Robinson Crusoé (Borel)/46

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 361-368).

Vendredi et son Père.



l m’est difficile d’exprimer combien je fus ému des transports de joie et d’amour filial qui agitèrent ce pauvre Sauvage à la vue de son père délivré de la mort. Je ne puis vraiment décrire la moitié de ses extravagances de tendresse. Il se jeta dans la pirogue et en ressortit je ne sais combien de fois. Quand il y entrait il s’asseyait auprès de son père, il se découvrait la poitrine, et, pour le ranimer, il lui tenait la tête appuyée contre son sein des demi-heures entières ; puis il prenait ses bras, ses jambes, engourdis et roidis par les liens, les réchauffait et les frottait avec ses mains, et moi, ayant vu cela, je lui donnai du rum de ma bouteille pour faire des frictions, qui eurent un excellent effet.

Cet événement nous empêcha de poursuivre le canot des Sauvages, qui était déjà à peu près hors de vue ; mais ce fut heureux pour nous : car au bout de deux heures avant qu’ils eussent pu faire le quart de leur chemin, il se leva un vent impétueux, qui continua de souffler si violemment toute la nuit et de souffler Nord-Ouest, ce qui leur était contraire, que je ne pus supposer que leur embarcation eût résisté et qu’ils eussent regagné leur côte.

Mais, pour revenir à Vendredi, il était tellement occupé de son père, que de quelque temps je n’eus pas le cœur de l’arracher de là. Cependant lorsque je pensai qu’il pouvait le quitter un instant, je l’appelai vers moi, et il vint sautant et riant, et dans une joie extrême. Je lui demandai s’il avait donné du pain à son père. Il secoua la tête, et répondit : — « Non : moi, vilain chien, manger tout moi-même. » — Je lui donnai donc un gâteau de pain, que je tirai d’une petite poche que je portais à cet effet. Je lui donnai aussi une goutte de rum pour lui-même ; mais il ne voulut pas y goûter et l’offrit à son père. J’avais encore dans ma pochette deux ou trois grappes de mes raisins, je lui en donnai de même une poignée pour son père. À peine la lui eût-il portée que je le vis sortir de la pirogue et s’enfuir comme s’il eût été épouvanté. Il courait avec une telle vélocité, — car c’était le garçon le plus agile de ses pieds que j’aie jamais vu ; — il courait avec une telle vélocité, dis-je, qu’en quelque sorte je le perdis de vue en un instant. J’eus beau l’appeler et crier après lui, ce fut inutile ; il fila son chemin, et, un quart d’heure après, je le vis revenir, mais avec moins de vitesse qu’il ne s’en était allé. Quand il s’approcha, je m’apperçus qu’il avait ralenti son pas, parce qu’il portait quelque chose à la main.

Arrivé près de moi, je reconnus qu’il était allé à la maison chercher un pot de terre pour apporter de l’eau fraîche, et qu’il était chargé en outre de deux gâteaux ou galettes de pain. Il me donna le pain, mais il porta l’eau à son père. Cependant, comme j’étais moi-même très-altéré, j’en humai quelque peu. Cette eau ranima le Sauvage beaucoup mieux que le rum ou la liqueur forte que je lui avais donné, car il se mourait de soif.

Quand il eut bu, j’appelai Vendredi pour savoir s’il restait encore un peu d’eau ; il me répondit que oui. Je le priai donc de la donner au pauvre Espagnol, qui en avait tout autant besoin que son père. Je lui envoyai aussi un des gâteaux que Vendredi avait été chercher. Cet homme, qui était vraiment très-affaibli, se reposait sur l’herbe à l’ombre d’un arbre ; ses membres étaient roides et très-enflés par les liens dont ils avaient été brutalement garrottés. Quand, à l’approche de Vendredi lui apportant de l’eau, je le vis se dresser sur son séant, boire, prendre le pain et se mettre à le manger, j’allai à lui et lui donnai une poignée de raisins. Il me regarda avec toutes les marques de gratitude et de reconnaissance qui peuvent se manifester sur un visage ; mais, quoiqu’il se fût si bien montré dans le combat, il était si défaillant qu’il ne pouvait se tenir debout ; il l’essaya deux ou trois fois, mais réellement en vain, tant ses chevilles étaient enflées et douloureuses. Je l’engageai donc à ne pas bouger, et priai Vendredi de les lui frotter et de les lui bassiner avec du rum, comme il avait fait à son père.

J’observai que, durant le temps que le pauvre et affectionné Vendredi fut retenu là, toutes les deux minutes, plus souvent même, il retournait la tête pour voir si son père était à la même place et dans la même posture où il l’avait laissé. Enfin, ne l’appercevant plus, il se leva sans dire mot et courut vers lui avec tant de vitesse, qu’il semblait que ses pieds ne touchaient pas la terre ; mais en arrivant il trouva seulement qu’il s’était couché pour reposer ses membres, Il revint donc aussitôt, et je priai alors l’Espagnol de permettre que Vendredi l’aidât à se lever et le conduisît jusqu’au bateau, pour le mener à notre demeure, où je prendrais soin de lui. Mais Vendredi, qui était un jeune et robuste compagnon, le chargea sur ses épaules, le porta au canot et l’assit doucement sur un des côtés, les pieds tournés dans l’intérieur ; puis, le soulevant encore, le plaça tout auprès de son père. Alors il ressortit de la pirogue, la mit à la mer, et quoiqu’il fît un vent assez violent, il pagaya le long du rivage plus vite que je ne pouvais marcher. Ainsi il les amena touts deux en sûreté dans notre crique, et, les laissant dans la barque, il courut chercher l’autre canot. Au moment où il passait près de moi je lui parlai et lui demandai où il allait. Il me répondit : — « Vais chercher plus bateau. » — Puis il repartit comme le vent ; car assurément jamais homme ni cheval ne coururent comme lui, et il eut amené le second canot dans la crique presque aussitôt que j’y arrivai par terre. Alors il me fit passer sur l’autre rive et alla ensuite aider à nos nouveaux hôtes à sortir du bateau. Mais, une fois dehors, ils ne purent marcher ni l’un ni l’autre ; le pauvre Vendredi ne savait que faire.

Pour remédier à cela je me pris à réfléchir, et je priai Vendredi de les inviter à s’asseoir sur le bord tandis qu’il viendrait avec moi. J’eus bientôt fabriqué une sorte de civière où nous les plaçâmes, et sur laquelle, Vendredi et moi, nous les portâmes touts deux. Mais quand nous les eûmes apportés au pied extérieur de notre muraille ou fortification, nous retombâmes dans un pire embarras qu’auparavant ; car il était impossible de les faire passer par-dessus, et j’étais résolu à ne point l’abattre. Je me remis donc à l’ouvrage, et Vendredi et moi nous eûmes fait en deux heures de temps environ une très-jolie tente avec de vieilles voiles, recouverte de branches d’arbre, et dressée dans l’esplanade, entre notre retranchement extérieur et le bocage que j’avais planté. Là nous leur fîmes deux lits de ce que je me trouvais avoir, c’est-à-dire de bonne paille de riz, avec des couvertures jetées dessus, l’une pour se coucher et l’autre pour se couvrir.

Mon île était alors peuplée, je me croyais très-riche en sujets ; et il me vint et je fis souvent l’agréable réflexion, que je ressemblais à un Roi. Premièrement, tout le pays était ma propriété absolue, de sorte que j’avais un droit indubitable de domination ; secondement, mon peuple était complètement soumis. J’étais souverain seigneur et législateur ; touts me devaient la vie et touts étaient prêts à mourir pour moi si besoin était. Chose surtout remarquable ! je n’avais que trois sujets et ils étaient de trois religions différentes : Mon homme Vendredi était protestant, son père était idolâtre et cannibale, et l’Espagnol était papiste. Toutefois, soit dit en passant, j’accordai la liberté de conscience dans toute l’étendue de mes États.

Sitôt que j’eus mis en lieu de sûreté mes deux pauvres prisonniers délivrés, que je leur eus donné un abri et une place pour se reposer, je songeai à faire quelques provisions pour eux. J’ordonnai d’abord à Vendredi de prendre dans mon troupeau particulier une bique ou un cabri d’un an pour le tuer. J’en coupai ensuite le quartier de derrière, que je mis en petits morceaux. Je chargeai Vendredi de le faire bouillir et étuver, et il leur prépara, je vous assure, un fort bon service de viande et de consommé, J’avais mis aussi un peu d’orge et de riz dans le bouillon. Comme j’avais fait cuire cela dehors, — car jamais je n’allumais de feu dans l’intérieur de mon retranchement, — je portai le tout dans la nouvelle tente ; et là, ayant dressé une table pour mes hôtes, j’y pris place moi-même auprès d’eux et je partageai leur dîner. Je les encourageai et les réconfortai de mon mieux, Vendredi me servant d’interprète auprès de son père et même auprès de l’Espagnol, qui parlait assez bien la langue des Sauvages.

Après que nous eûmes dîné ou plutôt soupé, j’ordonnai à Vendredi de prendre un des canots, et d’aller chercher nos mousquets et autres armes à feu, que, faute de temps, nous avions laissés sur le champ de bataille. Le lendemain je lui donnai ordre d’aller ensevelir les cadavres des Sauvages, qui, laissés au soleil, auraient bientôt répandu l’infection. Je lui enjoignis aussi d’enterrer les horribles restes de leur atroce festin, que je savais être en assez grande quantité. Je ne pouvais supporter la pensée de le faire moi-même ; je n’aurais pu même en supporter la vue si je fusse allé par là. Il exécuta touts mes ordres ponctuellement et fit disparaître jusqu’à la moindre trace des Sauvages ; si bien qu’en y retournant, j’eus peine à reconnaître le lieu autrement que par le coin du bois qui saillait sur la place.

Je commençai dès lors à converser un peu avec mes deux nouveaux sujets. Je chargeai premièrement Vendredi de demander à son père ce qu’il pensait des Sauvages échappés dans le canot, et si nous devions nous attendre à les voir revenir avec des forces trop supérieures pour que nous pussions y résister ; sa première opinion fut qu’ils n’avaient pu surmonter la tempête qui avait soufflé toute la nuit de leur fuite ; qu’ils avaient dû nécessairement être submergés ou entraînés au Sud vers certains rivages, où il était aussi sûr qu’ils avaient été dévorés qu’il était sûr qu’ils avaient péri s’ils avaient fait naufrage. Mais quant à ce qu’ils feraient s’ils regagnaient sains et saufs leur rivage, il dit qu’il ne le savait pas ; mais son opinion était qu’ils avaient été si effroyablement épouvantés de la manière dont nous les avions attaqués, du bruit et du feu de nos armes, qu’ils raconteraient à leur nation que leurs compagnons avaient touts été tués par le tonnerre et les éclairs, et non par la main des hommes, et que les deux êtres qui leur étaient apparus, — c’est-à-dire Vendredi et moi, — étaient deux esprits célestes ou deux furies descendues sur terre pour les détruire, mais non des hommes armés. Il était porté à croire cela, disait-il, parce qu’il les avait entendus se crier de l’un à l’autre, dans leur langage, qu’ils ne pouvaient pas concevoir qu’un homme pût darder feu, parler tonnerre et tuer à une grande distance sans lever seulement la main. Et ce vieux Sauvage avait raison ; car depuis lors, comme je l’appris ensuite et d’autre part, les Sauvages de cette nation ne tentèrent plus de descendre dans l’île. Ils avaient été si épouvantés par les récits de ces quatre hommes, qui à ce qu’il paraît, étaient échappés à la mer, qu’ils s’étaient persuadés que quiconque aborderait à cette île ensorcelée serait détruit par le feu des dieux.

Toutefois, ignorant cela, je fus pendant assez long-temps dans de continuelles appréhensions, et me tins sans cesse sur mes gardes, moi et toute mon armée ; comme alors nous étions quatre, je me serais, en rase campagne, bravement aventuré contre une centaine de ces barbares.

Cependant, un certain laps de temps s’étant écoulé sans qu’aucun canot reparût, ma crainte de leur venue se dissipa, et je commençai à me remettre en tête mes premières idées de voyage à la terre ferme, le père de Vendredi m’assurant que je pouvais compter sur les bons traitement qu’à sa considération je recevrais de sa nation, si j’y allais.