Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 209-216).

Séjour sur la Colline.



a raison pour laquelle je ne pouvais aller tout-à-fait nu, c’est que l’ardeur du soleil m’était plus insupportable quand j’étais ainsi que lorsque j’avais quelques vêtements. La grande chaleur me faisait même souvent venir des ampoules sur la peau ; mais quand je portais une chemise, le vent l’agitait et soufflait par-dessous, et je me trouvais doublement au frais. Je ne pus pas davantage m’accoutumer à aller au soleil sans un bonnet ou un chapeau : ses rayons dardent si violemment dans ces climats, qu’en tombant d’aplomb sur ma tête, ils me donnaient immédiatement des migraines, qui se dissipaient aussitôt que je m’étais couvert.

À ces fins je commençai de songer à mettre un peu d’ordre dans les quelques haillons que j’appelais des vêtements. J’avais usé toutes mes vestes : il me fallait alors essayer à me fabriquer des jaquettes avec de grandes houppelandes et les autres effets semblables que je pouvais avoir. Je me mis donc à faire le métier de tailleur, ou plutôt de ravaudeur, car je faisais de la piteuse besogne. Néanmoins je vins à bout de bâtir deux ou trois casaques, dont j’espérais me servir long-temps. Quant aux caleçons, ou hauts-de-chausses, je les fis d’une façon vraiment pitoyable.

J’ai noté que je conservais les peaux de touts les animaux que je tuais, des bêtes à quatre pieds, veux-je dire. Comme je les étendais au soleil sur des bâtons, quelques-unes étaient devenues si sèches et si dures qu’elles n’étaient bonnes à rien ; mais d’autres me furent réellement très-profitables. La première chose que je fis de ces peaux fut un grand bonnet, avec le poil tourné en dehors pour rejeter la pluie ; et je m’en acquittai si bien qu’aussitôt après j’entrepris un habillement tout entier, c’est-à-dire une casaque et des hauts-de-chausses ouverts aux genoux, le tout fort lâche, car ces vêtements devaient me servir plutôt contre la chaleur que contre le froid. Je dois avouer qu’ils étaient très-méchamment faits ; si j’étais mauvais charpentier, j’étais encore plus mauvais tailleur. Néanmoins ils me furent d’un fort bon usage ; et quand j’étais en course, s’il venait à pleuvoir, le poil de ma casaque et de mon bonnet étant extérieur, j’étais parfaitement garanti.

J’employai ensuite beaucoup de temps et de peines à me fabriquer un parasol, dont véritablement j’avais grand besoin et grande envie, J’en avais vu faire au Brésil, où ils sont d’une très-grande utilité dans les chaleurs excessives qui s’y font sentir, et celles que je ressentais en mon île étaient pour le moins tout aussi fortes, puisqu’elle est plus proche de l’équateur. En somme, fort souvent obligé d’aller au loin, c’était pour moi une excellente chose par les pluies comme par les chaleurs. Je pris une peine infinie, et je fus extrêmement long-temps sans rien pouvoir faire qui y ressemblât. Après même que j’eus pensé avoir atteint mon but, j’en gâtai deux ou trois avant d’en trouver à ma fantaisie. Enfin j’en façonnai un qui y répondait assez bien. La principale difficulté fut de le rendre fermant ; car si j’eusse pu l’étendre et n’eusse pu le ployer, il m’aurait toujours fallu le porter au-dessus de ma tête, ce qui eût été impraticable. Enfin, ainsi que je le disais, j’en fis un qui m’agréait assez ; je le couvris de peau, le poil en dehors, de sorte qu’il rejetait la pluie comme un auvent, et repoussait si bien le soleil, que je pouvais marcher dans le temps le plus chaud avec plus d’agrément que je ne le faisais auparavant dans le temps le plus frais. Quand je n’en avais pas besoin je le fermais et le portais sous mon bras.

Je vivais ainsi très-confortablement ; mon esprit s’était calmé en se résignant à la volonté de Dieu, et je m’abandonnais entièrement aux dispositions de sa providence. Cela rendait même ma vie meilleure que la vie sociale ; car lorsque je venais à regretter le manque de conversation, je me disais : — « Converser ainsi mutuellement avec mes propres pensées et avec mon Créateur lui-même par mes élancements et mes prières, n’est-ce pas bien préférable à la plus grande jouissance de la société des hommes ? »

Je ne saurais dire qu’après ceci, durant cinq années, rien d’extraordinaire me soit advenu. Ma vie suivit le même cours dans la même situation et dans les mêmes lieux qu’auparavant. Outre la culture annuelle de mon orge et de mon riz et la récolte de mes raisins, — je gardais de l’un et de l’autre toujours assez pour avoir devant moi une provision d’un an ; — outre ce travail annuel, dis-je, et mes sorties journalières avec mon fusil, j’eus une occupation principale, la construction d’une pirogue qu’enfin je terminai, et que, par un canal que je creusai large de six pieds et profond de quatre, j’amenai dans la crique, éloignée d’un demi-mille environ. Pour la première, si démesurément grande, que j’avais entreprise sans considérer d’abord, comme je l’eusse dû faire, si je pourrais la mettre à flot, me trouvant toujours dans l’impossibilité de l’amener jusqu’à l’eau ou d’amener l’eau jusqu’à elle, je fus obligé de la laisser où elle était, comme un commémoratif pour m’enseigner à être plus sage la prochaine fois. Au fait, cette prochaine fois, bien que je n’eusse pu trouver un arbre convenable, bien qu’il fût dans un lieu où je ne pouvais conduire l’eau, et, comme je l’ai dit, à une distance d’environ un demi-mille, ni voyant point la chose impraticable, je ne voulus point l’abandonner. Je fus à peu près deux ans à ce travail, dont je ne me plaignis jamais, soutenu par l’espérance d’avoir une barque et de pouvoir enfin gagner la haute mer.

Cependant quand ma petite pirogue fut terminée, sa dimension ne répondit point du tout au dessein que j’avais eu en vue en entreprenant la première, c’est-à-dire de gagner la terre ferme, éloignée d’environ quarante milles. La petitesse de mon embarcation mit donc fin à ce projet, et je n’y pensai plus ; mais je résolus de faire le tour de l’île. J’étais allé sur un seul point de l’autre côté, en prenant la traverse dans les terres, ainsi que je l’ai déjà narré, et les découvertes que j’avais faites en ce voyage m’avaient rendu très-curieux de voir les autres parties des côtes. Comme alors rien ne s’y opposait, je ne songeai plus qu’à faire cette reconnaissance.

Dans ce dessein, et pour que je pusse opérer plus sûrement et plus régulièrement, j’adaptai un petit mât à ma pirogue, et je fis une voile de quelques pièces de celles du navire mises en magasin et que j’avais en grande quantité par-devers moi.

Ayant ajusté mon mât et ma voile, je fis l’essai de ma barque, et je trouvai qu’elle cinglait très-bien. À ses deux extrémités je construisis alors de petits équipets et de petits coffres pour enfermer mes provisions, mes munitions, et les garantir de la pluie et des éclaboussures de la mer ; puis je creusai une longue cachette où pouvait tenir mon mousquet, et je la recouvris d’un abattant pour le garantir de toute humidité.

À la poupe je plaçais mon parasol, fiché dans une carlingue comme un mât, pour me défendre de l’ardeur du soleil et me servir de tendelet ; équipé de la sorte, je faisais de temps en temps une promenade sur mer, mais je n’allais pas loin et ne m’éloignais pas de la crique. Enfin, impatient de connaître la circonférence de mon petit Royaume, je me décidai à faire ce voyage, et j’avitaillai ma pirogue en conséquence. J’y embarquai deux douzaines de mes pains d’orge, — que je devrais plutôt appeler des gâteaux, — un pot de terre empli de riz sec, dont je faisais une grande consommation, une petite bouteille de rum, une moitié de chèvre, de la poudre et du plomb pour m’en procurer davantage, et deux grandes houppelandes, de celles dont j’ai déjà fait mention et que j’avais trouvées dans les coffres des matelots. Je les pris, l’une pour me coucher dessus et l’autre pour me couvrir pendant la nuit.

Ce fut le 6 novembre, l’an sixième de mon Règne ou de ma Captivité, comme il vous plaira, que je me mis en route pour ce voyage, qui fut beaucoup plus long que je ne m’y étais attendu ; car, bien que l’île elle-même ne fût pas très-large, quand je parvins à sa côte orientale, je trouvai un grand récif de rochers s’étendant à deux lieues en mer, les uns au-dessus, les autres en dessous l’eau, et par-delà un banc de sable à sec qui se prolongeait à plus d’une demi-lieue ; de sorte que je fus obligé de faire un grand détour pour doubler cette pointe.

Quand je découvris ce récif, je fus sur le point de renoncer à mon entreprise et de rebrousser chemin, ne sachant pas de combien il faudrait m’avancer au large, et par-dessus tout comment je pourrais revenir. Je jetai donc l’ancre, car je m’en étais fait une avec un morceau de grappin brisé que j’avais tiré du navire.

Ayant mis en sûreté ma pirogue, je pris mon mousquet, j’allai à terre, et je gravis sur une colline qui semblait commander ce cap. Là j’en découvris toute l’étendue, et je résolus de m’aventurer.

En examinant la mer du haut de cette éminence, j’apperçus un rapide, je dirai même un furieux courant qui portait à l’Est et qui serrait la pointe. J’en pris une ample connaissance, parce qu’il me semblait y avoir quelque péril, et qu’y étant une fois tombé, entraîné par sa violence, je ne pourrais plus regagner mon île. Vraiment, si je n’eusse pas eu la précaution de monter sur cette colline, je crois que les choses se seraient ainsi passées ; car le même courant régnait de l’autre côté de l’île, seulement il s’en tenait à une plus grande distance. Je reconnus aussi qu’il y avait un violent remous sous la terre. Je n’avais donc rien autre à faire qu’à éviter le premier courant, pour me trouver aussitôt dans un remous.

Je séjournai cependant deux jours sur cette colline, parce que le vent, qui soufflait assez fort Est-Sud-Est, contrariait le courant et formait de violents brisants contre le cap. Il n’était donc sûr pour moi ni de côtoyer le rivage à cause du ressac, ni de gagner le large à cause du courant.

Le troisième jour au matin, le vent s’étant abattu durant la nuit, la mer étant calme, je m’aventurai. Que ceci soit une leçon pour les pilotes ignorants et téméraires ! À peine eus-je atteint le cap, — je n’étais pas éloigné de la terre de la longueur de mon embarcation, — que je me trouvai dans des eaux profondes et dans un courant rapide comme l’écluse d’un moulin. Il drossa ma pirogue avec une telle violence, que tout ce que je pus faire ne put la retenir près du rivage, et de plus en plus il m’emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche. Comme il n’y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je faisais avec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençais à me croire perdu ; car, les courants régnant des deux côtés de l’île, je n’ignorais pas qu’à la distance de quelques lieues ils devaient se rejoindre, et que là ce serait irrévocablement fait de moi. N’entrevoyant aucune possibilité d’en réchapper, je n’avais devant moi que l’image de la mort, et l’espoir, non d’être submergé, car la mer était assez calme, mais de périr de faim. J’avais trouvé, il est vrai sur le rivage une grosse tortue dont j’avais presque ma charge, et que j’avais embarquée ; j’avais une grande jarre d’eau douce, une jarre, c’est-à-dire un de mes pots de terre ; mais qu’était tout cela si je venais à être drossé au milieu du vaste Océan, où j’avais l’assurance de ne point rencontrer de terres, ni continent ni île, avant mille lieues tout au moins ?

Je compris alors combien il est facile à la providence de Dieu de rendre pire la plus misérable condition de l’humanité. Je me représentais alors mon île solitaire et isolée comme le lieu le plus séduisant du monde, et l’unique bonheur que souhaitât mon cœur était d’y rentrer. Plein de ce brûlant désir, je tendais mes bras vers elle. — « Heureux désert, m’écriais-je, je ne te verrai donc plus ! Ô misérable créature ! Où vas-tu ? »