Robinson Crusoé (Saint-Hyacinthe)/Préface du traducteur (2)


PRÉFACE
DU TRADUCTEUR

Les deux premières parties des Aventures de Robinson Crusoé ont été si généralement goûtée, qu’on ne sauroit douter du succès des autres. Il est bien vrai que c’est assez le sort des derniers volumes de tomber beaucoup. Il est aisé d’en trouver la raison dans le caractère même de l’esprit humain. Si un auteur veut continuer un ouvrage de raisonnement ou de fiction, l’esprit se lasse, la raison s’émousse, le feu se dissipe, l’invention se tarit. S’il compose quelque histoire, les événemens qu’il a arrangés dans son cerveau, lui plaisent infiniment davantage au commencement de son travail, que lorsqu’il l’a déjà poussé fort loin. Le style est d’abord dans toute sa beauté, rien ne le gêne ; les expressions naissent en foule sous sa plume. Il faut, dans la suite, décrire des événemens semblables ; il s’agit d’épargner au lecteur l’ennui que la nature même a attaché à la répétition. Il faut donner la torture à son génie, pour chercher des synonymes, & pour varier les portraits. On est peu naturel, on le sent ; l’ouvrage commence à plaire moins à l’auteur lui-même, & de degré en degré, plus il devient désagréable à celui qui le compose, plus il baisse & devient médiocre ou mauvais.

Malgré cette vérité incontestable, fondée sur la raison & sur l’expérience, j’ose avancer que les deux dernière parties des Aventures de Robinson Crusoé, n’égalent pas seulement les deux premières, mais qu’elles les surpassent de beaucoup. Robinson Crusoé auteur, semble entrer dans le caractère de Robinson Crusoé qui voyage, & qui d’abord grossier, ignorant, pauvre raisonneur, sent son esprit se mûrir par l’âge & par l’expérience. Dans ces volumes-ci il pense mieux, parle mieux, raisonne plus conséquemment ; il écrit d’un style moins embarrassé, plus poli & plus conforme au goût des gens d’esprit. Il acquiert tous ces avantages sans perdre celui de la naïveté, sans se jeter dans l’ostentation du bel-esprit.

Si l’on trouve dans les premières parties plusieurs tableaux aussi justes que vifs, des sentimens & des réflexions qui doivent répondre aux événemens, l’on en verra dans les dernières d’une justesse & d’une vivacité infiniment plus grandes ; on en verra de mieux développés & de moins chargé de circonstances petites & inutiles.

Ce qu’il y a de surprenant & d’extraordinaire dans les premières aventures de notre voyageur, pourroit faire croire qu’il n’est pas possible que dans ses nouveaux voyages il ait été sujet à des révolutions aussi étonnantes & aussi merveilleuses que celles qui ont frappé le lecteur dans les premières parties ; & qu’ici par conséquent, des événemens plus communs doivent faire naître des réflexions plus communes & moins susceptibles d’une description pathétique.

Cette apparence est fort trompeuse ; les parties suivantes l’emportent encore sur les premières pour la variété, pour le nombre & pour le merveilleux des aventures.

Je connois des personnes sensées qui ont été rebutées par le long séjour de notre voyageur dans son isle. Il leur sembloit qu’elles s’occupoient avec lui des années entières à dresser une hutte, à élargie une caverne & à faire une palissade ; elles se sont imaginées qu’elles l’aidoient pendant plusieurs mois polir une seule planche, & elles se croyoient aussi emprisonnées dans leur lecture, que le pauvre Robinson l’étoit dans sa solitude. Et elles n’ont commencé à respirer avec notre voyageur, qu’à l’arrivée de Vendredi, qui a ranimé leur attention rebutée par des récits trop uniformes. Quoique je croye que c’est leur faute plutôt que celle de l’auteur, & que ces particularités, petite en elles-mêmes, doivent être intéressantes pour tous ceux qui ont assez d’imagination & de sentiment pour se mettre à la place de notre aventurier, & pour s’approprier sa situation & ses pensées, j’ose leur promettre qu’elles ne rencontreront pas ici une pareille source d’ennui & de dégoût.

Pour les en convaincre, je placerai ici un sommaire fort abrégé des aventures de Robinson Crusoé, contenues dans cette troisième & dans cette quatrième parties.

Quoiqu’avancé en âge, maître d’un bien considérable & peu chargé de famille, Robinson Crusoé ne pouvant s’accommoder d’une vie tranquille & sédentaire, ne respire qu’après de nouvelles courses ; il n’exécute son projet cependant qu’après la mort de sa femme ; & ayant reçu une visite de son neveu, qui devoit aller aux Indes, en qualité de capitaine de vaisseau marchand, il se détermine à l’accompagner : sachant que le navire doit toucher au Brésil, & lui donner par-là occasion de revoir sa chère Isle, il met une somme considérable à acheter, pour sa Colonie, tout ce dont elle pouvoit avoir besoin. Il y arrive, après avoir eu par mer deux aventures aussi surprenantes & décrites d’une manière aussi pathétique, qu’il est possible de se l’imaginer. Il y voit les Anglois qu’il y avoit laissée, & les Espagnols qui y étoient arrivés depuis. Ces derniers lui font un récit touchant de mille scélératesses, & de plusieurs noires conspirations que les Anglois avoient formées contre-eux, & des moyens par lesquels ils avoient été à la fin désarmés, & assujetis aux reste de la Colonie. Ils lui font encore l’histoire d’une terrible guerre qu’ils avoient soutenue contre les Sauvages, dont à la fin ils avoient pris & rendu tributaires une quarantaine, après avoir vu leurs plantations ruinées par ces barbares. Ils trouve dans l’île les anglois accouplés à des femmes sauvages qu’ils avoient été chercher dans une autre île, par une entreprise aussi téméraire qu’heureuse dans sa réussite. Il leur fait contracter, avec leurs concubines, des mariages légitimes par le ministère d’un prêtre catholique romain, homme fort zélé, & d’une dévotion exemplaire ; & il a la satisfaction de voir ces scélérats se convertir & faire des prosélytes de leurs femmes.

Le vaisseau prend la route des Indes Orientales, & relâche à Madagascar, où un des matelots, tué par les Insulaires, excite tout l’équipage à en tirer vengeance. La plupart de ceux qui le composent, débarquent pendant la nuit, & malgré les remontrances de Robinson, ils se jettent sur une petite ville, y mettent le feu & massacrent tous les habitans, sans distinction d’âge ou de sexe. L’humanité de l’auteur est choquée de cette barbarie à un point qu’il la leur reproche dans toutes les occasions ; ce qui les irrite tellement que, parvenus à Bengale, ils le laissant à terre malgré le capitaine, qui lui fournit une bonne somme d’argent, un valet & un compagnon de voyage. Robinson y trouve un marchand anglois, s’associe avec lui, & parcourt toutes les côtes des Indes, où il fait un négoce fort avantageux. Ils achetent un vaisseau de certains matelots qui se l’étoient approprié après la mort de leur commandant. Ignorant cette perfidie, ils s’en croient propriétaires de bonne-foi. Ils continuent leur commerce ; mais le navire étant reconnu dans un des ports de Siam, des marchands anglois & hollandois les font attaquer par leurs chaloupes, dans le dessein de les faire pendre, comme pirates, & ils échappent de ce danger par un coup extraordinaire de la providence. N’osant entrer dans aucun port fréquenté, ils trouvent sur les côtes de la Chine, un pilote Portugais qui les conduit vers le nord de cet empire, dans un petit port presque inconnu : ils y vendent leurs denrées à leur satisfaction, & se défont de leur vaisseau ; ils vont voir Nankin & Pekin, la cour du monarque de la Chine, & y trouvent une caravane de marchands Moscovites, avec laquelle ils conviennent d’aller par la grande Tartatie, jusques dans la Moscovie. Ils sont attaqués dans leur marche, à différentes reprises, par de petites armées formées de Tartares, & parviennent à la fin après plusieurs aventures des plus surprenantes, & à travers mille difficultés presque insurmontables, à Tobolsky, capitale de la Sibérie.

Robinson y lie amitié avec un prince banni dans ce désert, & étant sur le point de partir, il lui offre de le sauver & de le mener avec lui parmi ses domestiques. Le prince refuse ce parti, & fait des discours parfaitement beaux sur le faux bonheur que l’on emprunte du rang & de la richesse, sur le caractère de la véritable félicité, & sur le secours que la sagesse tire de la retraite & d’un état médiocre. Il prie pourtant l’auteur de rendre ce service à son fils. L’auteur s’y engage, & résolu de gagner Archange, il prend des routes détournées, marche avec son train dont il forme une petite caravane, & évite avec soin les garnisons Russiennes, pour ne point hasarder son illustre compagnon de voyage. Ils sont de nouveau attaqués dans un désert par quelques hordes de Tartares Kalmucks, qui, contre leur ordinaire, s’étoient répandus jusques-là. Assiégés dans leur camp par ces barbares, ils se dérobent pendant l’obscurité de la nuit, & gagnent des lieux sûrs ; ils arrivent à Archangel. Ils trouvent dans ce port un bâtiment de Hambourg, où ils s’embarquent. Enfin ils entrent dans l’Elbe, dont de grands profits sur leurs marchandises, vont par terre jusqu’en Hollande, s’y embarquent & reviennent en Angleterre : l’auteur ayant mis dans tous ces voyages dix ans & neuf mois.

Cette espèce de petit extrait où l’on n’a touché que les chefs généraux, fera voir suffisamment, j’espère, jusqu’à quel point les troisième & quatrième parties méritent de s’attirer la curiosité du lecteur.

Je ne m’arrêtrai pas long-tems à justifier cette histoire dans l’esprit de ceux qui continuent à la traiter de fabuleuse. Fable ou non, qu’importe ? Les aventures de Télémaque sont fabuleuses aussi : mais on n’en estime pas moins ce livre admirable : c’est une fable, mais fertile en moralités excellentes, & plus propre à instruire, que les vérités les plus certaines. Celles de Robinson, quoiqu’écrites d’un autre style & dans un autre goût, sont pleines aussi de très-bonnes leçons, & l’on feroit bien d’en profiter, au lieu d’examiner avec tant de sévérité, si l’on nous débite ici des effets de la providence ou des effets de l’invention. Ce que je puis soutenir avec sincérité, c’est qu’il y a de très-honnêtes gens, dans nos villes marchandes, qui assurent avoir vu notre voyageur au retour de ses derniers voyages, avoir mangé avec lui, & lui avoir entendu réciter une partie des aventures qu’on voit dans ces deux premiers volumes[1].

Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire de trop creuser ce sujet : cet ouvrage amuse, & il est utile ; le public seroit trop heureux, s’il trouvoit le même caractère dans la plupart des livres nouveaux.

  1. Il y a encore plusieurs anglois qui portent le nom de Robinson ; il est à présumer qu’un de ceux-ci a voulu plaisanter en se faisant passer pour le héros du roman.