ancre à quelque distance de là. Tout ce qui nous restoit à faire, c’étoit d’attendre l’événement.

Les sept qui étoient débarqués se tenoient serrés ensemble en marchant du côté de la colline sous laquelle étoit mon habitation, & nous les pouvions voir clairement sans être apperçus. Nous souhaitions fort qu’ils approchassent davantage, afin de faire feu sur eux, ou bien qu’ils s’éloignassent pour que nous pussions sortir de notre retraite sans être découverts.

Quand ils furent au haut de la colline, d’où ils pouvoient découvrir une grande partie des bois & des vallées de l’île, sur-tout du côté du Nord-Est, où le terroir est le plus bas, ils se mirent de nouveau à crier jusqu’à n’en pouvoir plus, & n’osant pas, ce semble, se hasarder à pénétrer dans le pays plus avant, ils s’assirent pour consulter ensemble. S’ils avoient trouvé bon de s’endormir, comme avoit fait le premier parti que nous avions défait, ils nous auroient rendu un bon service ; mais ils étoient trop remplis de frayeur pour le risque, quoiqu’assurément ils n’eussent aucune idées du danger qu’ils craignoient.

Le capitaine croyant deviner le sujet de leur délibération, & s’imaginant qu’ils alloient faire une seconde décharge pour se faire entendre de leurs camarades, me proposa de tomber sur eux tous à la fois, dès qu’ils auroient tiré, & de les forcer par là à se rendre, sans que nous fussions obligés de répandre du sang. Je goûtai fort ce conseil, pourvu qu’il fût exécuté avec justesse, & que nous fussions assez près d’eux, pour qu’ils n’eussent pas le tems de charger leurs armes.

Mais ce dessein s’évanouit, faute d’occasion, & nous fûmes fort long-tems sans savoir quel parti prendre. Enfin je dis à mes gens qu’il n’y avoit rien à faire avant la nuit, & que si alors ils n’étoient pas rembarqués, nous pourrions trouver moyen de nous mettre entr’eux & le rivage, & nous servir de stratagême pour entrer avec eux dans la barque, & pour les forcer à regagner la terre.

Après avoir attendu long-tems le résultat de leur délibération, nous les vîmes, à notre grand regret, se lever & marcher vers la mer : ils avoient apparemment une idée si affreuse des dangers qui les attendoient dans cet endroit, qu’ils étoient résolus, comptant leurs compagnons perdus sans ressource, de retourner à bord du vaisseau, & de poursuivre leur voyage.

Le capitaine voyant qu’ils s’en retournoient tout de bon, en étoit au désespoir ; mais je m’avisai d’un stratagême, pour les faire revenir sur leurs pas, dont le succès répondit exactement à mes vues.

J’ordonnai au contre-maître & à Vendredi de passer la petite baie du côté de l’ouest, vers l’endroit où j’avois sauvé le dernier de la fureur de ses ennemis : qu’aussi-tôt qu’ils seroient parvenus à quelque colline, ils se mirent à crier de toutes leurs forces ; qu’ils restassent là jusqu’à ce qu’ils fussent assurés d’avoir été entendus par les matelots, & qu’ils poussassent un cri nouveau, dès que les autres leur auroient répondu : qu’après cela, se tenant toujours hors de la vue de ces gens, ils tournassent en cercle, en continuant de pousser des cris de chaque colline qu’ils rencontreroient afin de les attirer par-là bien avant dans ces bois, & qu’ensuite ils revinssent à moi par les chemons que je leur indiquois.

Ils mettoient justement le pied dans la chaloupe, quand mes gens poussèrent le premier cri. Ils l’entendirent d’abord, & courant vers le rivage du côté de l’ouest, d’où ils avoient entendu la voix, ils furent arrêtés par la baie, laquelle, les eaux étant hautes, il leur fut impossible de passer ; ce qui les porta à faire venir la chaloupe, comme je l’avois prévu.

Quand elle les eut mis de l’autre côté, j’observai qu’on la faisoit monter plus haut dans la baie, comme dans une bonne rade, & qu’un des matelots en sortoit, n’y laissant que deux autres qui attachèrent la barque au tronc d’un arbre.

C’étoit justement ce que je souhaitois : & laissant Vendredi & le contre-maître exécuter tranquillement mes ordres, je pris les autres avec moi, & faisant un détour pour venir de l’autre côté de la baie, nous surprîmes ceux de la chaloupe à l’improviste. L’un y étoit resté, l’autre étoit couché sur le sable à moitié endormi, & se réveilla en sursaut à notre approche. Le capitaine, qui étoit le plus avancé, sauta sur lui, lui cassa la tête d’un coup de crosse, & cria ensuite à celui qui étoit dans l’esquif de se rendre, ou qu’il étoit mort.

Il ne falloit pas beaucoup de peine pour l’y résoudre : il se voyoit arrêté par cinq hommes ; son camarade étoit assommé, & d’ailleurs c’étoit un de ceux dont le capitaine m’avoit dit du bien : aussi, ne se rendit-il pas seulement, mais il s’engagea encore avec nous, & nous servit avec beaucoup de fidélité.

Sur ces entrefaites, Vendredi & le contre-maître ménagèrent si bien leurs affaires, qu’en criant & en répondant aux cris des matelots, ils les menèrent de colline en colline, jusqu’à les avoir mis sur les dents. Ils ne les laissèrent en repos qu’après les avoir attirés assez avant dans les bois, pour ne pouvoir pas regagner leur chaloupe, avant qu’il ne fît tout-à-fait obscur.

Ils étoient bien fatigués eux-mêmes en revenant à moi ; il est vrai qu’ils avoient du tems pour se reposer, puisque le plus sûr pour nous étoit d’attaquer les ennemis pendant l’obscurité.

Ceux-là ne revinrent à leur chaloupe que quelques heures après le retour de Vendredi, & nous pouvions entendre distinctement les plus avancés crier aux autres de se presser ; à quoi les autres répondoient, qu’ils étoient à moitié morts de lassitude : nouvelle fort agréable pour nous.

Il n’est pas possible d’exprimer quel fut leur étonnement, quand ils virent la marée écoulée, la chaloupe engagée dans le sable, & sans gardes. Nous les entendions crier les uns aux autres de la manière la plus lamentable, qu’ils étoient dans une île enchantée : & que si elle étoit habitée par des hommes, ils seroient tous massacrés ; & si c’étoit par des esprits, qu’ils seroient enlevés & dévorés.

Ils se mirent à crier de nouveau, & à appeler leurs deux camarades par leurs noms ; mais point de réponse. Nous les vîmes alors, par le peu de jour qui restoit encore, courir ça & là, & se tordre les mains, comme des gens désespérés. Tantôt ils entroient dans la chaloupe pour s’y reposer, tantôt ils en sortoient pour courir sur le rivage ; & ils continuèrent ce manége sans relâche pendant assez de tems.

Mes gens avoient grande envie de donner dessus tous ensemble ; mais mon dessein étoit de les prendre à mon avantage, afin d’en tuer le moins qu’il me seroit possible, & de ne pas hasarder la vie d’un seul d’entre nous. Je résolus donc d’attendre, dans l’espérance qu’ils se sépareroient ; & pour qu’ils ne s’échapassent pas, je fis approcher davantage mon embuscade, & j’ordonnai à Vendredi & au capitaine de se traîner à quatre pieds pour se placer aussi près d’eux qu’il seroit possible, sans se découvrir.

Ils n’avoient pas été long-tems dans cette posture, quand le Bosseman, le chef principal de la mutinerie, & qui se montroit dans son malheur plus lâche & plus désespéré qu’aucun autre, tourna ses pas vers ce côté-là avec deux autres. Le capitaine étoit si passionné contre ce scélérat, qu’il avoit de la peine à le laisser approcher assez pour en être sûr : il se retint pourtant ; mais après s’être donné encore un peu de patience, il se lève tout d’un coup avec Vendredi & fait feu dessus.

Le Bosseman fut tué sur la place ; un autre fur blessé dans le ventre, mais il n’en mourut que deux heures après, & le troisième gagna au pied.

Au bruit de ces coups j’avançai brusquement avec toute mon armée, qui consistoit en huit hommes. J’étois moi-même généralissime : Vendredi étoit mon lieutenant général ; & nous avions pour soldats le capitaine avec ses deux compagnons, & les trois prisonniers à qui j’avois confié des armes.

La nuit étoit fort obscure, de manière qu’il leur fut impossible de savoir notre nombre. C’est pourquoi j’ordonnai à celui que nous avions trouvé dans l’esquif, & qui étoit alors un de mes soldats, de les appeler par leurs noms, pour voir s’ils vouloient capituler ; ce qui me réussit, comme il est assez aisé de croire.

Il se mit dont à crier si haut, hè ! Thomas Smith ? Thomas Smith ? Celui-là répondit d’abord : Est-ce toi, Robinson ? car il le reconnut à la voix. Oui, oui, répartit l’autre : Au nom de Dieu, Thomas, mettez bas les armes, & rendez-vous, sans cela vous êtes morts tous tant que vous êtes, dans le moment.

A qui faut-il nous rendre, dit Smith ? où sont-ils ? Ils sont ici, répondit Robinson ? c’est notre capitaine avec cinquante hommes qui vous ont cherchés déjà pendant deux heures. Le Bosseman est tué ; Guillaume Frie est blessé dangereusement, je suis prisonnier de guerre, moi ; & si vous ne voulez pas vous rendre, vous êtes tous perdus.

Y aura-t-il quartier, répliqua Smith, si nous mettons les armes bas ? Je m’en vais le demander au capitaine, dit Robinson. Le capitaine se mit alors à parler lui-même à Smith. Vous connoissez ma voix, lui cria-t-il ; si vous jetez vos armes, vous aurez tous la vie sauve, excepté Guillaume Athkins. Au nom de Dieu, capitaine, s’écria là-dessus Atkins, donnez-moi quartier ! qu’est-ce que j’ai fait plus que les autres ? Ils sont tous aussi coupables que moi. Il ne disoit pas la vérité ; car cet Atkins avoit été le premier à maltraiter le capitaine. Il lui avoit lié les mains, en lui disant les injures les plus outrageantes.

Aussi le capitaine lui dit qu’il ne lui promettoit rien, qu’il devoit se rendre à discrétion, & avoir recours à la bonté du gouverneur. C’étoit moi qu’il désignoit par ce beau titre.

En un mot, ils mirent tous les armes bas, demandant la vie ; & j’envoyai Vendredi & deux autres pour les lier tous ; ensuite ma grande armée prétendue de cinquante hommes, qui réellement n’étoit que de huit, avec le détachement, s’avança & se saisit d’eux & de leur chaloupe. Pour moi je me tins à l’écart avec un seul de mes gens, pour des raisons d’état.

Le capitaine eut le loisir alors de parler avec tous les prisonniers. Il leur reprocha aigrement leur trahison, & les autres mauvaises actions dont elle auroit été sans doute suivie, & qui sûrement les auroient entraînés dans les derniers malheurs, & peut-être conduits à la potence.

Ils parurent tous fort repentans, & demandant la vie d’un air très-soumis. Il leur répondit qu’ils n’étoient pas ses prisonniers, mais du gouverneur de l’île. Vous avez cru, continua-t-il, me reléguer dans une île déserte ; mais il a plu à Dieu de vous diriger d’une telle manière, que cet endroit se trouve habité, & même gouverné par un anglois. Ce gouverneur est le maître de vous perdre tous ; mais vous ayant donné quartier, il pourroit bien vous envoyez en Angleterre, pour être livrés entre les mains de la justice, excepté Atkins, à qui j’ai ordre de dire de sa part, de se préparer à la mort ; car il doit être pendu demain au matin.

Cette fiction produisit tout l’effet imaginable ; Atkins se jeta à genoux pour prier le capitaine d’intercéder pour lui auprès du gouverneur, & les autres le conjurèrent au nom de Dieu de faire ensorte qu’il ne fussent pas envoyés en Angleterre.

Comme je m’étois mis dans l’esprit que le tems de ma délivrance alloit venir, je me persuadai que tous ces matelots pourroient être portés aisément à s’employer de tout leur cœur à recouvrer le vaisseau. Pour les duper d’avantage, je m’éloignai d’eux, afin de ne leur pas faire voir quel personnage ils avoient pour gouverneur. J’ordonnai alors qu’on fît venir le capitaine, & là-dessus un de mes gens, qui étoit à quelque distance de moi, se mit à crier : capitaine, le gouverneur veut vous parler. Dites à son excellence, répondit d’abord le capitaine, que je m’en vais venir dans le moment. Ils donnèrent dans ce panneau à merveille, & ne doutèrent pas d’un moment que le gouverneur fût près de-là avec ses cinquante soldats.

Quand le capitaine fut venu, je lui communiquai le dessein que j’avois formé pour nous emparer du vaisseau. Il l’approuva fort, & résolut de le mettre à exécution le lendemain. Pour nous y prendre d’un manière plus sûre, je crus qu’il falloit séparer nos prisonniers, & j’ordonnai au capitaine & à ses deux compagnons de prendre Atkins avec deux autres des plus criminels de la troupe, pour les mener dans la grotte, où il y en avoit déjà deux autres, & qui certainement n’étoit pas un lieu fort agréable, sur-tout pour des gens effrayés.

J’envoyai les autres à ma maison de campagne, qui étoit entourée d’un enclos ; & comme ils étoient garottés, & que leur sort dépendoit de leur conduite, je pouvois être sûr qu’ils ne m’échapperoient pas.

C’est à ceux-là que j’envoyai le lendemain le capitaine, pour tâcher d’approfondir leurs sentimens, pour voir s’il étoit de la prudence de les employer dans l’exécution de notre projet. Il leur parla & de leur mauvaise conduite & du triste sort où elle les avoit réduits, & leur répéta que quoique le gouverneur leur eût donné quartier, ils le laisseroient pas d’être certainement pendus si on les envoyoit en Angleterre. Cependant, ajouta-t-il, si vous voulez me promettre de m’aider fidèlement dans une entreprise aussi juste que celle de m’emparer de mon vaisseau, le gouverneur s’engagera formellement à obtenir votre pardon.

On peut juger quel effet une pareille proposition devoit produire sur ces malheureux. Ils se mirent à genoux devant le capitaine, & lui promirent avec les plus horribles imprécations, qu’ils lui seroient fidèles jusqu’à la dernière goutte de leur sang, qu’ils le suivroient par-tout où il voudroit les mener, & qu’ils le considéreroient toujours comme leur père, puisqu’ils lui seroient redevables de la vie.

Eh bien, dit le capitaine, je m’en vais communiquer vos promesses au gouverneur, & je ferai tous mes efforts pour vous le rendre favorable. Là-dessus il me vint rapporter leur réponse, & il me dit qu’il ne doutoit pas de leur sincérité.

Cependant, afin de ne rien négliger pour notre sûreté, je le priai d’y retourner, & de leur dire qu’il consentoit à en choisir cinq d’entre’eux, pour les employer dans son entreprise ; mais que le gouverneur garderoit comme ôtages les autres deux, avec les trois prisonniers qu’il avoit dans son château, & qu’il feroit pendre sur le bord de la mer ces cinq ôtages, si les autres étoient assez perfides pour manquer à la foi de leurs sermens.

Il y avoit là-dedans un air de sévérité, qui faisoit voir que le gouverneur ne badinoit pas. Les cinq, dont j’avois parlé, acceptèrent le parti avec joie, & c’étoit autant l’affaire des ôtages que du capitaine, de les exhorter à faire leur devoir.

L’état des forces que nous avions alors, étoit tel : 1o . Le capitaine, son contre-maître & son passager ; 2o . Deux prisonniers fait dans la première rencontre, auxquels, à la recommandation du capitaine, j’avois donné la liberté & mis les armes à la min ; 3o  Les deux que j’avois tenus jusqu’alors garottés dans ma maison de campagne ; mais que je venois de relâcher à la prière du capitaine ; 4o . Les cinq que j’avois mis en liberté les derniers. Selon ce calcul, ils étoient douze en tout, outre les cinq ôtages.

C’étoit-là tout ce que le capitaine pouvoit employer pour se rendre maître du vaisseau ; car pour Vendredi & moi, nous ne pouvions pas abandonner l’île où nous avions sept prisonniers que nous devions tenir séparés, & pourvoir de vivre.

Pour les cinq ôtages, qui étoient dans la grotte, je trouvai bon de les tenir garottés ; mais Vendredi avoit ordre de leur apporter à manger deux fois par jour. Quant aux autres deux, je m’en servis pour porter les provisions à une certaine distance, où Vendredi devoit les recevoir d’eux.

La première fois que je m’étois montré à ces derniers, c’étoit en compagnie du capitaine qui leur dit que j’étois l’homme que le gouverneur avoit destiné pour avoir l’œil sur leur conduite, avec ordre à eux de n’aller nulle part sans ma permission, sous peine d’être menés dans le château & mis aux fers.

Comme ils ne me connoissoient point en qualité de gouverneur, je pouvois jouer un autre personnage devant eux ; ce que je fis à merveille, en parlant toujours avec beaucoup d’ostentation du château, du gouverneur & de la garnison.

La seule chose qui restoit encore à faire au capitaine, pour se mettre en état d’exécuter son dessein, c’étoit d’agréer les deux chaloupes, & de les équiper"". Dans l’une il mit son passager pour capitaine, avec quatre autres hommes. Il monta lui-même dans l’autre avec son contre-maître & cinq autres, & il ménagea son entreprise dans la perfection.

Il étoit environ minuit quand il découvrit le vaisseau, & dès qu’il le vit à la portée de la voix, il ordonna à Robinson de crier, & de dire à l’équipage, qu’ils amenoient la première chaloupe avec les matelots ; mais qu’ils avoient été long-tems avant que de les trouver, Robinson amusa les mutins, de ses discours, & d’autres semblables, jusqu’à ce que l’esquif fut sous le navire. Le capitaine & le contre-maître y montèrent les premiers avec leurs armes ; ils assommèrent d’abord à coups de crosse le second maître & le charpentier ; & fidèlement secondés par les autres, ils se rendirent maîtres de tout ce qu’ils trouvèrent sur les ponts. Ils étoient déjà occupés à fermer les écoutilles, afin d’empêcher ceux d’en bas de venir au secours de leurs camarades, lorsque les gens de la seconde chaloupe montèrent du côté de la proue, nettoyèrent tout le château d’avant, & s’emparèrent de l’écoutille qui menoit à la chambre du cuisinier, où ils firent prisonniers trois des mutins.

Etant ainsi maîtres de tout le tillac, le capitaine commanda au contre-maître de prendre trois hommes avec lui, & de forcer la chambre où étoit le nouveau commandant. Celui-là ayant pris l’allarme, s’étoit levé ; & assisté de deux matelots & d’une massue, s’étoit saisi d’armes à feu. Dès que le contre-maître eut ouvert la porte par le moyen d’un levier, ces quatre mutins firent courageusement feu sur lui & ses compagnons, sans en tuer un seul ; mais ils en blessèrent deux légèrement, & cassèrent le bras au contre-maître lui-même, qui ne laissa pas, tout blessé qu’il étoit, de casse la tête au nouveau capitaine d’un coup de pistolet. La balle lui entra dans la bouche, & sortit derrière l’oreille : & ses compagnons le voyant roide mort, prirent le parti de se rendre. Le combat finit par-là, & le capitaine recouvra son vaisseau, sans être obligé de répande plus de sang.

Il m’instruisit d’abord du succès de son entreprise, en faisant tirer sept coups de canon, ce qui étoit le signal dont nous étions convenus ensemble. On peut juger si j’étois charmé de les entendre ; puisque je m’étois tenu sur le rivage, depuis le départ des chaloupe jusqu’à deux heures après minuit.

Dès que je fus sûr de cette heureuse nouvelle, je me mis sur mon lit, & ayant extrêmement fatigué, le jour précédent, je dormis profondément jusqu’à ce que je fus réveillé par un coup de canon : à peine me fus-je levé pour en apprendre la cause, que je m’entendis appeler par mon nom de gouverneur : je reconnus d’abord la voix du capitaine, & dès que je fus monté au haut du rocher, où il m’attendoit, il me serra dans ses bras de la manière la plus tendre, & tendant la main vers le vaisseau : mon cher ami, me dit-il mon cher libérateur, voilà votre vaisseau, il vous appartient, aussi bien que nous, & tout ce que nous possédons.

Là-dessus je tournai mes yeux vers la mer, & je vis effectivement le vaisseau qui étoit à l’ancre, à un petit quart de lieue du rivage ; car le capitaine avoit fait voile dès qu’il eut exécuté son entreprise, & comme le tems étoit beau, il avoit fait avancer le navire jusqu’à l’embouchure de ma petite baie ; & la marée étant haute alors, il étoit venu avec sa pinace, pour ainsi dire, jusqu’à ma porte.

Je considérois alors ma délivrance comme sûre, les moyens en étoient aisés ; un bon vaisseau m’attendoit pour me conduire où je le trouverois bon. Mais j’étois si saisi de la joie que me donnoit un bonheur si inespéré, que je fus long-tems hors d’état de prononcer une parole, & que je serois tombé à terre, si les embrassemens du capitaine ne m’avoient soutenu.

Me voyant prêt à tomber en foiblesse, il me fit prendre un verre d’une liqueur cordiale, qu’il avoit exprès apportée pour moi. Après avoir bu, je me mis à terre ; je revins à moi peu-à-peu, mais je fus encore assez long-tems avant que de pouvoir lui parler.

Le pauvre homme n’étoit pas moins ravi de joie que moi, quoiqu’il n’en sentît pas les mêmes effets : il me dit, pour me tranquilliser, une infinité de choses tendres & obligeantes, qui firent enfin cesser mon extase par un ruisseau de larmes, & peu après je repris l’usage de la parole.

Je l’embrassai alors à mon tour comme mon libérateur, en lui disant que je le regardois comme un envoyé du ciel à mon secours, & que je trouvois dans tout le cours de notre aventure un enchaînement de merveilles, qui me paroissoit une preuve évidente que l’univers est gouverné par une providence, qui fait trouver dans les coins les plus reculés du monde, des ressources inespérées aux malheureux qu’elle veut honorer des marques de sa bonté infinie.

On peut bien croire que je n’oubliois pas aussi d’élever mon cœur reconnoissant vers le ciel : j’aurois dû être la dureté même, si je n’eusse béni le nom de dieu, qui, non-seulement avoit pourvu si long-tems à ma subsistance d’une manière miraculeuse, mais qui vouloit bien me tirer de ce triste désert d’une manière plus miraculeuse encore.

Après ces protestations mutuelles, le capitaine me dit qu’il m’avoit apporté quelques rafraîchissemens, selon qu’un vaisseau en pouvoit fournir, & un vaisseau qui venoit encore d’être pillé par les mutins. Là-dessus il cria aux gens de la chaloupe de mettre à terre les présens destinés pour le gouverneur : & en vérité, c’étoit un vrai présent pour un gouverneur, & pour un gouverneur qui devoit rester dans l’île, & non pas qui fût prêt à s’embarquer, comme c’étoit ma résolution.

Ce présent consistoit dans un petit cabaret rempli de quelques bouteilles d’eau cordiale, en six bouteilles de vin de Madère, contenant chacune deux bonnes pintes, deux livres d’excellent tabac, deux grandes pièces de bœuf, six pièces de cochon, un sac de pois, & environ cent livres de biscuit. Il y avoit ajouté une boîte pleine de sucre, & une autre remplie de fleur de muscade, deux bouteilles de jus de limon, & un grand nombre d’autres choses utiles & agréables. Mais ce qui me fit infiniment plus de plaisir, c’étoient six chemises toute neuves, autant de cravattes fort bonnes, deux paires de gants, une paire de souliers, une paire de bas, un chapeau & un habit complet tiré de sa propre garderobe, mais qu’il n’avoit guères porté. En un mot, il m’apporta tout ce qu’il me falloit pour m’équiper depuis les pieds jusqu’à la tête. On s’imaginera sans peine quel air je devois avoir dans ces habits, & quelle incommodité ils me causoient la première fois que je les mis, après m’en être passé pendant un si grand nombre d’années.

Je fit porter tous ces présens dans ma demeure, & je me mis à délibérer avec le capitaine sur ce que nous devions faire avec nos prisonniers ; la chose en valoit la peine, sur-tout à l’égard des deux chefs des mutins, dont nous connoissions la méchanceté opiniâtre & incorrigible. Le capitaine m’assuroit que les bienfaits étoient aussi peu capables de les réduire que les punitions, & que s’il s’en chargeoit, ce ne seroit que pour les conduire, les fers aux pieds, en Angleterre, ou à la première colonie angloise, afin de les mettre entre les mains de la justice.

Comme je voyois le capitaine assez humain pour ne prendre ce parti qu’à regret, je lui dis que je savois un moyen de porter ces deux scélérats à lui demander comme un grâce la permission de demeurer dans l’île, & y consentit de tout son cœur.

J’envoyai là-dessus Vendredi & deux des ôtages (que je venois de mettre en liberté, parce que leurs compagnons avoient fait leur devoir), je les envoyai, dis-je, à la grotte pour amener les cinq matelots garrotés à ma maison de campagne, & pour les y garder jusqu’à mon arrivée.

J’y vins quelque tems après, paré de mon habit neuf, en compagnie du capitaine, & c’est alors qu’on me traita de gouverneur ouvertement. Je me fis d’abord amener les prisonniers, & je leur dit que j’étois parfaitement instruit de leur conspiration contre le capitaine, & des mesures qu’ils avoient prises ensemble pour commettre des pirateries avec le vaisseau dont ils s’étoient emparés ; mais que, par bonheur, ils étoient tombés eux-mêmes dans le puits qu’ils avoient creusé pour les autres, puisque le vaisseau venoit d’être recouvré par ma direction, & qu’ils verroient dans le moment leur nouveau capitaine, pour prix de sa trahison, pendu à la grande vergue : que quant à eux, je voudrois bien savoir quelles raisons ils avoient à m’alléguer assez fortes pour m’empêcher de les punir, comme j’étois en droit de le faire, en qualité de pirates pris sur le fait.

Un d’eux me répondit, qu’ils n’avoient rien à dire en leur faveur, sinon que le capitaine, en les prenant, leur avoit promis la vie, & qu’ils demandoient grâce. Je leur répartis, que je ne savois pas trop bien quelle grâce j’étois en état de leur faire, puisque j’allois quitter l’île, & m’embarquer pour l’Angleterre ; & qu’à l’égard du capitaine, il ne pouvoit les emmener que garottés, & dans le dessein de les livrer à la justice, comme mutins & comme pirates ; ce qui les conduiroit tout droit à la potence ; qu’ainsi je ne trouvois de meilleur parti pour eux que de rester dans l’île, que j’avois permission d’abandonner avec tous mes gens, & que j’étois assez porté à leur pardonner, s’ils vouloient se contenter du sort qu’ils pouvoient s’y ménager.

Ils parurent recevoir ma proposition avec reconnoissance, en me disant, qu’ils préféroient infiniment ce séjour à la destinée qui les attendoit en Angleterre ; mais le capitaine fit semblant de ne la point approuver, & de n’oser pas y consentir ; sur quoi j’affectai de lui dire d’un air fâché, qu’ils étoient mes prisonniers, & non pas les siens ; que leur ayant offert la grâce, je n’étois pas homme à leur manquer de parole ; & que s’il y trouvoit à redire, je les remettrois en liberté comme je les avois trouvés ; permis à lui de courir après eux, & de les attraper s’il pouvoit.

Je le fis, comme je l’avois dit, & leur ayant fait ôter les liens ; je leur dis de gagner les bois, & je leur promis de leur laisser des armes à feu, des munitions, & les directions nécessaires pour vivre à leur aise ; s’ils vouloient les suivre. Ensuite je communiquai au capitaine mon dessein de rester encore cette nuit dans l’île, pour préparer tout pour mon voyage, & je le priai de retourner cependant au vaisseau, pour y tenir tout en ordre, & d’envoyer le lendemain sa chaloupe. Je l’avertis aussi de ne pas manquer de faire pendre à la vergue le nouveau capitaine qui avoit été tué, afin que nos prisonniers l’y pussent voir.

Dès que le capitaine fut parti, je les fis venir à mon habitation, & j’entrai dans une conversation très-sérieuse touchant leur situation. Je les louai du choix qu’ils avoient fait, puisque le capitaine, s’il les avoit fait conduire à bord du vaisseau, les auroit fait pendre certainement, aussi bien que le nouveau capitaine, que je leur montrai attaché à la grande vergue.

Quand je les vis déterminés à rester dans l’île, je leur donnai tout le détail de cet endroit, & la manière de faire du pain, d’ensemencer mes terres, & de sécher mes raisons ; en un mot, je les instruisis de tout ce qui pouvoit rendre leur vie agréable & commode. Je leur parlai encore de seize espagnols qu’ils avoient à attendre, je leur laissai une lettre pour eux, & je leur fis promettre de vivre avec eux en bonne amitié.

Je leur laissai mes armes ; savoir mes mousquets, trois fusils de chasse, & trois sabres : j’avois encore, outre cela, un baril & demi de poudre ; car j’en avois consumé fort peu. Je leur enseignai aussi la manière d’élever mes chèvres, de les traire, de les engraisser, & de faire du beurre & du fromage. De plus, je leur promis de faire en sorte que le capitaine leur laissât une plus grande provision de poudre, & quelques grains pour les jardins potagers, dont j’aurois été ravi d’être fourni moi-même quand j’étois dans leur cas. Je leur fis encore présent d’un sac plein de pois, que le capitaine m’avoit donné, & je les informai jusqu’à quel point ils se multiplieroient, s’ils avoient soin de les semer.

Le jour après, je les laissai là ; je m’embarquai : mais nous ne pûmes pas faire voile ce jour-là, ni la nuit suivante. Il étoit environ cinq heures du matin, quand nous vîmes deux de ceux que j’avois laissés venant à la nâge : & priant au nom de Dieu qu’on les laissât encore dans le vaisseau, quand ils devroient être pendus un quartd’heure après, puisque certainement les trois autres scélérats les massacreroient, s’ils restoient parmi eux.

Le capitaine fit quelque difficulté de les recevoir, sous prétexte qu’il n’en avoit pas le pouvoir sans moi ; mais il se laissa gagner à la fin par les promesses qu’ils lui firent de se bien conduire ; & effectivement, après avoir été fouettés d’importance, ils devinrent de fort braves garçons.

Quelque tems après, la chaloupe fut envoyée à terre, avec les provisions que le capitaine avoit promises aux Exilés, auxquelles il avoit fait ajouter, en ma faveur, leurs coffres & leurs habits, qu’ils reçurent avec beaucoup de gratitude Je leur promis encore, que si je pouvois leur envoyer un vaisseau pour les prendre, je ne les oublierois pas.

En prenant congé de l’île, je pris avec moi, pour m’en souvenir mon grand bonnet de peau de chèvre, mon parasol & mon perroquet : je n’oubliai pas non plus l’argent dont j’ai fait mention, & qui étoit resté inutile pendant si long-tems, qu’il étoit tout rouillé, sans pouvoir être reconnu pour ce que c’étoit, avant d’avoir été manié & frotté : je n’y laissai pas non plus la petite somme d’argent que j’avois tirée du vaisseau espagnol qui avoit fait naufrage.

C’est ainsi que j’abandonnai l’île le 19 Décembre de l’an 1686, selon le calcul du vaisseau, après y avoir demeuré vingt-huit ans, deux mois & dix-neuf jours, étant délivré de cette triste vie, le même jour que je m’étois échappé autrefois dans une barque longue des maures de Salé. Mon voyage fut heureux ; j’arrivai en Angleterre l’onzième de Juin de l’an 1687, ayant été hors de ma patrie trente-cinq ans.

Quand j’y arrivai, je m’y trouvai aussi étranger que si jamais je n’y avois mis les pieds. Ma fidèlle gouvernante, à qui j’avois confié mon petit trésor, étoit encore en vie ; mais elle avoit eu de grands malheurs dans le monde, & étoit devenue veuve pour la seconde fois. Je la soulageai beaucoup par rapport à l’inquiétude qu’elle avoit sur ce dont elle m’étoit redevable, & non-seulement je lui protestai que je ne l’inquiéterois pas là-dessus, mais encore, pour la récompenser de sa fidélité dans l’administration de mes affaires, je lui fis autant de bien que ma situation pouvoit me le permettre, en lui donnant ma parole que je n’oublierois pas ses bontés passées ; aussi lui en ai-je marqué mon souvenir, quand j’en ai eu le moyen, comme on verra ci-après.

Je m’en fus ensuite dans la province d’Yorck ; mais mon père & ma mère étoient morts, & toute ma famille éteinte, excepté deux sœurs, & deux enfans d’un de mes frères ; & comme depuis long-tems je passois pour mort, on m’avoit oublié dans le partage des biens, de manière que je n’avois d’autres ressources que mon petit trésor, qui ne suffisoit pas pour me procurer un établissement.

A la vérité, je reçus un bienfait, où je ne m’attendois pas. Le capitaine que j’avois si heureusement sauvé avec son vaisseau & sa cargaison, ayant donné aux propriétaires une information favorable de ma conduite à cet égard, ils me firent venir, m’honorèrent d’un compliment fort gracieux, & d’un présent d’à peu-près deux cens livres sterling.

Cependant en faisant reflexion sur les différentes circonstances de ma vie, & sur le peu de moyens que j’avois de m’établir dans le monde, je résolus de m’en aller à Lisbonne, pour voir si je ne pourrois pas m’y informer au juste de l’état de ma plantation dans le Brésil, & de ce que pouvoit être devenu mon associé, qui sans doute devoit me mettre au nombre des morts.

Dans cette vue, je m’embarquai pour Lisbonne, & j’y arrivai au mois de Septembre suivant avec mon valet Vendredi, qui m’accompagnoit dans toutes mes courses, & qui me donnoit de plus en plus des marques de sa fidélité & de sa probité.

Arrivé dans cette ville, je trouva, après plusieurs perquisitions, à mon grand contentement, mon vieux capitaine qui me fit entrer dans son vaisseau au milieu de la mer, quand je me sauvois des côtes de Barbarie.

Il étoit fort vieilli, & avoit abandonné la mer, ayant mis à sa place son fils qui, dès sa première jeunesse, l’avoit accompagné dans ses voyages, & qui poussoit pour lui son négoce du Brésil. Je le reconnus à peine, & c’en étoit de même à mon égard : mais en lui disant qui j’étois, je lui retraçai bientôt mon idées, & je me remis aussi bientôt la sienne.

Après avoir renouvelé la vieille connoissance, on peut croire que je m’informai de ma plantation & de mon associé. Le bon-homme me dit là-dessus, que depuis neuf ans, il n’avoit point été dans le Brésil, mais qu’il pouvoit m’assurer que quand il y avoit été la dernière fois, mon associé étoit encore en vie ; mais que mes facteur, que j’avois joints à lui dans l’administration de mes affaires, étoient morts tous deux ; qu’il croyoit pourtant que je pourrois avoit une information fort juste de mes affaires, puisque la nouvelle de ma mort s’étant répandue par tout, mes facteurs avoient été obligés de donner le compte des revenus de ma portion au procureur fiscal qui se l’étoit appropriée, en cas que je ne revinsse jamais pour la réclamer ; en ayant assigné un tiers au roi & deux tiers au monastère de S. Augustin, pour être employés au soulagement des pauvres, & à la conversion des indiens à la foi catholique ; que cependant si moi, ou quelqu’un de ma part réclamoit mon bien, il devoit être remis à son propriétaire, excepté seulement les revenus qui seroient réellement employés pour des usages charitables.

Il m’assura en même tems que l’intendant des revenus du roi, par rapport aux biens immeubles, & celui du monastère, avoient eu grand soin de tirer de mon associé, tous les ans, un compte fidèle du revenu total, dont il recevoit toujours la juste moitié.

Je lui demandai s’il croyoit que ma plantation s’étoit assez accrûe pour valoir la peine d’y jeter les yeux, & si je ne trouverois point de difficulté pour me remettre en possession de la juste moitié.

Il me répondit qu’il ne pouvoit pas me dire exactement jusqu’à quel point ma plantation s’étoit augmentée : ce qu’il savoit, c’est que mon associé étoit devenu extrêmement riche en jouissant de sa moitié, & que le tiers de ma portion qui avoit été au roi, & ensuite donnée à quelque autre monastère, alloit au-delà de deux cens moidores, qu’au reste il n’y avoit point de doute qu’on ne me remît en possession de mon bien, puisque mon associé, vivant encore, pouvoit être témoin de mes droits, & que mon nom étoit placé dans le catalogue de ceux qui avoient des plantations dans ce pays. Il m’assuroit de plus, que les successeurs de mes facteurs étoient de fort honnêtes gens, & fort à leur aise, qui non-seulement pouvoient m’aider à entrer dans la possession de mes terres, mais qui devoient encore avoir en main, pour mon compte, une bonne somme qui étoit le revenu de ma plantation pendant que leurs pères en avoient soin, & avant que, faute de ma présence, le roi & le monastère, dont j’ai parlé, se fussent approprié ledit tiers, ce qui étoit arrivé il y avoit environ douze ans.

A ce récit je parus un peu mortifié, & je demandai à mon vieux ami comment il étoit possible que mes facteurs eussent ainsi disposé de mes effets, dans le tems qu’ils savoient que j’avois fait un testament en faveur de lui, c’est-à-dire, du vieux capitaine portugais, comme mon héritier universel ?

Il m’a dit que cela étoit arrivé ; mais que n’ayant point de preuve de ma mort, il n’avoit pas été en état d’agir en qualité d’exécuteur testamentaire, & d’ailleurs il n’avoit pas trouvé à propos de se mêler d’une affaire si embarrassée ; que cependant il avoit fait enregistrer ce testament, & qu’il s’en étoit mis en possession ; que s’il avoit pu donner quelque assurance de ma mort ou de ma vie, il auroit agi pour moi, comme par procuration, & se seroit emparé de l’ingenio, c’est-à-dire, de l’endroit où l’on préparé le sucre, & que même il avoit donné ordre à son fils de le faire en son nom.

Mais, dit le bon vieillard, j’ai une autre nouvelle à vous donner, qui ne vous sera peut-être pas si agréable ; c’est que tout le monde vous croyant mort, votre associé & vos facteurs m’ont offert de s’accommoder avec moi par rapport au revenu des sept ou huit premières années, lequel j’ai effectivement reçu. Mais, continua-t-il, ces revenus n’ont pas été grand chose alors, à cause des grands déboursemens qu’il a fallu faire pour augmenter la plantation, pour bâtir un ingenio, & pour acheter des esclaves. Cependant, je vous donnerai un compte fidèle de tout ce que j’ai reçu, & de la disposition que j’en ai faite.

Après avoir conféré encore pendant quelques jours avec mon vieux ami, il me donna le compte des six premières années de mes revenus, signé par mon associé & par mes deux facteurs. Le tout lui avoit été délivré en marchandises ; savoir, du tabac en rouleau, du sucre en caisse, du rum, du molossus, & tout ce qui provient d’un moulin à sucre, & je trouvai par là que le revenu de ma plantation s’étoit augmenté toutes les années considérablement. Mais, comme il a été déjà dit, les déboursemens ayant été très-grands, les sommes se trouvoient fort médiocres. Le bon-homme me fit voir pourtant qu’il me devoit quatre cent soixante-dix moidores d’or, outre soixante caisses de suces, & quinze rouleaux de tabac, qui avoient été perdus dans un naufradge qu’il avoit fait, en retournant à Lisbonne, environ onze ans après mon départ du Brésil.

Cet honnête vieillard commença alors à se plaindre de ses désastres, qui l’avoient obligé à se servir de mon argent pour acquérir quelque portion dans un autre vaisseau. Cependant, mon cher ami, continua-t-il, vous ne manquerez point de ressource dans votre nécessité, & vous serez pleinement satisfait, dès que mon fils sera de retour.

Là-dessus il tira un vieux sac de cuir & me donna cent soixante moidores portugais en or, avec le titre qu’il avoit par écrit du droit qu’il avoit dans la charge du vaisseau, avec lequel son fils étoit allé au Brésil, & où il avoit un quart, & son fils un autre. Il me remit tous ces papiers pour ma sûreté.

J’étois extrêmement touché de la probité du pauvre vieillard, & me ressouvenant de tout ce qu’il avoit fait pour moi, comme il m’avoit pris dans son vaisseau ; comme il m’avoit donné en toutes occasions des marques de sa générosité, dont je venois de recevoir encore des preuves nouvelles, j’avois de la peine à retenir mes larmes, c’est pourquoi je lui demandai d’abord s’il étoit dans une situation à se passer de la somme qu’il me restituoit, & si ce remboursement ne le mettroit pas à l’étroit. Il me répondit qu’en effet il en seroit un peu incommodé ; mais que dans le fond c’étoit mon argent, & que peut-être j’en avois plus grand besoin que lui.

Tout ce que me disoit cet honnête homme étoit si plein de bonté & de tendresse, que je ne pouvois m’empêcher de m’attendrir. Je pris cent moidores, & je lui en donnai ma quittance en lui donnant le reste, & en l’assurant que, si jamais je rentrois dans la possession de mon bien, je lui rendrois encore le reste, comme je fis aussi dans la suite ; que pour le certificat qu’il vouloit me donner de sa portion, & de celle de son fils dans le vaisseau, j’étois fort éloigné de le vouloir prendre, sachant que si j’étois dans le besoin, il étoit assez honnête homme pour me payer ; que si je n’en avois pas besoin, & si je parvenois à mon but dans le Brésil, je ne lui demanderois pas un sol.

Lorsque le capitaine portugais me vit résolu de passer moi-même dans le Brésil, il ne le désapprouva pas ; mais il me dit qu’il y avoit d’autres moyens pour faire valoir mes droits ; & comme il y avoit des vaisseaux prêts à partir pour le Brésil dans la rivière de Lisbonne, il me fit mettre mon nom dans un registre public avec une déposition de sa part, dans laquelle il déclaroit, sous serment, que j’étois en vie, & que j’étois la même personne qui avoit entrepris & commencé la plantation dont il s’agissoit. Il me conseila d’envoyer cette déposition faite dans les formes par-devant notaires, avec une procuration à un marchand de sa connoissance qui étoit sur les lieux, & de rester avec lui jusqu’à ce qu’on m’eût rendu compte de l’état de mes affaires.

Ces mesures réussirent au-delà de mes espérances : car, en sept mois de tems, il me vint un grand paquet de la part des héritiers de mes facteurs, qui contenoit les papiers suivans.

1o . Il y avoit un compte courant du produit de ma plantation pendant six ans, depuis que leurs pères avoient fait leur balance avec le vieux capitaine. Par ledit compte, il me revenoit une somme de 1174 moidores.

2o . Il y avoit un autre compte des dernières années, avant que le gouvernement se fût saisi de l’administration de mes effets, comme appartenant à une personne qui n’étant pas à trouver, pouvoit être considérée comme civilement morte. Le revenu de ma plantation s’étoit alors considérablement accrû : il me revenoit, selon la balance de ce compte, la somme de 3241 moidores.

3o  Il y avoit un compte du prieur du monastère qui avoit joui de mon revenu pendant plus de quatorze ans, & qui, n’étant pas obligé de me restituer ce dont il avoit disposé en faveur de l’hôpital, déclara avec beaucoup de probité qu’il avoit encore entre les mains 872 moidores, qu’il étoit prêt à me rendre. Mais pour le tiers que le roi s’étoit approprié, je n’en tirai rien du tout.

Ledit paquet contenoit, outre cela, une lettre de congratulation de mon associé, sur ce que j’étois encore en vie, avec un détail de l’accroissement de ma plantation, de ses revenus annuels, du nombre d’acres de terre qui y étoient employés : il y avoit ajouté vingt-deux croix en guise de bénédictions ; & il m’assuroit qu’il avoit dit autant d’ave Maria pour remercier la sainte Vierge de ce qu’elle m’avoit conservé. Il me prioit en même tems, d’une manière fort tendre, de venir moi-même prendre possession de mes effets, ou du moins de l’informer à qui je souhaitois qu’il les remît.

Cette lettre, qui finissoit par des protestations pathétiques de son amitié & de celle de toute sa famille, étoit accompagnée d’un fort beau présent, qui consistoit en six belles peaux de léopard, (qu’il avoit reçues apparemment d’Afrique par quelqu’un de ses vaisseaux, dont le voyage avoit été plus heureux que le mien,) en six caisses d’excellentes confitures, & dans une centaine de pièces d’or non monnoyées, une peu plus petites que des moidores.

Je reçus, dans le même tems, de la part des héritiers de mes facteurs douze cents caisses de sucre, huit cents rouleaux de tabac, & le reste de ce qui me revenoit en or.

J’avois grande raison de dire alors, que la fin de Job étoit meilleure que le commencement, & j’ai de la peine à exprimer les différentes pensées qui m’agitèrent en me voyant environné de tant de biens : car, comme les vaisseaux du Brésil viennent toujours en flotte, les mêmes navires qui m’avoient apporté mes lettres avoient aussi été chargés de mes effets, & ils avoient été en sûreté dans la rivière, avant que j’eusse, entre les mains, les nouvelles de leur départ. Cette joie subite me saisit d’une telle force, que le cœur me manqua, & je serois peut-être mort sur le champ, si le bon vieillard ne s’étoit hâté de me chercher un verre d’eau cordiale.

Je continuai pourtant à être assez mal pendant quelques heures, jusqu’à ce qu’on fît chercher un médecin qui, instruit de mon indisposition, me fit saigner, ce qui me remit entièrement.

Je me voyois alors tout d’un coup maître de 500,000 livres sterling en argent, & d’un bien dans le Brésil de plus de mille livres sterling de revenu, dont j’étois aussi sûr qu’aucun anglois peut l’être d’un bien qu’il possède dans sa propre patrie. En un mot, je me voyois dans un bonheur que j’avois de la peine à comprendre moi-même, & je ne savois pas trop bien comment me conduire pour en jouir à mon aise.

La première chose à laquelle je songeai, fut à récompenser mon bienfaiteur le capitaine portugais, qui m’avoit donné tant de marques de sa charité dans mes malheurs, & tant de preuves de sa probité dans ma bonne fortune.

Je lui montrai tout ce que je venois de recevoir, en l’assurant qu’après la providence divine, c’étoit lui que je considérois comme la source de toute ma richesse, & que j’étois charmé de pouvoir le récompenser au centuple de toutes les bontés qu’il avoit eues pour moi. Je commençai d’abord par lui rendre les cent moidores qu’il m’avoit données, &ayant fait venir un notaire, je lui donnai une décharge dans les formes des quatre cent soixante-dix qu’il avoit reconnu me devoir ; ensuite, je lui donna une procuration pour être le receveur des revenus annuels de ma plantation, avec ordre à mon associé de les lui envoyer par les flottes ordinaires. Je m’engageai encore à lui faire présenter de cent moidores par an pendant toute sa vie, & cinquante par an après sa mort pour son fils ; & c’est ainsi que je trouvai juste de témoigner à ce bon vieillard la reconnoissance que j’avois de tous les services qu’il m’avoit rendus.

Il ne me restoit plus qu’à délibérer sur ce que je ferois du bien dont la providence m’avoit rendu possesseur, ce qui certainement me donnoit plus d’embarras que je n’en avois jamais eu dans la vie solitaire que j’avois menée autrefois dans mon île, où je n’avois besoin que de ce que j’avois ; au lieu que dans ma nouvelle situation mon bonheur même m’étoit à charge, par l’inquiétude que me donnoit l’envie de mettre mes richesses en sûreté. Je n’avois plus cette grotte où je pouvois conserver mon trésor sans serrure & sans clef, & où il pouvoit se rouiller dans un long repos sans être utile à personne. Il est vrai que le vieux capitaine étoit un homme parfaitement intègre ; c’étoit là aussi mon unique ressource. Ce qui augmentoit mon embarras, c’est que mon intérêt m’appeloit dans le Brésil, & que je ne pouvois pas songer à entreprendre ce voyage, avant d’avoir mis mon argent comptant en mains sûres ; je pensai d’abord à ma bonne veuve, dont l’intégrité m’étoit connue ; mais elle étoit déjà avancée en âge, mal dans ses affaires, & peut-être endettée. Ainsi, il n’y avoit pas d’autre parti à prendre que de retourner en Angleterre, & de prendre mes effets avec moi.

Plusieurs mois s’écoulèrent pourtant avant de prendre une résolution fixe là-dessus, & pendant ce tems là, après avoir satisfait pleinement aux obligations que j’avois au vieux capitaine portugais, je pensai aussi à témoigner ma reconnoissance à ma pauvre veuve, dont le mari avoit été mon premier bienfaiteur, & qui elle-même avoit été ma fidelle gouvernante, & la sage directrice de mes affaires. Dans ce dessein je trouvai un marchand à Lisbonne, à qui je donnai ordre d’écrire à son correspondant à Londres, de chercher cette bonne femme pour lui donner de ma part cent livres sterling, & pour l’assûrer que pendant ma vie elle ne manqueroit jamais de rien. En même tems j’envoyai cent livres sterling à chacune de mes sœurs, qui vivoient à la campagne, & qui, quoiqu’elles ne fussent pas dans une nécessité absolue, étoient bien éloignées pourtant d’être à leur aise, l’une étant veuve, & l’autre ayant son mari dont elle n’avoit pas lieu d’être contente. Mais parmi tous mes parens, toutes mes connoissances, je ne trouvai personne à qui confier le gros de mes affaires, d’une manière à être tranquille là dessus, avant que de passer dans le Brésil, ce qui me donna bien de l’inquiétude.

J’avois assez d’envie quelquefois de m’établir entièrement dans le Brésil, où j’étois comme naturalisé ; mais j’étois retenu par quelques scrupules de conscience. Il est bien vrai qu’autrefois j’avois eu assez peu de délicatesse pour professer extérieurement la religion dominante du pays, & que je ne voyois pas encore qu’il y eût là un si grand crime ; mais pourtant, y pendant plus mûrement, je jugeois qu’il n’étoit pas sûr pour moi de mourir dans une pareille dissimulation, & je me repentois d’en avoir jamais été capable.

Cependant, ce n’étoit pas là le plus grand obstacle qui s’opposoit à mon voyage ; c’étoit, comme j’ai déjà dit, la difficulté que je trouvois à disposer de mes effets d’une manière sûre. Je me déterminai donc à retourner en Angleterre avec mon argent, dans l’espérance d’y trouver une ame digne de toute ma confiance, & j’exécutai ce dessein peu de tems après.

Mais avant de partir, la flotte du Brésil étant prête à faire voile, je donnai les réponses convenables aux lettres obligeantes que j’avois reçues de ce pays. J’écrivis au prieur une lettre pleine de reconnoissance pour le remercier de l’intégrité dont il avoit agi envers mois, & pour lui faire présent de 872 moidores qu’il avoit à moi, avec prière d’en donner 500 au monastère, & d’en distribuer 372 aux pauvres, selon qu’il le trouveroit bon. Au reste, je me recommandois à ses prières & à celles des autres religieux.

J’écrivis une lettre semblable à mes facteurs, sans l’accompagner d’aucun présent, sachant bien qu’ils n’avoient pas besoin des effets de ma libéralité. On peut bien croire que je n’oubliai pas non plus de remercier mon associé des soins qu’il avoit pris pour l’accroissement de notre plantation, & de lui donner mes instructions sur la manière dont je souhaitois qu’il dirigeât mes affaires. Je la priai d’envoyer régulièrement les revenus de ma moitié au vieux capitaine, & je l’assurai que non-seulement je viendrois le voir, mais que j’avois encore dessein de me fixer dans le Brésil pour tout le reste de ma vie : j’ajoutai à ces promesses un joli présent de quelques pièces d’étoffes de soie d’Italie, de deux pièces de draps d’Angleterre, de cinq pièces de baie noire, & de quelques pièces de ruban de Flandre d’un assez grand prix.

Ayant mis ainsi ordre à mes affaires, vendu ma cargaison, & réduit toutes mes marchandises en argent, je ne trouvai plus rien d’embarrassant que le choix de la route que je devois prendre pour passer en Angleterre. J’étois fort accoutumé à la mer, & cependant je me sentoit une aversion extraordinaire pour m’y hasarder, & quoique je fusse incapable d’en alléguer la moindre raison, cette aversion redoubloit de jour en jour d’une telle force, que je fis remettre à terre jusqu’à deux ou trois fois mon bagage, que j’avois déjà fait embarquer.

J’avoue que j’avois essuyé assez de malheurs sur cet élément pour le craindre ; mais cette raison faisoit des impressions moins fortes sur mon esprit, que ces mouvemens secrets dont je me sentois saisi, & que j’avois grande raison de ne pas négliger, comme il parut par l’évènement. Deux de ces vaisseaux, dans lesquels, à différens tems, j’avois voulu m’embarquer, furent très-malheureux dans leur voyage : l’un fut pris par les Algériens, & l’autre fit naufrage près de Torbay, sans qu’il s’en sauvât au-delà de trois personnes ; par conséquent, dans lequel des deux que je me fusse embarqué, j’aurois été également malheureux.

Mon ancien ami sachant l’embarras où je me trouvois par rapport à mon voyage m’exhorta fort de n’aller point par mer ; il me conseilla plutôt d’aller par terre jusqu’à la Corogne, & de passer par-là, à la Rochelle, par le golphe de Biscaye, d’où il étoit aisé de continuer mon chemin par terre jusqu’à Paris, & de venir de-là par Calais à Douvres, ou bien d’aller à Madrid, & de traverser toute la France par terre.

Mon aversion prodigieuse pour la mer me fit suivre ce dernier parti, qui me la faisoit éviter par-tout, excepté le petit passage de Calais à Douvres. Je n’étois pas fort pressé, je craignois peu la dépense, la route étant agréable, & pour que je ne m’y ennuyasse pas, mon vieux capitaine me procura la compagnie d’un Anglois, fils d’un marchand de Lisbonne, qui me fit trouver deux autres compagnons de voyage de la même nation, auxquels se joignirent encore deux cavaliers portugais qui devoient s’arrêter à Paris, de manière que nous étions six maîtres & cinq valets. Les deux marchands & les deux Portugais se contentoient d’avoir deux valets à deux quatre ; mais pour moi, j’avois trouvé bon d’augmenter mon domestique d’un matelot Anglois qui devoit me tenir lieu de laquais pendant le voyage, parce que Vendredi n’étoit guère capable de me servir comme il falloit dans des pays dont il avoit à peine une idée.

De cette manière nous quittâmes Lisbonne, bien montés & bien armés, faisant une petite troupe assez leste, qui me faisoit l’honneur de m’appeler son capitaine, non-seulement à cause de mon âge, mais encore parce que j’avois deux valets, & que j’étois l’entrepreneur de tout le voyage.

Comme je ne suis pas entré dans le détail d’aucun de mes voyages par mer, je ne ferai pas non plus un Journal exact de mon voyage par terre. Je m’arrêterai seulement à quelques aventures qui me paroissent dignes de l’attention du lecteur.

Quand nous vînmes à Madrid, nous résolûmes de nous y arrêter quelques tems pour voir la cour d’Espagne, & tout ce qu’il y a de plus remarquable ; mais l’automne commençant à approcher, nous nous pressâmes de sortir de ce pays, & nous abandonnâmes Madrid environ au milieu d’Octobre. En arrivant sur les frontières de la Navarre nous fûmes fort allarmés en apprenant qu’une si grande quantité de neige y étoit tombé du côté de la France, que plusieurs voyageurs avoient été obligés de retourner à Pampelune après avoir tenté de passer les montagnes en s’exposant aux plus grands hasards.

Arrivés à Pampelune, nous trouvâmes que cette nouvelle n’étoit que trop fondée : nous y sentîmes un froid insupportable, sur-tout pour moi qui étoit accoutumé à vivre dans des climats si chauds, qu’à peine y peut-on souffrir des habits. J’y étois d’autant plus sensible, que dix jours auparavant nous avions passé par la vieille Castille dans un tems extrêmement chaud. On peut croire si c’étoit un grand plaisir pour moi d’être exposé aux vents qui venoient des Pyrénées, & qui causoient un froid assez rude pour engourdir nos doigts & nos oreilles, & pour nous les faire perdre.

Le pauvre Vendredi étoit encore le plus malheureux de nous tous, en voyant pour la première fois de sa vie des montagnes couvertes de neige, & en sentant le froid, choses inconnues pour lui jusqu’alors.

La neige cependant continuoit toujours à tomber avec violence, & pendant si long-tems, que l’hiver étoit venu avant sa saison, & les passages qui jusqu’alors avoient été difficiles, en devinrent absolument impraticables. La neige étoit d’une épaisseur terrible, & n’ayant point acquis de la fermeté par une forte gelés, comme dans les pays septentrionaux, elle faisoit courir risque aux voyageurs, à chaque pas, d’y être enterrés tout vifs.

Nous nous arrêtâmes pour le moins une vingtaine de jours à Pampelune ; mais persuadés que l’approche de l’hiver ne mettoit pas nos affaires en meilleur état, aussi étoit-ce par toute l’Europe l’hiver le plus cruel qu’il y ait eu de mémoire d’homme ; je proposai à mes compagnons d’aller à Fontarabie, & de passer par-là par mer à Bordeaux, ce qui n’étoit qu’un très-petit voyage.

Pendant que nous étions à délibérer là-dessus, nous vîmes entrer dans notre auberges quatre gentilshommes françois qui, ayant été arrêtés du côté de la France, comme nous, du côté de l’Espagne, avoient eu le bonheur de trouver un guide qui, traversant le pays du côté du Languedoc, leur avoit fait passer les montagnes par des chemins où il y avoit peu de neige, ou du moins où elle étoit assez endurcie par le froid pour soutenir les hommes & les chevaux.

Nous fîmes chercher ce guide, qui nous assura qu’il nous meneroit par le même chemin sans avoir rien à craindre de la neige ; mais que nous devions être assez bien armés pour pouvoir nous défendre contre les bêtes féroces, & sur-tout contre les loups qui, devenus enragés faute de nourriture, se faisoient voir par troupes aux pieds des montagnes. Nous lui dîmes que nous ne craignions rien de ces animaux, pourvu qu’il nous pût mettre l’esprit en repos sur certains loups à deux jambes que nous étions en grand danger de rencontrer, à ce qu’on nous avoit assuré, du côté des montagnes qui regardent la France.

Il nous répondit que nous ne serons point exposés à ce danger dans la route par laquelle il nous meneroit ; & là-dessus nous nous déterminâmes à le suivre, & le même parti fut pris par douze cavaliers françois avec leurs valets, qui avoient été obligés de revenir sur leurs pas.

Nous sortîmes de Pampelune le 15 de Novembre, & nous fûmes d’abord bien surpris de voir notre guide, au lieu de nous mener en avant, nous faire retourner l’espace de vingt milles Anglois, par le même chemin par lequel nous étions venus de Madrid ; mais ayant passé deux rivières, & traversé un climat fort chaud & fort agréable, où l’on ne découvroit pas la moindre neige, il tourna tout d’un coup du côté gauche, & nous fit rentrer dans les montagnes par un autre chemin. Nous y apperçumes des précipices dont la vue nous faisoit frissonner ; mais il sut nous conduire par tant détours & par tant de traverses, qu’il nous fit passer la hauteur des montagnes sans que nous en sussions rien, & sans être fort incommodés de la neige, & tout d’un coup il nous montra les agréable & fertiles provinces du Languedoc & de la Gascogne, qui frappoient nos yeux par une charmante verdure. Il est vrai que nous les voyions à une grande distance de nous, & qu’il falloit encore faire bien du chemin avant que d’y entrer.

Nous fûmes pourtant bien mortifiés un jour, en voyant tomber de la neige en une telle abondance, qu’il nous fut impossible d’avancer ; mais notre guide nous donna courage, en nous assurant que toutes les difficultés de la route seroient bientôt surmontés. Nous trouvâmes effectivement que chaque jour nous descendions de plus en plus, & que nous avancions du côté du Nord, ce qui nous donna assez de confiance en notre guide pour pousser hardiment notre voyage.

Voici une aventure assez remarquable qui nous arriva un jour. Nous avions à peu près deux heures de jour, quand nous hâtant vers notre gîte, nous vîmes sortir d’un chemin creux, à côté d’un bois épais, trois loups monstrueux, suivis d’un ours. Comme notre guide nous avoit assez devancés pour être hors de notre vue, deux de ces loups se jettèrent sur lui, & si nous avions été seulement éloignés d’un demi-mille Anglois, il auroit été certainement dévoré avant que nous eussions été en état de lui donner du secours. L’un de ces animaux s’attacha au cheval, & l’autre attaqua l’homme avec tant de fureur, qu’il n’eut ni le tems, ni la présence d’esprit de se saisir de ses armes à feu : il se contenta de pousser des cris épouvantables. Comme Vendredi étoit le plus avancé de nous tous, je lui dis d’aller à toute bride voir ce que c’étoit. Dès qu’il découvrit de loin ce dont il s’agissoit, il se mit à crier de toutes ses forces : O maître, maître ! mais il ne laissa pas de continuer son chemin tout droit vers le pauvre guide, & comme un garçon plein de courage, il appuya son pistolet contre la tête du loup qui s’étoit attaché à l’homme, & le fit tomber à terre roide mort.

C’étoit un grand bonheur pour le pauvre guide que Vendredi, étant accoutumé dans sa patrie à ces sortes de bêtes, ne les craignoit guères ; ce qui l’avoit rendu assez hardi pour tirer son coup de près ; au lieu que quelqu’un de nous, tirant de plus loin, auroit couru risque ou de manquer le loup, ou de tuer l’homme.

Aussi-tôt que le loup, qui avoit attaqué le cheval, vit son camarade à terre, il abandonna sa proie, & s’enfuit. Il s’étoit heureusement attaché à la tête du cheval, où ses dents rencontrant les bossettes de la bride, n’avoient pas pu porter de coup bien dangereux. Il n’en toit pas ainsi de l’homme, qui avoit reçu deux morsures cruelles, l’une dans le bras, & l’autre au-dessus du genou, & qui avoit été sur le point de tomber de son cheval qui se cabroit, dans le moment que Vendredi étoit venu si heureusement à son secours.

On croit facilement qu’au bruit du coup de pistolet de mon sauvage nous doublions tous le pas, autant qu’un chemin extrémement raboteux pouvoit nous le permettre.

A peine étions-nous débarrassés des arbres qui nous barroient la vue, que nous vîmes distinctement ce qui venoit d’arriver, sans pourtant pouvoir distinguer d’abord quelle espèce d’animal Vendredi venoit de tuer.

Mais voici un autre combat bien plus surprenant, il se donna entre le même sauvage & l’ours dont je viens de parler, & nous divertit à merveilles, quoiqu’au comencement nous en fussions fort allarmés. Il sera bon, pour l’intelligence de cette aventure, de la faire précéder d’une courte description du caractère de messieurs les ours. On sait que l’ours est un animal fort grossier & pesant, & fort éloigné de pouvoir galoper comme un loup, qui est fort léger & très-alerte ; mais on ignore peut-être qu’il a deux qualités essentielles, qui font la règle de la plupart de ses actions.

Premièrement, comme il ne considère pas l’homme comme sa proie, à moins qu’une faim excessive ne le fasse sortir de son naturel, il ne l’attaque pas, s’il n’en est attaqué le premier. Si vous le rencontrez dans un bois, & si vous ne vous mêlez pas de ses affaires, il ne se mêlera pas des vôtres ; mais ayez bien soin de le traiter avec beaucoup de politesse, & de lui laisser le chemin libre ; car c’est un cavalier fort pointilleux, qui ne fera pas un seul pas hors de sa route pour un monarque. S’il vous fait peur, le meilleur parti que vous puissiez prendre, c’est de détourner les yeux, & de continuer votre chemin ; car si vous vouliez vous arrêter pour le regarder fixement, il pourroit bien s’en offenser ; mais si vous étiez assez hardi pour lui jeter quelque chose, & qu’elle le touchât, ne fût-ce qu’un morceau grand comme le doigt, soyez sûr qu’il le prendroit pour un affront sanglant, & qu’il abandonneroit toutes ses autres affaires, pour en tirer vengeance, car il est extrêmement délicat sur le point d’honneur : c’est-là sa première qualité. Il en a encore une autre, qui est tout aussi remarquable, c’est que s’il se fourre dans l’esprit que vous l’avez offensé, il ne vous abandonnera ni de nuit ni de jour jusqu’à ce qu’il en ait satisfaction, & que l’affront soit lavé dans votre sang.

Je reviens au combat, dont j’ai promis la relation. A peine Vendredi eut-il aidé à descendre de cheval notre guide, encore plus effrayé qu’il n’étoit blessé, que nous vîmes l’ours sortir du bois, & je puis protester que je n’en ai jamais vu d’une taille plus monstrueuse.

Nous étions tous un peu effrayés à sa vue, hormis Vendredi, qui marquant dans toute sa contenance beaucoup de joie & de courage, s’écria : O maître, maître, vous me donner congé, moi lui toucher dans la main, mois vous faire bon rire. Que voulez-vous dire, grand fou que vous êtes, lui dis-je ? Il vous mangera. Lui manger moi, lui manger moi ! répondit-il : moi manger lui, vous tous rester-là, moi vous donner bon rire. Aussi-tôt le voilà à bas de son cheval, il ôte ses bottes dans le moment, chausse une paire d’escarpins, qu’il avoit dans sa poche, donne son cheval à garder à mon autre laquais, se saisit d’un fusil, & se met à courir comme le vent.

L’ours cependant se promenoit au petit pas, sans songer à malice, jusqu’à ce que Vendredi s’en étant approché, commença à lier conversation avec lui, comme si l’animal étoit capable de l’entendre : écoute donc, lui cria-t-il, moi te vouloir parler un peu. Pour nous, nous le suivions à quelque distance. Nous étions déjà descendus des montagnes du côté de la Gascogne, & nous nous trouvions dans une vaste plaine, où pourtant il y avoit une assez grande quantité d’arbres répandus par-ci, par-là.

Vendredi, étant pour ainsi dire, sur les talons de l’ours, ramasse une grosse pierre, la jete à cette affreux animal & l’attrape justement à la tête sans néanmoins lui faire plus de mal, que si le caillou avoit donné contre une muraille. Aussi mon drôle n’avoit d’autre but que de se faire suivre par l’ours, & de nous donner bon rire, selon sa manière de s’exprimer. L’ours, selon sa louable coutume, ne manquoit pas d’aller droit à lui, en faisant des pas si terribles, que, pour les suivre, on auroit dû mettre son cheval à un médiocre galop.

Il n’avoit garde cependant d’attraper Vendredi, que je vis, à mon grand étonnement, prendre sa course de notre côté, comme s’il avoit besoin de notre secours, ce qui nous détermina à faire feu sur la bête tous en mêmes tems, pour délivrer mon valet de ses griffes : j’étois pourtant dans une furieuse colère contre lui pour avoir attiré l’ours sur nous, dans le tems qu’il ne songeoit qu’à aller droit son chemin. Cela s’appelle-t-il nous faire rire, maraud, lui dis-je ; viens vîte, & prends ton cheval, afin que nous puissions tuer ce diable d’animal que tu as mis à nos trousses. Point, point, répondit-il tout en courant ; non tirer, vous point bouger, vous avoir grand rire. Comme mon drôle couroit deux fois plus vîte que l’ours, & qu’il y avoit encore un assez grand espace entre l’un & l’autrel il prend tout d’un coup à côté de nous, où il voyoit un grand chêne très-propre à l’exécution de son projet, & nous faisant signe de le suivre, il met bas son fusil à quelque pas de l’arbre, & il y grimpe avec une adresse étonnante. Nous suivions, cependant, à quelque distance, l’ours irrité qui prenoit le même chemin, étant proche de l’arbre, il s’arrête auprès du fusil, le flaire, & le laissant là, il se met à grimper contre le tronc de l’arbre, à la manière des chats, quoi qu’il fût d’une pesanteur extraordinaire.

J’étois surpris de la folie de mon valet, & jusques-là je ne voyois pas le mot pour rire dans toute cette affaire. L’ours avoit déjà gagné les branches de l’arbre, & il avoit fait la moitié du chemin depuis le tronc jusqu’à l’endroit où Vendredi s’étoit mis sur l’extrémité foible d’une grosse branche. Dès que l’animal eut mis les pattes sur la même branche, & qu’il se fut mis en devoir d’aller jusqu’à mon valet, il nous cria qu’il alloit apprendre à danser à l’ours ; & en même tems il se met à sauter sur la branche, & à la remuer de toutes ses forces ; ce qui fit chanceler l’ours, que regardoit déjà en arrière, pour voir de quelle manière il se tireroit de là ; ce qui nous fit rire effectivement de tout notre cœur. Mais la farce n’étoit pas encore jouée jusqu’au bout ; quand Vendredi vit l’animal s’arrêter, il lui parla de nouveau comme s’il avoit été sûr de lui faire entendre son mauvais Anglois : Quoi, lui dit-il, toi ne pas venir plus loin ? toi prié encore un peu venir ; en même tems il cesse de remuer la branche, & l’ours, comme s’il étoit sensible à son invitation, fait effectivement quelques pas en avant, & aussi souvent qu’il plaisoit à mon drôle de remuer la branche, l’ours trouvoit à propos d’arrêter tout court.

Je crus alors qu’il étoit tems de lui casser la tête ; & pour cette raison de criai à Vendredi de se tenir en repos ; mais il me pria de n’en rien faire, & de lui permettre de le tuer lui-même quand il le voudroit.

Pour abréger l’histoire, mon sauvage dansoit si souvent sur la branche, & l’ours en s’arrêtant se mettoit dans une posture si grotesque, que nous en mourions de rire. Nous ne connoissions pourtant rien dans le dessein de Vendredi : nous avions cru d’abord qu’en remuant la branche il avoit envie de culbuter cette lourde bête du haut en bas ; mais elle étoit trop fine pour s’y laisser attraper, & elle se cramponoit à la branche avec ses quatre griffes d’une telle force, qu’il étoit impossible de la faire tomber, & par conséquent nous avions de la peine à comprendre par quelle plaisanterie l’aventure finiroit.

Vendredi nous tira bientôt d’embarras ; car voyant que l’ours n’avoit pas envie d’approcher d’avantage ; bon, bon, lui dit-il, toi ne pas venir plus à moi, moi venir à toi : & là-dessus il s’avance vers l’extrémité de la branche, & s’y pendant par les mains, il la fait plier assez pour se laisser tomber à terre sans risque.

L’ours voyant de cette manière son ennemi décamper, prend la résolution de le suivre ; il se met à marcher sur la branche à reculons, mais avec beaucoup de lenteur & de précaution, ne faisant pas un pas sans regarder en arrière. Quand il fut arrivé au tronc, il en descendit avec la même circonspection, toujours à reculons, & ne remuant jamais un pied qu’il ne sentît l’autre bien fermement attaché à l’écorce. Il alloit justement appuyer une de ses jambes sur la terre, quand Vendredi s’avança sur lui, & lui mettant le bout du fusil dans l’oreille, le fit tomber roide mort.

Après cette expédition, mon gaillard s’arrêta pendant quelques momens d’un air grave, pour voir si nous n’étions pas à rire, & voyant qu’effectivement il nous avoit extrémement divertis, il fit un terrible éclat de rire lui-même, en disant que c’étoit ainsi qu’on tuoit les ours dans son pays. Comment ! lui répondis-je, le moyen que vous les tuïez de cette manière, vous n’avez point de fusils. Oui, répartit-il, point de fusils, mais nous tirer beaucoup grand longs flêches.

Il est certain qu’il avoit tenu parole, & que cette comédie nous avoit donné beaucoup de plaisir. Cependant j’en aurois encore ri d’un meilleur cœur, si je ne m’étois pas trouvé dans un lieu sauvage, où les hurlemens des loups me donnoient beaucoup d’inquiétude. Le bruit qu’ils faisoient étoit épouvantable, & je ne me souviens pas d’en avoir jamais entendu un pareil, qu’une seule fois sur le rivage d’Afrique, comme je crois l’avoir déjà dit.

Si ce bruit affreux, & l’approche de la nuit, ne nous avoient tirés de-là, nous aurions suivi le conseil de Vendredi, en écorchant la bête, dont la peau valoit bien la peine d’être conservée ; mais nous avions encore trois lieues à faire, avant que d’arriver au gîte, & notre guide nous pressoit de pousser notre voyage.

Toute cette route étoit couverte de neige, quoiqu’à une moindre épaisseur que les montagnes, & par conséquent elle étoit moins dangereuse. Mais en récompense les loups enragés par la faim étoient descendus par bandes entières dans les plaines & dans les forêts, & avoient fait des ravages affreux dans plusieurs villages, où ils avoient tué une grande quantité de bétail, & dévoré les hommes mêmes.

Nous apprîmes de notre guide, qu’il nous restoit encore à traverser un endroit fort dangereux, & où nous ne manquerions pas de rencontrer des loups.

C’étoit une petite plaine environnée de bois de tous côtés, & suivie d’un défilé fort étroit, par où nous devions passez absolument pour sortir des forêts, & pour gagner le bourg où nous devions coucher cette nuit.

Nous entrâmes dans le premier bois une demi-heure après. Dans ce bois nous ne rencontrâmes rien qui fût capable de nous effrayer, excepté dans une très-petite plaine, d’environ un demi-quart de mille, où nous vîmes cinq grands loups traverser le chemin tous à la file des uns des autres, comme s’ils couroient après une proie assurée. Ils ne firent pas seulement semblant de nous appercevoir, & en moins de rien ils étoient hors de notre vue. Cependant notre guide, qui étoit un poltron achevé, nous pria de nous préparer à la défense, puisqu’apparemment ces loups seroient suivis d’une grande quantité d’autres.

Nous suivimes son conseil, sans cesser un moment de détourner les yeux de tous côtés ; mais nous n’en découvrîmes pas un seul dans tout le bois qui étoit long de plus d’une demi-lieue. Il n’en fut pas de même dans la plaine dont j’ai fait mention. Le premier objet qui nous y frappe étoit un cheval tué par ces animaux, sur le cadavre duquel ils étoient encore au nombre de quelques douzaines, occupés non à dévorer la chair, mais à ronger les os.

Nous ne trouvâmes point du tout à propos de troubler leur festin, & de leur côté ils ne songeoient pas à le quitter pour nous troubler dans notre voyage. Vendredi avoit pourtant grande envie de leur lâcher quelques coups de fusil ; mais je l’en empêchai, prévoyant que bientôt nous aurions des affaires de reste. Nous n’avions pas encore traversé la moitié de la plaine, quand nous entendîmes à notre gauche des hurlemens terribles : un moment après nous vîmes une centaine de loups venir à nous, par rang & par files, comme s’ils avoient été mis en bataille par un officier expérimenté.

Je crus, que le seul moyen de les bien recevoir, étoit de nous arranger tous dans une même ligne, & de nous tenir bien serrés : ce que nous exécutâmes dans le moment. Je donnai encore ordre à mes gens de faire leur décharge, en sorte qu’il n’y eut que la moitié qui tirât à la fois, & que l’autre se tînt prête à faire dans le moment une seconde décharge ; & sil malgré tout cela, les loups ne laissoient pas de pousser leur pointe, qu’ils ne s’amusassent pas à recharger leurs fusils, mais qu’ils missent promptement le pistolet à main. Nous en avions chacun une paire, & ainsi nous étions en état de faire six grandes décharges tout de suite. Mais pour lors toutes nos armes ne nous furent point nécessaires ; car à nos premiers coups les ennemis s’arrêterent tout court. Il y en eut quatre de tués, & plusieurs autres de blessés, qui en se tirant de la foule, laissoient sur la neige les traces de leur sang. Voyant pourtant que le reste ne se retiroit pas, je me ressouvins d’avoir entendu dire que les bêtes les plus féroces même étoient effrayés du cri des hommes, & conséquemment j’ordonnai à tous mes compagnons d’en pousser un de toutes leurs forces.

Je vis par-là que cette opinion n’étoit pas si mal fondée ; car dans le moment ils commencèrent leur retraite, & après que j’eus faire faire une seconde décharge sur leur arrière-garde, ils prirent le galop pour s’enfuir dans les bois.

Leur fuite nous donna le loisir nécessaire pour recharger nos armes tout en chemin faisant ; mais à peine eûmes-nous pris cette précaution, que nous entendîmes dans le même bois, du côté gauche, mais plus en avant que la première fois, des hurlemens encore plus effroyables.

La nuit s’approchoit cependant, ce qui mettoit nos affaires en plus mauvais étét, sur-tout quand nous vimes paroître tout en même tems trois troupes de loups, l’une à la gauche, l’autre derrière nous, & la troisième à notre front ; de manière que nous en étions presque environnés. Néanmoins comme ils ne tomboient pas d’abord sur nous, nous jugeâmes à propos de gagner toujours pays, autant que nous pouvions faire avancer nos chevaux, ce qui n’étoit tout au plus qu’un bon trot, à cause des mauvais chemins.

De cette manière, nous découvrîmes bien-tôt le défilé par lequel il falloit passer de nécessité, & qui étoit au bout de la plaine, comme j’ai déjà dit ; mais étant sur le point d’y entrer, nous fûmes surpris par la vue d’un nombre confus de loups qui faisoient mine de vouloir nous disputer le passage.

Tout d’un coup nous entendîmes d’un autre côté un coup de fusil, & dans le même instant nous vîmes un cheval sellé & bridé sortir du bois & s’enfuir comme le vent, ayant à ses trousses seize ou dix-sept loups qui devoient bien-tôt l’atteindre, puisqu’il étoit impossible qu’il soutînt encore long-tems une course si vigoureuse.

En nous avançant du côté de l’ouverture dont ce cheval venoit de sortir, nous apperçumes les cadavres d’un autre cheval & de deux hommes fraîchement dévorés par ces bêtes enragées, l’un desquels devoit être nécessairement celui à qui nous avions entendu tirer un coup de fusil ; car nous en trouvâmes un déchargé à terre auprès de lui, & nous le vîmes lui-même tout défiguré, la tête & le haut du corps ayant été déjà rongés jusqu’aux os.

Ce spectacle nous remplit d’horreur, & nous ne savions pas de quel côté nous tourner, quand ces abominables bêtes nous forcèrent à prendre une résolution, en avançant sur nous de tous côtés au nombre de trois cent tout au moins.

Par bonheur nous découvrîmes tout près du bois plusieurs grands arbres abattus, apparemment pendant l’été, pour servir à la charpente. Je plaçai ma petite trouve au beau milieu, après lui avoir fait mettre pied à terre, & je l’arrangeai en forme de triangle devant le plus grand de ces arbres qui pouvoit lui servir de rempart.

Cette précaution ne nous fut pas inutile ; car ces loups endiablés nous chargèrent avec une fureur inexprimable & avec des hurlemens capables de faire dresser les cheveux, comme s’ils tomboient sur une proie assurée ; & je crois que leur rage étoit sur-tout animée par la vue des chevaux que j’avois fait placer au milieu de nous. J’ordonnai à mes gens de tirer de la même manière qu’ils avoient fait dans la première rencontre, & ils l’exécutèrent si bien qu’ils firent tomber un bon nombre de nos ennemis par la première décharge ; mais il étoit nécessaire de faire un feu continuel, car ils venoient sur nous comme des diables, ceux de derrière poussant en avant les premiers.

Après notre seconde décharge, nous les vîmes s’arrêter un peu, & j’espérois déjà que nous en serions bientôt quittes ; mais j’étois bien trompé. Nous fûmes encore obligés de faire feu deux fois de nos pistolets, & je crois que dans ces quatre décharges nous en tuâmes bien dix-sept ou dix-hui, en blessant plus du double de ce nombre.

J’aurois été fort fâché de faire tirer notre dernier coup sans la dernière nécessité : je fis donc venir mon valet anglois, (car Vendredi étoit occupé à charger mon fusil & le sien,) je lui ordonnai de prendre un cornet à poudre, & de faire une traînée sur l’arbre qui nous servoit de rempart, & sur lequel les loups se jetoient à tout moment avec une rage épouvantable. Il le fit sur la champ, & dès que je vis nos ennemis montés sur l’arbre, j’eus justement le tems de mettre le feu à ma traînée, en lâchant dessus le chien d’un pistolet déchargé : tous ceux qui se trouvoient sur l’arbre furent grillés par le feu, dont la force en jeta sept ou huit parmi nous, que nous dépêchâmes en moins de rien : pour les autres, il étoient si effrayés de cette lumière subite augmentée par l’obscurité de la nuit, qu’ils commencèrent à se retirer un peu. Là-dessus je fis faire sur eux la dernière décharge, que nous accompagnâmes d’un grand cri qui acheva de les mettre entièrement en fuite.

Ensuite nous fîmes une sortie l’épée à la main sur une vingtaine d’estropiés, & en les taillardant nous fimes en sorte que leurs hurlemens plaintifs contribuassent à épouvanter les autres qui avoient regagné les bois.

Nous en avions tué tout au moins une soixantaine, & si ç’avoit été en plein jour, nous en aurions bien dépêché davantage : cependant le champ de bataille nous restoit, mais nous avions encore tout au moins une lieue à faire, & nous entendions encore de tems en tems un bruit affreux dans les bois. Nous crûmes mêmes plus d’un fois en voir près de nous, sans en être bien sûrs, à cause de la neige qui nous éblouissoit les yeux.

Après avoir marché pendant une heure dans de pareilles inquiétudes, nous arrivâmes au bourg où nous devions passer la nuit. Nous y trouvâmes tout le monde sous les armes, parce que la nuit d’auparavant un grand nombre de loups, & quelques ours, y étoient entrés, & leur avoient donné une allarme bien chaude, qui les obligeoit à se tenir continuellement en sentinelle, & sur-tout pendant la nuit, afin de défendre leurs troupeaux, & de se défendre eux-mêmes.

Le jour après, notre guide étoit si mal, & les membres où il avoit été blessé tellement enflés, qu’il lui fut impossible de nous servir davantage : ainsi nous fûmes obligés d’en prendre un autre pour nous conduire jusqu’à Toulouse. C’est-là que nous trouvâmes, au lieu de montagnes de neige & de loups, un climat chaud & une campagne riante & fertile.

Quand nous contâmes notre aventure, on nous dit que rien n’étoit plus ordinaire que d’en avoir de semblables au pies des montagnes, sur-tout quand il y a de la neige ; ils étoient fort surpris de ce que nous avions trouvé un guide assez hardi pour nous mener par cette route dans une saison ri rigoureuse, & que nous avions été heureux de sauver notre vie de la fureur de tant de loups affamés. Quand je leur fis le récit de notre ordre de bataille, ils nous blamèrent fort de nous y être pris de cette manière, & ils étoient convaincus que les loups avoient redoublés leur rage à cause des chevaux que nous avions placés derrière nous, & qu’il avoient considérés comme une proie qui leur étoit due. A leur avis, il y avoit cinquante à parier contre un que nous aurions été détruits, sans le stratagême de la traînée de poudre, de laquelle je m’étois avisé, & sans le feu continuel que nous avions soin de faire ; ils ajoutoient encore que nous aurions couru moins de danger si nous étions restés à cheval, & si, de cette manière, nous avions tiré sur eux, parce que voyant les chevaux montés, ces animaux n’ont pas la coutume de les considérer si facilement comme leur proie ; qu’enfin si nous avions voulu mettre pied à terre, nous aurions bien fait de sacrifier nos chevaux, parce que, selon toutes les apparences, c’est sur eux qu’ils se seroient tous jetés, en nous laissant tous en repos, nous voyant en grand nombre & bien armés.

Le danger auquel nous venions d’échapper étoit véritablement terrible ; j’avoie que j’en étois plus frappé que d’aucun autre que j’eusse couru de ma vie, & que je m’étois cru perdu absolument en voyant deux ou trois cens de ces bêtes endiablées venir à nous la gueule béante, sans que je pusse trouver aucun lieu de refuge pour me mettre à l’abri de leur fureur.

Je ne crois pas que j’en perde jamais l’idée, & désormais j’aimerois mieux faire mille lieues par mer, quand je serois sûr d’essuyer une tempête toutes les semaines, que de traverser encore une seule fois les mêmes montagnes.

Je ne dirai rien de mon voyage par la France, puisque plusieurs autres ont infiniment mieux parlé de tout ce qui concerne ce pays, que je ne saurois le faire. Je dirai seulement que, sans m’arrêter beaucoup, je passai de Toulon à Calais par Paris, & que j’arrivai à Douvres le 11 de Janvier, après avoir essuyé un froid presque insupportable.

J’étois parvenu alors au centre de mes desirs, ayant avec moi tout mon bien, & voyant toutes mes lettres de change payées sans aucun délai.

Dans cette heureuse situation, je me servois de ma bonne veuve comme de mon conseiller privé ; ses bontés pour moi étoient animées & redoublées par la reconnoissance, & elle ne trouvoit aucun soin trop embarrassant, ni aucune peine trop fatiguante, quand il s’agissoit de me rendre service. Aussi avois-je si parfaite confiance en elle, que je croyois tous mes effets en sûreté entre ses mains ; & certainement pendant tout le tems que j’ai joui de son amitié, je me suis cru heureux d’avoir trouvé une personne d’une probité si inaltérable.

J’étois déjà résolu à lui laisser la direction de toutes mes affaires, & à partir pour Lisbonne, pour fixer ma demeure dans le Brésil, quand une délicatesse de conscience m’en vint détourner. J’avois réfléchi souvent, & sur-tout pendant ma vie solitaire, sur le peu de sûreté qu’il y a à vivre dans la religion catholique romaine, & je savois qu’il m’étoit impossible de m’établir dans le Brésil sans en faire profession, & que d’y manquer ne feroit autre chose que m’exposer à souffrir le martyre entre les cruelles mains de l’inquisition. Cette considération me fit changer de sentiment, & prendre le parti de rester dans ma patrie, sur-tout si j’étois assez heureux pour trouver le moyen de me défaire avantageusement de ma plantation.

Dans cette intention, j’écrivis à mon vieux ami de Lisbonne, qui me répondit qu’il trouveroit là aisément le moyen de vendre ma plantation ; qu’il jugeoit à propos, si j’y consentois, de l’offrir en mon nom aux deux héritiers de mes facteurs qui étoient riches, & qui, se trouvant sur les lieux, en connoissoient parfaitement la valeur ; que, pour lui, il étoit sûr qu’ils seroient ravis d’en faire l’achat, & qu’ils m’en donneroient du moins quatre ou cinq mille pièces de huit au-delà de ce que j’en pourrois tirer de tout autre.

J’y consentis, & l’affaire fut bientôt réglée ; car huit mois après, la flotte du Brésil étant revenue en Portugal, j’appris par une lettre du vieux capitaine que mon offre avoit été acceptée, & mes facteurs avoient envoyé à leur correspondant à Lisbonne 330,000 pièces de huit pour payer le prix dont on étoit convenu.

Je ne balançai pas un moment à signer les conditions de la vente, telles qu’on les avoit dressées à Lisbonne, & en ayant renvoyé l’acte à mon vieux ami, il me fit tenir des lettres de change de la valeur de 328,000 pièces de huit, pour le prix de ma plantation, à condition qu’elle resteroit chargée du paiement de cent moidores par ans, tant que le vieux capitaine vivroit, & de cinquante pendant la vie de son fils.

C’est par-là que je finis les deux premières parties de l’histoire d’une vie si pleine de révolutions, qu’on pourroit l’appeler une marqueterie de la providence. On y voit une si grande variété d’aventures, que je doute fort qu’aucune autre histoire véritable en puisse fournir une pareille. Elle commence par des extravagances qui ne préparent le lecteur à rien d’heureux, & elle finit par un bonheur, qu’aucun évènement qu’on y trouve ne sauroit promettre.

On croira indubitablement que, satisfait d’une forture si supérieure à mes espérances, je n’étois pas homme à vouloir m’exposer à de nouveaux hasards : mais, quelque raisonnable que puisse être ce sentiment, on se trompe. J’étois accoutumé à une vie ambulante, je n’avois point de famille, & quoique riche, je n’avois pas fait beaucoup de connoissances.

Il est vrai que je m’étois défait de ma plantation dans le Brésil ; mais ce pays m’étoit encore cher ; j’avois sur-tout un desir violent de revoir mon île, & savoir si les Espagnols y étoient arrivés, & comment des scélérats que j’y avois laissés étoient avec eux.

Je n’exécutai pas pourtant ce dessein d’abord, & les conseils de ma bonne veuve firent assez d’effet sur mon esprit, pour me retenir encore sept ans dans ma patrie. Pendant ce tems-là, je pris sous ma tutelle mes deux neveux, fils de mon frère : l’aîné avoit quelque bien, ce qui me détermina à l’élever comme un homme de famille, & à faire en sorte qu’après ma mort il eût de quoi soutenir la manière de vivre que je lui faisois prendre. Pour l’autre, je le confiai à un capitaine de vaisseau, & le trouvant, après cinq années de voyages, sensé, courageux & entreprenant, je lui confiai un vaisseau à lui-même. On verra dans la suite que ce même jeune homme m’a engagé dans de nouvelles aventures malgré mon âge qui devoit m’en détourner.

Je m’étois marié cependant d’une manière avantageuse & satisfaisante, & je me trouvois père de trois enfans ; savoir, de deux garçons & une fille ; mais ma femme étant morte, mon neveu, qui revenoit d’un voyage fort heureux en Espagne, excita par ses importunités mon inclination naturelle de courir, & me persuada de m’embarquer dans son vaisseau, comme un marchand particulier, pour aller négocier aux Indes orientales. J’entrepris ce voyage l’an 1694.

Dans cette course je n’oubliai pas de rendre visite à ma chère île. J’y vis mes successeurs les Espagnols, qui me donnèrent l’histoire entière de leurs aventures, & de celles des scélérats que j’y avois laissés. J’appris de quelle manière ils avoient insulté les Espagnols, & de la nécessité où ces derniers avoient été de les soumettre par force, après avoir vu que c’étoit la seule manière de vivre en repos avec eux. Si on a ajouté à ces circonstances les nouveaux ouvrages qu’ils avoient faits dans l’île, quelques batailles qu’ils avoient été forcés de donner aux sauvages du continent, qui avoient fait plusieurs descentes sur leur rivage, & une entreprise qu’ils avoient exécutée à leur tour sur les terres de leurs ennemis, où ils avoient fait prisonniers cinq hommes & onze gemmes, qui avoient déjà, à mon arrivée, peuplé l’île d’une vingtaine d’enfans : si on rassemble, dis-je, toutes ces particularités, on verra que si leur histoire étoit écrite, elle ne seroit pas moins curieuse que la mienne.

Je quittai l’île après y avoir séjourné une vingtaine de jours, & j’y laissai une bonne quantité de provisions nécessaires, qui consistoient sur-tout en armes, poudre, plomb, habits & outils ; j’y laissai encore un charpentier & un forgeron que j’avois amenés d’Angleterre avec moi.

J’avois trouvé à propos encore de partager l’île à tous les habitans, & je l’avois fait à leur satisfaction, quoique je me fusse réservé la propriété & la souveraineté de tout, & que je les eusse engagés à ne pas abandonner ce nouvel établissement.

Je m’en fus de-là dans le Brésil, d’où j’envoyai une barque vers l’île avec de nouveaux habitans, parmi lesquels ils y avoit sept femmes propres pour le service & pour le mariage, si quelqu’un en vouloit. Je promis en même tems aux anglois de leur envoyer des femmes de leur patrie, une bonne cargaison de tout ce qui leur étoit nécessaire, pourvu qu’ils voulussent s’appliquer de tout leur cœur à faire des plantations, & dans la suite je leur ai tenu parole ; aussi devinrent-ils fort honnêtes gens, après qu’on les eût mis sous le joug, & qu’on leur eût assigné leurs portions à part. Je leur envoyai encore du Brésil cinq vaches, dont trois étoient pleines, avec quelques cochons, & je trouvai tout cela fort multiplié retournant dans l’île une seconde fois.

Je pourrois bien entrer un jour dans un détail plus particulier de tout ce que je viens de toucher légèrement, & y ajouter l’histoire d’une guerre nouvelle qu’eurent les habitans de mon île avec les cannibales. On y verroit de quelle manière ces sauvages entrèrent dans l’île au nombre de trois cens, & comme ils donnèrent deux batailles à ceux de ma colonie, qui dans la première ayant eu du dessous, perdirent trois hommes, mais qui dans la suite, une tempête ayant abîmé les canots des ennemis, avoient trouvé le moyen de les détruire tous par le fer ou par la famine, & étoient rentrés de cette manière dans la possession tranquille de leurs plantations.

Tous ces évènemens, joints aux aventures que j’ai eues pendant dix ans, pourroient faire plusieurs volumes dignes de l’attention du public.


Fin du premier Volume.