Robinson Crusoé (Borel)/45
endredi, il est vrai, peut justifier de cette action : il est leur ennemi, il est en état de guerre avec ces mêmes hommes, c’est loyal à lui de les attaquer ; mais je n’en puis dire autant quant à moi — Ces pensées firent une impression si forte sur mon esprit, que je résolus de me placer seulement près d’eux pour observer leur fête barbare, d’agir alors suivant que le Ciel m’inspirerait, mais de ne point m’entremettre, à moins que quelque chose ne se présentât qui fût pour moi une injonction formelle.
Plein de cette résolution, j’entrai dans le bois, et avec toute la précaution et le silence possibles, — ayant Vendredi sur mes talons, — je marchai jusqu’à ce que j’eusse atteint la lisière du côté le plus proche des Sauvages. Une pointe de bois restait seulement entre eux et moi. J’appelai doucement Vendredi, et, lui montrant un grand arbre qui était juste à l’angle du bois, je lui commandai d’y aller et de m’apporter réponse si de là il pouvait voir parfaitement ce qu’ils faisaient. Il obéit et revint immédiatement me dire que de ce lieu on les voyait très-bien ; qu’ils étaient touts autour d’un feu, mangeant la chair d’un de leurs prisonniers, et qu’à peu de distance de là il y en avait un autre gisant, garrotté sur le sable, qu’ils allaient tuer bientôt, affirmait-il, ce qui embrasa mon âme de colère. Il ajouta que ce n’était pas un prisonnier de leur nation, mais un des hommes barbus dont il m’avait parlé et qui étaient venus dans leur pays sur un bateau. Au seul mot d’un homme blanc et barbu je fus rempli d’horreur ; j’allai à l’arbre, et je distinguai parfaitement avec ma longue-vue un homme blanc couché sur la grève de la mer, pieds et mains liés avec des glayeuls ou quelque chose de semblable à des joncs ; je distinguai aussi qu’il était Européen et qu’il avait des vêtements.
Il y avait un autre arbre et au-delà un petit hallier plus près d’eux que la place où j’étais d’environ cinquante verges. Je vis qu’en faisant un petit détour je pourrais y parvenir sans être découvert, et qu’alors je n’en serais plus qu’à demi-portée de fusil. Je retins donc ma colère, quoique vraiment je fusse outré au plus haut degré, et, rebroussant d’environ trente pas, je marchai derrière quelques buissons qui couvraient tout le chemin, jusqu’à ce que je fusse arrivé vers l’autre arbre. Là je gravis sur un petit tertre d’où ma vue plongeait librement sur les Sauvages à la distance de quatre-vingts verges environ.
Il n’y avait pas alors un moment à perdre ; car dix-neuf de ces atroces misérables étaient assis à terre touts pêle-mêle, et venaient justement d’envoyer deux d’entre eux pour égorger le pauvre Chrétien et peut-être l’apporter membre à membre à leur feu : déjà même ils étaient baissés pour lui délier les pieds. Je me tournai vers Vendredi : — « Maintenant, lui dis-je, fais ce que je te commanderai. » Il me le promit. — « Alors, Vendredi, repris-je, fais exactement ce que tu me verras faire sans y manquer en rien. » — Je posai à terre un des mousquets et mon fusil de chasse, et Vendredi m’imita ; puis avec mon autre mousquet je couchai en joue les Sauvages, en lui ordonnant de faire de même. — « Es-tu prêt ? lui dis-je alors. » — « Oui, » répondit-il. — « Allons, feu sur touts ! » — Et au même instant je tirai aussi.
Vendredi avait tellement mieux visé que moi, qu’il en tua deux et en blessa trois, tandis que j’en tuai un et en blessai deux. Ce fut, soyez-en sûr, une terrible consternation : touts ceux qui n’étaient pas blessés se dressèrent subitement sur leurs pieds ; mais ils ne savaient de quel côté fuir, quel chemin prendre, car ils ignoraient d’où leur venait la mort. Vendredi avait toujours les yeux attachés sur moi, afin, comme je le lui avais enjoint, de pouvoir suivre touts mes mouvements. Aussitôt après la première décharge je jetai mon arme et pris le fusil de chasse, et Vendredi fit de même. J’armai et couchai en joue, il arma et ajusta aussi. — « Es-tu prêt, Vendredi, » lui dis-je. — « Oui, répondit-il. — « Feu donc, au nom de Dieu ! » Et au même instant nous tirâmes touts deux sur ces misérables épouvantés. Comme nos armes n’étaient chargées que de ce que j’ai appelé chevrotines ou petites balles de pistolet, il n’en tomba que deux ; mais il y en eut tant de frappés, que nous les vîmes courir çà et là tout couverts de sang, criant et hurlant comme des insensés et cruellement blessés pour la plupart. Bientôt après trois autres encore tombèrent, mais non pas tout-à-fait morts.
— « Maintenant, Vendredi, m’écriai-je en posant à terre les armes vides et en prenant le mousquet qui était encore chargé, suis moi ! » — Ce qu’il fit avec beaucoup de courage. Là-dessus je me précipitai hors du bois avec Vendredi sur mes talons, et je me découvris moi-même. Sitôt qu’ils m’eurent apperçu je poussai un cri effroyable, j’enjoignis à Vendredi d’en faire autant ; et, courant aussi vite que je pouvais, ce qui n’était guère, chargé d’armes comme je l’étais, j’allai droit à la pauvre victime qui gisait, comme je l’ai dit, sur la grève, entre la place du festin et la mer. Les deux bouchers qui allaient se mettre en besogne sur lui l’avaient abandonné de surprise à notre premier feu, et s’étaient enfuis, saisis d’épouvante, vers le rivage, où ils s’étaient jetés dans un canot, ainsi que trois de leurs compagnons. Je me tournai vers Vendredi, et je lui ordonnai d’avancer et de tirer dessus. Il me comprit aussitôt, et, courant environ la longueur de quarante verges pour s’approcher d’eux, il fit feu. Je crus d’abord qu’il les avait touts tués, car ils tombèrent en tas dans le canot ; mais bientôt j’en vis deux se relever. Toutefois il en avait expédié deux et blessé un troisième, qui resta comme mort au fond du bateau.
Tandis que mon serviteur Vendredi tiraillait, je pris mon couteau et je coupai les glayeuls qui liaient le pauvre prisonnier. Ayant débarrassé ses pieds et ses mains, je le relevai et lui demandai en portugais qui il était. Il répondit en latin : Christianus. Mais il était si faible et si languissant qu’il pouvait à peine se tenir ou parler. Je tirai ma bouteille de ma poche, et la lui présentai en lui faisant signe de boire, ce qu’il fit ; puis je lui donnai un morceau de pain qu’il mangea. Alors je lui demandai de quel pays il était : il me répondit : Español. Et, se remettant un peu, il me fit connaître par touts les gestes possibles combien il m’était redevable pour sa délivrance. — « Señor, lui dis-je avec tout l’espagnol que je pus rassembler, nous parlerons plus tard ; maintenant il nous faut combattre. S’il vous reste quelque force, prenez ce pistolet et ce sabre et vengez-vous. » — il les prit avec gratitude, et n’eut pas plus tôt ces armes dans les mains, que, comme si elles lui eussent communiqué une nouvelle énergie, il se rua sur ses meurtriers avec furie, et en tailla deux en pièces en un instant ; mais il est vrai que tout ceci était si étrange pour eux, que les pauvres misérables, effrayés du bruit de nos mousquets, tombaient de pur étonnement et de peur, et étaient aussi incapables de chercher à s’enfuir que leur chair de résister à nos balles. Et c’était là juste le cas des cinq sur lesquels Vendredi avait tiré dans la pirogue ; car si trois tombèrent des blessures qu’ils avaient reçues, deux tombèrent seulement d’effroi.
Je tenais toujours mon fusil à la main sans tirer, voulant garder mon coup tout prêt, parce que j’avais donné à l’Espagnol mon pistolet et mon sabre. J’appelai Vendredi et lui ordonnai de courir à l’arbre d’où nous avions fait feu d’abord, pour rapporter les armes déchargées que nous avions laissées là ; ce qu’il fit avec une grande célérité. Alors je lui donnai mon mousquet, je m’assis pour recharger les autres armes, et recommandai à mes hommes de revenir vers moi quand ils en auraient besoin.
Tandis que j’étais à cette besogne un rude combat s’engagea entre l’Espagnol et un des Sauvages, qui lui portait des coups avec un de leurs grands sabres de bois, cette même arme qui devait servir à lui ôter la vie si je ne l’avais empêché. L’Espagnol était aussi hardi et aussi brave qu’on puisse l’imaginer : quoique faible, il combattait déjà cet Indien depuis long-temps et lui avait fait deux larges blessures à la tête ; mais le Sauvage, qui était un vaillant et un robuste compagnon, l’ayant étreint dans ses bras, l’avait renversé et s’efforçait de lui arracher mon sabre des mains. Alors l’Espagnol le lui abandonna sagement, et, prenant son pistolet à sa ceinture, lui tira au travers du corps et l’étendit mort sur la place avant que moi, qui accourais, au secours, j’eusse eu le temps de le joindre.
Vendredi, laissé à sa liberté, poursuivait les misérables fuyards sans autre arme au poing que sa hachette, avec laquelle il dépêcha premièrement ces trois qui, blessés d’abord, tombèrent ensuite, comme je l’ai dit plus haut, puis après touts ceux qu’il put attraper. L’Espagnol m’ayant demandé un mousquet, je lui donnai un des fusils de chasse, et il se mit à la poursuite de deux Sauvages, qu’il blessa touts deux ; mais, comme il ne pouvait courir, ils se réfugièrent dans le bois, où Vendredi les pourchassa, et en tua un : l’autre, trop agile pour lui, malgré ses blessures, plongea dans la mer et nagea de toutes ses forces vers ses camarades qui s’étaient sauvés dans le canot. Ces trois rembarqués, avec un autre, qui avait été blessé sans que nous pussions savoir s’il était mort ou vif, furent des vingt-un les seuls qui s’échappèrent de nos mains. —
3 Tués à notre première décharge partie de l’arbre.
2 Tués à la décharge suivante.
2 Tués par Vendredi dans le bateau.
2 Tués par le même, de ceux qui avaient été blessés d’abord.
1 Tué par le même dans les bois.
3 Tués par l’Espagnol.
4 Tués, qui tombèrent çà et là de leurs blessures ou à qui Vendredi donna la chasse.
4 Sauvés dans le canot, parmi lesquels un blessé, si non mort.
21 en tout.
Ceux qui étaient dans le canot manœuvrèrent rudement pour se mettre hors de la portée du fusil ; et, quoique Vendredi leur tirât deux ou trois coups encore, je ne vis pas qu’il en eût blessé aucun. Il désirait vivement que je prisse une de leurs pirogues et que je les poursuivisse ; et, au fait, moi-même j’étais très-inquiet de leur fuite ; je redoutais qu’ils ne portassent de mes nouvelles dans leur pays, et ne revinssent peut-être avec deux ou trois cents pirogues pour nous accabler par leur nombre. Je consentis donc à leur donner la chasse en mer, et courant à un de leurs canots, je m’y jetai et commandai à Vendredi de me suivre ; mais en y entrant quelle fut ma surprise de trouver un pauvre Sauvage, étendu pieds et poings liés, destiné à la mort comme l’avait été l’Espagnol, et presque expirant de peur, ne sachant pas ce qui se passait car il n’avait pu regarder par-dessus le bord du bateau. Il était lié si fortement de la tête aux pieds et avait été garrotté si long-temps qu’il ne lui restait plus qu’un souffle de vie.
Je coupai aussitôt les glayeuls ou les joncs tortillés qui l’attachaient, et je voulus l’aider à se lever ; mais il ne pouvait ni se soutenir ni parler ; seulement il gémissait très-piteusement, croyant sans doute qu’on ne l’avait délié que pour le faire mourir.
Lorsque Vendredi se fut approché, je le priai de lui parler et de l’assurer de sa délivrance ; puis, tirant ma bouteille, je fis donner une goutte de rum à ce pauvre malheureux ; ce qui, avec la nouvelle de son salut, le ranima, et il s’assit dans le bateau. Mais quand Vendredi vint à l’entendre parler et à le regarder en face, ce fut un spectacle à attendrir jusqu’aux larmes, de le voir baiser, embrasser et étreindre ce Sauvage ; de le voir pleurer, rire, crier, sauter à l’entour, danser, chanter, puis pleurer encore, se tordre les mains, se frapper la tête et la face, puis chanter et sauter encore à l’entour comme un insensé. Il se passa un long temps avant que je pusse lui arracher une parole et lui faire dire ce dont il s’agissait ; mais quand il fut un peu revenu à lui-même, il s’écria : — « C’est mon père ! »