Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 153-160).

Vendanges.



e lendemain, le 16, je repris le même chemin, et, après m’être avancé un peu plus que je n’avais fait la veille, je vis que le ruisseau et les savanes ne s’étendaient pas au-delà, et que la campagne commençait à être plus boisée. Là je trouvai différents fruits, particulièrement des melons en abondance sur le sol, et des raisins sur les arbres, où les vignes s’étaient entrelacées ; les grappes étaient juste dans leur primeur, bien fournies et bien mûres. C’était là une surprenante découverte, j’en fus excessivement content ; mais je savais par expérience qu’il ne fallait user que modérément de ces fruits ; je me ressouvenais d’avoir vu mourir, tandis que j’étais en Barbarie, plusieurs de nos Anglais qui s’y trouvaient esclaves, pour avoir gagné la fièvre et des ténesmes en mangeant des raisins avec excès. Je trouvai cependant moyen d’en faire un excellent usage en les faisant sécher et passer au soleil comme des raisins de garde ; je pensai que de cette manière ce serait un manger aussi sain qu’agréable pour la saison où je n’en pourrais avoir de frais : mon espérance ne fut point trompée.

Je passai là tout l’après-midi, et je ne retournai point à mon habitation ; ce fut la première fois que je puis dire avoir couché hors de chez moi. À la nuit, j’eus recours à ma première ressource : je montai sur un arbre, où je dormis parfaitement. Le lendemain au matin, poursuivant mon exploration, je fis près de quatre milles, autant que j’en pus juger par l’étendue de la vallée, et je me dirigeai toujours droit au nord, ayant des chaînes de collines au Nord et au Sud de moi.

Au bout de cette marche je trouvai un pays découvert, qui semblait porter sa pente vers l’Ouest ; une petite source d’eau fraîche, sortant du flanc d’un monticule voisin, courait à l’opposite, c’est-à-dire droit à l’Est. Toute cette contrée paraissait si tempérée, si verte, si fleurie, et tout y était si bien dans la primeur du printemps, qu’on l’aurait prise pour un jardin artificiel.

Je descendis un peu sur le coteau de cette délicieuse vallée, la contemplant et songeant, avec une sorte de plaisir secret, — quoique mêlé de pensées affligeantes, — que tout cela était mon bien, et que j’étais Roi et Seigneur absolu de cette terre, que j’y avais droit de possession, et que je pouvais la transmettre comme si je l’avais eue en héritance, aussi incontestablement qu’un lord d’Angleterre son manoir. J’y vis une grande quantité de cacaoyers, d’orangers, de limoniers et de citronniers, tous sauvages, portant peu de fruits, du moins dans cette saison. Cependant les cédrats verts que je cueillis étaient non-seulement fort agréables à manger, mais très sains ; et, dans la suite, j’en mêlai le jus avec de l’eau, ce qui la rendait salubre, très-froide et très-rafraîchissante.

Je trouvai alors que j’avais une assez belle besogne pour cueillir ces fruits et les transporter chez moi ; car j’avais résolu de faire une provision de raisins, de cédrats et de limons pour la saison pluvieuse, que je savais approcher.

À cet effet je fis d’abord un grand monceau de raisins, puis un moindre, puis un gros tas de citrons et de limons, et, prenant avec moi un peu de l’un et de l’autre, je me mis en route pour ma demeure, bien résolu de revenir avec un sac, ou n’importe ce que je pourrais fabriquer, pour transporter le reste à la maison.

Après avoir employé trois jours à ce voyage, je rentrai donc chez moi ; — désormais c’est ainsi que j’appellerai ma tente et ma grotte ; — mais avant que j’y fusse arrivé, mes raisins étaient perdus : leur poids et leur jus abondant les avaient affaissés et broyés, de sorte qu’ils ne valaient rien ou peu de chose. Quant aux cédrats, ils étaient en bon état, mais je n’en avais pris qu’un très-petit nombre.

Le jour suivant, qui était le 19, ayant fait deux sacs, je retournai chercher ma récolte ; mais en arrivant à mon amas de raisins, qui étaient si beaux et si alléchants quand je les avais cueillis, je fus surpris de les voir tout éparpillés, foulés, traînés çà et là, et dévorés en grande partie. J’en conclus qu’il y avait dans le voisinage quelques créatures sauvages qui avaient fait ce dégât ; mais quelles créatures étaient-ce ? Je l’ignorais.

Quoi qu’il en soit, voyant que je ne pouvais ni les laisser là en monceaux, ni les emporter dans un sac, parce que d’une façon ils seraient dévorés, et que de l’autre ils seraient écrasés par leur propre poids, j’eus recours à un autre moyen ; je cueillis donc une grande quantité de grappes, et je les suspendis à l’extrémité des branches des arbres pour les faire sécher au soleil ; mais quant aux cédrats et aux limons, j’en emportai ma charge.

À mon retour de ce voyage je contemplai avec un grand plaisir la fécondité de cette vallée, les charmes de sa situation à l’abri des vents de mer, et les bois qui l’ombrageaient : j’en conclus que j’avais fixé mon habitation dans la partie la plus ingrate de l’île. En somme, je commençai de songer à changer ma demeure, et à me choisir, s’il était possible, dans ce beau et riche vallon un lieu aussi sûr que celui que j’habitais alors.

Ce projet me roula long-temps dans la tête, et j’en raffolai long-temps, épris de la beauté du lieu ; mais quand je vins à considérer les choses de plus près et à réfléchir que je demeurais proche de la mer, où il était au moins possible que quelque chose à mon avantage y pût advenir ; que la même fatalité qui m’y avait poussé pourrait y jeter d’autres malheureux, et que, bien qu’il fût à peine plausible que rien de pareil y dût arriver, néanmoins m’enfermer au milieu des collines et des bois, dans le centre de l’île, c’était vouloir prolonger ma captivité et rendre un tel événement non-seulement improbable, mais impossible, je compris donc qu’il était de mon devoir de ne point changer d’habitation.

Cependant j’étais si énamouré de ce lieu que j’y passai presque tout le reste du mois de juillet, et, malgré qu’après mes réflexions j’eusse résolu de ne point déménager, je m’y construisis pourtant une sorte de tonnelle, que j’entourai à distance d’une forte enceinte formée d’une double haie, aussi haute que je pouvais atteindre, bien palissadée et bien fourrée de broussailles. Là, tranquille, je couchais quelquefois deux ou trois nuits de suite, passant et repassant par-dessus la haie, au moyen d’une échelle, comme je le pratiquais déjà. Dès lors je me figurai avoir ma maison de campagne et ma maison maritime. Cet ouvrage m’occupa jusqu’au commencement d’août.

AOÛT.

Comme j’achevais mes fortifications et commençais à jouir de mon labeur, les pluies survinrent et m’obligèrent à demeurer à la maison ; car, bien que dans ma nouvelle habitation j’eusse fait avec un morceau de voile très-bien tendu une tente semblable à l’autre, cependant je n’avais point la protection d’une montagne pour me garder des orages, et derrière moi une grotte pour me retirer quand les pluies étaient excessives.

Vers le 1er de ce mois, comme je l’ai déjà dit, j’avais achevé ma tonnelle et commencé à en jouir.

Le 3. — Je trouvai les raisins que j’avais suspendus parfaitement secs ; et, en fait, c’étaient d’excellentes passerilles ; aussi me mis-je à les ôter de dessus les arbres, et ce fut très heureux que j’eusse fait ainsi ; car les pluies qui survinrent les auraient gâtés, et m’auraient fait perdre mes meilleures provisions d’hiver : j’en avais au moins deux cents belles grappes. Je ne les eus pas plus tôt dépendues et transportées en grande partie à ma grotte, qu’il tomba de l’eau. Depuis le 14 il plut chaque jour plus ou moins jusqu’à la mi-octobre, et quelquefois si violemment que je ne pouvais sortir de ma grotte durant plusieurs jours.

Dans cette saison, l’accroissement de ma famille me causa une grande surprise. J’étais inquiet de la perte d’une de mes chattes qui s’en était allée, ou qui, à ce que je croyais, était morte ; et je n’y comptais plus, quand, à mon grand étonnement, vers la fin du mois d’août, elle revint avec trois petits. Cela fut d’autant plus étrange pour moi, que l’animal que j’avais tué avec mon fusil et que j’avais appelé chat sauvage, m’avait paru entièrement différent de nos chats d’Europe ; pourtant les petits minets étaient de la race domestique comme ma vieille chatte, et pourtant je n’avais que deux femelles : cela était bien étrange ! Quoi qu’il en soit, de ces trois chats il sortit une si grande postérité de chats, que je fus forcé de les tuer comme des vers ou des bêtes farouches, et de les chasser de ma maison autant que possible.

Depuis le 14 jusqu’au 26, pluie incessante, de sorte que je ne pus sortir ; j’étais devenu très-soigneux de me garantir de l’humidité. Durant cette emprisonnement, comme je commençais à me trouver à court de vivres, je me hasardai dehors deux fois : la première fois je tuai un bouc, et la seconde fois, qui était le 26, je trouvai une grosse tortue, qui fut pour moi un grand régal. Mes repas étaient réglés ainsi : à mon déjeuner je mangeai une grappe de raisin, à mon dîner un morceau de chèvre ou de tortue grillé ; — car, à mon grand chagrin, je n’avais pas de vase pour faire bouillir ou étuver quoi que ce fût. — Enfin deux ou trois œufs de tortue faisaient mon souper.

Pendant que la pluie me tint ainsi claquemuré, je travaillai chaque jour deux ou trois heures à agrandir ma grotte, et, peu à peu, dirigeant ma fouille obliquement, je parvins jusqu’au flanc du rocher, où je pratiquai une porte ou une issue qui débouchait un peu au-delà de mon enceinte. Par ce chemin je pouvais entrer et sortir ; toutefois je n’étais pas très aise de me voir ainsi à découvert. Dans l’état de chose précédent, je m’estimais parfaitement en sûreté, tandis qu’alors je me croyais fort exposé, et pourtant je n’avais aperçu aucun être vivant qui pût me donner des craintes, car la plus grosse créature que j’eusse encore vue dans l’île était un bouc.

SEPTEMBRE.

Le 30. — J’étais arrivé au triste anniversaire de mon débarquement ; j’additionnai les hoches de mon poteau, et je trouvai que j’étais sur ce rivage depuis trois cent soixante-cinq jours. Je gardai durant cette journée un jeûne solennel, la consacrant tout entière à des exercices religieux, me prosternant à terre dans la plus profonde humiliation, me confessant à Dieu, reconnaissant la justice de ses jugements sur moi, et l’implorant de me faire miséricorde au nom de Jésus-Christ. Je m’abstins de toute nourriture pendant douze heures jusqu’au coucher du soleil, après quoi je mangeai un biscuit et une grappe de raisin ; puis, ayant terminé cette journée comme je l’avais commencée, j’allai me mettre au lit.

Jusque-là je n’avais observé aucun dimanche ; parce que, n’ayant eu d’abord aucun sentiment de religion dans le cœur, j’avais omis au bout de quelque temps de distinguer la semaine en marquant une hoche plus longue pour le dimanche ; ainsi je ne pouvais plus réellement le discerner des autres jours. Mais, quand j’eus additionné mes jours, comme j’ai dit plus haut, et que j’eus reconnu que j’étais là depuis un an, je divisai cette année en semaines et je pris le septième jour de chacune pour mon dimanche. À la fin de mon calcul je trouvai pourtant un jour ou deux de mécompte.