Rienzi, le dernier des tribuns de Rome (1835)
Traduction par Paul Lorain.
Librairie Hachette et Cie (tome IIp. 121-186).

LIVRE VII

LA PRISON


Fu rinchiuso in una torre grossa e larga ; avea libri assai, suo Tito Livio, sue storie di Roma, la Bibbia, etc.
(Vita di Cola di Rienzi, lib. II, cap. XIII.)

CHAPITRE I.

Avignon. — Les deux pages. — La belle étrangère.

Voici en quoi consiste la différence entre les drames de Shakspeare et ceux de presque tous les autres maîtres de l’art : c’est que, dans les premiers, la catastrophe est rarement amenée par une seule cause, par une chaîne d’événements simple et continue. Ce sont des ressorts variés et compliqués qui produisent le dénoûment final. Libre de la contrainte des règles de temps et de lieu, chaque temps ou chaque lieu dépeint se présente à nos yeux avec le changement d’action ou d’acteur qu’il comporte. Quelquefois l’intérêt semble faire une halte, un détour, pour appeler notre attention sur des objets qui nous ont échappé jusque-là, ou sur les qualités des personnages jusqu’alors indiquées, sans être développées. Mais en réalité cette suspension de l’action dramatique n’est destinée qu’à rassembler, concentrer et lier en faisceau toutes les circonstances variées qui conduisent au grand résultat ; l’art de la fiction n’est abandonné que pour la fidélité de l’histoire. Quiconque cherche à mettre sous les yeux du monde l’image fidèle et détaillée de la vie d’un homme, quiconque élevant le drame à la hauteur de l’épopée, fait franchir à sa narration les vicissitudes des années, se trouvera, sans le savoir, imitateur de Shakspeare. De nouveaux caractères, tous utiles au dénoûment, de nouvelles scènes, toutes calculées pour justifier celle de la fin, s’élèvent devant lui à mesure qu’il avance, paraissant quelquefois, aux yeux du lecleur, retarder, quand au contraire elles l’avancent, la catastrophe redoutée. La procession du sacrifice défile, toujours accrue sur son chemin par de nouveaux venus, quoiqu’elle perde en route un certain nombre des premiers figurants, jusqu’à ce que, à la fin, toujours le même dans son ensemble, mais différent dans ses détails, le cortège atteigne la limite fatale de l’autel et de la victime.

Cinq ans se sont passés depuis les événements dont j’ai fait le récit, et nous voilà transportés à la cour pontificale d’Avignon, à cette tranquille résidence où les successeurs de saint Pierre avaient transplanté le luxe, la pompe et les vices de la cité impériale. À l’abri des fraudes ou des violences d’une noblesse puissante et barbare, les courtisans du saint-siége s’abandonnaient aux délices d’une fête continuelle ; leur repos était consacré au plaisir, et Avignon présentait en ce temps-là la société peut-être la plus gaie et la plus voluptueuse de l’Europe. L’élégance de Clément VI avait recouvert, comme d’un vernis littéraire, les plaisirs plus grossiers du pays, et l’esprit de Pétrarque continuait à se faire jour à travers les complots des factions et les orgies de la débauche.

Innocent VI venait de succéder à Clément, et quel que fût d’ailleurs son mérite réel, il appréciait du moins la science et le talent chez les autres ; de sorte que le gracieux pédantisme de l’époque continuait de se mêler au goût du plaisir[1]. La corruption qui régnait dans cette cour tout entière était trop invétérée pour céder à l’exemple d’Innocent, qui était personnellement un homme d’habitudes simples et de meurs exemplaires. Quoique assujetti à la politique de la France comme son prédécesseur, il avait une ambition forte et étendue. Profondément attaché aux intérêts de l’Église, il formait le projet de la rétablir et de la raffermir dans sa domination en Italie, et il regardait les tyrans, maîtres des divers États, comme les principaux obstacles opposés à son ambition pontificale. La politique d’Innocent VI ne se bornait pas là. Avec les exceptions nécessairement provoquées par des circonstances particulières, le siège pontifical était, en somme, favorable aux libertés politiques de l’Italie. Les républiques du moyen âge croissaient à l’ombre de l’Église ; et là, comme ailleurs, on trouvait, contrairement à l’opinion vulgaire, que la religion, malgré les vices qui s’abritaient sous son manteau, servait à la protection générale des libertés civiles, élevait les humbles et résistait aux oppresseurs.

Dans ce temps-là une dame d’une beauté singulière et sans égale fit une apparition à Avignon. Elle était arrivée avec une suite peu nombreuse mais choisie. Elle venait de Florence, mais elle était Napolitaine de naissance, veuve d’un noble de la cour brillante de l’infortunée Jeanne. Son nom était Cesarini. Placée là sur un théâtre où, même dans la citadelle de la chrétienté, Vénus conservait son empire d’autrefois, où l’amour était le principal souci de la vie, où enfin la beauté, c’était la puissance, la signora Cesarini n’avait pas plutôt fait son apparition en public qu’elle avait vu à ses pieds la moitié des nobles et des galants d’Avignon. Ses femmes étaient assiégées de cadeaux et de billets doux ; et la nuit, sous ses jalousies, se faisait entendre la plaintive sérénade. Elle jouait un grand rôle dans les joies dissipées de la ville, et ses charmes partageaient la célébrité du jour avec les vers de Pétrarque. Mais si elle ne fronçait les sourcils pour personne, personne en revanche ne pouvait s’attribuer le monopole de ses sourires. Sa belle réputation était encore pure de toute tache ; et si quelqu’un de ses adorateurs pouvait se croire distingué du reste, il semblait avoir été choisi au point de vue de l’ambition plutôt que de l’amour ; Gilles, le belliqueux cardinal d’Albornoz, tout puissant à la cour pontificale, croyait pouvoir prédire l’heure de son triomphe.

On était déjà avancé dans l’après-midi ; dans l’antichambre de la belle signora, se tenaient deux membres de cette confrérie de pages, beaux et richement habillés, qui, dans ce temps-là, fournissait aux personnes de qualité des deux sexes leurs domestiques favoris.

« Par ma gorge, s’écriait un de ces jeunes serviteurs, repoussant les dés avec lesquels il avait cherché, ainsi que son compagnon, à charmer ses loisirs, je ne connais rien de plus assommant. Voici le plus beau du jour passé. Notre dame est en retard.

— Et moi qui, ai mis mon manteau de velours neuf, répliqua l’autre, promenant un regard de compassion sur sa fine toilette.

— Chut, Giacomo, dit son camarade en bâillant… trêve à ta fatuité. Quelles nouvelles au dehors, je serais curieux de le savoir ? Sa Sainteté n’a pas encore repris l’usage de ses sens ?

— Ses sens ? comment ! il avait donc perdu l’esprit ? dit Giacomo, tout bas d’un air sérieux et étonné.

— Apparemment, puisque, étant pape, il ne s’aperçoit pas qu’il peut sans crainte jeter à présent de côté son masque et son capuchon. C’était bon pour un cardinal ; mais un pape ! il faut qu’il y ait quelque chose de dérangé dans la cervelle du bonhomme pour qu’il continue de vivre en ermite.

— Ah ! jevousentends ! Mais, ma foi, il y en a bien assez, sans Sa Sainteté. Les évêques prennent soin d’empêcher les femmes, Dieu me pardonne ! de passer de mode ; le cardinal Albornoz ne s’en gêne guère.

— C’est vrai, mais Gilles est un guerrier… s’il est cardinal à l’église, c’est un soldat à la ville.

— Va-t-il emporter ici la forteresse, croyez-vous, Angelo ?

— Hé ! hé ! la forteresse est une femme, mais…

— Mais quoi ?

— Le front de la signora, toute belle qu’elle est, est plus fait pour la domination que pour l’amour. Elle considère dans la personne d’Albornoz le prince et non l’amant. Il faut voir de quel pas elle balaye le parquet ! on dirait que son pied méprise jusqu’au drap d’or.

— Écoutez, s’écria Giacomo en courant au treillage de la fenêtre, entendez-vous les chevaux en bas ? Ha ! voici une belle compagnie !

— Ils reviennent de la chasse à l’oiseau, repartit Angelo regardant d’un œil curieux la cavalcade qui tenait toute la rue, les panaches ondoyants, les coursiers fringants. Vois comme ce joli cavalier serre de près la dame !

— Son manteau est de la couleur du mien, soupira Giacomo. »

Tandis que le joyeux cortege s’avançait à pas lents et s’enfonçait dans des rues tortueuses ; pendant que le bruit des rires et le piétinement des chevaux se faisait encore entendre faiblement, le regard perçant des pages n’avait plus d’autre vis-à-vis qu’une lour renfrognée, noire, massive, œuvre de la puissante maçonnerie du XIe siècle, étalant tristement au soleil sa vaste et sombre surface, relevée seulement de place en place par des meurtrières et des crevasses étroites plutôt que des fenêtres. Elle formait un contraste frappant avec la gaieté d’alentour, les boutiques éclatantes, et le somptueux défilé qui venait de remplir l’espace au pied de ses murailles. Les jeunes gens parurent sentir involontairement ce contraste ; ils se reculèrent et se regardèrent l’un l’autre.

« Je devine votre pensée, Giacomo, dit Angelo, le plus gracieux et le plus âgé des deux. Vous vous dites que cette tour n’offre qu’un triste logement !

— Et je remercie mon étoile de ne pas m’avoir fait assez grand seigneur pour avoir besoin d’une si grande cage, repartit Giacomo.

— Pourtant, observa Angelo, elle en renferme un qui, par sa naissance, n’était point notre supérieur.

— Oh ! dites-moi donc quelque chose de cet homme étrange, dit Giacomo, reprenant son siége ; vous êtes Romain, vous devez tout savoir.

— Oui, répliqua Angelo en se redressant avec fierté. Je suis Romain ! Et je serais indigne de ma naissance si je n’avais pas déjà appris quels honneurs on doit rendre au nom de Cola de Rienzi.

— Cependant vos compatriotes de Rome l’ont presque lapidé, je crois, murmura Giacomo. En fait d’honneurs il areçu, je crois, plus de ruades que de pistoles. Pouvez-vous me dire s’il est vrai que Rienzi a paru à Prague devant l’empereur, qu’il lui a prédit que le pape et tous les cardinaux seraient assassinés et qu’on élirait un nouveau pape, un Italien, qui donnerait à l’empereur une couronne d’or avec le titre de souverain de Sicile, de Calabre et d’Apulie, et garderait pour lui une couronne d’argent, comme roi de Rome et de toute l’Italie[2] ? Et…

— Assez ! interrompit Angelo impatienté. Écoutez-moi, si vous voulez savoir exactement cette histoire. À son dernier départ de Rome (tu sais qu’après sa chute il a assisté, sous un déguisement, au jubilé), le tribun… Ici Angelo, s’arrêtant, regarda autour de lui, et reprit ensuite, les joues couvertes d’une subite rougeur, et en élevant la voix : Oui, le tribun celui qui l’a été et le sera… a voyagé, déguisé en pèlerin, au travers des montagnes et des forêts, jour et nuit, exposé aux pluies et aux orages, sans autre abri que les cavernes, lui qui avait été, dit-on, l’enfant gâté du Luxe. Arrivé enfin en Bohême, il se découvrit à un Florentin, à Prague, et par son assistance obtint audience de l’empereur Charles.

— Ah ! voilà un homme prudent que cet empereur ! dit Giacomo. Il a la main serrée comme un avare. Il fait des conquêtes, bourse en main, et achète ses lauriers au marché, d’après ce que j’ai entendu dire à mon frère, qui était à son service.

— C’est vrai ; mais j’ai ouï dire également qu’il aime les érudits et les savants, qu’il est sage et tempérant, et qu’il inspire encore de grandes espérances en Italie ! Voilà donc, comme je vous disais, Rienzi devant l’empereur. « Apprenez, grand prince, lui dit-il, que je suis ce Rienzi à qui Dieu a donné de gouverner Rome dans un esprit de paix, de justice, et de liberté. J’ai dompté les nobles, réprimé la corruption, réformé les lois. Les puissants m’ont persécuté… c’est l’orgueil et l’envie qui m’ont chassé de mes domaines. Grand comme vous l’êtes, tombé comme je le suis, songez que moi aussi j’ai manié le sceptre et que j’aurais pu porter une couronne. Sachez aussi que j’appartiens à une branche illégitime de votre propre famille : mon père est un fils d’Henri VII[3] ; le sang teutonique coule dans mes veines ; pour basse qu’ait été à son début ma destinée, pour humble que soit mon nom d’autrefois, près de vous, ô roi, je n’en viens pas moins chercher protection et demander justice[4]. »

« Voilà un discours hardi, un discours d’égal à égal, dit Giacomo ; sans doute, vous exagérez un peu les termes.

— Pas le moins du monde, le scribe de l’empereur les a écrits, et tout romain qui les a entendus une fois les sait par cœur ; autrefois tout Romain était l’égal d’un roi, et Rienzi soutenait là notre dignité en soutenant la sienne. »

Giacomo, qui évitait discrètement les querelles, connaissait le côté faible de son ami ; et bien qu’au fond du cœur il regardât les Romains comme la clique de poltrons turbulents la plus méprisable qu’on pût trouver dans toute l’Italie, il se contenta d’ôter une paille de son manteau et dit d’un ton un peu impatient : « Hum ! Continue ! Et l’empereur, il l’a renvoyé ?

— Pas encore : Charles, frappé de ses manières et de son ardeur, l’a gracieusement accueilli et honoré de son hospitalité. Le tribun est resté quelque temps à Prague, où il a étonné tous les savants par son érudition et son éloquence.

— Mais s’il a reçu tant d’honneurs à Prague, comment est-il devenu prisonnier à Avignon ?

— Giacomo, dit Angelo pensif, il est des hommes que nous ne pouvons guère comprendre, parce que notre esprit n’a pas été jeté dans le même moule, et que nous devons désespérer d’approfondir jamais. J’ai remarqué que ces hommes-là se distinguent ordinairement par une confiance suprême dans leur propre destinée ou leur propre génie. Inspirés, soutenus par cette foi en eux-mêmes, ils s’élancent vers le danger avec une hardiesse qui ressemble au délire, et du danger s’élèvent au faîte des grandeurs ou tombent dans la mort. Rienzi est dans ce cas ; mécontent de courtoisies sans valeur et fatigué de jouer le rôle de pédant après avoir joué celui de prince, il a quitté, les uns disent de son plein gré, selon les autres, livré par Charles au légat du pape, il a quitté, dis-je, la cour de l’empereur, et sans armes, sans argent, s’est rendu tout d’un coup à Avignon.

— Quelle folie !

— Cependant c’était peut-être sa seule ressource, en pesant bien toutes les circonstances, reprit l’aîné des deux pages. Une fois avant sa chute, puis une fois encore durant son absence de Rome, il avait été excommunié par le légat du pape. Il était accusé d’hérésie ; le ban, l’anathème pesaient toujours sur sa tête. Il était nécessaire qu’il se justifiât. Comment le pauvre exilé pouvait-il s’y prendre ? Pas un ami puissant ne se levait pour défendre l’ami du peuple. Pas un courtisan ne soutenait la cause de celui qui avait foulé aux pieds les têtes des nobles. Son génie était son seul ami ; le seul sur lequel il pût compter. Il est venu à Avignon pour se libérer des accusations portées contre lui ; et sans doute il espérait n’avoir qu’un pas à faire de son acquittement au rétablissement de son autorité. D’ailleurs, il est certain que l’on avait invité l’empereur à livrer Rienzi officiellement. Il n’avait donc pas d’autre alternative, tôt ou tard il en fallait venir là, visiter Avignon librement ou dans les fers, comme un criminel ou comme un Romain. Il a pris le dernier parti. Partout sur son passage le peuple se levait dans chaque cité, dans chaque hameau. Le nom du grand tribun était honoré d’un bout à l’autre de l’Italie. On le conjurait de ne pas se précipiter de lui-même dans la gueule du loup, on le suppliait de se réserver pour cette patrie qu’il avait cherché à relever. « Je marche à ma justification et à mon « triomphe, » répondait le tribun. Les cités qu’il traversait lui rendaient des honneurs solennels ! et on m’a dit que jamais ambassadeur, prince ou baron n’entra dans Avignon avec une suite aussi nombreuse que celle qui accompagna jusque dans ces murs, les pas de Cola de Rienzi.

— Et à son arrivée ?

— Il a demandé une audience, afin de réfuter les accusations qui lui étaient intentées. Il a jeté un défi aux arrogants cardinaux qui l’avaient excommunié. Il a imploré la grâce d’un jugement légal.

— Et qu’a dit le pape ?

— Pas un mot. Cette tour-là a été sa réponse !

— Réponse assez rude !

— Mais on a vu des routes plus longues que celle qui mène de la prison au palais, et Dieu n’a pas fait des hommes tels que Rienzi pour les cachots et les chaînes. »

Comme Angelo disait ces mots à voix haute, et avec tout l’enthousiasme inspiré à la jeunesse de Rome par la gloire du tribun déchu, il entendit derrière lui un soupir. Il se retourna un peu confus ; à la porte des appartements occupés par la signora Cesarini, se tenait une femme d’une noble prestance. Habillée des plus riches vêtements, elle avait encore des yeux noirs dont l’éclat éclipsait le feu de l’or et des diamants, et telle qu’elle paraissait alors, droite et imposante, jamais front ne sembla mieux fait pour porter la couronne royale, jamais la beauté humaine ne présenta plus parfait l’idéal d’une héroïne et d’une reine.

« Pardon, signora, dit en hésitant Angelo, j’ai parlé haut, je vous ai dérangée, mais je suis Romain et il s’agissait entre nous de…

— Rienzi ! dit la dame, s’approchant. C’est un sujet bien capable de faire battre un caur romain. Allons, pas d’excuses ; elles répugneraient à tes généreuses lèvres. Ah ! si… La signora s’arrêta tout à coup et poussa un second soupir, puis d’un ton plus grave elle reprit : Si le destin relève jamais Rienzi à sa véritable place, il saura ce que tu penses de lui.

— Si vous, madame, vous qui êtes de Naples, dit Angelo avec une énergie significative, vous parlez ainsi d’un exilé, d’un grand homme déchu, jugez de mes sentiments pour lui, moi qui l’ai honoré comme mon souverain,

— Rienzi n’appartient pas à Rome seule, il appartient à l’Italie, il appartient au monde, répliqua la signora. Et vous, Angelo, qui avez eu la noble hardiesse de parler ainsi d’un homme dans le malheur, vous avez montré par là avec quelle loyauté vous pouvez servir ceux qui ont l’avantage de vous posséder près d’eux. »

Tout en parlant, la signora promena sur la tête baissée du page, sur sa figure rougissante un long regard plein d’intérêt, et cela avec le coup d’ail d’une personne habituée à lire le caractère sur le visage.

« Les hommes se trompent souvent, dit-elle tristement, quoique avec un demi-sourire, mais les femmes rarement, sauf en amour. Plût à Dieu que Rome fût peuplée de gens qui vous ressemblent ! Assez ! Écoutez ! N’entends-je point des pas de chevaux dans la cour en bas ?

— Madame, dit Giacomo, en ramenant galamment son manteau sur son épaule, je vois les serviteurs de monseigneur le cardinal d’Albornoz. C’est le cardinal en personne.

— C’est bien, dit la signora, avec des yeux étincelants, je l’attends ! » Et en disant ces mots elle se retira par la porte devant laquelle elle était venue surprendre le page romain.


CHAPITRE II.

Portrait d’un prêtre guerrier. — Une entrevue. — Intrigues
et contre-intrigues des cours..

Gilles ou Egidio, cardinal d’Albornoz[5] était un des hommes les plus remarquables de cette époque remarquable, si prodigue en génies. Il se vantait de descendre des maisons royales d’Aragon et de Léon ; il était de bonne heure entré dans les ordres et avait obtenu, bien jeune encore, l’archevêché de Tolède. Mais aucune carrière pacifique, si brillante qu’elle fût, ne suffisait à son ambition. Il ne pouvait se contenter des honneurs de l’Église, à moins que ce ne fussent les honneurs d’une église militante. Dans la guerre contre les Maures, aucun Espagnol ne s’était distingué d’une manière plus éclatante ; et Alphonse XI, roi de Castille, avait insisté pour recevoir des mains du belliqueux ecclésiastique les insignes de la chevalerie. Après la mort d’Alphonse, qui lui était fort attaché, Albornoz se retira à Avignon, et obtint de Clément VI le chapeau de cardinal. Sa haute faveur continua auprès d’Innocent, et maintenant, comme il était constamment de tous les conseils du pape, on avait déjà fait courir dans la cour pontificale des bruits de préparatifs de guerre, sous les bannières d’Albornoz, pour reprendre les États du pape aux divers tyrans qui les avaient usurpés. De la hardiesse, de la sagacité, un esprit entreprenant et un cœur froid ; la valeur du chevalier et la finesse du prêtre, voilà le caractère de Gilles, cardinal d’Albornoz.

Laissant dans l’antichambre les gentilshommes de sa suite, Albornoz fut introduit dans l’appartement de la signora Cesarini. De sa personne, le cardinal était presque de taille moyenne ; le teint bronzé de l’espagnol avait pâli sous l’effort des pensées ambitieuses, mais cependant il était encore d’un brun prononcé ; son front était profondément ridé, et, quoiqu’il n’eût pas encore dépassé le printemps de la vie, Albornoz aurait paru déjà vieux, sans la fermeté et la sûreté de son pas, la souplesse dégagée de sa taille svelte, et surtout sans cet œil qui avait emprunté à l’habitude de la réflexion son calme et sa pénétration profonde, mais sans rien perdre de l’éclat de la jeunesse.

« Belle signora, dit le cardinal, penchant ses lèvres sur la main de la Cesarini avec une grâce qui annonçait le prince plutôt que le prêtre, les ordres de Sa Sainteté m’ont retenu, je le crains, au delà de l’heure où vous aviez daigné consentir à agréer mes hommages, mais mon cœur ne vous a pas quittée un moment depuis que nous nous sommes séparés.

— Le cardinal Albornoz, repartit la signora, retirant doucement sa main et s’asseyant, doit le sacrifice de son temps aux exigences de son rang et de sa réputation, aussi n’est-ce qu’avec crainte que je détourne quelques instants son attention vers de moins nobles pensées ; il me semble que c’est une espèce de trahison contre sa gloire.

— Ah ! Madame, reprit le cardinal, jamais mon ambition n’a pu rêver de plus noble but, et je trouve qu’on devrait être plus fier de se voir à vos pieds que sur le trône de Saint-Pierre. »

Soit indignation, soit vanité flattée, une rougeur momentanée passa sur les joues de la signora, et fit place bientôt à une pâleur extrême. Elle fut quelque temps avant de répliquer, puis, fixant ses grands yeux fiers sur l’Espagnol épris de ses charmes, elle lui dit à voix basse :

« Monseigneur cardinal, je n’affecterai point de me méprendre sur le sens de vos paroles, et je ne les mettrai point sur le compte d’une galanterie vague et générale. Je suis assez vaine pour croire que vous vous imaginez parler en toute vérité quand vous dites que vous m’aimez.

— Que je m’imagine ! répéta l’Espagnol.

— Écoutez-moi, poursuivit la signora. Celle que le cardinal Albornoz honore de son amour a quelque droit à lui en demander des preuves. Il n’y a pas dans la cour pontificale de pouvoir égal au vôtre : je vous prie de l’exercer en ma faveur.

— Parlez, chère dame, vos domaines ont-ils été saisis par les barbares déprédateurs de ces temps où l’on ne connaît plus de lois ? Y a-t-il quelque téméraire qui ait osé vous offenser ? Des terres, des titres, que demandez-vous ? Mon pouvoir est votre esclave.

— Non, cardinal ! Il y a quelque chose de plus cher à une italienne que la richesse ou la grandeur, c’est la vengeance. »

Le cardinal recula devant l’ail étincelant qui était fixé sur lui ; mais l’ardeur de ces paroles éveilla sa sympathie.

« Voilà, dit-il après quelque hésitation, voilà la voix d’un grand cœur. La vengeance est le luxe des âmes bien nées. Il n’y a que les serfs et les manants qui puissent pardonner une injure. Continuez, belle dame.

— Avez-vous appris les dernières nouvelles de Rome ! demanda la signora.

— Certainement, répondit le cardinal un peu surpris ; nous serions de pauvres politiques si nous ignorions où en est la capitale des États du pape ; et mon cœur gémit sur cette malheureuse cité. Mais pourquoi me parlez-vous de Rome ? Vous êtes…

— Romaine ! Sachez, monseigneur, que j’ai une raison pour me dire de Naples. Je confie mon secret à votre discrétion : Je suis de Rome ! Parlez-moi de sa situation actuelle.

— Belle des belles, repartit le cardinal, j’aurais dû reconnaître que ce front et cette majesté n’appartenaient point à la Campanie. Ma raison aurait dû me dire qu’ils portaient le cachet de la reine du monde. L’état de Rome, continua Albornoz d’un ton plus grave, n’est pas long à décrire. Vous savez qu’après la chute de l’habile, mais insolent Rienzi, Pépin, comte de Minorbino (une des créatures de Montréal), qui avait contribué à son expulsion, voulait livrer Rome à son maître, mais il n’avait pour cela ni assez de force, ni assez d’habileté, et les barons l’ont chassé comme ils avaient chassé le tribun. Quelque temps après, un nouveau démagogue, Jean Cerroni, a été installé au Capitole. Il expulsa encore une fois les nobles ; de nouvelles révolutions s’ensuivirent, les barons furent rappelés. Le faible successeur de Rienzi excitait le peuple à prendre les armes, mais en vain, la terreur et le désespoir lui ont fait abdiquer la puissance souveraine, et à son départ la ville était en proie aux interminables querelles des Orsini, des Colonna et des Savelli.

— Je sais tout cela, monseigneur, mais quand Sa Sainteté a succédé à Clément VI dans la chaire pontificale !

— C’est là, dit Albornoz, et son front pâle se rembrunit légèrement, c’est là que commence la plus sombre partie de l’histoire. Deux sénateurs ont été nommés de concert par le pape.

— Leurs noms ?

— Bertoldo Orsini, et un des Colonna. Quelques semaines après, la cherté des subsistances a irrité l’estomac de cette misérable canaille, ils se sont soulevés, ils ont jeté les hauts cris, pris les armes, assiégé le Capitole.

— Bien ! bien ! criait la signora, joignant les mains et montrant dans le jeu de sa physionomie l’intérêt qu’elle prenait au récit.

— Colonna n’a échappé à la mort que sous un vil déguisement, Bertoldo Orsini a été lapidé.

— Lapidé !… c’est bon, en voilà toujours un.

— Oui, belle dame, un membre d’une grande famille, et dont la moindre goutte de sang vaut mieux qu’un océan de bourbe plébéienne. À présent tout n’est plus que désordre, confusion, anarchie à Rome. Les disputes des nobles ébranlent et agitent la cité jusque dans ses fondements ; princes et peuple, fatigués d’avoir tant de fois essayé d’établir un gouvernement, n’ont plus aujourd’hui d’autre loi que la crainte de l’épée. Tel est, belle dame, l’état de Rome. Ne soupirez point, nous veillons sur elle. On y remédiera, et c’est peut-être moi, madame, qui serai l’heureux instrument mis en usage pour rendre la paix à votre ville natale,

— Il n’y a qu’un moyen de rendre la paix à Rome, répliqua brusquement la signora, et c’est le rétablissement de Rienzi,

Le cardinal tressaillit : « Madame, dit-il, ai-je bien entendu ? N’êtes-vous pas noble de naissance ? Pouvez-vous désirer l’élévation d’un plébéien ? Vous parliez tout à l’heure de vengeance, et maintenant vous demandez miséricorde !

— Monseigneur le cardinal, dit sérieusement la belle signora, je ne demande point miséricorde : un tel mot n’est pas fait pour des lèvres qui demandent justice. Je suis noble de naissance, il est vrai, et d’une race qui descend, à travers les siècles, des patriciens de l’ancienne Rome ; à côté d’elle la haute lignée même des rois d’Aragon semblerait née d’hier. Ce n’est point pour vous blesser, monseigneur ; votre grandeur n’est pas due à des parchemins généalogiques ni à des générations de tombeaux ; votre grandeur est votre propre ouvrage. Voulez-vous parler franchement, monseigneur ? vous avouerez que vous n’êtes fier que de vos propres lauriers, et qu’au fond de votre cœur vous riez de ces fous majestueux qui prennent ainsi pour parure les linceuls des morts.

— Vous êtes une muse ! Une prophétesse ! Vous parlez d’or, s’écria le cardinal enflammé d’une énergie inaccoutumée, et votre voix est comme celle de la Gloire telle que je la rêvais dans ma jeunesse. Parlez, parlez toujours

— Oui, c’est là votre orgueil, continua la signora, c’est aussi le juste orgueil de Rienzi. Il est fier d’être l’ouvrier de sa propre gloire. Ce sont des hommes comme le tribun de Rome qui fondent les maisons illustres. Ce ne sont pas leurs ancêtres qui peuvent se flatter de les avoir faits ; ce sont eux qui font leurs ancêtres. Mais en voilà assez sur ce sujet. Je suis de race noble, c’est vrai, et ma maison a été, comme tant d’autres, écrasée et brisée sous le joug des Orsini et des Colonna : c’est d’eux que je désire me venger. Mais je ne suis pas seulement une dame italienne, je suis une femme romaine, je pleure des larmes de sang sur les désordres de ma malheureuse patrie. Je déplore de voir, monseigneur, que vous-même qui n’êtes pour elle qu’un barbare, malgré votre grandeur et votre génie, vous ne puissiez vous empêcher de pleurer aussi sur elle. Je désire rétablir sa prospérité.

— Mais Rienzi ne ferait que rétablir sa propre fortune.

— Ne dites pas cela, monseigneur, ne dites pas cela. Il peut être ambitieux et fier, toutes les grandes âmes le sont, mais jamais il n’a eu un seul désir qui n’eût pour but le bien-être de Rome. Laissons donc là toute question relative à ses intérêts, ce n’est pas d’eux que je parle. Vous désirez rétablir à Rome le pouvoir du pape. Vos sénateurs y ont échoué. Les démagogues échouent de même. Rienzi seul peut y réussir, lui seul peut commander aux passions turbulentes des barons, lui seul peut gouverner les caprices de la populace mobile. Mettez Rienzi en liberté, rétablissez-le, et Rienzi rendra Rome au pape.

Le cardinal resta quelques moments sans répondre. Plongé dans une espèce de rêverie, il était assis immobile, se couvrant la figure de ses mains. Peut-être se disait-il secrètement que les suggestions de la belle suppliante renfermaient une politique plus sage qu’il ne se souciait de le reconnaître ouvertement. Levant enfin la tête, il fixa les yeux sur la figure attentive de la signora, et dit avec un sourire forcé :

« Pardonnez, madame, mais pendant que nous faisons là de la politique, n’oubliez pas que je suis votre adorateur. Vos conseils peuvent être fort sages, mais quel est le motif de votre insistance ? Pourquoi cette anxiété, cet intérêt pour Rienzi ? Si en le relâchant l’Église peut gagner en lui un allié, suis-je sûr que Gilles d’Albornoz ne servira pas un rival ?

— Monseigneur, dit la signora en se levant à demi, vous êtes un de mes prétendants, mais votre rang ne me tente point, votre or ne peut m’acheter. Si vous m’aimez, j’ai le droit de réclamer vos services pour toute chose dont j’ai besoin, c’est la loi de chevalerie. Si jamais je cède aux instances d’un amant mortel, ce sera à l’homme qui rendra à mon pays natal son héros et son sauveur.

— Belle patriote, dit le cardinal, si vos paroles encouragent mon espoir, elles humilient un peu mon ambition. J’aurais voulu devoir le trésor que j’espère à l’amour plutôt qu’à la reconnaissance. Mais écoutez-moi, douce dame ; vous vous faites une idée exagérée de mon pouvoir ; je ne puis délivrer Rienzi ; il est accusé de rébellion, il est excommunié comme hérétique. Son acquittement est en ses propres mains.

— Vous pouvez décider sa mise en jugement ?

— Peut-être, madame.

— C’est à dire son acquittement. Vous pouvez lui procurer aussi une audience particulière de Sa Sainteté.

— Sans doute.

— C’est à dire son rétablissement. Voilà tout ce que je vous demande !

— Et alors, aimable Romaine, ce sera à mon tour à demander, » dit le cardinal d’un ton passionné, tombant à genoux et prenant la main de la signora. Un moment cette dame si fière sentit qu’elle était femme ; elle rougit, elle trembla ; si le cardinal avait pu lire dans ce cœur, il aurait vu que ce n’était pas la passion qui la faisait trembler, mais la terreur et la honte. Elle abandonna nonchalamment sa main au cardinal, qui la couvrit de baisers.

« Avec une telle inspiration, dit Albornoz en se levant, je ne doute point de mon succès. Demain je reviendrai vous présenter mes hommages. »

Il pressa cette main sur son cœur, la dame ne le sentit point. Il soupira son adieu, elle ne l’entendit pas. Il la contempla avec langueur, et partit lentement. Mais quelques instants s’écoulèrent avant que, rappelée à elle-même, elle s’aperçut qu’elle était seule.

« Seule ! s’écria-t-elle à demi-voix et avec une énergie sauvage. Seule ! Oh ! qu’ai-je souffert ! qu’ai-je dit ! lui être infidèle, même en pensée, à lui ! Oh ! jamais, jamais ! Moi qui ai senti le baiser de ses lèvres qui sanctifient, moi qui ai dormi sur son cœur de roi ! Moi ! Sainte Mère de Dieu, consolez-moi, fortifiez-moi !… » continua-t-elle en se jetant à genoux et pleurant amèrement ; et pendant quelques minutes elle fut plongée dans ses prières. Puis, se levant plus calme mais d’une pâleur mortelle, et de grosses larmes roulant sur ses joues, elle passa lentement à la fenêtre, l’ouvrit et se pencha en dehors ; les zéphyrs de la brise du soir vinrent doucement caresser ses tempes, ils rafraîchirent, adoucirent la fièvre qui la brûlait au-dedans. Sombre, massive, menaçante, s’élevait devant elle, dans son ombre ténébreuse, la tour où Rienzi était confiné ; longtemps elle la contempla d’un regard soucieux, puis, en se détournant, elle tira des plis de sa robe un petit poignard acéré, et murmura : « Quand je l’aurai sauvé pour la gloire, voilà de quoi me sauver du déshonneur ! »


CHAPITRE III.

De saints personnages. — Des délibérations habiles. — Des résolutions
justes. — Et tout cela pour des motifs sordides.

Tout épris que l’était le belliqueux cardinal de la beauté et presque autant du génie élevé de la signora Cesarini, l’amour chez lui n’était pas une passion aussi tyrannique que cette ambition du succès dans toutes les entreprises de la vie active, ambition qui avait jusque-là animé son caractère et signalé sa carrière. Il réfléchit, en la quittant, aux vœux qu’elle formait pour le rétablissement du tribun romain, et son intelligence expérimentée et profonde passa rapidement en revue tout ce que cette mesure pouvait avoir d’avantages pour ses propres desseins politiques. Nous avons vu que le nouveau pontife voulait essayer de reconquérir les territoires du patrimoine de saint Pierre, ravis pour le moment à son autorité par l’avidité de tyrans habiles, mal disposés pour lui. Dans ce but on préparait déjà des forces militaires, dont le cardinal était secrètement nommé chef. Mais ces forces étaient bien au-dessous de l’entreprise ; et Albornoz comptait beaucoup sur l’influence morale de sa cause pour amener des recrues à ses étendards dans sa marche à travers les États italiens. La merveilleuse élévation de Rienzi avait excité en sa faveur, chez tous les peuples libres d’Italie, un enthousiasme extraordinaire qu’avait encore enflammé la puissante éloquence de Pétrarque ; car, à cette époque, jouissant d’une autorité plus grande que jamais, avant lui ni après lui (même sans en excepter le philosophe de Ferney), n’en posséda un simple littérateur, Pétrarque avait mis les inspirations les plus hardies de son génie au service du tribun romain. Un compagnon comme Rienzi dans le camp du cardinal pouvait devenir un aimant sûr pour attirer tout ce que l’Italie contenait de jeune et d’entreprenant. En approchant de Rome, il jugerait par lui-même s’il serait opportun de réinstaller Rienzi comme délégué du pouvoir pontifical. En attendant, l’influence du tribun pourrait lui être utile soit pour en imposer aux nobles rebelles, soit pour se concilier un peuple obstiné. D’autre part, le cardinal avait assez de finesse pour voir qu’on ne pouvait rien gagner à prolonger la réclusion de Rienzi. De jour en jour elle excitait une sympathie plus profonde et plus générale. C’était vers son cachot désolé que se tournaient la moitié des cours de l’Italie républicaine. La littérature en se liguant avec lui avait armé sa cause d’une puissance nouvelle, inattendue, immense. Le pape, sans oser être son juge, encourait le reproche odieux d’être son geôlier. Un captif populaire, se disait le judicieux cardinal, est l’hôte le plus dangereux de tous. Faites-en votre serviteur ou frappez en lui votre ennemi. En pareil cas, je ne connais que l’acquittement ou le couteau ! Au milieu de ces réflexions, l’habile politique, profondément versé dans le machiavélisme du temps, oubliait l’amoureux pour l’homme d’État.

Mais quand il en revint à son rôle d’amoureux, il sentit que le sérieux intérêt témoigné par sa maîtresse pour Rienzi lui inspirait des craintes et des inquiétudes. Il aurait bien voulu attribuer l’impatience de la Cesarini à quelque boutade de patriotisme ou à quelque dessein de vengeance : elle avait dans le caractère assez de roideur et de fierté pour justifier cette supposition. Mais il était forcé de se l’avouer : sa jalousie lui faisait redouter des intérêts cachés qui froissaient sa vanité et inquiétaient son amour. — Après tout, pensa-t-il en chassant cette crainte qui le poursuivait malgré lui, je pourrai toujours la combattre par ses propres armes ; je puis obtenir l’élargissement de Rienzi et réclamer ma récompense. Si elle refuse, la main qui a ouvert le cachot peut encore river la chaîne. Son anxiété même me donne sur elle tout pouvoir !

Le cardinal roulait encore ces pensées en lui-même, dans son palais, lorsqu’il fut tout à coup appelé auprès du souverain pontife.

Le palais pontifical n’étalait plus le luxe éblouissant de magnificence, de grâce, qu’on y voyait sous Clément VI, et le satirique cardinal souriait en lui-même de la tranquille obscurité des antichambres. « Il croit donner ainsi l’exemple, ce pauvre Limousin, pensait Albornoz, et n’y gagne que la mortification de se voir éclipser par le plus pauvre évêque. En s’humiliant il s’imagine que l’humilité va devenir contagieuse.

Sa Sainteté était assise devant une petite table assez grossière couverte de papiers, la tête plongée dans ses mains ; la chambre était meublée simplement, et dans une petite niche voisine de la fenêtre était un crucifix d’ivoire ; en bas, figuraient la tête de mort et les ossements croisés que la plupart des moines du temps plaçaient ainsi, dans une intention semblable à celle que les anciens attachaient aux mêmes ornements, c’est-à-dire comme un souvenir de la brièveté de la vie, et par conséquent comme un avertissement et un conseil d’en faire meilleur usage. Une carte était étendue par terre ; c’était celle du patrimoine de Saint-Pierre, avec les forteresses marquées à part d’une manière distincte, et mises en relief. Le pape leva doucement la tête quand on lui annonça le cardinal, et découvrit une figure qui, malgré sa laideur, avait quelque chose d’avenant et de sensé. « Mon fils, dit-il, répondant par un salut bienveillant à l’humble révérence du fier Espagnol, tu n’imaginerais guère, après notre longue conférence de ce matin, que de nouveaux soucis me rendissent sitôt nécessaire l’assistance de tes conseils. En vérité la couronne d’épines est piquante sous le triple diadème, et parfois je soupire de regret en songeant aux tranquilles loisirs de ma vieille chaire de professeur à Toulouse. Mon poste d’aujourd’hui n’est que douleur et que fatigue.

— À brebis tondue Dieu mesure le vent, » répondit le cardinal avec une pieuse et charitable gravité.

Innocent ne put s’empêcher de sourire en répondant : « À l’agneau qui porte la croix il faudrait la force du lion. Depuis que nous nous sommes quittés, mon fils, j’ai reçu de pénibles nouvelles ; nos courriers sont arrivés de la campagne de Rome ; les païens font rage, les forces de Jean de Vico ont pris un développement redoutable, et l’aventurier le plus terrible de l’Europe s’est enrôlé sous sa bannière.

— Sa Sainteté, s’écria le cardinal avec anxiété, veut-elle parler de Fra Moréal, le chevalier de Saint-Jean ?

— Justement, répondit le pape. Je redoute la vaste ambition de ce sauvage aventurier.

— Votre Sainteté n’a pas tort, dit sèchement le cardinal.

— Quelques-unes de ses lettres sont tombées dans les mains des serviteurs de l’Église ; les voici ici, lisez-les, mon fils. »

Albornoz prit ces lettres et les lut résolûment : cela fait, il les replaça sur la table et resta quelques instants silencieux et absorbé.

« Qu’en pensez-vous, mon fils ? dit enfin le pape d’un ton impatient et même un peu bourru.

— Je pense que Votre Sainteté, avec le génie ardent de Montréal et la froide scélératesse de Jean de Vico contre elle, pourra bien envier un jour, sinon le repos, au moins le revenu de sa chaire de professeur à Toulouse.

— Comment, cardinal ! dit précipitamment le pape, dont le front pâle se couvrit du rouge de la colère. Le cardinal poursuivit tranquillement :

— Ces lettres font voir que Montréal a écrit à tous les chefs des compagnies franches, d’un bout à l’autre de l’Italie, offrant à tout homme qui prendra rang sous sa bannière la plus haute paye du soldat unie au plus riche butin du brigand. Il faut qu’il médite de grands projets. Je connais l’homme !

— Bien, et notre ligne de conduite ?…

— Est claire et simple, dit le cardinal d’un ton fier, et avec des yeux où étincelait le feu sacré du soldat. Il n’y a pas un moment à perdre. Votre fils doit sur-le-champ se mettre en campagne. En avant la bannière de l’Église !

— Mais sommes-nous assez forts ? Nous sommes peu nombreux. Le zèle se relâche ! Nous n’avons plus pour nous la piété des Baudouins.

— Votre Sainteté sait bien, dit le cardinal, que pour les masses il n’y a que deux mots d’ordre à la guerre : Liberté et Religion. Si celui de religion commence à manquer son effet, il nous faut employer le plus profane : « Vive la bannière de l’Église et à bas les tyrans ! » Nous proclamerons l’égalité et la liberté ; et, Dieu aidant, ces promesses attireront plus de soldats dans votre camp que sous les tentes de Montréal le cri yulgaire de : « Solde et pillage. »

— Gilles d’Albornoz, dit le pape avec ardeur, car, entraîné par la vivacité du cardinal, il oublia la formule consacrée par l’étiquette, j’ai une confiance absolue en vous, vous êtes aujourd’hui le bras droit de l’Église, en attendant que plus tard vous en soyez peut-être le chef. Car je sens que le sort aurait déjà pu mieux choisir. Ce sera à mon successeur à réparer cette erreur de la fortune. »

Nul changement de visage, nul coup d’œil étincelant ne trahit au regard investigateur du pape l’émotion que pouvaient avoir évoquée ces mots dans le cœur de l’ambitieux cardinal. Il inclina humblement sa tête superbe en répliquant : « Dieu veuille qu’Innocent VI vive longtemps pour guider l’Église dans le sentier de la gloire ! À Gilles d’Albornoz, moins prêtre que soldat, le tumulte des camps, le souffle du coursier des batailles, suffisent. Ce sont les seules aspirations auxquelles il ose jamais prétendre. Mais votre Sainteté a-t-elle communiqué à votre serviteur tout ce que… ?

— Non, interrompit Innocent, j’ai encore des nouvelles tout aussi alarmantes. Ce Jean de Vico, que la peste l’accompagne ! qui s’intitule toujours (bandit excommunié !) préfet de Rome, a si bien rempli de ses émissaires cette malheureuse cité, que nous avons presque perdu la ville de l’apôtre. Rome, après une longue anarchie, paraît aujourd’hui en révolte ouverte. Les nobles (de vrais fils de Bélial !) sont, il est vrai, encore une fois humiliés ; mais comment ? Un Baroncelli, un nouveau démagogue, le plus farouche, le plus sanguinaire que jamais ait suscité le diable, s’est élevé jusqu’au souverain pouvoir, et, grâce à la populace, il s’en sert pour massacrer les gens et insulter le pape. Lassé des crimes de cet homme, qui n’ont pas même le prestige de l’habileté, le peuple, nuit et jour, redemande à grands cris dans les rues Rienzi le tribun.

— Ah ! s’écria le cardinal, les fautes de Rienzi sont donc oubliées à Rome, et on sent pour lui dans cette ville le même enthousiasme que dans le reste de l’Italie ?

— Hélas ! oui.

— C’est bon, j’y ai pensé ; Rienzi peut accompagner ma marche.

— Quoi, mon fils ! le rebelle, l’hérétique…

— Deviendra par l’absolution de Votre Sainteté, un sujet tranquille et catholique orthodoxe, dit Albornoz. Les hommes, sont bons ou mauvais suivant qu’ils conviennent à notre dessein. Lequel vaut le mieux d’une vertu qui nous est inutile ou d’un crime qui nous rend service ? L’armée de l’Église marche contre les tyrans, elle annonce partout aux cités papales le rétablissement de leurs chartes populaires. Votre Sainteté ne voit-elle pas que l’acquittement de Rienzi, le mignon du peuple, sera salué comme un gage de votre sincérité ? Votre Sainteté ne voit-elle pas que son nom combatira pour nous ? Votre Sainteté ne voit-elle pas que le grand démagogue Rienzi doit être employé à éteindre les flammes allumées par le petit démagogue Baroncelli ? Il nous faut conquérir les Romains, et ceux de la grande cité, et ceux des sept villes de Jean de Vico. Quand on entendra dire que Rienzi est dans notre camp, croyez-moi, nous verrons une multitude de déserteurs abandonner les tyrans ; croyez-moi, nous n’entendrons plus parler de Baroncelli.

— Toujours habile et fin ! dit le pape rêveur ; c’est vrai, nous pouvons employer cet homme, mais avec précaution. Son génie est redoutable.

— C’est bien pour cela qu’il faut nous le concilier ; si nous l’acquittons, il devient nécessairement un des nôtres. Mon expérience m’a enseigné ceci : Quand vous ne pouvez abattre un démagogue par le bras de la loi, écrasez-le d’honneurs. Il ne faut plus qu’il soit tribun du peuple. Donnez-lui le titre aristocratique de Sénateur, et le voilà lieutenant du pape !

— J’y songerai, mon fils, vos conseils me plaisent, mais m’alarment ; il sera du moins examiné avec soin, mais si on trouve que c’est un hérétique ?

— Nous devrons, si vous me permettez cet humble conseil, le déclarer un saint. »

Le pape baissa la tête un instant, mais c’était trop d’effort pour lui, et après un moment de lutte avec lui-même, il s’abandonna à un franc éclat de rire.

« Continue, mon fils, dit-il en caressant d’une main affectueuse ; la joue blême du cardinal, continue. Si le monde t’entendait, que dirait-il ?

— Que Gilles d’Albornoz a tout juste assez de religion pour se rappeler que l’État est une église, mais pas assez pour oublier que l’Église est un État. »

Ces paroles terminèrent la conférence. Le soir même, le pape décida qu’on accorderait à Rienzi le jugement qu’il avait demandé.


CHAPITRE IV.

La dame et le page.

Il s’en fallait de trois heures qu’il fût minuit, quand Albornoz, reprenant son rôle de galant, envoya à la signora Cesarini le billet suivant :

« Vos ordres sont exécutés, Rienzi va être examiné sur sa foi religieuse. Il serait bon qu’il y fût préparé. Il peut convenir à votre dessein, que je ne connais guère, que vous vous montriez à ce captif telle que vous êtes, c’est-à-dire l’auteur de Sa Grâce. Voyez quelle confiance implicite deux nobles cœurs peuvent avoir l’un de l’autre ! Je vous envoie par le porteur de ce billet un ordre qui fera parvenir un de vos serviteurs à la cellule du prisonnier. C’est à vous, si bon vous semble, à lui annoncer cette crise nouvelle dans ses destinées ! Ah ! madame ! puisse la fortune m’être aussi favorable et plaider avec autant de succès pour moi dans votre cœur… c’est de vos lèvres que j’attends ma sentence. »

Après avoir terminé cette épitre, Albornoz appela son homme de confiance, gentilhomme espagnol que sa noble naissance n’empêchait pas d’exécuter toutes les commissions du cardinal.

« Alvarez, dit-il, fais remettre ceci par une autre main à la signora Cesarini ; tu n’es point connu des gens de sa maison. Passe à la prison d’État ; ce billet adressé au gouverneur t’en ouvrira les portes. Là, observe la personne admise auprès du prisonnier Cola de Rienzi ; apprends son nom, cherche à savoir d’où elle vient. Fais bien attention, Alvarez. Tâche de connaître par quel motif la Cesarini s’intéresse au sort du détenu. Ne néglige aucun des détails qui la concernent : naissance, fortune, famille — ce seront autant de renseignements qui me seront utiles. Tu comprends bien ! — Ah ! par précaution…, tu n’as aucune mission de moi, tu ne me connais pas ; tu es un officier de la prison ou du pape, ce que tu voudras. Donne-moi le rosaire ; allume la lampe devant le crucifix ; place-moi ce cilice sous mon armure. Je voudrais qu’il eût l’air d’être mis là pour être caché ! Dis à Gomez de faire entrer le prédicateur dominicain.

— Ces moines-là sont zélés, continua le cardinal en lui-même, pendant qu’Alvarez se retirait après avoir exécuté ses ordres. « Ils vous brûleraient un homme, tout simplement en l’honneur de la Bible ! Ils valent la peine qu’on se les concilie, si la triple couronne vaut réellement elle-même la peine qu’on cherche à la gagner ; si elle était à moi, j’y ajouterais volontiers la plume d’aigle. »

Et plongé dans ses rêves d’avenir, cet homme audacieux oublia même l’objet de sa passion. Dans la vie réelle, à partir d’un certain âge, les ambitieux connaissent encore l’amour, mais ce n’est plus que par intermèdes. Et vraiment, pour le plus grand nombre, la vie a des soucis sinon plus fréquents, du moins plus absorbants que ceux de l’amour. L’amour est la grande affaire des désœuvrés, mais le désœuvrement des gens d’affaires.

La Cesarini était seule quand le messager du cardinal arriva, et aussitôt qu’elle l’eut renvoyé avec quelques lignes de gratitude qui semblaient avoir abjuré la froideur discrète sous laquelle la signora abritait ordinairement sa fierté, le page Angelo fut appelé auprès d’elle.

La chambre était obscurcie déjà par les ombres de la nuit lorsque le jeune homme entra, et il ne distingua que vaguement les contours de l’imposante figure de la signora ; mais le son de sa voix lui fit voir qu’elle était profondément agitée.

« Angelo, dit-elle à son approche, Angelo, et la voix lui manqua. Elle s’arrêta comme pour reprendre haleine. Vous seul vous nous avez servie fidèlement, vous seul avez partagé notre fuite, nos courses errantes, notre exil, vous seul connaissez mon secret, vous seul dans ma maison êtes Romain. Romain ! C’était autrefois un grand nom, Angelo ; le nom est déchu ; mais c’est seulement parce que le caractère de la race romaine a perdu sa grandeur. Les Romains sont hautains, mais inconstants ; farouches, mais poltrons ; véhéments dans leurs promesses, mais corrompus dans leur foi. Vous êtes Romain, et bien que j’aie eu des preuves de votre sincérité, votre naissance même me fait craindre quelque fausseté de votre part.

— Madame, dit le page, j’étais encore enfant lorsque je fus admis à votre service, et je ne suis pas encore un homme. Mais quoique je ne sois qu’un adolescent, je défierais la plus vigoureuse lance de chevalier ou de maraudeur s’il s’agissait de défendre la foi jurée par Angelo Villani à sa dame suzeraine et à son pays natal.

— Hélas ! hélas ! dit tristement la signora, telles ont été les paroles de bien des milliers de ta race, et leurs paroles ont été démenties par leurs actions ! Mais je veux garder confiance en toi comme toujours. Je sais que tu es avide de gloire, que tu as la digne et pure ambition de la jeunesse.

— Je suis orphelin et bâtard, dit Angelo vivement ; ma position même me stimule et m’excite à me tirer d’affaire ; je veux gagner un nom.

— Tu le gagneras, dit la signora. Nous vivrons assez pour te récompenser. Et maintenant sois prompt. Apporte ici un de tes costumes de page avec un manteau et une coiffe. Promptement, dis-je, et ne souffle pas mot à âme qui vive de ce que je te demande là. »


CHAPITRE V.

L’habitant de la tour.

La nuit s’avançait à pas lents, et dans la plus haute chambre de cette tour sombre et lugubre qui faisait face aux fenêtres du palais de la Cesarini était assis un prisonnier solitaire. Une seule lampe brûlait devant lui sur une table de pierre : elle jetait ses rayons sur une Bible ouverte, et sur ces austères mais fanatiques légendes des prouesses de Rome antique, élevées au rang d’histoire par le génie de Tite Live. Une chaîne tombait pendante de la voûte de la tour et retenait le captif, mais de façon à lui laisser assez de liberté dans ses mouvements pour arpenter à son gré la plus grande partie de la cellule. Les énormes pierres des murailles étaient vertes et humides ; à travers une ouverture étroite, trop haute pour qu’il pût y atteindre, descendait la clarté de la lune, assoupie, pour ainsi dire, sur l’ombre des dalles du cachot. Un lit placé dans un coin complétait l’ameublement de cette chambre. Depuis des mois entiers tel était le séjour qu’habitait le vainqueur des plus fiers barons, le fastueux dictateur de la plus imposante cité de l’univers !

Les soucis, les voyages, le temps et l’adversité avaient bien changé Rienzi. Ses membres avaient acquis cet embonpoint qui n’était plus la vigueur compacte de l’âge viril dans sa fleur ; la pâleur sereine de ses joues était couverte d’un rouge étique et trompeur. Même dans ses études présentes, toutes sérieuses qu’elles paraissaient, toute naturelle qu’était la lecture à un esprit enthousiaste jusqu’au fanatisme, ses yeux ne pouvaient plus, comme jadis, s’attacher avec constance à la page ouverte devant lui. Le charme avait disparu. De temps à autre il reprenait ses mouvements inquiets, tressaillait, puis se rasseyait, en murmurant des exclamations interrompues, comme un homme en proie à un rêve agité. À chaque instant son regard impatient se tournait en haut, en bas, autour de lui, et dans ses grands yeux perçants errait une flamme étrange, qui aurait pénétré le spectateur d’une terreur vague et inexplicable.

Angelo avait raconté exactement les dernières aventures de Rienzi après sa chute. D’abord il s’était retiré avec Nina et Angelo à Naples, où il avait trouvé une faveur courte et trompeuse auprès de Louis, roi de Hongrie ; ce souverain d’un caractère dur mais honorable avait refusé de livrer son hôte illustre sur la demande de Clément, mais il avait franchement déclaré à Rienzi son impuissance de lui donner asile plus longtemps. Tout en conservant des communications secrètes avec ses partisans de Rome, le fugitif chercha alors un abri chez les ermites séquestrés dans les retraites solitaires du mont Maiella ; là, il avait passé une année entière dans la solitude et la méditation, sauf le temps consacré à son voyage de Florence, aller et retour. Profitant du jubilé à Rome, il avait alors, déguisé en pèlerin, traversé les vallées et les montagnes encore richement ornées des tristes ruines de la Rome antique ; et rentrant dans la ville, il se laissa emporter par son âme inquiète et ambitieuse à de nouvelles mais infructueuses conspirations ! Excommunié une seconde fois par le cardinal di Ceccano et redevenu fugitif, il secoua la poussière de ses pieds en quittant la ville, et, levant les mains vers ces murs où vit encore le souvenir des Tarquins, il cria à haute voix : « Honoré comme ton prince, persécuté comme ta victime, ô Rome, Rome ! tu me recevras maintenant comme ton conquérant ! »

Toujours déguisé en pèlerin, il traversa sans encombre l’Italie et arriva à la cour de l’empereur Charles de Bohême ; il y trouva la réception décrite par le page, qui en avait été probablement témoin. Il est douteux cependant quela conduite de l’empereur eût été aussi chevaleresque que la représente la relation d’Angelo, et qu’il n’eût point livré Rienzi aux émissaires du pape. En tous cas il est certain que, de Prague à Avignon, la route du tribun déchu n’avait été qu’un triomphe continuel. Ses aventures étranges, son ardeur indomptable, la nouvelle et merveilleuse influence qu’exerçait de jour en jour l’intelligence sur les esprits de la génération naissante, l’éloquence de Pétrarque et la sympathie que trouve ordinairement chez les masses la grandeur déchue, tout contribuait à faire de Rienzi le héros de l’époque. Pas une des villes qu’il traversa n’eût refusé le risque de soutenir un siége pour le défendre ; pas une maison ne lui eût refusé un abri ; pas un bras qui n’eût frappé pour le protéger. Refusant toute offre de secours, dédaignant tout moyen d’évasion, inspiré par son indomptable espérance, et sa foi pure et sans mélange dans la splendeur de ses destinées, le tribun alla chercher le pape à Avignon ; il y trouva un cachot !

Cette partie visible de ses aventures était facile à raconter dans un récit rapide ; mais qui pouvait dire ce qui s’était passé au fond de son âme, la terrible histoire du cœur ? Qui se chargera de peindre les tumultueuses vicissitudes de ses sentiments et de ses pensées ; l’indignation et la douleur, le désappointement superbe qui attristait, sans l’abattre, la résolution de cette grande âme ? Qui peut dire ce qu’il avait dû endurer, méditer, dans l’ermitage de Maiella, sur les collines désertes de la capitale de ce défunt empire dont la resurrection avait été son rêve ; dans les cours de rois barbares, et surtout en revenant, obscur et déguisé, au milieu des multitudes du monde chrétien, au siège de sa première puissance ? Quel amas de souvenirs, et dans quel cerveau impétueux et ardent ! Que de réflexions avait dû couver, dans les cachots d’Avignon, un homme qui avait poussé jusqu’au plus haut degré du fanatisme quatre passions, dont une seule, dans ses excès, suffirait pour briser la raison la plus vigoureuse, passions ennemies et contraires à concilier ; lui, le soupirant, le prétendant, le fiancé de la liberté, en même temps que l’adorateur de la puissance, de la science, sans cesser d’être aussi le fidèle serviteur de la religion !

« Oui, murmurait le captif, oui, ces textes sont consolants, très-consolants. Les justes ne sont pas toujours opprimés. » Avec un long soupir il mit résolûment la Bible de côté, la baisa avec un grand respect, et resta quelques minutes silencieux et rêveur ; puis, comme un bruit léger se fit entendre en un coin de la cellule, il dit doucement : « Ah ! mes amis, mes camarades, les rats ! c’est leur heure. Je suis bien aise d’avoir du pain à leur donner. » Ses yeux s’égayaient à voir alors ces animaux étranges, insociables, s’aventurer par un trou de la muraille, faire ombre aux rayons de la lune sur les dalles et glisser sans crainte vers lui. Il leur lança des morceaux de pain, et resta quelques minutes à contempler en souriant leurs gambades. « Manchino, le vieux barbon ! Le coquin bat tous les autres. Ha ! ha ! c’est un maître drôle : c’est le chef de la tribu, c’est lui qui va se risquer le premier dans la trappe. Comme il vous mordille le fil de fer, le démon, pendant que les autres poltrons le regardent faire de loin, tout tremblotants. N’ayez pas peur qu’ils viennent à son aide. Pourtant, s’ils s’unissaient, ils pourraient ronger la trappe et délivrer leur chef ! Ah ! vous êtes une basse vermine, vous mangez mon pain, et pourtant, la mort viendrait me prendre que vous feriez festin de ma carcasse. Décampez ! » Et il frappa des mains : la chaîne qui l’entourait résonna rudement, et les bruyants compagnons de son cachot disparurent en un instant.

Cette gaieté satirique, singulière, excentrique, particulière à Rienzi, et qui avait paru bouffonne à la maussaderie hébétée des nobles Romains, imprimait encore sur son visage la même expression qu’autrefois, et il se mit à rire aux éclats en voyant cette vermine rentrer en toute hâte dans leurs cachettes.

« Un peu de bruit et le tintement d’une chaîne, fi ! il n’en faut pas davantage pour vous faire fuir : vous ne valez pas mieux que l’espèce humaine. Puis il retomba dans le silence, et ramenant vers lui d’un air nonchalant et triste les contes amusants de Tite Live : une heure encore, et il sera minuit, dit-il. Mieux vaut rêver éveillé que dormir. Bien, l’histoire nous apprend qu’il y a des hommes qui se sont relevés, oui, et des peuples aussi, après des chutes plus éclatantes que celle de Rienzi ou de Rome ! »

Quelques minutes après, il avait l’air d’être absorbé par sa lecture ; et il fallait en effet qu’il y mît une grande attention pour ne pas entendre les pas qui montaient l’escalier conduisant à sa cellule. Ce fut seulement lorsque la serrure craqua sous l’énorme clef et que la porte cria sur ses gonds, qu’alors il leva les yeux, étonné d’une visite inattendue à une heure si inaccoutumée. La porte du cachot s’était refermée, et sa lampe unique et blafarde lui fit voir une figure qui s’appuyait, comme pour se soutenir, contre la muraille. Cette figure était enveloppée des pieds à la tête dans le long manteau de l’époque, qui s’unissait à un large chapeau ombragé de plumes, pour cacher même les traits du visiteur.

Rienzi fixa longtemps sur lui un regard curieux.

« Parlez, dit-il enfin, mettant sa main devant ses yeux. Je ne sais pas si c’est que ma longue solitude a égaré mes esprits ou que votre présence m’éblouit, mais je ne vous reconnais pas. Est-il bien sûr ?… et tout en se levant lentement Rienzi sentait ses cheveux se dresser sur sa tête… est-il bien sûr que c’est un homme de chair et d’os que j’ai là devant moi ? Ce ne serait pas la première fois que des anges seraient entrés dans les prisons. Hélas ! Jamais la consolation d’un ange ne fut plus nécessaire.

L’étranger ne répondit point ; mais le captif vit palpiter son cœur sous son manteau, et de bruyants sanglots étouffaient sa voix ; enfin, par un violent effort, il vint d’un bond tomber aux pieds du tribun. Le chapeau rabattu, le long manteau tombèrent à terre, c’était la figure d’une femme qui levait ses regards vers lui à travers des larmes étincelantes et passionnées, c’étaient les bras d’une femme qui étreignaient les genoux du prisonnier. Rienzi la regardait, muet, immobile comme une statue.

« Ô puissances et saints du ciel ! murmura-t-il enfin, venez-vous encore me tenter ? Serait-ce ?… Non, non, mais parlez !

— Mon bien-aimé, mon adoré, ne me reconnaissez-vous pas ?

— C’est donc, c’est…, cria Rienzi transporté, c’est ma Nina, ma femme, ma… La voix lui manqua. Serrés dans les bras l’un de l’autre, les infortunés semblèrent quelque temps avoir perdu jusqu’au sentiment du plaisir de se trouver enfin réunis. C’était une extase profonde, une insensibilité délicieuse, quelque chose de subtil et de vaporeux comme un rêve.

Enfin elle revient à elle, elle reprend ses sens après quelques exclamations sans suite, quelques caresses d’une joie sauvage. Nina leva sa tête appuyée jusque-là sur le sein de son mari, et regarda tristement son visage. « Oh ! qu’est-ce qui t’est arrivé depuis notre séparation, depuis le moment où, emporté par ton audace et les caprices de ta destinée, tu m’as laissée à la cour impériale pour venir chercher encore une couronne, à ce que tu croyais, et ne trouver que des fers ? Ah ! pourquoi ai-je obéi à tes ordres ? Pourquoi t’ai-je laissé partir seul ? Que de fois, dans ta marche, dans tes incertitudes, dans tes périls, que de fois tu aurais pu te reposer sur ce sein ! Que de fois le murmure de cette voix eût glissé des consolations dans ton âme ! Tu te portes bien, mon seigneur, mon Rienzi ? Ton pouls bat plus vite qu’autrefois, ton front est ridé. Ah ! dis-moi que tu te portes bien !

— Bien : dit machinalementRienzi, du moins à ce qu’il me semble. Quand l’âme est malade, les souffrances du corps s’émoussent. Bien, oui ! Et toi, toi, au moins, tu n’es pas changée, si ce n’est que ta beauté se mûrit tous les jours davantage. L’éclat de la couronne de lauriers ne s’est pas effacé de ton front. Tu pourras encore un jour… là il brisa brusquement le fil de son discours. Rome, parle-moi de Rome ! Et toi, comment es-tu entrée ici ? Ah ! peut-être qu’on a signé ma condamnation, et que, dans leur miséricorde, ils m’ont accordé de te voir encore une fois avant que le bourreau me bande les yeux. Je me rappelle que c’est la grâce accordée aux malfaiteurs. Quand je disposais aussi en maître de la vie et de la mort, je permettais de même au plus vil criminel de faire, ses adieux à ceux qu’il aimait.

— Non, non, ne dis pas cela, Rienzi ! s’écriait-elle, en lui mettant la main sur la bouche. Je t’apporte de meilleures nouvelles. Demain on t’entendra. La cour est par faitement disposée en la faveur. Tu seras acquitté.

— Ah ! répète-moi cela.

— On va t’entendre, mon bien-aimé, tu seras acquitté !

— Et Rome sera libre ! Grand Dieu, je te remercie !

Le tribun tomba à genoux, et jamais son cœur, dans ses plus beaux moments de jeunesse et de pureté, n’avait versé des actions de grâces plus ferventes et plus désintéressées. Quand il se releva, il avait l’air d’un tout autre homme. Son œil avait repris l’expression qu’il avait autrefois, celle d’une autorité calme mais impérieuse. Sur son front trồnait la majesté. L’exilé avait oublié ses douleurs. Dans le cours rapide de ses ardentes pensées, il se retrouvait encore une fois l’ange tutélaire… et le souverain de sa patrie !

Nina le contemplait avec cette adoration d’un culte dévoué, qui faisait de ce cœur vain et hautain un modèle de douceur, la plus tendre des femmes.

« C’est bien là, se disait-elle, le regard qu’il avait, il y a huit ans, quand il quitta ma chambre virginale, plein des puissants projets qui ont délivré Rome. C’est bien là son regard, quand au lever du soleil, il dominait les barons qui rampaient à ses genoux, et qu’il s’était fait un marchepied de la multitude agenouillée devant lui !

— Oui, Nina ! dit Rienzi, se retournant et rencontrant ses yeux. Mon âme me dit que mon heure approche. S’ils me jugent à ciel ouvert, ils n’oseront me déclarer coupable ; s’ils m’acquittent, ils ne pourront que me rétablir. Demain, dis-tu, c’est demain ?

— Demain, Rienzi, prépare-toi.

— Je suis préparé… pour le triomphe ! Mais dis-moi quel heureux hasard t’a amenée à Avignon !

— Quel hasard, Rienzi ! dit Nina avec un tendre accent de reproche. Pouvais-je te savoir dans les cachots du saint-père et m’endormir dans une oisive sécurité à Prague ? Même à la cour de l’empereur tu avais tes partisans, tes soutiens. Il me fut facile de me procurer de l’or. Je me rendis à Florence, j’y pris un faux, nom, je vins ici pour comploter, projeter, obtenir ta liberté ou mourir avec toi. Ah ! ton cœur ne t’a donc point dit que nuit et jour les yeux de ta fidèle Nina contemplaient cette sombre tour, et que tu avais là une amie, si humble qu’elle fût, qui ne t’abandonnerait jamais ?

— Douce Nina ! Mais,… mais à Avignon, la puissance vend ses faveurs à la beauté. Rappelle-toi que la mort n’est pas le pire de tous les maux.

— Nina pålit. Ne crains pas, dit-elle à voix basse, mais d’un ton résolu, ne crains pas que les lèvres d’un homme disent que Rienzi a été délivré par sa femme. Personne en cette cour corrompue ne sait que je suis ton épouse.

— Femme, dit sévèrement le tribun, tes lèvres éludent la question à laquelle je demandais une réponse. Dans ce temps, dans ce pays, dégénérés, ton sexe et le mien oublient trop honteusement la lèpre d’infamie que la moindre tache peut jeter sur l’honneur d’une femme. Ton cœur ne voudrait jamais m’outrager, je le crois ; mais si ta faiblesse, la crainte même de me voir mourir, faisaient tort à mon honneur, tu serais alors pour Rienzi un ennemi plus cruel que le fer des Colonna. Parle, Nina !

— Oh ! si mon âme pouvait répondre ! Tes paroles sont comme une mélodie pour moi, et chacune de mes pensées en est un écho. Aurais-je pu toucher cette main, aurais-je pu affronter ce regard, si j’avais oublié que tu préfèrerais la mort au déshonneur ? Rienzi, la dernière fois que nous nous sommes séparés dans l’affliction, sans pourtant renoncer à l’espérance, quelles sont les paroles que tu m’as adressées ?

— Je me les rappelle bien, repartit le tribun. Je te laisse, ai-je dit, le soin de soutenir par ton génie à la cour de l’empereur, la grande cause. Tu es jeune et belle, et les cours renferment des galants sans foi et sans cœur. Je ne te donne point de conseils à l’avance, ce serait au-dessous de toi et de moi, mais je te laisse le pouvoir de mourir. Et là-dessus, Nina…

— Ta main tremblante plaça ce poignard dans les miennes. Je vis, ai-je besoin de t’en dire davantage !

— Ma noble et chère Nina, il suffit. Garde toujours le poignard.

— Oui, jusqu’à ce que nous nous retrouvions au capitole de Rome ! »

Un léger coup se fit entendre à la porte ; Nina en un clin d’œil avait repris son déguisement.

« Minuit va sonner, dit le geôlier apparaissant sur le seuil de la porte.

— Je vous suis, dit Nina.

— Il faut préparer tes idées, murmura-t-elle à Rienzi ; arme de toutes pièces ta glorieuse intelligence. Hélas ! Il faut encore nous séparer ! Je sens mon cœur défaillir ! »

La présence du geôlier sur le seuil de la porte tempéra l’amertume de la séparation en l’abrégeant. Le faux page pressa ses lèvres sur la main du prisonnier et quitta la cellule.

Le geôlier, s’arrêtant un instant derrière lui, déposa un parchemin sur la table. C’était la citation devant la cour convoquée pour le jugement du tribun.


CHAPITRE VI.

La piste ne trompe pas le chasseur. — Le prêtre et le soldat.

En descendant l’escalier, Nina rencontra Alvarez.

« Beau page, dit gaiement l’Espagnol, ton nom, me dis-tu, est Villani : — Angelo Villani. — Eh mais, je connais un de tes parents, ce me semble. Aie la bonté, mon jeune maitre, d’entrer dans cette chambre, pour y boire le coup du soir à la santé de ta dame ; je voudrais bien apprendre de ta bouche des nouvelles de mes vieux amis.

— Une autre fois, répondit le faux Angelo, serrant son manteau autour de sa figure ; il est tard, je suis pressé.

— Non, reprit l’Espagnol, on ne m’échappe pas comme cela, et il mit la main sur l’épaule du page.

— Ne me touchez pas, messire ! dit Nina d’un ton fier et presque en pleurant, car ses nerfs étaient encore émus. Geôlier, au risque de ta vie, ouvre ces portes sur-le-champ !

— Quel feu ! dit Alvarez, surpris de voir à un page tant de dignité en pure perte ; je n’avais nulle intention de t’offenser. Pourrais-je présenter mes respects demain à Son Altesse monsieur le page ?

— Oui, demain, dit Nina, impatiente d’échapper.

— Eh bien ! en attendant, dit Alvarez, je vais t’accompagner jusqu’à la maison. Nous pourrons causer en chemin. »

En même temps, sans avoir égard aux protestations du page supposé, il passa avec Nina au dehors, « Votre dame, lui dit-il négligemment, est d’une beauté merveilleuse, ses moindres volontés sont autant de lois pour le plus noble, le plus illustre seigneur d’Avignon. Elle est de Naples, je crois, n’est-ce pas ? Es-tu sourd, charmant jouvenceau ? »

Le page ne répondit rien, mais prenant une course si rapide qu’il mit le grave Espagnol presque hors d’haleine, il traversa bientôt l’espace étroit situé entre la tour et le palais de la signora Cesarini, sans que tous les efforts d’Alvarez eussent pu lui arracher une seule syllabe, jusqu’à ce qu’ils eurent atteint les portes du palais, où on le laissa à la porte d’une manière fort peu courtoise.

« Peste soit de ce garçon ! dit-il en se mordant les lèvres ; si le cardinal ne réussit pas mieux que son serviteur, par Notre-Dame, monseigneur est un homme heureux ! »

Fort peu satisfait d’une entrevue avec Albornoz, qui, semblable à la plupart des hommes éminents, estimait les talents de ceux qu’il employait exactement en proportion de leurs succès, l’Espagnol s’en retourna lentement chez lui. Dispensé par la confiance de son maître de faire antichambre, il entra brusquement dans la chambre du cardinal, et le trouva en conversation sérieuse avec un cavalier dont la longue moustache retroussée et la luisante cuirasse portée sous son manteau annonçaient la profession guerrière. Heureux de ce répit inespéré, Alvarez se retira en toute hâte ; et le fait est que les pensées du cardinal étaient restées, toute la soirée, concentrées sur d’autres sujets que sur des intérêts d’amour.

Cette interruption servit cependant à abréger l’entretien d’Albornoz avec son hôte qui se leva pour partir.

« Je pense, dit-il, en ceignant une courte et large rapière qu’il avait mise de côté durant son entrevue, je pense, monseigneur le cardinal, que vous me permettez de regarder notre négociation comme près d’un heureux dénoûment. Dix mille florins, et mon frère quitte Viterbe pour aller lancer les foudres de la Compagnie sur le territoire de Rimini. De votre côté…

— De mon côté il est convenu, dit le cardinal, que l’armée de l’Église n’intervient pas dans le cours de l’expédition de votre frère ; il y a paix entre nous. Entre soldats on s’entend.

— Et la parole de Gilles d’Albornoz, fils des rois d’Aragon, sert de garant à la foi d’un cardinal, répliqua le cavalier en souriant : car c’est en cette qualité que nous traitons avec vous, monseigneur.

— Voilà ma main droite, reprit Albornoz, trop bon politique pour relever cette insinuation. Le cavalier la porta respectueusement à ses lèvres, et le bruit de ses pas et de ses éperons se fit bientôt entendre descendant l’escalier

— Victoire, cria Albornoz, en agitant ses bras dans les airs, victoire ! maintenant tu m’appartiens ! »

Puis il se leva brusquement, déposa ses papiers dans un coffre-fort, et ouvrant une porte cachée sous la tapisserie, entra dans une chambre plus semblable à une cellule de moine qu’à l’appartement d’un prince. Sur une simple paillasse étaient suspendus une épée, un poignard avec une grossière image de la Vierge. Sans appeler Alvarez, le cardinal se déshabilla, et quelques instants après il était endormi.


CHAPITRE VII.

Vaucluse et le génie du lieu. — Nous retrouvons une vieille connaissance.

Le lendemain, un peu avant midi, le cavalier que notre dernier chapitre a présenté au lecteur apparut monté sur un vigoureux cheval normand, et suivant lentement les détours d’un sentier verdoyant et d’un aspect agréable, à quelques milles d’Avignon. Enfin il se trouva dans une vallée romantique et sauvage, que parcourait cette délicieuse rivière dotée par les vers de Pétrarque d’une renommée si chère aux âmes tendres. Abritée par des rochers, et promenant ses ondes cristallines en mille détours, la Sorgia baignait de ce côté les bords les plus verts, émaillés de mille fleurs sauvages et de mille herbes aquatiques. En avançant plus loin, on voyait le paysage se revêtir d’une apparence de plus en plus sombre et stérile. Le vallon semblait être borné ou fermé par une enceinte de rochers fantastiques sur la pente desquels bondissaient et scintillaient mille petits ruisseaux. Enfin, au moment où la scène était le plus sauvage, tout à coup on se trouvait en face d’un joli jardin cultivé, à travers lequel apparaissait dans une masse de feuillage une petite maison solitaire : c’était l’ermitage de l’endroit. Le cavalier était alors dans la vallée de Vaucluse ; et il avait sous les yeux le jardin et la maison de Pétrarque ! Il ne portait cependant qu’un regard insouciant sur ce lieu consacré, et ses yeux s’arrêtèrent involontairement pendant quelques instants sur une figure isolée, assise au bord de la rivière et plongée dans ses rêveries. Un gros chien, placé à côté de l’inconnu, aboya après le cavalier, qui poursuivait sa marche. « Le bel animal ! il a un bon creux ! pensa le voyageur ; car à ses yeux le chien était un objet bien plus intéressantque son maître. « Ainsi donc comme la foule du vulgaire passe, sans y prendre garde, sans ressentir la moindre impression, près de ceux qui seront dans la postérité l’honneur de leur siècle….. Le cavalier détourna négligemment ses yeux de dessus le poëte pour ne considérer que le chien.

« Nom trois fois béni ! Immortel Florentin[6] ! Ce n’est point à l’amant ni même au poëte que je m’adresse en m’inclinant devant ta mémoire consacrée, en te vénérant comme un personnage qu’il serait sacrilége d’introduire dans ces indignes pages autrement que pour y figurer de nom et comme une ombre ; je m’adresse à l’homme qui le premier soutint devant les peuples et les princes l’auguste majesté des belles-lettres ; qui revendiqua en faveur du génie la prérogative d’influencer les États, de contrôler l’opinion, de trôner sur les cœurs des hommes et de préparer les événements par la passion qui anime les bras et la pensée qui les guide ! Car, malgré l’obscurité qui enveloppe encore ces mystères, si la science est aujourd’hui devenue une puissance, si l’esprit est un prophète, un instrument du destin, prédisant et préparant les choses à l’avenir, n’est-ce pas à toi qu’en revient l’honneur ? Depuis le plus grand jusqu’au plus petit d’entre nous, nous tous pour qui la plume est à la fois un sceptre et une épée, le plébéien de Florence a été le précurseur chargé de nous aplanir les chemins et de disposer les hommes à la bonne nouvelle. Oui ! même le plus infime de ceux qui sont venus après toi, même celui qui maintenant donne cours ici à sa reconnaissance, est ton éternel débiteur ! À toi l’honneur d’avoir obtenu que ses travaux, si humbles qu’ils soient, trouvent des lecteurs partout où les lettres ne sont point inconnues : grâce à toi il peut prêcher dans les pays les plus lointains la morale des révolutions oubliées, et répandre dans le palais et sur la place du marché les graines fécondes qui deviendront avec le temps des fruits utiles, quand la main du semeur ne sera que poussière, et son nom peut-être oublié ! Car, hélas ! ils sont rares ceux dont les noms peuvent survivre à la tombe ; mais leurs pensées, quels qu’ils soient, sont impérissables : d’autres se les approprient, les mûrissent, les font valoir ; et des millions d’esprits inconnus, inaperçus, sont appelés à concourir ainsi à l’immortalité d’un seul. »

Le cavalier poursuivit son chemin en s’abandonnant à des réflexions bien différentes de celles que l’idée de Pétrarque évoque aujourd’hui de si loin.

Il laissa bien derrière lui le vallon ; la route devint de plus en plus indécise, jusqu’à ce qu’elle se perdit dans un bois où les rayons du soleil se jouaient dans un dédale de branches. Enfin le bois s’ouvrit sur une vaste clairière, d’où s’élevait une montée, escarpée, couronnée des ruines d’un vieux château. Le voyageur mit pied à terre, fit gravir la colline à son cheval, et, arrivé aux ruines, le laissa dans une des chambres sans toit, recouvertes seulement de longues herbes et de plantes sauvages ; de là, montant avec quelque peine un escalier étroit et dégradé, il se trouva dans une petite chambre, moins ruinée que les autres et dont la toiture et le plancher étaient encore intacts.

Étendu à terre, enveloppé de son manteau et appuyant sur sa main une tête pensive, se trouvait un homme d’une haute stature et d’un âge mûr. Il se redressa très-vivement sur son bras à l’arrivée du cavalier.

« Eh bien, Brettone, j’ai compté les heures,… quelles nouvelles ?

— Albornoz consent.

— À la bonne heure ! Tu me rends la vie. Pardieu, je n’en déjeunerai que mieux, n’est-ce pas, mon frère ? Car tu n’as pas oublié que je meurs de faim ? »

Brettone tira de dessous son manteau un flacon de vin de dimension raisonnable et un petit panier assez bien rempli : l’habitant de la tour se jeta avec beaucoup d’empressement sur ces provisions, et les deux soldats, car tel était leur métier, étendus tout de leur long sur le sol, se régalèrent de bon appétit, jasant à la hâte et familièrement entre chaque bouchée.

« Dis donc, Brettone, sais-tu que ce n’est pas du jeu ; tu as déjà dévoré plus de la moitié du pâté, pousse-le par ici. Ainsi donc le cardinal consent ! Quel genre d’homme est-ce ? On le dit capable ?

— Prompt, fin, sérieux, avec un regard de feu ; peu de mots, mais qui vont droit au but.

— Il ne ressemble guère à un prêtre alors, c’est plutôt un bon brigand manqué. Qu’as-tu entendu dire des forces qu’il commande ? Ho, ménage un peu la bouteille.

— Il a peu de monde quant à présent. Il compte se recruter en Italie.

— Quels desseins a-t-il sur Rome ? Car c’est là, mon frère, c’est là que je vise dans le secret de mon âme ! Quant à ces petites cités et à ces petits tyranneaux, peu m’importe comment ils tomberont ou par quelles mains. Mais il ne faut pas que le pape retourne à Rome. Il faut que Rome soit à moi, la capitale d’un nouvel empire ; la conquête d’un autre Attila ! C’est là que toutes les circonstances s’unissent en ma faveur. L’absence du pape, la faiblesse de la classe moyenne, la misère de la populace, l’imbécile barbarie des féroces barons, ont concouru depuis longtemps à faire de Rome la conquête la plus facile en même temps que la plus glorieuse.

— Mon frère, Dieu veuille que votre ambition ne finisse pas par un naufrage ! Vous perdez trop de vue la terre ferme. Sans doute avec les immenses richesses que nous acquérons, nous pourrions…

— Aspirer à être quelque chose de plus quedes Francs-Compagnons, généraux aujourd’hui, aventuriers demain ! Rappelle-toi comment le glaive normand a gagné la Sicile et comment le bâtard Guillaume, aux champs d’Hastings, a converti son bâton en un sceptre de roi. Crois-moi, Brettone, cette lâche et molle Italie est comme une cible de couronnes qu’une main adroite peut enlever à la pointe de la lance. Ma résolution est prise ; je vais lever la plus belle armée qu’on ait vue encore en Italie, et avec elle je gagnerai un trône au Capitole. Insensé que j’étais il y a six ans ! Si, au lieu d’envoyer à ma place ce butor de Pepin de Minorbino, j’avais moi-même déserté le service du Hongrois pour passer à Rome avec mes soldats, la chute de Rienzi eût été suivie de l’élévation de Montréal, Pepin s’est laissé prendre au piége, il a lâché la proie après l’avoir mise à bas. Le lion ne confiera plus le soin de la chasse au chacal !

— Walter, tu parles du sort de Rienzi : qu’il te serve d’avertissement !

— Rienzi ! répliqua Montréal, je connais l’homme ! En temps de paix ou avec un peuple sûr il eût fondé une grande dynastie. Mais il a rêvé de donner des lois et la liberté à des hommes qui méprisent les unes et ne veulent point défendre l’autre. Ce n’est pas comme nous ; descendants d’une race plus dure, nous savons qu’un trône nouveau doit se fonder sur un système féodal et non sur le système municipal ; il faut faire un camp de la cité. C’est par la multitude que le fier tribun a gagné sa puissance, par la multitude qu’il l’a perdue, c’est par l’épée que je saurai l’acquérir, par l’épée que je la conserverai !

— Rienzi a été trop cruel, il n’aurait pas dû irriter les barons, dit Brettone, sur le point de finir le flacon, quand la main robuste de son frère le lui arracha des mains.

— Bah ! dit Montréal, terminant sa rasade avec un long soupir, il ne l’a pas été assez, cruel. Il a cherché seulement à être juste et sans faire aucune distinction entre noble et paysan. Il aurait dû faire une distinction ! Il aurait détruit l’arbre de la noblesse jusque dans ses racines. Mais c’est ce qu’aucun Italien ne peut faire. C’est moi que cela regarde.

— Tu n’irais pas verser le meilleur sang de Rome ?

— Verser leur sang ? Non, mais je saisirais leurs terres pour en doter une noblesse nouvelle, la solide et brave noblesse du Nord, dont les membres savent bien soutenir leur prince au besoin, ne fût-ce que comme la source de leur propre pouvoir. Mais en voilà assez là-dessus pour le moment. À propos de Rienzi, le laisse-t-on toujours pourrir dans son cachot ?

— Ah ! ce matin, avant de partir, j’ai appris d’étranges nouvelles. La ville est en émoi : il y a des groupes à tous les coins. On disait que Rienzi serait jugé aujourd’hui, Et le nom des juges choisis pour cette affaire fait supposer que son acquittement est déjà décidé.

— Ah ! tu aurais dû me dire cela plus tôt.

— Si on le rendait à Rome, est-ce que cela contrarierait tes plans ?

— Hum ! Je ne sais, il faudrait alors de profondes réflexions et une conduite adroite. Je ne voudrais pas quitter ces lieux avant d’apprendre ce qu’on aura décidé à son sujet.

— Sans doute, Walter, tu aurais fait plus sagement de rester par prudence avec tes soldats et de me confier la conduite absolue de cette affaire.

— Non pas, repartit Montréal ; « tu es un gaillard hardi et rusé, mais en pareilles matières ma tête vaut mieux que la tienne. D’ailleurs, continua le chevalier, baissant la voix et se couvrant la figure, j’ai fait veu d’aller en pèlerinage à la rivière chérie et au rendez-vous d’autrefois. Hélas ! Mais tout cela, Brettone, tu n’y comprendrais rien, n’en parlons plus. Quant à ma sûreté, maintenant que nous avons obtenu cette amnistie d’Albornoz, je ne crains guère de péril même si l’on me découvre, et puis il me faut les florins. Il y a dans ce pays— ci des Allemands capables de vous avaler d’un coup une armée italienne ; je voudrais bien les engager, mais leurs chefs veulent des arrhes ; les gredins ont les mains crochues ! Comment les florins du cardinal vont-ils être payés ?

— La moitié dès à présent, l’autre moitié quand les troupes seront devant Rimini.

— Rimini ! Rien que d’y penser, ce mot aiguise mon épée. Te rappelles-tu comment ce maudit Malatesta m’a expulsé d’Aversa[7], comment il a forcé mon camp, et m’a fait rendre tout mon butin ? J’ai perdu là l’ouvrage de plusieurs années ! Sans cela ma bannière flotterait aujourd’hui sur le château Saint-Ange. Je lui payerai bien ma dette avec le fer et le feu avant que l’été ait perdu ses feuilles. »

La belle figure de Montréal devint terrible lorqu’il prononça ces paroles ; ses mains saisirent la poignée de son épée, et sa vigoureuse poitrine se souleva violemment : on pouvait lire dans ses traits les passions farouches et impitoyables par lesquelles une vie de rapines et de vengeances avait corrompu un caractère non moins capable autrefois de clémence que de courage, un vrai modèle de chevalerie provençale.

Tel était l’homme redoutable qui, maintenant que l’emportement de la jeunesse était apaisé, et son ambition endurcie, allait se porter rival de Rienzi pour lui disputer le gouvernement de Rome.


CHAPITRE VIII.

La foule. — Le jugement. — La sentence. — Le soldat et le page.

Le lendemain soir une foule considérable s’était amassée dans les rues d’Avignon. C’était le second jour de l’interrogatoire de Rienzi, et à chaque instant on attendait la proclamation du verdict. Parmi les étrangers de tous les pays attroupés dans ce séjour de la splendeur pontificale l’intérêt était devenu palpitant. Les Italiens, même du plus haut rang, étaient disposés en faveur du tribun ; les Français lui étaient contraires. Quant aux bons bourgeois d’Avignon ils ne s’intéressaient guère qu’à ce qui pouvait mettre de l’argent dans leurs poches ; et, si l’on s’en fût rapporté de la décision à leur vote secret, point de doute qu’une majorité considérable n’eût demandé qu’on brûlât le prisonnier pour tirer profit du spectacle.

Parmi la multitude se trouvait un homme de haute taille, revêtu d’une armure complète, simple et rouillée mais avec une contenance chevaleresque qui démentait en quelque sorte la grossièreté de sa cotte de mailles ; il portait non pas un casque, mais un petit morion de cuir noir, garni d’une longue visière en saillie, souvent employée par les voyageurs dans les ardents climats du Midi. Un emplâtre noir lui couvraitpresqueune joue tout entière ; enfin il avait tout à fait l’air d’un vrai soldat que la guerre n’avait pas ménagé, ni dans sa bourse ni dans sa personne.

Les railleries aux dépens du pauvre diable ne manquaient pas, dans cette population disposée à amuser son impatience ; et, bien que l’ombre du morion lui cachât les yeux, un malin et gai sourire, errant aux coins de sa bouche, montrait qu’il savait prendre la plaisanterie sans se fâcher..

« Eh bien ! disait un homme de la foule, un riche Milanais, je suis, moi, d’un État qui a été libre, et j’espère bien que l’ami du peuple se verra rendre justice.

Amen ! dit un grave Florentin.

— On dit, murmura un jeune étudiant de Paris à un savant docteur en droit, chez lequel il demeurait, que sa défense est un chef-d’œuvre.

— Il n’a pas pris ses grades, répliqua d’un air de doute le docteur… Ho, l’ami ! pourquoi me pousser ainsi ? Tu m’as déchiré ma robe ! »

Ceci s’adressait à un ménestrel ou jongleur, qui, ceint d’un petit luth, se frayait un chemin avec beaucoup d’empressement à travers la foule.

« Je vous demande pardon, digne messire, dit le ménestrel, mais, voyez-vous, c’est une scène digne de nos chants ! Dans bien des siècles d’ici, et dans les pays les plus lointains, les légendes et les chansons rediront les destinées de Cola de Rienzi, l’ami de Pétrarque et le tribun de Rome ! »

Le jeune étudiant français se tourna vivement vers le ménestrel, avec une rougeur subite qui venait d’enflammer ses joues pâles ; celui-là ne partageait point le sentiment général de ses compatriotes contre Rienzi, il comprenait bien que c’était une époque importante dans l’histoire du monde, que celle où un ménestrel parlait ainsi des héros de l’intelligence, et non des héros de la guerre.

Dans ce moment là le grand soldat reçut dans le dos une tape assez brusque.

« Dites donc, mon grand monsieur, disait une voix perçante et impérieuse, retirez donc un peu de côté, je vous prie, cet énorme buste qui me gêne ; je ne puis voir à travers votre épaisseur, et je voudrais bien n’être pas le dernier à voir Rienzi lorsqu’il sortira de la cour.

— Beau page, répliqua le soldat, d’un ton jovial, en faisant place à Angelo Villani, tu ne trouveras pas toujours qu’on fasse son chemin en ce monde en commandant à ceux qui sont plus forts que soi. Quand tu auras de la barbe au menton, tu sauras qu’on peut braver les faibles, mais qu’il faut cajoler les puissants.

— Il faudra que je change de caractère, alors, » repartit Angelo, assez petit de taille, car il n’avait pas encore pris toute sa croissance ; et en même temps il se dressait tant qu’il pouvait au-dessus des têtes de la multitude.

Le soldat lui lança un regard approbateur, et, en le regardant il soupira : ses lèvres trahissaient une émotion étrange.

« Tu parles bien, dit-il après un moment de silence, mais pardonne-moi cette question indiscrète : es-tu d’Italie ? Ta langue a la saveur du dialecte romain ; pourtant j’ai vu des traits comme les tiens de ce côté-ci des Alpes.

— C’est possible, brave homme, dit fièrement le page, mais grâce au ciel je suis de Rome. »

En ce moment une bruyante acclamation éclata du côté où la foule était le plus près de la cour. Une nouvelle fanfare réduisit la multitude à un profond silence que n’interrompait pas le moindre souffle, tandis que les gardes du pape, alignés le long de l’avenue conduisant à la cour, serrèrent leurs rangs, et reculèrent d’un pas ou deux sur les masses.

Lorsque la trompette s’arrêta, on entendit la voix d’un héraut, mais elle n’arriva pas jusqu’aux oreilles d’Angelo et du soldat ; et ce fut seulement par une puissante acclamation qui parcourut en une minute, d’échos en échos, le cercle de la multitude transportée, ce fut par la vue des mouchoirs agités aux fenêtres, par des exclamations sans suite recueillies de bouche en bouche, que le page apprit l’acquittement de Rienzi.

« Ah ! que je voudrais voir sa figure ! soupira le page d’un ton plaintif.

— Tu vas la voir, dit le soldat, et il souleva le jeune garçon dans ses bras, poussant en avant avec la force d’un géant, rejetant à droite et à gauche l’océan vivant qui l’entourait, et se dirigeant tout près des gardes vers un endroit par où Rienzi devait certainement passer.

Le page, ne sachant s’il devait être content ou fâché, se débattit un peu ; mais, trouvant que c’était inutile, il consentit tacitement à cette violence obligeante, dans laquelle il sentait cependant comme un outrage à sa dignité.

« Ne fais pas attention, dit le soldat, tu es le premier que j’aie jamais volontairement élevé au-dessus de moi-même ; et si je le fais maintenant, c’est pour l’amour de ta belle figure qui me rappelle une tête qui m’était bien chère. »

Mais ces derniers mots furent prononcés à voix basse, et l’enfant, dans son impatience de voir le héros de Rome, ne les entendit point ou n’y prit point garde. En effet, Rienzi passa ; à ses côtés marchaient deux gentilshommes de la suite même du pape. Il avançait lentement, au milieu des saluts et des acclamations de la foule, sans regarder ni à droite ni à gauche. Sa tenue était ferme et recueillie, et, sauf la rougeur répandue sur ses joues, il ne donnait aucun signe extérieur de joie ou d’excitation. De chaque balcon, des fleurs tombaient sur son chemin ; et aussitôt qu’il arriva à une place plus large, où, le sol étant plus élevé, il pouvait embrasser d’un coup d’œil toutes les maisons environnantes, il s’arrêta, se découvrit, et répondit aux hommages qu’il recevait par un regard, par un geste que jamais n’oublia aucun des spectateurs qui en avaient été témoins. Cette cour elle-même, si gaie et si insouciante, en gardait encore le souvenir quand les dernières traditions de la vie de Rienzi parvinrent à ses oreilles, et Angelo, étreignant alors le cou du soldat, se rappela,… mais il ne faut pas anticiper.

Du reste ce ne fut point à la sombre tour que Rienzi retourna. Sa demeure était préparée au palais du cardinal d’Albornoz. Le lendemain il fut admis à l’audience du pape, et le soir de ce jour-là, proclamé sénateur de Rome.

Cependant le soldat avait posé Angelo à terre, et comme le jeune homme bégayait un remercîment peu courtois, il l’interrompit d’une voix triste et bienveillante, dont l’accent frappa le page malgré lui, tant cet accent était peu en harmonie avec la tournure commune et vulgaire de l’homme.

« Nous nous séparons, lui dit-il, étrangers l’un à l’autre, bel enfant ; et puisque tu dis que tu es de Rome, mon cœur aurait aussi bien fait de ne pas battre si violemment pour toi ; cependant si jamais tu as besoin d’un ami, tu le trouveras dans la personne de,… et la voix du soldat s’abaissa en chuchotant… de Walter de Montréal.

Avant que le page fût revenu de sa surprise à ce nom redouté, qu’on lui avait appris à craindre dès sa première enfance, le chevalier de Saint-Jean avait disparu dans la foule.


CHAPITRE IX.

Albornoz et Nina.

Mais les yeux qui, par-dessus tous les autres, avaient soif d’un regard du prisonnier mis en liberté, furent privés de cette jouissance. Seule dans sa chambre, Nina attendait le résultat du jugement. Elle entendit les cris, les acclamations, les trépignements de milliers d’hommes disséminés le long de la rue ; elle sentit que la victoire était gagnée ; et son cœur depuis longtemps surchargé déborda en un déluge de larmes. Le retour d’Angelo lui fit bientôt connaître tout ce qui s’était passé ; mais sa joie fut bien refroidie lorsqu’elle apprit que Rienzi était l’hôte du redoutable cardinal. Ce coup subit, ce passage de l’anxiété à la joie joint à la crainte mêlée de dégoût que lui inspirait la visite imminente du cardinal, agit si puissamment sur elle qu’elle fut en proie pendant trois jours à une maladie alarmante ; et ce fut seulement le cinquième jour après que Rienzi venait d’être honoré du titre de sénateur de Rome, qu’elle se vit assez bien rétablie pour recevoir Albornoz.

Le cardinal avait envoyé tous les jours prendre des nouvelles de sa santé, et cette attention avait paru à l’esprit alarmé de la signora révéler ses prétentions au droit de s’occuper d’elle. Cependant Albornoz avait eu de quoi distraire et absorber ses pensées. Après avoir, à prix d’argent, enlevé le redoutable Montréal au service de Jean de Vico, l’un des plus capables, et des plus terribles ennemis de l’Église, il résolut de marcher aussi promptement que possible sur les frontières de ce tyran pour ne pas lui laisser le temps d’obtenir l’assistance de quelque autre de ces bandes de mercenaires qui trouvaient en Italie à vendre leurs services. Occupé à lever des troupes, à se procurer de l’argent, à correspondre avec les différentes républiques, et à se former des alliés pour servir plus tard ses projets d’ambition à la cour d’Avignon, le cardinal attendait avec assez de résignation le jour où il pourrait réclamer auprès de la signora Cesarini la récompense à laquelle il pensait avoir des titres. Dans l’intervalle il avait eu ses premiers entretiens avec Rienzi, et sous cette apparence de courtoisie à l’égard du tribun acquitté, il lui avait offert l’hospitalité, pour pénétrer le caractère et les dispositions d’un homme dont il voulait faire seulement son ministre et son instrument. Cette influence miraculeuse et magique, que Rienzi, d’après le témoignage des historiens du temps, exerçait sur tous ceux qui l’approchaient, sans distinction de caractères, de conditions ou d’opinions, ne lui avait pas moins réussi dans son entrevue avec le pontife. Il avait fait une description si fidèle du véritable état de Rome, il avait retracé avec tant de précision les causes et les remèdes des maux qu’elle endurait, il avait parlé avec tant d’assurance des capacités qu’il se sentait pour l’administration des affaires de cette ville, il avait fait un tableau si brillant de la perspective que cette administration ouvrait à la grandeur de l’Église et aux intérêts du pape, qu’Innocent, malgré la finesse et l’habileté sceptique avec laquelle il calculait d’ordinaire les chances humaines, fut entièrement fasciné par l’éloquence du Romain.

On dit qu’il s’écria : « Est-ce bien là l’homme que nous avons traité pendant douze mois en prisonnier et en criminel ? Plût à Dieu que ce fût seulement sur ses épaules que l’empire chrétien reposât tout entier ! »

À la fin de l’entrevue, il avait, avec toutes les marques possibles de faveur et de distinction, conféré à Rienzi la dignité de sénateur, c’est-à-dire, en réalité celle de vice-roi de Rome ; il avait volontiers accédé à tous les projets que l’esprit entreprenant de Rienzi avait encore une fois formés, non-seulement pour recouvrer les territoires de l’Église, mais encore pour étendre la suzeraineté dictatoriale de la ville aux sept collines sur tous les états secondaires de l’Italie.

Albornoz, à qui le pape rapporta en détail cette conversation, ressentit quelque jalousie de la faveur que le nouveau sénateur s’était si soudainement acquise, et aussitôt qu’il fut rentré chez lui, il se ménagea un entretien avec son hôte. Au fond de l’âme, le cardinal, en lui-même, étant avant tout un homme d’action et d’affaires, regardait Rienzi comme un politique plutôt rusé que sage, plutôt heureux que grand, mélange équivoque du pédant et du démagogue. Mais après une longue et sérieuse entrevue avec le nouveau sénateur, lui-même il céda au charme de cet esprit séduisant, de ce véritable enchanteur. Il fut obligé de s’avouer que l’élévation de Rienzi n’était point un résultat du hasard ; il lui en coûtait encore plus de reconnaître que le sénateur était un homme avec lequel il pourrait traiter d’égal à égal, mais qu’il fallait désespérer de gouverner comme un mignon de cour. Il douta sérieusement qu’il fût prudent de lui remettre entre les mains un pouvoir qu’il avait assez de capacité pour exercer, avec assez de génie pour l’étendre. Néanmoins il ne se repentit point d’avoir pris part à l’acquittement de Rienzi, dont la présence ne pouvait que produire un heureux effet dans un camp si pauvre en soldats, car c’était par l’influence de cet homme qu’il comptait plus que jamais enrôler les Romains en faveur de son entreprise destinée à reconquérir le territoire de Saint-Pierre !

Rienzi, soupirant après le bonheur de voir encore une fois sa Nina, que ses épreuves et l’absence lui avaient rendue plus chère encore, comme si c’étaient de nouvelles fiançailles, ne pouvait cependant découvrir quel nom elle avait pris à Avignon ; et l’hospitalité du cardinal exerçant autour de lui une surveillance étroite quoique respectueuse, ôtait à Nina toute occasion de correspondre avec lui. Quelques allusions demi plaisantes qu’Albornoz avait laissées échapper sur l’intérêt que prenait à son salut la beauté la plus renommée d’Avignon, avaient rempli Rienzi d’une vague inquiétude qu’il tremblait de s’avouer à lui-même. Mais le volto sciolto[8] sous lequel il savait, comme tous les politiques italiens, cacher tous ses pensieri stretti quels qu’ils fussent, le mit à même de déjouer complétement la surveillance jalouse du cardinal malgré ses yeux de lynx. Alvarez n’avait pas eu plus d’occasions de satisfaire la curiosité de son maître. Il avait à la vérité cherché à revoir le page Villani, mais les manières impérieuses de ce jeune homme bizarre et hautain avaient coupé court à toutes ses questions insidieuses. Tout ce qu’il avait pu constater, c’est que le veritable Angelo Villani n’était point l’Angelo Villani qui avait visité Rienzi dans sa prison.

Bien résolu à tout apprendre à la fin, et enflammé d’une passion et d’une espérance ardentes comme son caractère, Albornoz finit par prendre le chemin du palais de la Cesarini.

Introduit avec les cérémonies d’usage dans l’appartement de la signora, il la trouva pâle, et portant encore les traces de la maladie sur ses traits nobles et pleins de majesté. Elle se leva à son entrée, et lorsqu’il approcha d’elle, elle s’agenouilla à demi, portant la main du cardinal à ses lèvres. Surpris et ravi d’un accueil si nouveau, il se hâta de prévenir cet acte de condescendance ; il lui retint les deux mains ; il essaya de les attirer doucement sur son cœur.

« Belle des belles ! murmura-t-il, si tu pouvais savoir combien j’ai déploré ta maladie ! Et pourtant elle n’a fait que te laisser plus aimable, de même que la pluie d’orage ne sert qu’à raviver les couleurs de la fleur. Ah ! que je suis heureux si j’ai exaucé le moindre de tes vœux, et si je puis désormais chercher à la fois dans tes yeux l’ange qui sera mon guide et le paradis qui sera ma récompense ! »

Nina, retirant sa main, l’agita doucement et fit signe au cardinal de prendre un siége. S’asseyant à quelque distance, elle prit alors la parole du ton le plus grave et les yeux baissés :

« Monseigneur, c’est votre intercession, jointe à sa propre innocence, qui a fait sortir de cette tour le gouverneur élu jadis par le peuple de Rome. Mais la liberté est le moindre des nobles présents qu’il vous doit ; vous avez fait plus : vous lui avez rendu un nom sans tache et des honneurs légitimes. Par là vous m’avez imposé une dette que je n’oublierai jamais ; par là vous avez mérité, si j’ai des enfants, que je leur apprenne à bénir votre nom, et que l’historien qui écrira les faits de ce siècle et les destinées de Cola de Rienzi, ajoute un nouveau fleuron à vos couronnes. Seigneur cardinal, peut-être ai-je eu tort : peut-être vous aurai-je offensé, peut-être m’accuserez-vous d’avoir eu recours avec vous à l’artifice. Ne dites rien, ne vous étonnez pas, écoutez-moi jusqu’au bout. Je n’ai qu’une seule excuse à alléguer, pour avoir cru d’avance que je pouvais employer tous les moyens, sauf le déshonneur, pour sauver la vie et relever la fortune de Cola de Rienzi. Sachez, monseigneur, que celle qui vous parle en ce moment est sa femme. »

Le cardinal resta immobile et silencieux. Mais sa blême figure devint rouge du front au cou, et ses lèvres minces frissonnèrent un instant, puis s’écartèrent en un sourire amer et languissant. Enfin il se leva lentement de son siége, et dit d’une voix tremblante de colère :

« C’est bien, madame. Je vois que Gilles d’Albornoz a été une marionnette entre vos mains, un marche-pied pour servir à l’élévation du démagogue plébéien de Rome. Vous vous êtes jouée de moi pour me faire servir à votre usage personnel ; il ne vous a fallu rien moins qu’un cardinal d’Espagne et un prince de la famille des rois d’Aragon pour être le digne instrument des jongleries d’un saltimbanque ! Madame, vous et votre époux vous pouvez être justement accusés d’ambition…

— Arrêtez, monseigneur, dit Nina avec une dignité inexprimable. Quelle que soit l’offense commise à votre égard, elle m’appartient tout entière. Jusqu’à ma dernière entrevue avec vous, Rienzi ne savait pas même que je fusse présente à Avignon.

— À notre dernière entrevue, madame (vous faites bien de la rappeler !) il me semble qu’il y a eu un contrat implicite, à mots couverts. J’ai rempli mon engagement, acquittez-vous du vôtre. Remarquez bien que je n’abandonne point mon droit. Aussi facilement que je déchire ce gant, je puis déchirer le parchemin qui proclame votre mari « sénateur de Rome. » Le cachot n’est point la mort, et ses portes peuvent s’ouvrir deux fois.

— Monseigneur, monseigneur ! s’écria Nina, frappée de terreur ; ne faites point ce tort à votre noble caractère, à votre grand nom, à votre sainte dignité, à votre sang chevaleresque. Vous êtes de la race royale d’Espagne, vous n’avez rien à faire avec les vices honteux, bas, impitoyables qui souillent les misérables tyranneaux de cet infortuné pays. Vous n’êtes pas un Visconti, un Castracani, vous ne pouvez pas salir vos lauriers par une vengeance exercée sur une femme. Entendez-moi, poursuivit-elle en tombant brusquement à ses pieds, les hommes trompent et dupent notre sexe, dans un but égoïste, et ils sont pardonnés même par leurs victimes. Si je vous ai trompé, moi, par une fausse espérance, voyez quel était mon but, quelle est mon excuse. La liberté de mon mari, le salut de ma patrie ! La femme, monseigneur,… hélas ! votre sexe ne comprend que trop rarement sa faiblesse ou sa grandeur ! tout humble, toute fragile qu’elle est à l’égard des autres, Dieu la dote de mille vertus à l’égard de celui qu’elle aime ! Ce n’est que dans cet amour qu’elle puise les plus nobles instincts de sa nature. Pour le héros de son culte elle a la douceur d’une colombe, le dévouement d’une sainte ; pour veiller sur lui dans le péril, pour le soulager dans l’infortune, son esprit innocent se pénètre de la sagacité du serpent, son faible caur du courage de la lionne ! C’est cet amour qui, dans l’absence de mon époux, m’a fait voiler ma figure de sourires menteurs, afin que les amis de l’exilé sans abri ne désespérassent point de son sort ; c’est cet amour qui m’amena au travers de forêts infestées de voleurs, pour contempler les étoiles sur cette tour solitaire ; c’est lui qui dirigea mes pas au milieu des réjouissances de votre cour détestée ; c’est cet amour qui m’a fait chercher un libérateur dans le plus noble de ses chefs ; c’est cet amour qui a enfin ouvert la porte du cachot au prisonnier qui est maintenant sous votre toit ; et cet amour, monseigneur cardinal, ajouta Nina, se levant et croisant ses bras sur sa poitrine cet amour si votre colère cherche une victime, m’inspirera la force de mourir sans un seul gémissement, mais aussi sans déshonneur. »

Albornoz restait comme terrassé. L’étonnement, l’émotion, l’admiration se disputaient son cœur. Il contemplait les yeux étincelants de Nina et son sein haletant, comme un guerrier d’autrefois regardait une prophétesse inspirée. Ses yeux étaient enchaînés aux yeux de Nina par un charme magique. Il essaya de parler, mais la voix lui manqua. Nina reprit alors :

« Ah ! monseigneur, ce ne sont pas là de vaines paroles ! si vous désirez une vengeance, vous l’avez en votre pouvoir. Défaites ce que vous avez fait. Rendez Rienzi au cachot et à la disgrâce, et vous vous serez vengé, mais non sur lui. Tous les caurs de l’Italie deviendront pour lui une seconde Nina ! C’est moi qui suis coupable, c’est moi qui dois souffrir de votre colère. Entendez mon serment : le jour même où Rienzi recevra ce nouveau coup, cette main sera mon bourreau. Monseigneur, je ne vous adresse plus de supplications. »

Albornoz était toujours profondément ému. Nina l’avait bien jugé en ne confondant pas l’ambitieux Espagnol avec les barbares et implacables voluptueux d’Italie. Malgré le libertinage qui souillait sa robe sacrée, malgré l’insensibilité toujours croissante, avec les années, d’un homme dur, entreprenant et sceptique, jeté au milieu des plus méchants caractères de la pire des époques, il y avait encore place dans son âme pour les sentiments d’honneur chevaleresque naturels à sa race et à son pays. De hautes pensées, des dispositions généreuses, faisaient vibrer dans son cœur une corde sympathique, d’autant plus qu’il ne les avait que rarement rencontrées dans son expérience des camps et des cours. Pour la première fois de sa vie il sentit qu’il avait rencontré la femme qui aurait pu le satisfaire, même dans les liens du mariage, et lui faire connaître le grandiose et fidèle amour chanté par les ménestrels d’Espagne. Il soupira, et, les yeux toujours fixés sur elle, s’approcha d’elle avec une espèce de vénération ; il s’agenouilla pour baiser le bord de sa robe : Madame, dit-il, je voudrais mériter mieux l’estime que vous faites de mon caractère ; mais vraiment il faudrait que j’eusse perdu tout honneur, que je fusse absolument indigne de ma noble naissance, si je conservais encore l’ombre d’une pensée mauvaise contre la paix et la vertu d’une personne telle que vous. Douce héroïne, continua-t-il, si aimable et pourtant si pure, si fière et pourtant si tendre, c’est toi qui m’as ouvert la plus belle page que ces yeux aient jamais parcourue, dans le livre corrompu de l’humanité. Puisses-tu jouir de tout le bonheur que peut donner cette vie ! Mais des âmes telles que la tienne placent leurs nids, comme les aigles, sur des rochers inaccessibles et planent dans les tempêtes. Ne crains plus rien de moi, ne pense plus à moi, à moins que dans l’avenir, quand tu entendras parler de Gilles d’Albornoz, tu ne dises en toi-même, et ici les lèvres du cardinal se plissèrent de dédain, il n’avait pas renoncé à tout sentiment digne d’un homme, le jour où l’ambition et le destin l’ont revêtu du surplis du prêtre. »

L’Espagnol était sorti avant que Nina pût lui répondre.

  1. Matteo Villani dit qu’Innocent VI n’avait pas grandes prétentions au savoir. D’autres autorités, entre autres Zefirino Re, le citent cependant comme un « excellent canoniste. » Il avait été professeur à l’université de Toulouse. (Note de l’auteur.)
  2. Fable absurde, répétée par quelques historiens. (Note de l’auteur.)
  3. Oncle de l’empereur Charles.
  4. Voir, pour le discours, le biographe anonyme, lib. II, ch. XII.
  5. Voici une anecdote caractéristique sur cet ecclésiastique audacieux. Un jour, Urbain V lui demandait un compte rendu des dépenses faites dans son expédition militaire contre les tyrans italiens. Le cardinal présenta au pape une voiture remplie des clefs des villes et des forteresses qu’il avait prises. — « Voici mes comptes », dit-il, « vous voyez comment j’ai placé votre argent. » Le pape l’embrassa et ne lui en reparla plus.
  6. Inutile de dire que c’est son origine, et non sa naissance, qui nous autorise à appeler Pétrarque un Florentin. (Note de l’auteur.)
  7. Ce Malatesta, seigneur d’une illustre famille, était un des hommes de guerre les plus habiles d’Italie. Lui et son frère Galéotto avaient été élevés au gouvernement de Rimini par la voix de leurs concitoyens. Après avoir été longtemps les ennemis du Saint-Siége, ils en devinrent les capitaines, grâce au cardinal Albornoz.
  8. Volto sciolto, pensieri stretti, figure ouverte, pensées contenues.