Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 161-168).

Souvenir d’Enfance.



eu de temps après je m’aperçus que mon encre allait bientôt me manquer ; je me contentai donc d’en user avec un extrême ménagement, et de noter seulement les événements les plus remarquables de ma vie, sans continuer un mémorial journalier de toutes choses.

La saison sèche et la saison pluvieuse commençaient déjà à me paraître régulières ; je savais les diviser et me prémunir contre elles en conséquence. Mais j’achetai chèrement cette expérience, et ce que je vais rapporter est l’école la plus décourageante que j’aie faite de ma vie. J’ai raconté plus haut que j’avais mis en réserve le peu d’orge et de riz que j’avais cru poussés spontanément et merveilleusement ; il pouvait bien y avoir trente tiges de riz et vingt d’orge. Les pluies étant passées et le soleil entrant en s’éloignant de moi dans sa position méridionale, je crus alors le temps propice pour faire mes semailles.

Je bêchai donc une pièce de terre du mieux que je pus avec ma pelle de bois, et, l’ayant divisée en deux portions, je me mis à semer mon grain. Mais, pendant cette opération, il me vint par hasard à la pensée que je ferais bien de ne pas tout semer en une seule fois, ne sachant point si alors le temps était favorable ; je ne risquai donc que les deux tiers de mes grains, réservant à peu près une poignée de chaque sorte. Ce fut plus tard une grande satisfaction pour moi que j’eusse fait ainsi. De tous les grains que j’avais semés pas un seul ne leva ; parce que, les mois suivants étant secs, et la terre ne recevant point de pluie, ils manquèrent d’humidité pour leur germination. Rien ne parut donc jusqu’au retour de la saison pluvieuse, où ils jetèrent des tiges comme s’ils venaient d’être nouvellement semés.

Voyant que mes premières semences ne croissaient point, et devinant facilement que la sécheresse en était cause, je cherchai un terrain plus humide pour faire un nouvel essai. Je bêchai donc une pièce de terre proche de ma nouvelle tonnelle, et je semai le reste de mon grain en février, un peu avant l’équinoxe du printemps. Ce grain, ayant pour l’humecter les mois pluvieux de mars et d’avril, poussa très agréablement et donna une fort bonne récolte. Mais, comme ce n’était seulement qu’une portion du blé que j’avais mis en réserve, n’ayant pas osé aventurer tout ce qui m’en restait encore, je n’eus en résultat qu’une très petite moisson, qui ne montait pas en tout à demi-picotin de chaque sorte.

Toutefois cette expérience m’avait fait passer maître : je savais alors positivement quelle était la saison propre à ensemencer, et que je pouvais faire en une année deux semailles et deux moissons.

Tandis que mon blé croissait, je fis une petite découverte qui me fut très utile par la suite. Aussitôt que les pluies furent passées et que le temps commença à se rassurer, ce qui advint vers le mois de novembre, j’allai faire un tour à ma tonnelle, où, malgré une absence de quelques mois, je trouvai tout absolument comme je l’avais laissé. Le cercle ou la double haie que j’avais faite était non seulement ferme et entière, mais les pieux que j’avais coupés sur quelques arbres qui s’élevaient dans les environs, avaient plus bourgeonné et jeté de grandes branches, comme font ordinairement les saules, qui repoussent la première année après leur étêtement. Je ne saurais comment appeler les arbres qui m’avaient fourni ces pieux. Surpris et cependant enchanté de voir pousser ces jeunes plants, je les élaguai, et je les amenai à croître aussi également que possible. On ne saurait croire la belle figure qu’ils firent au bout de trois ans. Ma haie formait un cercle d’environ trente-cinq verges de diamètre ; cependant, ces arbres, car alors je pouvais les appeler ainsi, la couvrirent bientôt entièrement, et formèrent une salle d’ombrage assez touffue et assez épaisse pour loger dessous durant toute la saison sèche.

Ceci me détermina à couper encore d’autres pieux pour me faire, semblable à celle-ci, une haie en demi-cercle autour de ma muraille, j’entends celle de ma première demeure ; j’exécutai donc ce projet, et je plantai un double rang de ces arbres ou de ces pieux à la distance de huit verges de mon ancienne palissade. Ils poussèrent aussitôt, et formèrent un beau couvert pour mon habitation ; plus tard ils me servirent aussi de défense, comme je le dirai en son lieu.

J’avais reconnu alors que les saisons de l’année pouvaient en général se diviser, non en été et en hiver, comme en Europe, mais en temps de pluie et de sécheresse, qui généralement se succèdent ainsi :

Moitié de Février,
Mars,
Moitié d’Avril :

Pluie, le soleil étant dans ou proche l’équinoxe.

Moitié d’Avril,
Mai,
Juin,
Juillet,
Moitié d’Août :

Sécheresse, le soleil étant alors au Nord de la ligne.

Moitié d’Août,
Septembre,
Moitié d’Octobre :

Pluie, le soleil étant revenu.

Moitié d’Octobre,
Novembre,
Décembre,
Janvier,
Moitié de Février :

Sécheresse, le soleil étant au Sud de la ligne.

La saison pluvieuse durait plus ou moins long-temps, selon les vents qui venaient à souffler ; mais c’était une observation générale que j’avais faite. Comme j’avais appris à mes dépens combien il était dangereux de se trouver dehors par les pluies, j’avais le soin de faire mes provisions à l’avance, pour n’être point obligé de sortir ; et je restais à la maison autant que possible durant les mois pluvieux.

Pendant ce temps je ne manquais pas de travaux, — même très convenables à cette situation, — car j’avais grand besoin de bien des choses, dont je ne pouvais me fournir que par un rude labeur et une constante application. Par exemple, j’essayai de plusieurs manières à me tresser un panier ; mais les baguettes que je me procurais pour cela étaient si cassantes, que je n’en pouvais rien faire. Ce fut alors d’un très-grand avantage pour moi que, tout enfant, je me fusse plu à m’arrêter chez un vannier de la ville où mon père résidait, et à le regarder faire ses ouvrages d’osier. Officieux, comme le sont ordinairement les petits garçons, et grand observateur de sa manière d’exécuter ses ouvrages, quelquefois je lui prêtais la main ; j’avais donc acquis par ce moyen une connaissance parfaite des procédés du métier : il ne me manquait que des matériaux. Je réfléchis enfin que les rameaux de l’arbre sur lequel j’avais coupé mes pieux, qui avaient drageonné, pourraient bien être aussi flexibles que le saule, le marsault et l’osier d’Angleterre, et je résolus de m’en assurer.

Conséquemment le lendemain j’allai à ma maison de campagne, comme je l’appelais, et, ayant coupé quelques petites branches, je les trouvai aussi convenables que je pouvais le désirer. Muni d’une hache, je revins dans les jours suivants, pour en abattre une bonne quantité que je trouvai sans peine, car il y en avait là en grande abondance. Je les mis en dedans de mon enceinte ou de mes haies pour les faire sécher, et dès qu’elles furent propres à être employées, je les portai dans ma grotte où, durant la saison suivante, je m’occupai à fabriquer, — aussi bien qu’il m’était possible, — un grand nombre de corbeilles pour porter de la terre, ou pour transporter ou conserver divers objets dont j’avais besoin. Quoique je ne les eusse pas faites très élégamment, elles me furent pourtant suffisamment utiles ; aussi, depuis lors, j’eus l’attention de ne jamais m’en laisser manquer ; et, à mesure que ma vannerie dépérissait, j’en refaisais de nouvelle. Je fabriquai surtout des mannes fortes et profondes, pour y serrer mon grain, au lieu de l’ensacher, quand je viendrais à faire une bonne moisson.

Cette difficulté étant surmontée, ce qui me prit un temps infini, je me tourmentai l’esprit pour voir s’il ne serait pas possible que je suppléasse à deux autres besoins. Pour tous vaisseaux qui pussent contenir des liquides, je n’avais que deux barils encore presque pleins de rum, quelques bouteilles de verre de médiocre grandeur, et quelques flacons carrés destinés à contenir des eaux et des spiritueux. Je n’avais pas seulement un pot pour faire bouillir dedans quoi que ce fût, excepté une chaudière que j’avais sauvée du navire, mais qui était trop grande pour faire du bouillon ou faire étuver un morceau de viande tout seul. La seconde chose que j’aurais bien désiré avoir, c’était une pipe à tabac ; mais il m’était impossible d’en fabriquer une. Cependant, à la fin, je trouvai aussi une assez bonne invention pour cela.

Je m’étais occupé tout l’été ou toute la saison sèche à planter mes seconds rangs de palis ou de pieux, quand une autre affaire vint me prendre plus de temps que je n’en avais réservé pour mes loisirs.

J’ai dit plus haut que j’avais une grande envie d’explorer toute l’île, que j’avais poussé ma course jusqu’au ruisseau, puis jusqu’au lieu où j’avais construit ma tonnelle, et d’où j’avais une belle percée jusqu’à la mer, sur l’autre côté de l’île. Je résolus donc d’aller par la traverse jusqu’à ce rivage ; et, prenant mon mousquet, ma hache, mon chien, une plus grande provision de poudre que de coutume, et garnissant mon havresac de deux biscuits et d’une grosse grappe de raisin, je commençai mon voyage. Quand j’eus traversé la vallée où se trouvait située ma tonnelle dont j’ai parlé plus haut, je découvris la mer à l’ouest, et, comme il faisait un temps fort clair, je distinguai parfaitement une terre : était-ce une île ou le continent, je ne pouvais le dire ; elle était très haute et s’étendait fort loin de l’Ouest à l’Ouest-Sud-Ouest, et me paraissait ne pas être éloignée de moins de quinze ou vingt lieues.

Mais quelle contrée du monde était-ce ? Tout ce qu’il m’était permis de savoir, c’est qu’elle devait nécessairement faire partie de l’Amérique. D’après toutes mes observations, je conclus qu’elle confinait aux possessions espagnoles, qu’elle était peut-être toute habitée par des sauvages, et que si j’y eusse abordé, j’aurais eu à subir un sort pire que n’était le mien. J’acquiesçai donc aux dispositions de la Providence, qui, je commençais à le reconnaître et à le croire, ordonne chaque chose pour le mieux. C’est ainsi que je tranquillisai mon esprit, bien loin de me tourmenter du vain désir d’aller en ce pays.

En outre, après que j’eus bien réfléchi sur cette découverte, je pensai que si cette terre faisait partie du littoral espagnol, je verrais infailliblement, une fois ou une autre, passer et repasser quelques vaisseaux ; et que, si le cas contraire échéait, ce serait une preuve que cette côte faisait partie de celle qui s’étend entre le pays espagnol et le Brésil ; côte habitée par la pire espèce des sauvages, car ils sont cannibales ou mangeurs d’hommes, et ne manquent jamais de massacrer et de dévorer tous ceux qui tombent entre leurs mains.