Robinson Crusoé (Borel)/28

Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 217-224).

Poor Robin Crusoe, Where are You ?



lors je me reprochai mon esprit ingrat. Combien de fois avais-je murmuré contre ma condition solitaire ! Que n’aurais-je pas donné à cette heure pour remettre le pied sur la plage ? Ainsi nous ne voyons jamais le véritable état de notre position avant qu’il n’ait été rendu évident par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nos jouissances qu’après que nous les avons perdues. Il serait à peine possible d’imaginer quelle était ma consternation en me voyant loin de mon île bien-aimée, — telle elle m’apparaissait alors, — emporté au milieu du vaste Océan. J’en étais éloigné de plus de deux lieues, et je désespérais à tout jamais de la revoir. Cependant je travaillai toujours rudement, jusqu’à ce que mes forces fussent à peu près épuisées, dirigeant du mieux que je pouvais ma pirogue vers le Nord, c’est-à-dire au côté Nord du courant où se trouvait le remous. Dans le milieu de la journée, lorsque le soleil passa au méridien, je crus sentir sur mon visage une brise légère venant du Sud-Sud-Est. Cela me remit un peu de courage au cœur, surtout quand au bout d’une demi-heure environ il s’éleva au joli frais. En ce moment j’étais à une distance effroyable de mon île, et si le moindre nuage ou la moindre brume fût survenue, je me serais égaré dans ma route ; car, n’ayant point à bord de compas de mer, je n’aurais su comment gouverner pour mon île si je l’avais une fois perdue de vue. Mais le temps continuant à être beau, je redressai mon mât, j’aplestai ma voile et portai le cap au Nord autant que possible pour sortir du courant.

À peine avais-je dressé mon mât et ma voile, à peine la pirogue commençait-elle à forcer au plus près, que je m’apperçus par la limpidité de l’eau que quelque changement allait survenir dans le courant, car l’eau était trouble dans les endroits les plus violents. En remarquant la clarté de l’eau, je sentis le courant qui s’affaiblissait, et au même instant je vis à l’Est, à un demi-mille environ, la mer qui déferlait contre les roches. Ces roches partageaient le courant en deux parties. La plus grande courait encore au Sud, laissant les roches au Nord-Est ; tandis que l’autre repoussée par l’écueil formait un remous rapide qui portait avec force vers le Nord-Ouest.

Ceux qui savent ce que c’est que de recevoir sa grâce sur l’échelle, d’être sauvé de la main des brigands juste au moment d’être égorgé, ou qui se sont trouvés en d’équivalentes extrémités, ceux-là seulement peuvent concevoir ce que fut alors ma surprise de joie, avec quel empressement je plaçai ma pirogue dans la direction de ce remous, avec quelle hâte, la brise fraîchissant, je lui tendis ma voile, et courus joyeusement vent arrière, drossé par un reflux impétueux.

Ce remous me ramena d’une lieue dans mon chemin, directement vers mon île, mais à deux lieues plus au Nord que le courant qui m’avait d’abord drossé. De sorte qu’en approchant de l’île je me trouvai vers sa côte septentrionale, c’est-à-dire à son extrémité opposée à celle d’où j’étais parti.

Quand j’eus fait un peu plus d’une lieue à l’aide de ce courant ou de ce remous, je sentis qu’il était passé et qu’il ne me portait plus. Je trouvai toutefois qu’étant entre deux courants, celui au Sud qui m’avait entraîné, et celui au Nord qui s’éloignait du premier de deux lieues environ sur l’autre côté, je trouvai, dis-je, à l’Ouest de l’île, l’eau tout-à-fait calme et dormante. La brise m’étant toujours favorable, je continuai donc de gouverner directement pour l’île, mais je ne faisais plus un grand sillage, comme auparavant.

Vers quatre heures du soir, étant à une lieue environ de mon île, je trouvai que la pointe de rochers cause de tout ce malencontre, s’avançant vers le Sud, comme il est décrit plus haut, et rejetant le courant plus au Midi, avait formé d’elle-même un autre remous vers le Nord. Ce remous me parut très-fort et porter directement dans le chemin de ma course, qui était Ouest mais presque plein Nord. À la faveur d’un bon frais, je cinglai à travers ce remous, obliquement au Nord-Ouest, et en une heure j’arrivai à un mille de la côte. L’eau était calme : j’eus bientôt gagné le rivage.

Dès que je fus à terre je tombai à genoux, je remerciai Dieu de ma délivrance, résolu d’abandonner toutes pensées de fuite sur ma pirogue ; et, après m’être rafraîchi avec ce que j’avais de provisions, je la hâlai tout contre le bord, dans une petite anse que j’avais découverte sous quelques arbres, et me mis à sommeiller, épuisé par le travail et la fatigue du voyage.

J’étais fort embarrassé de savoir comment revenir à la maison avec ma pirogue. J’avais couru trop de dangers, je connaissais trop bien le cas, pour penser tenter mon retour par le chemin que j’avais pris en venant ; et ce que pouvait être l’autre côté, — l’Ouest, veux-je dire, — je l’ignorais et ne voulais plus courir de nouveaux hasards. Je me déterminai donc, mais seulement dans la matinée, à longer le rivage du côté du couchant, pour chercher une crique où je pourrais mettre ma frégate en sûreté, afin de la retrouver si je venais à en avoir besoin. Ayant côtoyé la terre pendant trois milles ou environ, je découvris une très-bonne baie, profonde d’un mille et allant en se rétrécissant jusqu’à l’embouchure d’un petit ruisseau. Là je trouvai pour mon embarcation un excellent port, où elle était comme dans une darse qui eût été faite tout exprès pour elle. Je l’y plaçai, et l’ayant parfaitement abritée, je mis pied à terre pour regarder autour de moi et voir où j’étais.

Je reconnus bientôt que j’avais quelque peu dépassé le lieu où j’étais allé lors de mon voyage à pied sur ce rivage ; et, ne retirant de ma pirogue que mon mousquet et mon parasol, car il faisait excessivement chaud, je me mis en marche. La route était assez agréable, après le trajet que je venais de faire et j’atteignis sur le soir mon ancienne tonnelle, où je trouvai chaque chose comme je l’avais laissé : je la maintenais toujours en bon ordre : car c’était, ainsi que je l’ai déjà dit, ma maison de campagne.

Je passai par-dessus la palissade, et je me couchai à l’ombre pour reposer mes membres. J’étais harassé, je m’endormis bientôt. Mais jugez si vous le pouvez, vous qui lisez mon histoire, quelle dut être ma surprise quand je fus arraché à mon sommeil par une voix qui m’appela plusieurs fois par mon nom : — « Robin, Robin, Robin Crusoé, pauvre Robinson Crusoé ! Où êtes-vous ? —, Robin Crusoé ? Où êtes-vous ? Où êtes-vous allé ? »

J’étais si profondément endormi, fatigué d’avoir ramé, ou pagayé, comme cela s’appelle, toute la première partie du jour et marché durant toute l’autre, que je ne me réveillai pas entièrement. Je flottais entre le sommeil et le réveil, je croyais songer que quelqu’un me parlait. Comme la voix continuait de répéter : « Robin Crusoé, Robin Crusoé », — je m’éveillai enfin tout-à-fait, horriblement épouvanté et dans la plus grande consternation. Mais à peine eus-je ouvert les yeux que je vis mon Poll perché sur la cime de la haie, et reconnus aussitôt que c’était lui qui me parlait. Car c’était justement le langage lamentable que j’avais coutume de lui tenir et de lui apprendre ; et lui l’avait si bien retenu, qu’il venait se poser sur mon doigt, approcher son bec de mon visage, et crier : — « Pauvre Robin Crusoé, où êtes-vous ? où êtes-- vous allé ? Comment êtes-vous venu ici ? » et autres choses semblables que je lui avais enseignées.

Cependant, bien que j’eusse reconnu que c’était le perroquet, et qu’au fait ce ne pouvait être personne d’autre, je fus assez long-temps à me remettre. J’étais étonné que cet animal fût venu là, et je cherchais quand et comment il y était venu, plutôt qu’ailleurs. Lorsque je fus bien assuré que ce n’était personne d’autre que mon fidèle Poll, je lui tendis la main, je l’appelai par son nom, Poll ; et l’aimable oiseau vint à moi, se posa sur mon pouce, comme il avait habitude de faire, et continua de me dire : — « Pauvre Robin Crusoé, comment êtes-vous venu là, où êtes-vous allé ? — » juste comme s’il eût été enchanté de me revoir ; et je l’emportai ainsi avec moi au logis.

J’avais alors pour quelque temps tout mon content de courses sur mer ; j’en avais bien assez pour demeurer tranquille quelques jours et réfléchir sur les dangers que j’avais courus. J’aurais été fort aise d’avoir ma pirogue sur mon côté de l’île, mais je ne voyais pas qu’il fût possible de l’y amener. Quant à la côte orientale que j’avais parcourue, j’étais payé pour ne plus m’y aventurer ; rien que d’y penser mon cœur se serrait et mon sang se glaçait dans mes veines ; et pour l’autre côté de l’île, j’ignorais ce qu’il pouvait être ; mais, en supposant que le courant portât contre le rivage avec la même force qu’à l’Est, je pouvais courir le même risque d’être drossé, et emporté loin de l’île ainsi que je l’avais été déjà. Toutes ces raisons firent que je me résignai à me passer de ma pirogue, quoiqu’elle fût le produit de tant de mois de travail pour la faire et de tant de mois pour la lancer.

Dans cette sagesse d’esprit je vécus près d’un an, d’une vie retirée et sédentaire, comme on peut bien se l’imaginer. Mes pensées étant parfaitement accommodées à ma condition, et m’étant tout-à-fait consolé en m’abandonnant aux dispensations de la Providence, sauf l’absence de société, je pensais mener une vie réellement heureuse en touts points.

Durant cet intervalle je me perfectionnai dans touts les travaux mécaniques auxquels mes besoins me forçaient de m’appliquer, et je serais porté à croire, considérant surtout combien j’avais peu d’outils, que j’aurais pu faire un très-bon charpentier.

J’arrivai en outre à une perfection inespérée en poterie de terre, et j’imaginai assez bien de la fabriquer avec une roue, ce que je trouvai infiniment mieux et plus commode, parce que je donnais une forme ronde et bien proportionnée aux mêmes choses que je faisais auparavant hideuses à voir. Mais jamais je ne fus plus glorieux, je pense, de mon propre ouvrage, plus joyeux de quelque découverte, que lorsque je parvins à me façonner une pipe. Quoique fort laide, fort grossière et en terre cuite rouge comme mes autres poteries, elle était cependant ferme et dure, et aspirait très-bien, ce dont j’éprouvai une excessive satisfaction, car j’avais toujours eu l’habitude de fumer. À bord de notre navire il se trouvait bien des pipes, mais j’avais premièrement négligé de les prendre, ne sachant pas qu’il y eût du tabac dans l’île, et plus tard, quand je refouillai le bâtiment, je ne pus mettre la main sur aucune.

Je fis aussi de grands progrès en vannerie ; je tressai, aussi bien que mon invention me le permettait, une multitude de corbeilles nécessaires, qui, bien qu’elles ne fussent pas fort élégantes, ne laissaient pas de m’être fort commodes pour entreposer bien des choses et en transporter d’autres à la maison. Par exemple, si je tuais au loin une chèvre, je la suspendais à un arbre, je l’écorchais, je l’habillais, et je la coupais en morceau, que j’apportais au logis, dans une corbeille ; de même pour une tortue : je l’ouvrais, je prenais ses œufs et une pièce ou deux de sa chair, ce qui était bien suffisant pour moi, je les emportais dans un panier, et j’abandonnais tout le reste. De grandes et profondes corbeilles me servaient de granges pour mon blé que j’égrainais et vannais toujours aussitôt qu’il était sec, et de grandes mannes me servaient de grainiers.