Rienzi, le dernier des tribuns de Rome (1835)
Traduction par Paul Lorain.
Librairie Hachette et Cie (tome IIp. 67-119).

LIVRE VI

LA PESTE


Erano gli anni della fruttifera incarnazione del figliuolo di Dio al numero pervenuti di mille trecento quarant’otto, quandò nell’ egregia città di Fiorenza, oltre ad ogni altra italica bellissima, pervenne la mortifera pestilenza.
Boccaccio, Introduzione al Decamerone.

CHAPITRE I.

La retraite de l’amant.

Sur les bords d’un des plus beaux lacs du Nord de l’Italie s’élevait la résidence favorite d’Adrien de Castello ; c’est là, que dans les moments de calme qu’il pouvait dérober à ses devoirs patriotiques, son imagination se reportait souvent avec plaisir ; c’est là encore que le jeune gentilhomme, prenant congé des seigneurs élégants et polis qui l’avaient accompagné dans son ambassade de Naples, s’était retiré après son malheureux retour à Rome. La plupart des nobles ainsi congédiés rejoignirent les barons ; le jeune Annibaldi, que son caractère entreprenant et ambitieux avait fortement attaché au tribun, garda une exacte neutralité ; il se rendit à son château dans la Campanie et ne retourna point à Rome jusqu’à l’expulsion de Rienzi.

La retraite de l’amant d’Irène était bien propre à nourrir ses rêveries mélancoliques. Sans être précisément une forteresse, elle était assez forte pour résister à toute attaque des bandits des montagnes ou des tyranneaux du voisinage ; en même temps, bâtie par quelque seigneur précédent avec les matériaux des villas à demi ruinées des anciens Romains, ses colonnes de marbre et ses pavés en mosaïques relevaient avec une grâce particulière les murs en pierres grise et les tours massives de la maçonnerie féodale. Se dressant ainsi sur une verte éminence qui s’abaissait en pente douce vers le lac, l’imposant édifice jetait sur ces ondes magnifiques une ombre longue et ténébreuse ; à ses côtés, du haut des montagnes vertes et boisées qui faisaient le fond du paysage, jaillissait une chute d’eau, qui suivait un cours irrégulier et sinueux, tantôt cachée par le feuillage, tantôt scintillant à la lumière, et finissait par s’amasser dans un large bassin. Ici une petite fontaine, ornée d’une inscription à demi effacée, attestait l’élégance passée des temps classiques, souvenir de quelque seigneur, de quelque poëte dont nous avons perdu même les noms ; puis, descendant à travers les mousses, les lichens, les herbes aromatiques, un torrent rapide, portait au lac, de cascade en cascade, le tribut de ses eaux. Là, au milieu des végétaux plus vigoureux et plus hardis du Nord, croissaient, sauvages et pittoresques, grand nombre d’arbres transplantés, au temps jadis, des contrées les plus méridionales de l’Orient ; ils n’étaient ni flétris ni rabougris sous ce climat céleste, qui nourrit, qui couve pour ainsi dire toutes les productions de la nature avec une sollicitude maternelle. L’endroit était retiré et solitaire. Les routes qui y conduisaient des villes éloignées étaient embarrassées, sinueuses, montagneuses, et infestées de brigands. Quelques chaumières et un petit couvent, situés au-dessus à un quart de lieue de ce site verdoyant, étaient les habitations les plus voisines ; et la solitude de cette maison n’était guère troublée que par les rares visites de quelque pèlerin ou de quelque voyageur égaré. C’était un lieu fait pour offrir le repos à l’homme fatigué du monde et pour entretenir les souvenirs du passé, à l’abri de la végétation luxuriante qu’elle offrait comme un port tranquille aux passions longtemps ballottées par le naufrage. Un esprit, à la fois délicat et indépendant, capable de supporter la solitude, n’aurait pas trouvé dans le monde entier une retraite plus belle et plus paisible.

Mais ce n’était pas à une telle solitude que les premiers rêves d’Adrien avaient consacré ces lieux. C’est là qu’il avait espéré voir présider l’astre brillant de ses rêves. C’est là que l’amour devait venir embellir son asile ; c’est là qu’après avoir joui longtemps de lui-même, cet amour devait inviter un jour, par l’attrait d’une opulence sans faste, les esprits distingués qui avaient commencé à éclore du sein de l’Italie bouleversée, pour y fonder encore une ère rajeunie de poésie, de science et de beaux-arts. La nature gracieuse et romanesque, mais un peu rêveuse et inerte du jeune noble, mieux faite pour des temps calmes et civilisés que pour ce siècle orageux et barbare, ne rêvait pas d’ambition plus douce, plus agréable que les loisirs consacrés aux belles-lettres et aux délassements intellectuels. C’est là, qu’inspiré dès sa jeunesse par l’influence de Pétrarque, il s’était flatté de trouver dans l’âge mûr une Vaucluse plus heureuse, avec une Laure de son choix. Ces visions, où les charmes de sa campagne s’associaient alors à l’image d’Irène, étaient évanouies : son palais n’était plus pour lui qu’un désert, mais animé encore par l’ombre de son amie ; et le temps, aussi bien que l’absence, n’avait fait qu’ajouter à ses méditations passionnées, assombrir sa mélancolie et redoubler son amour.

Gracieuse et douce retraite ! même en la décrivant de mémoire, car mes yeux ont vu, mes pieds ont foulé ces lieux, mon cœur s’émeut encore en pensant (et peut-être mon lecteur bienveillant en fera-t-il autant,) à ce lieu de refuge délicieux et bien-aimé, loin des orages de la vie active et des vicissitudes de l’ambition où m’entraîne mon récit. C’est là, dans cette retraite écartée qu’Adrien avait passé l’hiver, dont le retour apporte un changement si doux à ce climat enivrant. Le tumulte du monde extérieur n’arrivait à son oreille qu’en murmures faibles et confus. Il n’apprit que par des bruits confus et souvent contradictoires les nouvelles qui avaient éclaté comme un coup de foudre sur l’Italie ; que l’homme étrange dont l’ambition portait en elle une révolution, dont les débuts avaient excité l’intérêt de toute l’Europe, les plus brillantes espérances des enthousiastes, les adulations les plus outrées des grands, les plus profondes terreurs des despotes, les plus audacieuses aspirations de tous les esprits libres, que cet homme avait été soudain renversé de son piédestal, son nom flétri et sa tête proscrite. Cet événement, arrivé à la fin de décembre, ne parvint aux oreilles d’Adrien, par un pèlerin errant, qu’au commencement de mars, un peu plus de deux mois après la chute de Rienzi ; dans ce même mois de mars si terrible (1348), qui vit l’Europe et surtout l’Italie, désolée par la plus affreuse peste consignée dans les fastes de l’histoire, peste maudite à la fois et pour le nombre et pour la célébrité de ses victimes, quoiqu’elle se rattache par un étrange contraste à des images riantes, grâce à l’esprit de Boccace et à l’éloquence de Pétrarque.

Le pèlerin qui informa Adrien de la révolution de Rome ne put rien lui apprendre qui lui laissât deviner le sort présent de Rienzi ou de sa famille. On savait seulement que le tribun et sa femme s’étaient échappés ; de quel côté, on l’ignorait ; ils étaient déjà morts sans doute sous les coups des nombreux brigands qui, aussitôt après la chute du tribun, reprirent leurs anciennes habitudes, n’épargnant ni âge, ni sexe, ni riche ni pauvre. Comme tout ce qui était relatif à la chute du tribun excitait le plus vif intérêt, le pèlerin avait appris aussi qu’avant la chute de Rienzi sa sœur avait quitté Rome, mais on ne savait à quel endroit elle avait été transportée.

Ces nouvelles arrachèrent Adrien à sa vie contemplative. Irène était donc réduite à la condition qu’il avait comme prophétisée dans sa lettre : séparée de son frère, déchue de son rang, délaissée, sans amis. « Maintenant, se disait le généreux et magnanime amant, elle peut être à moi sans que mon nom en souffre aucune disgrâce. Quelles que soient les fautes de Rienzi, elle n’y a point trempé. Ses mains à elle ne sont point rougies du sang de ma famille ; et l’on ne peut dire qu’Adrien de Castello s’allie à une maison dont la puissance est fondée sur la ruine des Colonna. Les Colonna sont rétablis, ils triomphent de nouveau ; Rienzi n’est plus rien ; la détresse et l’infortune m’unissent à présent à celle qu’elles accablent ! »

Mais comment allait-il exécuter ces résolutions romanesques ?… Il ne savait pas même où trouver Irène. Il se détermina à se rendre à Rome pour y faire les recherches nécessaires ; il avertit donc les gens de sa suite. Joyeuse nouvelle pour eux que l’annonce d’un voyage ! La cotte de mailles quitta l’arsenal, la bannière la salle d’armes, et après deux jours de préparatifs animés, la fontaine où Adrien avait passé tant d’heures de rêverie ne fut plus visitée que par les oiseaux revenus avec le printemps ; la lampe nocturne ne jeta plus, de la chambre de sa tourelle, ses rayons solitaires sur le sein du lac abandonné.


CHAPITRE II.

Les recherches.

La matinée était claire, ardente, étouffante, quand un cavalier isolé apparut, suivant les détours de cette route incomparable, du haut de laquelle, au milieu de figuiers, de vignes et d’oliviers, le voyageur voit peu à peu s’étaler à ses regards la vallée enchanteresse de l’Arno avec les clochers et les dômes de Florence. Mais ce n’était point avec le regard habituel du voyageur saisi d’admiration et de plaisir que passait ce cavalier isolé ; ce n’était pas sur l’activité, la gaieté, l’animation ordinaires de la vie de Toscane que rayonnait ce soleil de midi. Tout était silencieux, désert, assoupi ; et jusque dans la lumière du jour il y avait comme une pâleur maladive et funèbre. Les chaumières et les maisons qui bordaient la route étaient les unes barricadées et fermées, les autres ouvertes, mais selon toute apparence inhabitées. La charrue était immobile, la quenouille ne filait point ; hommes et chevaux chômaient un triste jour de repos.

Une malédiction pesait sur le pays, plus terrible que la malédiction lancée sur Caïn. Çà et là une figure isolée, ordinairement revêtue de la sombre robe d’un moine, traversait la route, levant sur le voyageur un regard livide et stupéfait, puis elle se hâtait de continuer son chemin et disparaissait sous quelque toit, d’où sortait le faible gémissement d’une voix mourante, qui sans le silence absolu d’alentour aurait à peine traversé le seuil. À mesure que le voyageur approchait de la ville, la scène devenait moins déserte, mais plus effrayante. Alors apparaissaient des voitures et des litières soigneusement enveloppées de tentures épaisses : elles contenaient ceux qui cherchaient leur salut dans la fuite, oubliant que la peste était partout ! Et pendant que ces sombres véhicules, attelés de chevaux semblables à de maigres et transparents squelettes qui se traînaient péniblement sur la route, passaient comme des corbillards, parfois un cri rompait le silence dans lequel ils marchaient ; et le cheval du voyageur se précipitait de côté, tandis que quelque malheureux attaqué de la contagion était jeté du véhicule par l’inhumanité égoïste de ses compagnons, et abandonné mourant sur la route. Tout près de la porte de la ville, un chariot était arrêté, qu’un homme masqué déchargeait dans une mare verte et fangeuse qui bordait la route. C’étaient des costumes, des robes de tout genre, de toute valeur : le manteau brodé du galant, la coiffe et le voile de la signora avec les haillons du paysan. En regardant travailler l’homme au masque le cavalier aperçut un troupeau de pourceaux, maigres et à demi morts de faim, qui couraient vers la fosse dans l’espoir d’y trouver quelque nourriture, et le voyageur frissonna en pensant à la nourriture qu’ils avaient devinée là ! Mais avant qu’il eût atteint la porte, ceux de ces animaux immondes qui s’étaient le plus empressés à fouiller ce tas infect, retombèrent morts au milieu de leurs pareils[1].

« Ho ! ho ! s’écria l’homme masqué, et sa voix creuse résonnait plus creuse encore à travers sa visière, viens-tu ici chercher la mort, étranger ? Regarde : ton manteau de vert-galant avec ses broderies d’or ne te sauvera pas du gavocciolo[2]. Va-t’en, va-t’en ; tu es encore aujourd’hui un friand morceau pour les baisers de ta maîtresse ; demain tu dégoûterais même les rats et les vers ! »

Sans répondre à cette affreuse bienvenue, Adrien, car c’était lui, poursuivit sa route. Les portes étaient toutes grandes ouvertes ; c’était le signe le plus épouvantable de tous, car on avait pris d’abord les précautions les plus jalouses contre l’entrée des étrangers dans la ville. Maintenant tout soin, toute prévoyance, toute vigilance étaient inutiles. Trois fois les neuf gardiens étaient morts tour à tour à ce poste, et les officiers chargés de désigner leurs successeurs étaient morts aussi ! Lois et police, tribunaux de santé, maisons de sûreté, la mort avait paralysé tout cela. La peste tuait l’art lui-même, la société, l’ensemble et le mécanisme de la civilisation, comme si c’étaient autant de cadavres de chair et d’os !

Ainsi muet et solitaire, l’amant poursuivait son chemin en recherche d’amour, résolu de trouver et de sauver sa fiancée, guidé (admirez ce fidèle et loyal chevalier !) à travers le désert de l’horreur par le bienfaisant espoir qu’inspire cette étrange passion, la plus noble de toutes quand elle est noble, la plus vile de toutes quand elle est vile ! Il arriva sur une place large et spacieuse, bordée de palais, rendez-vous ordinaire de la meilleure, de la plus gracieuse noblesse d’Italie. L’étranger était seul maintenant, et le piétinement de son fringant coursier avait pour ses oreilles un son lugubre et effrayant, quand juste en tournant le coin d’une rue aboutissant à cette place, il vit une femme sortir à la dérobée avec un enfant dans ses bras, tandis qu’un autre, encore en bas âge, s’attachait à sa robe. Elle tenait contre ses narines un gros bouquet (c’était le moyen imaginaire, alors à la mode, de prévenir la contagion), et murmurait à ses enfants que la faim faisait gémir :

« Oui, oui, vous aurez de quoi manger ! La nourriture ne manque pas, il ne s’agit que d’aller la chercher. Mais, hélas ! comment aller la chercher ? et elle regardait tout autour d’elle de peur qu’il n’y eût là tout près quelque malade.

— Madame, lui dit-il, pourriez-vous m’indiquer le couvent de…

— Arrière, monsieur, arrière ! cria de toutes ses forces la femme.

— Hélas ! dit Adrien avec un triste sourire, ne voyez-vous pas bien que je ne suis pas en état de propager la contagion ?

Mais la femme, sans prendre garde à lui, continua de se sauver après avoir fait quelques pas ; elle fut arrêtée par l’enfant qui la tenait par sa robe.

« Mère ! mère ! s’écria-t-il, je suis malade, je ne puis plus marcher. »

La jeune femme s’arrêta, ouvrit brusquement la robe de l’enfant, aperçut sous le bras la tumeur fatale, et, abandonnant sa propre chair, s’enfuit avec un cri déchirant à travers la place. Ce cri résonna longtemps aux oreilles d’Adrien, quoiqu’il n’en soupçonnât pas le motif dénaturé ; ce n’était pas pour son enfant, c’était pour elle-même que craignait la mère. La voix de la nature n’était pas plus écoutée dans cette ville transformée en charnier qu’elle ne l’est au fond même du tombeau ! Il marcha d’un pas plus pressé, et finit par arriver devant une majestueuse église ; les portes en étaient ouvertes à deux battants ; là il vit au dedans une réunion de moines (l’église ne renfermait point d’autres adorateurs, et ils étaient masqués) groupés autour de l’autel et chantant le Miserere, Domine ; les ministres du Seigneur, dans une cité qui jusqu’ici se vantait d’avoir la population la plus dévote d’Italie, n’avaient plus ombre de troupeau !

Le jeune cavalier s’arrêta devant la porte et attendit que, l’office terminé, les moines descendissent par l’escalier de l’église dans la rue.

« Saints pères ! dit-il alors, puis-je vous prier d’avoir la bonté de me dire le chemin le plus court d’ici au couvent Santa Maria dei Pazzi ?

— Mon fils, dit un de ces spectres informes, car ils en avaient l’apparence avec leurs robes semblables à des linceuls et leurs masques étranges, mon fils, passez votre chemin, et Dieu soit avec vous ! Les brigands ou les libertins remplissent maintenant peut-être le saint cloître dont vous parlez. L’abbesse est morte, et plus d’une sœur repose avec elle. Quant aux autres nonnes, elles ont fui l’épidémie. »

Adrien fut sur le point de tomber de cheval ; et, pendant qu’il demeurait encore comme s’il eût pris racine sur la place, la sombre procession défila, faisant retentir d’un ton solennel à travers la rue déserte le chant monastique :

« Par la Mère et le Fils, par le trépas souffert et la miséricorde obtenue ; épargnez-nous, pauvres pécheurs que nous sommes. Miserere, Domine ! »

Revenu de sa stupeur, Adrien rejoignit les religieux, et, pendant qu’ils achevaient leurs litanies, il les accosta de nouveau.

« Saints pères, ne me renvoyez point ainsi. Peut-être pourrai-je encore au couvent apprendre quelque chose sur la personne que je cherche. Dites-moi de quel côté il faut me diriger.

— Ne nous dérangez point, mon fils, dit le moine qui lui avait déjà parlé, malheur à vous, si vous interrompez ainsi les invocations des ministres du ciel.

— Pardon, pardon ! Je ferai ample pénitence, je payerai toutes les messes qu’il faudra ; mais je cherche une personne qui m’est bien chère, montrez-moi le chemin,… le chemin.

— Suivez à droite jusqu’à ce que vous gagniez le premier pont. Après le troisième pont, sur les bords de la rivière, vous trouverez le couvent, dit un autre moine touché de ses instances.

— Dieu vous bénisse, saint père ! » s’écria le cavalier, et il piqua des deux dans la direction indiquée. Les moines ne firent point attention à lui, mais reprirent leur psaume. Mêlée aux sons des sabots de son cheval sur le pavé retentissant, cette parole suppliante : Miserere, Domine ! poursuivait les oreilles du cavalier. Impatient, malade de cœur, désespéré, Adrien vola à travers les rues au grand galop de son cheval. Il passa sur la place du marché, qui était vide comme le désert, et dans les rues sombres et barricadées où les cris contraires de Guelfe et Gibelin avaient si souvent mis sur pied les nobles et les notables de Florence. Maintenant, entassés ensemble dans les caveaux et les fosses, gisaient Guelfes et Gibelins, les éperons du chevalier et la béquille du mendiant. Auprès de ce silence le tumulte même des discordes civiles eût été une bénédiction ! Le premier pont, le bord de la rivière, le second pont, le troisième, tout cela fut dépassé en courant, et Adrien arrêta enfin son cheval devant les murs du couvent. Il l’attacha au porche, dont la porte était entre-bâillée et à demi arrachée de ses gonds, traversa la cour, gagna la porte opposée qui donnait entrée dans le principal corps de bâtiment, et se trouva devant ce grillage jaloux qui n’était plus maintenant une barrière contre le monde profane ; comme il s’arrêtait là un instant pour reprendre haleine et courage, des rires effrénés, des chants bruyants, interrompus et mêlés de blasphèmes, épouvantèrent ses oreilles. Il poussa la grille, entra, et conduit par ces sons, arriva au réfectoire. Dans ce lieu de réunion des filles du ciel, vouées à l’abstinence et aux mortifications volontaires, il voyait maintenant assemblée au haut de la table (celle qui jadis servait à l’abbesse) une troupe étrange, désordonnée, une horde sauvage, qui au premier abord paraissait composée d’hommes de tous les rangs, car les uns portaient de la serge ou même des haillons, les autres étaient habillés en toute magnificence de satin et de velours, avec plumes et manteau. Mais un second coup d’œil suffisait pour faire voir que ces joyeux compagnons étaient des bandits bien assortis, et que le luxe étalé par les plus élégants n’était que la dépouille arrachée à des palais sans gardes et à des boutiques inhabitées ; car leurs chapeaux à plumes, rehaussés de bijoux, cachaient mal des figures hideuses, des barbes sales et longues, avec les chevelures en désordre, que les membres avoués de la confrérie du poignard et du bras mercenaire venaient d’adopter récemment, et qui souvent leur tenaient lieu de masques. Au milieu de ces farouches débauchés étaient beaucoup de femmes, jeunes ou d’âge mûr, laides et belles, et Adrien frissonna, se signa presque en voyant sur les robes détachées et les seins découverts des prostituées de profession le vêtement consacré et le rosaire à gros grains des religieuses. Des flacons de vin, des monceaux de viandes, des vases d’or et d’argent, dédiés la plupart aux cérémonies du culte, couvraient la table. Le jeune Romain s’arrêta, comme frappé d’un charme, sur le seuil. Alors l’homme qui jouait le rôle de président de l’orgie, un énorme bandit à la peau basanée, ayant sur la figure une profonde cicatrice, qui, traversant dans toute leur étendue la joue gauche et la lèvre supérieure, donnait à ses larges traits, l’aspect le plus hideux, lui cria :

« Entrez, mon homme, entrez ! Pourquoi vous tenir là, ébahi et muet ? Nous sommes de joyeux hôtes et nous donnons la bienvenue à tout le monde. Voici du vin et des femmes, le vin de monseigneur l’évêque et les femmes de madame l’abbesse ! »

Puis il entonna son chant bachique :

« Chantons, chantez la mort, la grande reine du monde, qui met à bas une armée rien que d’un souffle ; qui ouvre la prison pour dépouiller le palais et sauve nos cols honnêtes de la malice du bourreau. Que les puissants tremblent d’effroi ; les pauvres n’ont jamais vécu qu’après la mort des riches ! à la santé de la mort ! à la santé de la peste ! puisse-t-elle toujours, comme aujourd’hui, libérer le coquin de sa chaîne et la nonne de ses vœux ! pour le geôlier c’est une épée meurtrière, pour le captif c’est une clef libératrice. Vive le fléau de la terre ! c’est une bénédiction pour moi ! »

Avant que cet effrayant couplet fût achevé, Adrien, sentant que, dans de pareilles orgies, il n’avait aucune chance de poursuivre ses investigations, quitta cette salle profanée et courut, hors d’haleine, car il était saisi d’une grande terreur, jusqu’à ce qu’il se retrouvât dans la cour, sous un soleil ardent, dont la chaleur morbide et stagnante composait une atmosphère digne des scènes qu’elle éclairait. Il résolut néanmoins de ne pas abandonner ces lieux sans essayer de faire d’autres recherches ; et tandis qu’il était arrêté dans la cour, rêveur, indécis, il vit tout près de là une petite chapelle dont la longue fenêtre laissait passer une faible lumière de cierges, éclipsée par le grand jour. Il se dirigea vers le porche, et aperçut en entrant à côté du sanctuaire une nonne, seule, agenouillée, en prières. Dans un des bas côtés, sombre et étroit, sur une longue table (à chaque extrémité de laquelle brillaient les grands et lugubres cierges dont les rayons l’avaient attiré), les plis de plusieurs linceuls lui firent voir les contours à peu près distincts de figures humaines qui dormaient du dernier sommeil. Adrien lui-même, ému par la tristesse de ce spectacle et la sainteté du lieu, comme par la vue touchante de cet ange des morts, solitaire et dévoué, s’agenouilla et pria de toute son âme.

Comme il se levait, soulagé du fardeau qui lui pesait sur le cœur, la nonne se leva aussi et frémit en l’apercevant.

« Malheureux ! dit-elle d’une voix qui, basse, faible et solennelle, résonnait comme la voix d’un fantôme ; quelle fatalité t’amène ici ? Ne vois-tu pas que tu es en présence de ces corps d’argile que la peste a frappés… que tu respires un air destructeur ? Va-t’en ! Va chercher au travers de toute cette désolation une place où le sombre visiteur ne soit point venu avant toi.

— Sainte fille, répondit Adrien, le péril que vous bravez ne m’effraye point : je cherche quelqu’un dont la vie m’est plus chère que la mienne.

— Tu n’as pas besoin d’en dire plus long pour m’apprendre que tu es récemment arrivé à Florence ! Ici le fils abandonne son père, et la mère délaisse son enfant. C’est quand la vie offre le moins d’espoir, que ces vermisseaux d’un jour s’y cramponnent comme si c’était le salut éternel ! Il n’y a que moi pour qui la mort n’ait plus d’horreur. Depuis longtemps séparée du monde, j’ai vu mes sœurs périr, la maison de Dieu profanée, son autel renversé, et je ne me soucie point de survivre, seule victime épargnée par la peste. »

La religieuse s’arrêta quelques minutes ; puis, jetant un regard attentif sur l’air de santé et de vigueur d’Adrien, elle poussa un profond soupir : « Étranger, pourquoi ne prends-tu pas la fuite ? dit-elle. Autant fouiller les catacombes et la pourriture des sépulcres que de chercher dans cette ville âme qui vive.

— Sœur et fiancée du Rédempteur béni ! répliqua le Romain les mains jointes, un mot, je t’en supplie. Tu es, il me semble, de l’ordre qui occupait ce couvent dépouillé ; dis-moi, sais-tu si Irène di Gabrini[3], l’hôtesse de la dernière abbesse, la sœur du tribun déchu de Rome, est encore au nombre des vivants ?

— Es-tu donc son frère ? dit la nonne, es-tu ce soleil éclipsé du matin ?

— Je suis son fiancé, répliqua tristement Adrien. Parle.

— Ô chair ! ô chair ! Quelle est donc ta puissance si tu règnes encore, même au milieu des triomphes et dans le lazaret du fléau ! s’écria la nonne. Insensé ! ne pense plus à ces liens charnels ; fais ta paix avec le ciel, car tes jours sont comptés.

— Femme ! s’écria impatiemment Adrien, ne me parle point de moi-même ; n’outrage point des liens dont tu ne peux pas connaître la sainteté. Je te le demande encore, par tout ce que tu espères pour toi de miséricorde et de pardon, Irène est-elle vivante ? »

La nonne fut frappée de l’accent énergique du jeune amant, et, au bout d’un instant, qui parut à Adrien un siècle de mortelle incertitude, elle répliqua :

« La jeune fille dont tu parles n’est point morte de la mort commune. Quand le petit nombre des sœurs épargnées se sont dispersées, elle a quitté le couvent, pour aller je ne sais où ; mais elle avait des amis à Florence, seulement je ne puis te dire leurs noms.

— C’est bien ! Dieu te bénisse, sainte sœur ! Dieu te bénisse ! Depuis combien de temps a-t-elle quitté le couvent ?

— Quatre jours se sont passés depuis que le bandit et la prostituée se sont emparés de la maison de Santa Maria, répondit la nonne en gémissant, et qu’ils ont succédé à mes sœurs fugitives.

— Quatre jours ! et tu ne peux me donner aucun autre renseignement.

— Aucun ; pourtant écoute, jeune homme ! Et la religieuse en s’approchant baissa la voix jusqu’à lui glisser à l’oreille : Demande aux Becchini.[4] »

Adrien bondit en arrière, se signa précipitamment et quitta le couvent sans mot dire. Il revint trouver son cheval, et s’en retourna vers le centre silencieux de la ville. Il n’y avait plus ni taverne ni hôtel ; mais les palais des princes défunts étaient ouverts à l’étranger encore vivant. Il entra dans l’un d’eux, édifice spacieux et splendide. Dans les écuries il trouva encore du fourrage à la mangeoire ; mais les chevaux, dont la possession était alors, dans les villes italiennes, un signe de noblesse aussi bien que de richesse, avaient disparu avec les mains qui les nourrissaient. Le chevalier de grande maison réduit aux fonctions de palefrenier, souleva le harnais pesant, attacha son cheval au râtelier, et pendant que l’animal fatigué, ne comprenant point les horreurs qui l’entouraient, dévorait avidement sa nourriture, son jeune maître se détourna en murmurant : « Mon fidèle serviteur, mon seul et unique compagnon, puisse la peste, qui n’épargne ni homme ni bête, t’épargner cependant, pour m’emporter d’ici, le cœur plus léger ! »

Une salle spacieuse, ornée d’armes et de bannières, un large escalier de marbre, dont les murailles étaient peintes des dessins un peu roides et des couleurs éclatantes de l’époque, conduisaient à de vastes chambres tendues de velours et de drap d’or, mais silencieuses comme la tombe. Il se jeta sur les coussins empilés au centre d’un de ces appartements, car il avait, ce matin-là, fait beaucoup de chemin, toujours à cheval, ainsi que les jours précédents, et il était fatigué, épuisé dans tous les membres de son corps ; mais il ne put trouver de repos. L’impatience, l’anxiété, l’espérance, la crainte rongeaient son cœur et faisaient circuler une fièvre brûlante dans ses veines. Après une courte et infructueuse tentative pour calmer ses pensées et pour former un plan de recherches plus sûr que de s’abandonner aux chances du hasard, il se leva et traversa les appartements, dans cette espérance indéfinissable que la fortune seule peut inspirer.

Il était facile de voir qu’il avait pris pour son refuge la demeure d’un des princes de ce pays, et la splendeur de tout ce qui l’entourait dépassait de bien loin la magnificence barbare et grossière des Romains, alors moins civilisés. Ici gisait le luth, tel qu’on l’avait touché la dernière fois et le livre doré et enluminé tel que la dernière fois on l’avait feuilleté ; là des siéges étaient rapprochés familièrement, comme quand la dame et le galant avaient échangé tout bas leurs derniers murmures d’amour.

« Quand on pense qu’un lieu si désert, pensa Adrien, un lieu si désolé peut engloutir en un instant les traces de l’hôte qui s’y présente au hasard, aussi bien que celles du maître disparu ! »

Enfin il entra dans un salon, où était une table encore garnie de flacons de vin, de gobelets de verre, et d’une coupe d’argent, de fleurs fanées, de fruits à demi gâtés et de comestibles de tout genre. D’un côté, les tapisseries des portes à deux battants s’ouvraient sur un large escalier qui descendait à un petit jardin sur les derrières de la maison et où une fontaine continuait le jeu de ses cascades étincelantes, le seul objet, avec l’étranger, qui eût apparence de vie en ces lieux ! Sur les marches était étendu un manteau cramoisi, et à côté, un gant de dame. C’était pour le cœur d’un amant comme les reliques d’un dernier adieu de sa fiancée. Il gémit profondément, et sentant que toutes ses forces lui étaient nécessaires, il remplit un verre du vin de Chypre qui restait dans un flacon à moitié vide, et le porta à ses lèvres… il se sentit renaître. Maintenant, dit-il, retournons à notre tâche ! Je vais sortir… Tout à coup il entend des pas pesants retentir dans les chambres qu’il avait quittées… on approche, on entre ; et Adrien voit deux figures gigantesques et sinistres, marcher à grands pas dans la salle. Elles étaient enveloppées de simples draperies noires ; elles avaient les bras nus, et portaient de grands masques informes qui leur descendaient jusqu’à la poitrine, laissant seulement passage aux organes de la vue et de la respiration par trois petites ouvertures circulaires. Le Colonna tira à demi son épée, car l’apparence et la tournure de ces visiteurs n’étaient pas faites pour inspirer confiance.

« Oh ! oh ! dit l’un d’eux. Le palais a un nouvel hôte aujourd’hui. N’ayez pas peur de nous, étranger ; il y a de la place, oui, et assez de richesse pour tous les hommes qui restent maintenant à Florence ! Per Bacco ! On a encore laissé un gobelet d’argent. Comment cela se fait-il ? Et sur ces mots, notre homme saisit la coupe qu’Adrien venait de vider et la fourra dans son manteau. Il se tourna ensuite vers le chevalier, qui avait toujours la main sur la garde de son épée, et lui dit avec un rire étouffé sous son masque : Oh ! nous ne coupons la gorge à personne, signor ; le grand Invisible nous épargne cette peine-là. Nous sommes d’honnêtes gens, des officiers de l’État, et nous venons seulement voir s’il faudra que la charrette s’arrête ici cette nuit.

— Alors, vous êtes…

— Des Becchini.

Le sang d’Adrien se glaça. Le Becchino poursuivit : Et gardez-vous cette maison pendant votre séjour à Florence, signor ?

— Oui, si le maître légitime ne la réclame pas.

— Ha ! ha ! Le maître légitime ! La peste, voilà le maître de tout, maintenant ! J’ai déjà connu trois belles compagnies, qui ont occupé cet endroit la semaine dernière, et je les ai enterrées tous, tous ! C’est une maison assez agréable, et qui nous rapporte pas mal. Êtes-vous seul ?

— Pour le moment, oui.

— Montrez-nous où vous couchez, afin que nous sachions où venir vous prendre. Vous n’aurez pas besoin de nous d’ici à trois jours, à ce que je vois.

— Trêve de vos compliments ! dit Adrien ; écoutez-moi. Savez-vous trouver les vivants aussi bien qu’enterrer les morts ? Je cherche dans cette ville une dame, qui vous vaudra, si vous la découvrez, autant qu’une année d’enterrements.

— Non ! non ! Ça sort de nos attributions. Autant chercher un grain de sable tombé sur la plage que de chercher un être vivant dans ces maisons closes et ces voûtes béantes ; mais si vous voulez payer d’avance les pauvres fossoyeurs, je vous promets de vous donner l’étrenne d’un charnier tout neuf, qui sera fini justement pour l’époque où vous en aurez besoin.

— Voilà ! dit Adrien, lançant à ces misérables quelques pièces d’or, voilà ! Et si vous voulez me rendre un service de plus, laissez-moi tranquille tant que je suis encore vivant, ou je vais vous en épargner la peine. » Et il sortit de la salle.

Le Becchino qui avait pris la parole le suivit. « Vous êtes généreux, seigneur, attendez : il vous faut une nourriture plus fraîche que ces sales débris. Je vous en fournirai et de meilleure, tant qu’il vous en faudra. Et voyons, qui donc voulez-vous que je cherche ? »

Cette question arrêta Adrien. Il donna le nom d’Irène avec toutes les particularités qu’il put détailler ; et d’un cœur oppressé, décrivit la chevelure, les traits, la tournure de cette image aimable et sacrée, qui aurait pu fournir un sujet au poëte et qui pour le moment servait seulement de signalement au fossoyeur.

Le spectre mystérieux secoua la tête quand Adrien eut terminé. « Voilà bien cinq cents fois que j’ai entendu faire ces descriptions-là, dans les premiers jours de la peste, quand il y avait encore des maîtresses et des amoureux ; mais c’est égal, on cherchera dans ce catalogue intéressant, seigneur, et le pauvre Becchino se fera honneur de découvrir ou même d’enterrer tant de charmes ! Je ferai de mon mieux ; en attendant, je pourrai, si vous êtes pressé de bien employer votre temps, vous recommander à plus d’un joli minois.

— Hors d’ici, démon ! murmura Adrien, je me reproche de perdre mon temps avec des gens de ton espèce ! »

Le rire du fossoyeur suivit ses pas.

Toute la journée, Adrien parcourut la ville, mais ses recherches et ses questions furent également infructueuses ; tous ceux qu’il rencontrait et interrogeait semblaient le regarder comme un fou, et il ne pouvait tirer d’eux aucune lumière. Des troupes bruyantes d’hommes ivres ou s’abandonnant aux désordres de l’orgie, des processions de moines, ou çà et là des individus dispersés glissant rapidement à l’écart et fuyant toute conversation, étaient les seuls passants de ces rues désolées, jusqu’à ce que le soleil descendit, jaune et lugubre, derrière les collines, et que l’obscurité vint étendre son voile sur le théâtre silencieux de l’épidémie.


CHAPITRE III.

Les fleurs au milieu des tombeaux.

Adrien s’aperçut que le Becchino avait pris soin de ne point laisser la famine devancer la peste ; les restes du festin du défunt étaient enlevés, et des viandes fraîches, des vins de toute espèce, car il y avait abondance alors à Florence !… couvraient la table. Il prit sa part de ces rafraîchissements, mais avec beaucoup de modération ; et, comme il lui répugnait de reposer dans des lits dont les splendides tentures avaient recélé déjà le travail de la mort, il ferma soigneusement les portes et les fenêtres, s’enveloppa de son manteau, et se reposa sur les coussins de la chambre où il avait soupé. La fatigue le plongea dans un sommeil agité, dont il fut tout à coup réveillé par le roulement d’un chariot qui passait sous sa fenêtre et par le tintement de quelques clochettes. Il écouta, pendant que le chariot s’en allait lentement de porte en porte, et le bruit se perdit enfin dans l’éloignement.

Il ne dormit plus, cette nuit-là !

Le soleil n’était pas levé depuis longtemps lorsqu’Adrien recommença ses recherches ; et il était encore de bonne heure lorsqu’en passant devant une église, il vit deux dames richement habillées sortir du portail et regarder de son côté, à ce qu’il lui sembla, avec une sérieuse attention à travers leurs masques. Il s’arrêta de son côté à les considérer, quand une de ces dames lui dit : « Beau sire, vous êtes d’une hardiesse sans pareille, vous ne portez point de masque et ne respirez point de fleurs.

— Belle dame, je ne porte pas de masque, parce que je veux qu’on me voie, car je parcours ces misérables lieux pour trouver une personne dont la vie est ma vie.

— Il est jeune, de bonne mine, c’est un noble évidemment, et la peste ne l’a pas encore touché ; il fera bien notre affaire, dit tout bas une de ces dames à sa compagne.

— Vous êtes l’écho de mes propres pensées, répliqua celle-ci ; puis, se tournant vers Adrien, elle lui dit : Vous cherchez une personne à laquelle vous n’êtes point marié, puisque vous la cherchez avec une telle tendresse ?

— C’est vrai.

— Jeune et belle, avec des cheveux d’un noir d’ébéne et un cou blanc comme la neige ; je vais vous conduire près d’elle.

— Signora !

— Suivez-nous !

— Savez-vous qui je suis, et qui je cherche ?

— Oui.

— Pouvez-vous, réellement, me dire quelque chose d’Irène ?

— Je le puis ; suivez-moi.

— Vers elle ?

— Oui, oui ; suivez-nous ! »

Les dames se mirent en marche comme si elles ne voulaient pas s’expliquer davantage. Étonné, incertain, hésitant, et comme en proie à un rêve, Adrien les suivit. Leur costume, leurs manières et la pureté du langage toscan chez celle qui lui avait parlé montraient que c’étaient des personnes de haute condition, mais tout le reste était une énigme dont il ne pouvait trouver le mot.

On arriva à un des ponts, où les attendaient une litière et un domestique à cheval, tenant par la bride un palefroi. Les dames entrèrent dans la litière, et celle qui avait adressé la parole à Adrien le pria de les suivre sur le palefroi.

« Mais dites-moi… commença-t-il.

— Point de questions, cavalier, dit-elle avec impatience : suivez les vivants en silence ou restez avec les morts, comme il vous plaira. »

Là-dessus la litière se mit en route, et Adrien, de plus en plus étonné, monta le palefroi et suivit ses étranges guides, qui s’avançaient d’un bon pas. Ils passèrent le pont, laissèrent à droite la rivière, et bientôt montèrent une pente douce, où les arbres et les fleurs de la campagne commençaient à remplacer les murailles monotones et les rues désertes. Après avoir ainsi marché près d’une demi-heure, ils enfilèrent un chemin bordé de haies verdoyantes qui s’écartaient de la route, et tout à coup arrivèrent devant le portique d’un palais majestueux. Ici les dames descendirent de litière ; et Adrien, qui avait vainement essayé de tirer une parole du serviteur, mit également pied à terre. En les suivant il traversa une cour spacieuse, remplie, de chaque côté, de vases de fleurs et d’orangers, puis, une vaste salle placée à l’extrémité opposée de ce carré fleuri, et alors il se trouva dans un des sites les plus charmants que jamais ait admirés l’œil d’un mortel ou chantés la voix d’un poëte. C’était un jardin d’une verdure éclatante ; des bosquets de lauriers et de myrtes s’ouvraient de chaque côté sur de vastes galeries garnies de clématites et de roses ; à travers les arcades la perspective était limitée par des statues et des fontaines jaillissantes ; sur le devant, la pelouse était entourée de rangées de vases de marbre placés sur des piédestaux et remplis de fleurs. Des étages de larges escaliers de marbre blanc, menaient de terrasse en terrasse, ornées chacune de statues et de fontaines, jusqu’à moitié chemin sur une colline élevée, mais à pente douce et verdoyante. Au delà s’étendaient, formant un paysage vaste, riche et varié, les vignes et les bosquets d’oliviers, les villas et les villages de la vallée de l’Arno, interrompus çà et là par les flots argentés de cette rivière, tandis que la ville, dans tout son calme (mais ce calme n’avait rien d’horrible à distance), étalait au soleil ses toits et ses clochers. Des oiseaux variés de chant et de plumage, gazouillaient alentour, les uns en liberté, les autres dans des réseaux de fils d’or ; sur le milieu de la pelouse reposaient quatre dames sans masques et richement vêtues, dont la plus âgée semblait à peine avoir plus de vingt ans, avec cinq cavaliers, jeunes et élégants, dont les habits ornés de bijoux et les chaînes d’or indiquaient le haut rang. Des vins et des fruits étaient placés non loin de là sur une table, et des instruments de musique, des jeux d’échecs et de trictrac étaient dispersés alentour. Adrien ne vit jamais qu’une fois un si beau groupe et une scène si gracieuse, et c’était au milieu de la peste lugubre qui affligeait l’Italie !… Nous pouvons encore, le livre à la main, voir revivre ce groupe et cette scène dans les pages du brillant Boccace !

En voyant approcher Adrien et ses compagnes, le groupe se leva à l’instant ; et une des dames, qui portait sur la tête une couronne de feuilles de laurier, précédant les autres, s’écria :

« Bravo, ma chère Mariana ! Salut à votre retour, mes belles sujettes. Et vous, beau sire, soyez ici le bienvenu ! »

Les deux guides du Colonna avaient dans l’intervalle ôté leurs masques, et celle qui l’avait accosté, secouant ses boucles longues et noires sur un œil brillant et joyeux, le long d’une joue naturellement olivâtre mais maintenant colorée d’une légère rougeur, se tourna vers lui avant qu’il pût répondre à la bienvenue qu’on lui adressait.

« Seigneur cavalier, dit-elle, vous voyez maintenant le tour que je vous ai joué. Avouez que ceci vaut mieux que tout ce qu’on voit et qu’on entend dans la ville que nous venons de quitter. Vous me regardez tout surpris. Voyez, ma reine, les merveilles de votre cour ont privé de la parole notre nouveau galant ; je vous assure pourtant qu’il n’était pas muet quand il n’avait que nous à qui parler : bien au contraire, car j’ai été obligée de lui imposer silence.

— Oh ! alors vous ne l’avez pas encore informé des coutumes et de l’origine de la cour où il entre ?

— Non, ma reine ; j’ai cru que toute description donnée dans un lieu aussi funeste que notre pauvre Florence d’aujourd’hui manquerait son but. Ma tâche est accomplie. J’abandonne le reste à votre grâce. »

En même temps, la dame s’éloigna d’un pas léger, et se mit à lisser d’un air coquet ses cheveux bouclés devant le miroir poli d’un bassin de marbre, dont les eaux franchissaient le rebord pour se jouer en bas sur le gazon ; de temps à autre elle lançait à l’étranger un coup d’œil malin, se tenant assez près pour entendre toute la conversation.

« En premier lieu, seigneur, permets-nous de te demander ton nom, ton rang, et ton lieu de naissance, dit la dame qui portait le titre de reine.

— Madame, répondit Adrien, je ne pensais guère, en venant ici, répondre à ces questions ; mais puisqu’il vous plaît de me les faire il doit me plaire d’y répondre. Mon nom, est Adrien di Castello, membre de la famille romaine des Colonna.

— Noble colonne d’une noble maison ! répartit la reine. Pour nous, car vous pouvez avoir la curiosité de nous connaître, sachez que nous sommes six dames de Florence, abandonnées ou privées de nos parents et protecteurs, qui avons pris la résolution de nous retirer en ce palais, où la mort, si elle vient nous surprendre, vienne au moins dépouillée de la moitié de ses horreurs ; et comme les savants nous disent que la tristesse engendre cette affreuse maladie, vous voyez en nous des ennemis jurés de la tristesse. Six cavaliers de notre connaissance ont consenti à se joindre à nous. Nous consacrons nos jours, quel qu’en soit le nombre, à tous les divertissements que nous pouvons trouver ou inventer. La musique et la danse, les contes amusants et les chants joyeux, avec des changements d’horizon, en passant de la pelouse au bosquet, de l’allée à la fontaine, occupent notre temps et nous préparent un paisible sommeil et des rêves heureux. Chaque dame est à son tour reine de notre cour imaginaire, c’est mon tour aujourd’hui. Une seule loi compose tout le code de notre constitution, à savoir, que l’on n’admettra rien de triste. Nous voudrions vivre comme si cette ville n’existait pas et (ajouta la belle souveraine avec un léger soupir), comme si la jeunesse, la grâce et la beauté devaient durer toujours. Un de nos chevaliers nous a follement quittées pour un jour, en promettant de revenir ; nous ne l’avons plus revu, et nous ne voulons pas deviner ce qui lui est arrivé. Il devenait nécessaire de remplir sa place, nous avons tiré au sort à qui lui chercherait un remplaçant ; cette mission est échue aux dames qui sans vous déplaire, j’espère, vous ont amené ici. Beau sire, voilà mon explication terminée.

— Hélas, aimable reine, dit Adrien, luttant de toutes ses forces, mais en vain, contre l’amer désappointement qu’il ressentait, je ne puis être membre de votre heureux cercle ; je suis moi-même une violation vivante de votre loi. Je suis rempli d’une seule pensée, toute d’anxiété et de tristesse, pour laquelle tout plaisir serait une impiété. Je cherche parmi les vivants et les morts un être dont le sort m’est encore inconnu, et il a fallu l’aimable supercherie du guide charmant qui m’amène pour me détourner de ma tâche douloureuse. Permettez-moi, gracieuse dame, de retourner à Florence. »

La reine regarda, sans rien dire, mais visiblement contrariée, la belle Mariana aux yeux noirs, qui répondit à ce coup d’œil par un regard également expressif ; alors celle-ci, s’avançant brusquement vers Adrien, lui dit :

« Mais, seigneur, si je tenais ma promesse, si je réussissais à te rassurer sur la santé de… d’Irène ?

— Irène ! répéta Adrien surpris, oubliant d’abord qu’il avait révélé lui-même le nom de celle qu’il cherchait, Irène ! Irène di Gabrini, sœur de ce Rienzi autrefois si célèbre ?

— La même, répliqua vivement Mariana ; je l’ai connue, comme je vous l’ai dit. Non, seigneur, je ne vous trompe point. Il est vrai que je ne puis vous mener vers elle, mais ce qui vaut mieux, elle est partie depuis bien des jours vers une des villes de Lombardie que la peste n’a pas encore envahie, dit-on. Maintenant, noble sire, votre cœur n’est-il pas soulagé ? Allez-vous sitôt quitter en déserteur la cour de beauté, et peut-être, ajouta-t-elle avec un doux regard de ses grands yeux noirs, la cour d’amour ?

— Dois-je en effet vous croire, belle dame ? dit Adrien transporté de bonheur, mais doutant encore à demi.

— Voudrais-je tromper un amant véritable comme vous me semblez être ? Soyez assuré que je dis vrai. Allons, reine, recevez votre nouveau sujet.

La reine tendit la main à Adrien et le mena vers le groupe qui se tenait sur l’herbe non loin de là. On l’accueillit comme un frère, et bientôt on lui pardonna sa politesse distraite en l’honneur de sa bonne mine et de son illustre nom.

La reine frappa des mains, et la compagnie revint se ranger sur la pelouse, chaque dame ayant à côté d’elle un cavalier. « Vous, Mariana, si vous n’êtes point fatiguée, dit la reine, vous prendrez le luth et réduirez au silence ces bruyantes cigales, qui glapissent autour de nous avec autant de prétention que si c’étaient des rossignols. Chantez, aimable sujette, chantez ; et choisissez le chant que notre bon ami, le seigneur Visdomini, a composé pour servir d’hymne de réception à ceux que nous admettons à notre cour. »

Mariana, à demi couchée sur le gazon à côté d’Adrien, prit le luth, et après avoir préludé un instant, fit entendre ce chant dont nous hasardons une traduction imparfaite.

CHANT DE LA DAME FLORENTINE.

« Jouissez des bienfaits de ce beau jour, car son lendemain est douteux, et sachez que le sort de la vie est bientôt par la douleur livré traîtreusement à la mort ?

La mort nous réclame tous ; ainsi, douleur, fuis loin de nous ! c’est déjà bien assez de ce lugubre maître ; les nuages qui environnent le jour d’un sombre voile, ne font qu’accélérer la nuit.

Aimez, jouissez, amusez-vous pendant que vous êtes encore sur terre ; c’est la leçon que vous enseigne le tombeau. La mort elle-même est l’amie de la gaieté, et décore la tombe de lauriers[5].

Pendant que je contemple les yeux que j’adore, mon âme reçoit une nouvelle vie ; si la joie est le partage des saints là-haut, c’est elle aussi qui nous prépare le mieux pour le ciel. »

À ce chant, qui fut vivement applaudi, succédèrent les contes légers et spirituels où les nouvellistes italiens ont fourni plus d’un modèle à Voltaire et à Marmontel, chacun ou chacune prenant à son tour la parole, et évitant avec une adresse égale toute image lugubre ou toute réflexion mélancolique qui pût rappeler à ces gracieux amis du plaisir le voisinage de la mort. À toute autre époque le caractère et les talents du jeune seigneur de Castello l’auraient mis à même de se plaire et de briller dans cette cour arcadienne. Mais alors il cherchait vainement à chasser la mélancolie de son front et la pensée inquiète de son cœur. Il roulait en lui-même la nouvelle qu’il avait reçue, s’étonnait, devinait, espérait et tremblait encore ; et si pour un moment son esprit revenait à la société dont il était entouré, son âme, d’une poésie trop vraie et trop pure pour goûter les faux sentiments de cette cour factice, se demandait si, sous des dehors plus polis, les divertissements dont il était témoin malgré lui, n’étaient pas au fond les mêmes que les brutales orgies du couvent de Santa Maria. Les uns et les autres n’avaient-ils pas le même principe, si la forme en était différente ? N’étaient-ils pas également inspirés par un égoïsme insensible, qui raffinait l’horreur de la peste en jouissances de mauvais aloi ? La belle Mariana, qui avait perdu son cavalier comme l’avait raconté la reine, n’entendait nullement perdre le nouveau qu’elle avait gagné. Elle le pressait de temps en temps de goûter aux flacons et aux fruits ; et dans ces prévenances de simple politesse, elle laissait sa main s’arrêter doucement sur celle d’Adrien. Enfin l’heure arriva où la compagnie se retirait dans l’intérieur du palais, durant les plus fortes chaleurs de l’après-midi, pour revenir au déclin du soleil, souper à côté de la fontaine, danser, chanter et s’amuser à la lueur des torches et des étoiles jusqu’à l’heure du repos. Mais Adrien, peu jaloux de continuer ces amusements, ne se trouva pas plus tôt dans l’appartement où il avait été conduit, qu’il résolut de s’échapper sans bruit ; c’était le moyen le plus simple et peut-être le plus courtois qui lui restât de prendre congé de ses hôtes. Aussi, quand tout parut tranquille et enseveli dans le repos que prennent, à pareille heure, les habitants du Midi, il quitta son appartement, descendit l’escalier, traversa la cour extérieure, et déjà il était à la grande porte, quand il s’entendit appeler par une voix chagrine et irritée. Il se retourna et vit Mariana.

« Eh bien ! Comment ! Comment donc, seigneur di Castello ! notre compagnie est-elle si déplaisante, notre musique si discordante ou nos fronts tellement ridés que vous deviez prendre la fuite comme le voyageur qui fuit les sorcières du Bénévent ? Sans doute vous ne songez pas encore à nous quitter ?

— Belle dame, répondit le cavalier, un peu déconcerté ; c’est en vain que je m’efforce de bannir ma tristesse, ou de me rendre digne d’une cour qui n’admet pas le chagrin. Vos lois me poursuivent comme un coupable : mieux vaut une fuite prudente qu’une expulsion honteuse. »

En même temps il se remit en marche et il allait passer la porte lorsque Mariana le prit par le bras.

« Voyons, dit-elle doucement, n’y a-t-il point des yeux d’un noir étincelant, n’y a-t-il pas de cou blanc comme la neige qui puissent te consoler de l’absence de celle qui te manque ? Reste et oublie, toi-même crois-tu que l’absence ne t’ait pas fait oublier ?

— Madame, répliqua Adrien, avec un grand sérieux auquel se mêlait un dédain mal contenu, je n’ai point fait un assez long séjour au milieu des spectacles et des plaintes de la souffrance pour émousser mon cœur et mes sens jusqu’à les rendre insensibles à tout autour de moi. Jouis, si tu le peux, et cueille les roses fétides du tombeau ; mais pour moi, toujours poursuivi de funèbres images, la beauté ne saurait m’offrir aucun plaisir, et l’amour, même l’amour pur et sacré me semble voilé par l’ombre de la mort. Pardonne-moi et adieu.

— Partez, alors, dit la Florentine, piquée et irritée de sa froideur, allez trouver votre maîtresse au milieu des sombres idées sur lesquelles votre philosophie aime tant à s’appesantir. Je n’ai fait que te tromper dans ton intérêt, aveugle insensé ! en te disant qu’Irène (n’est-ce pas son nom ?) était partie de Florence. Je ne sais rien d’elle, je n’ai jamais entendu parler d’elle, que par toi. Retourne donc, et fouille le caveau : tu verras alors si tu l’aimes toujours ! »


CHAPITRE IV.

Nous trouvons ce que nous cherchons sans nous en apercevoir.

Adrien reprit la route de Florence à pied et par la plus atroce chaleur du jour. Lorsqu’il approcha de la ville, cette scène joyeuse et galante qu’il venait de quitter lui apparaissait comme un rêve ; n’était-ce pas un songe où une magicienne lui avait montré le mirage de ces jardins et de ces bosquets ? une illusion dont il s’éveillait brusquement, comme un criminel peut s’éveiller au matin de son exécution pour voir en face l’échafaud et le bourreau ? De même, en effet, chaque pas silencieux et solitaire qu’il faisait dans cette cité funèbre ramenait sa pensée égarée tout à la fois à la vie et à la mort. Les dernières paroles de Mariana retentissaient comme un tocsin dans son cœur. Et maintenant, à mesure qu’il avançait, la chaleur, l’atmosphère imprégnée de vapeurs mortelles, une longue fatigue, une alternative d’épuisement et de surexcitation s’unissant à la mauvaise influence de la déception, à l’idée qui ronge le cœur, l’idée de la perte irréparable de moments précieux, et à son désespoir absolu de réussir dans ses recherches, une fièvre brûlante et rapide commença à envahir ses veines. Il sentit son front accablé comme du poids d’une montagne ; une soif intolérable desséchait ses lèvres ; ses forces semblèrent l’abandonner tout à coup, et ce fut avec bien de la peine qu’il put traîner l’un après l’autre ses pieds languissants.

« Je la sens, pensait-il, avec cette répugnance, ce dégoût, ce frisson de terreur qui caractérisent toujours la lutte de la nature et de la mort ; je la sens peser sur moi, la dévorante et l’invisible, je périrai sans sauver Irène ; et le même tombeau ne nous réunira pas même tous les deux ! »

Mais ces pensées ne firent que rendre plus prompte l’action du mal qui commençait à s’emparer de lui ; avant qu’il fût parvenu au milieu de la ville, la pensée même l’abandonna. Les images des hommes et des maisons devenaient confuses et sombres devant ses yeux ; le pavé brûlant tremblait et vacillait sous ses pieds ; le délire s’empara de lui ; il poursuivit son chemin en murmurant des paroles interrompues, incohérentes ; le petit nombre de personnes qu’il rencontrait le fuyaient effrayées. Même les moines, continuant toujours leurs solennelles et tristes processions, passaient, en murmurant un bene vobis, du côté opposé à celui où ses pas erraient en tremblant. Du fond d’une baraque plantée au coin d’une rue, quatre Becchini, buvant ensemble, fixaient sur lui par-dessous leurs masques noirs ce regard que les vautours fixent sur le voyageur mourant au désert. Il allait se traînant toujours, tendant les bras comme un homme dans les ténèbres, et cherchant, avec ce sens vague qui luttait encore contre le délire dominateur, à découvrir la maison qu’il avait choisie pour sa résidence ; et pourtant bien des palais, aussi beaux pour y vivre, aussi commodes pour y mourir, étaient là avec leurs portes ouvertes, devant lui et à ses côtés.

« Irène, Irène ! s’écria-t-il, tantôt dans un murmure étouffé, tantôt d’un ton désespéré, d’une voix perçante, où es-tu ? Je viens t’arracher de leurs mains ; ils ne t’auront pas, ces vils et hideux ennemis ! Pouah ! comme l’air sent la chair morte ! Irène, Irène ! Nous nous en irons à mon palais, à ce lac divin ; Irène ! »

Tandis que dans son égarement il jetait les hauts cris, deux femmes sortirent tout à coup d’une maison voisine, masquées et couvertes de manteaux.

« Vaine sagesse… » disait la plus grande et la plus mince des deux, dont le manteau (la remarque n’est pas inutile) était d’un bleu foncé, richement brodé d’argent, d’une forme et d’une couleur assez rares à Florence, mais ordinaires à Rome, où le costume des dames du plus haut rang se distinguait par ses couleurs éclatantes et ses plis étoffés, au lieu des draperies plus simples et moins amples de la mode Toscane. « Vaine sagesse que de chercher à fuir un sort implacable et certain !

— Comment ! mais tu ne voudrais pas nous voir occuper la même maison avec trois morts dans la chambre voisine et encore qui nous sont étrangers, quand Florence a tant de places vides ? Crois-moi, nous ne marcherons pas loin avant de trouver une demeure plus sûre.

— Jusqu’ici, je l’avoue, nous avons été préservées par miracle, soupira l’autre, dont la voix et les formes annonçaient la jeunesse, mais enfin je voudrais savoir où fuir, quelle montagne, quel bois, quelle caverne renferme mon frère et sa fidèle Nina ? Ah ! je frémis d’horreur !

— Irène, Irène ! Eh bien ! si tu es à Milan ou dans quelque ville lombarde, pourquoi resterais-je ici ? À cheval ! à cheval ! Oh ! non ! non ! pas le cheval aux clochettes ! pas le chariot des morts ! » Un cri perçant retentit plus haut que les cris déchirants du malade, et la jeune femme s’élança loin de sa compagne. En un moment elle fut près d’Adrien. Elle lui saisit le bras, elle regarda sa figure, elle vit ses yeux ; ces yeux qui ne la voyaient pas, étincelaient d’une flamme effrayante. « Elle l’a saisi (dit-elle alors d’une voix sourde mais calme) ? la peste !

— Arrière, arrière ! Êtes-vous folle ? criait sa compagne ; loin de moi, loin de moi, ne me touche pas maintenant que tu l’as touché ! Va-t’en ! nous nous séparons ici !

— Aidez-moi à le porter quelque part ; voyez, il faiblit, il chancelle, il tombe ! Aidez-moi, chère signora, de grâce, pour l’amour de Dieu ! »

Mais possédée de cette crainte égoïste qui, dans ces temps misérables, l’emportait sur tout sentiment d’humanité, la femme la plus âgée, quoique naturellement bonne, sensible et charitable, s’enfuit rapidement et disparut bientôt. Ainsi laissée seule avec Adrien, maintenant terrassé par l’ardeur de la fièvre qui le dévorait, la force et l’énergie n’abandonnèrent pas la jeune fille. Elle arracha de ses épaules le lourd manteau dont elle était chargée et le jeta loin d’elle, puis, relevant la tête de son amant, — car cette faible femme, qui bravait ainsi une contagion mortelle, ce ne pouvait être qu’Irène, — elle le soutint sur son sein, criant toujours au secours. Enfin les Becchini de la baraque (endurcis par leur métier, et c’était grâce à cet endurcissement qu’ils échappaient à la peste) approchèrent lentement. « Plus vite, plus vite, pour l’amour du Christ ! disait Irène. J’ai beaucoup d’or, je vous récompenserai bien ; aidez-moi à le porter sous le toit le plus proche.

— Laissez-nous-le, jeune dame ; nous le guettions, dit un des fossoyeurs. Nous remplirons notre tâche près de lui, la première et la dernière.

— Non ! non ! ne lui touchez pas la tête ! cela me regarde. Là, je vais vous aider ; c’est cela, allons maintenant, mais doucement ! ».

Assistée de ces aides sinistres, Irène, qui, le tenant vaillamment, veillait sur ces yeux bien-aimés, fermés à la lumière, sur ces lèvres chéries contractées par la douleur, comme pour rappeler d’un regard l’âme qui s’en allait, porta Adrien dans une maison voisine et le plaça sur un lit ; conservant, comme les femmes seules savent le faire en pareille occasion, la présence d’esprit et la vigilante prévoyance qui font un contraste sublime avec la faiblesse de leurs nerfs. Elle fit auparavant enlever de ce lit tous les rideaux, les draps et les couvertures qui pouvaient recéler encore un reste de contagion. Puis elle envoya les Becchini chercher un nouveau mobilier, et tout ce que l’argent (le seul médecin dont elle pût invoquer le secours) était capable d’obtenir pour une cure maintenant abandonnée à ces héroïques confréries ; car, malgré la flétrissure, prononcée contre eux de nos jours, pour les crimes de quelques-uns de leurs membres indignes, c’étaient encore dans ces temps de misère les agents les meilleurs, les plus braves, les plus saints à qui Dieu confiât jamais le pouvoir de résister à l’oppresseur, de nourrir l’affamé, de soulager l’affligé ; eux qui, seuls au milieu de cette peste dévorante (lancée comme un démon déchaîné des enfers pour briser tous les liens de ce monde avec la loi et la vertu), semblaient s’éveiller comme au son de la trompette de l’ange ; ces nobles chevaliers de la croix, dont la foi est le mépris de soi-même, dont l’espoir est au-delà du lazaret, dont les pieds, déjà pourvus de leurs ailes pour voler à l’immortalité, foulaient d’un pas victorieux les tombeaux de la mort !

Tandis que l’amour exerçait ainsi son ministère, le long de cette rue où Adrien et Irène venaient de se rencontrer, arrivait, chantant, chancelant, hurlant, la bande infâme et licencieuse qui avait pris ses quartiers dans le couvent de Santa Maria dei Pazzi, conduits par le bravo qu’ils avaient fait leur chef, et tenant sous chaque bras une nonne, maintenant travestie. « À la santé de la peste ! » cria le brigand.

« À la santé de la peste ! » répétaient les acteurs de ces bacchanales frénétiques.

« À la santé de la peste ! puisse-t-elle toujours, comme aujourd’hui, libérer le coquin de sa chaîne et la nonne de ses vœux ! Pour le geôlier, c’est une épée meurtrière, pour le captif c’est une clef libératrice. Vive le fléau de la terre, c’est une bénédiction pour moi !

— Holà ! cria le chef en s’arrêtant, ici Margherita ; voici un joli manteau pour toi, ma fille ; il y a assez d’argent dessus pour remplir ta bourse si jamais elle se vide ; ce qui peut arriver si la peste se donne relâche.

— Non, dit la fille, qui, au milieu de tout le tumulte de la débauche avait conservé encore beaucoup de jeunesse et de beauté dans ses formes et dans ses traits, non, Guidotto, peut-être qu’elle est empestée.

— Bah ! enfant, l’argent ne donne jamais la peste. Endosse moi ça. D’ailleurs la destinée est la destinée, et quand ton heure sera venue, il y a bien d’autres moyens de mourir que le gavocciolo. »

À ces mots, il saisit le manteau, le jeta brutalement sur les épaules de la malheureuse et l’entraîna comme auparavant, à demi satisfaite de sa parure, à demi effrayée du péril ; tandis que peu à peu, dans l’air chargé de miasmes impurs et dans les rues désolées se perdaient les derniers chants de la plus abominable gaieté.


CHAPITRE V.

L’erreur.

Pendant trois jours, les trois jours fatals, Adrien resta privé de ses forces et de l’usage de ses sens. Mais il n’avait point été frappé par le fléau qu’avait craint sa garde-malade généreuse et dévouée. C’était seulement une fièvre ardente et dangereuse causée par l’excès de la fatigue, la privation de repos et la terrible agitation qu’il avait subie.

On ne put trouver de médecin pour le soigner ; mais un bon moine, peut-être plus habile dans l’art de guérir que beaucoup de ceux qui en réclamaient le monopole, le visita chaque jour. Dans les longues et fréquentes absences imposées à ce médecin de rencontre par un grand nombre d’autres, il y avait toujours là quelqu’un pour arranger l’oreiller, pour essuyer le front, pour écouter la plainte, pour surveiller le sommeil du malade. Et même, au milieu de ces tristes services rendus au jeune gentilhomme, dans son délire, quand elle entendait le nom d’Irène jaillir de ses lèvres, mêlé à l’expression d’une tendresse passionnée, un étrange frisson de plaisir parcourait le cœur de la fiancée, bien qu’elle se le reprochât comme un crime. Hélas ! c’est que l’amour le moins terrestre se livre encore avec égoïsme au transport de la joie d’être aimé ! Il n’y a pas de mot pour exprimer, pas de cœur pour deviner le mélange d’émotions qui la saisissaient lorsque, dans quelques-uns de ces accès, à travers des paroles sans suite, elle comprenait vaguement que c’était pour elle qu’il avait parcouru la ville, bravé la mort, couru mille dangers. Et quand alors s’inclinant pour donner un baiser passionné à ce front brûlant, ses larmes tombaient à flots sur l’idole de sa jeunesse, comme d’une source intarissable, pas un instinct du cœur humain, du cœur de la femme, qui ne fût éveillé chez elle avec la reconnaissance qui adore, le doux étonnement d’être aimée à ce point, quoiqu’elle ne se fît pas un mérite de l’aimer de même ; car tout sacrifice de sa part était chose naturelle, tandis que, de la part d’Adrien, c’était une vertu que rien ne pouvait égaler dans la nature, que rien ne pouvait payer dans le monde.

Et il gisait là, victime de sa foi intrépide, sans espoir, n’ayant qu’elle pour appui, entre la vie et la mort. Qu’elle était fière de servir avec reconnaissance, de protéger avec une pitié mêlée de respect… son sauveur qu’elle avait à sauver ! Jamais un seul et même objet n’inspira à la fois à un seul cœur des émotions si variées et si profondes, depuis l’enthousiasme romanesque de la jeune fille, jusqu’à la pieuse tendresse de la fiancée, la vigilance prévoyante de la mère pour son enfant.

Et chose étrange à dire ! Au milieu de la surexcitation causée par ces veilles solitaires (car elle le quittait à peine un instant, ne prenant de nourriture que pour ne pas perdre toutes ses forces ; incapable de fermer les yeux quand elle aurait voulu pour lui prendre quelque repos, pendant que le sommeil le reposait lui-même), au milieu de toutes ces fatigues du corps, de tous ces déchirements de l’âme, elle semblait soutenue par une vigueur surnaturelle. Le saint homme qui partageait ses soins s’émerveillait, à chaque visite, de lui voir les joues toujours fraîches, les yeux toujours brillants. Elle avait la superstition de croire, ou plutôt elle sentait dans son cœur que Dieu l’avait douée d’une force divine pour remplir dignement un devoir si sacré ; et elle ne se trompait pas, peut-être : ce ne pouvait être que le ciel qui lui communiquât ce pouvoir céleste, en mettant dans son cœur si tendre la patience et l’énergie de l’affection ! Le moine avait visité le malade assez tard, la troisième nuit, et lui avait fait prendre un puissant sédatif. « C’est cette nuit, dit-il à Irène, que la crise doit s’opérer ; s’il se réveille, comme j’y compte bien, en reprenant connaissance, avec un pouls tranquille, alors il vivra ; sinon, jeune fille, préparez-vous à tout. Mais si vous remarquez que la maladie prenne une tournure qui puisse exciter vos alarmes, ou requérir mes soins, ce billet vous indiquera où vous me trouverez, si Dieu continue à m’épargner, à toute heure du jour et de la nuit. »

Le moine se retira et Irène se remit à veiller.

Le sommeil d’Adrien fut d’abord agité et interrompu ; ses traits, ses exclamations, ses gestes, tout manifestait une agonie terrible, une lutte du corps et de l’esprit ; il semblait que ce fût en effet comme un combat acharné et douteux encore, entre la vie et la mort qui se disputaient la conquête du malade assoupi. Patiente, silencieuse, ne respirant qu’avec de pénibles efforts, Irène était assise à son chevet. La lampe avait été transportée à l’autre bout de la chambre, et ses lueurs amorties par les rideaux ne pouvaient livrer à ses regards que les contours de la figure sur laquelle elle veillait. Dans cette angoisse effrayante, toutes les pensées qui avaient jusque-là agité son âme, se taisaient immobiles. Elle ne ressentait rien, rien que cette crainte inexprimable que peu d’entre nous ont eu le bonheur de ne point connaître ; ce poids écrasant sous lequel nous ne pouvons respirer ni bouger ; cette avalanche de glace suspendue sur nos têtes, à laquelle nous ne pouvons échapper, et qui, d’un moment à l’autre, va nous ensevelir et nous écraser. Le sort d’une vie si chère dépendait des hasards de cette seule nuit. Juste au moment où Adrien parut enfin s’assoupir dans un sommeil plus profond et plus calme, les clochettes du chariot des morts rompirent de leur carillon de cruel augure le silence qui pesait sur les rues. Tantôt elles restaient en silence, tantôt elles résonnaient de nouveau, à mesure que le chariot s’arrêtait pour charger ses voyageurs funèbres, et après chaque pause, il s’approchait de plus en plus. Enfin elle entendit les roues pesantes s’arrêter sous sa fenêtre et une voix sourde et étouffée crier tout haut : « Apportez les morts ! » Elle se leva, et d’un pas discret elle allait fermer et verrouiller la porte, quand sa triste lampe rayonna sur les figures noires et sinistres des Becchini.

« Vous n’avez pas marqué la porte ni sorti le corps, dit l’un d’eux en grondant ; et cependant c’est la troisième nuit ! Il doit être bon à prendre.

— Taisez-vous, il dort. Allez-vous-en, vite, ce n’est pas de la peste qu’il est malade.

— Pas la peste ? murmura le Becchino d’un ton désappointé ; je ne croyais pas qu’il y eût une autre maladie qui se permît d’entreprendre sur les droits du gavocciolo.

— Allez, voici de l’argent ; laissez-nous. »

Et l’affreux croque-mort se retira d’un air maussade. Le chariot s’avança, la clochette renouvela ses appels, jusqu’à ce que lentement et faiblement le terrible carillon s’éteignit dans le lointain.

Couvrant la lampe de sa main, Irène se glissa au chevet d’Adrien, tremblant que le bruit de ces intrus n’eût troublé son sommeil. Mais ce sommeil de fer semblait presser tout son être comme dans un étau. Il ne bougeait pas, le souffle de la respiration passait à peine ses lèvres ; au pouls de sa main pâle, abattue sur la couverture, elle sentit un léger mouvement ; elle fut satisfaite, écarta la lumière, et, se retirant dans un coin de la chambre, plaça la petite croix, suspendue autour de son cou, sur la table, pour adresser ses prières, dans ses cruelles souffrances, à celui qui a connu la mort, et qui, Fils du ciel et Roi des séraphins, a pourtant prié aussi, dans son labeur terrestre, pour écarter la coupe d’amertume.

L’aurore parut, non pas, comme dans nos climats du nord, lentement, à travers les ombres du crépuscule, mais avec l’éclat soudain qui illumine ces régions favorisées, quand le jour s’élance d’un bond sur la terre comme un géant qui s’éveille. Un sourire subit, un jet de lumière rayonnante, et la nuit avait disparu. Adrien dormait encore : pas un muscle n’avait encore tressailli ; le sommeil était même plus lourd que jamais ; ce silence éternel semblait rendre l’air étouffant. Alors, en voyant cette torpeur effrayante si semblable à la mort, la garde solitaire fut alarmée, terrifiée. Le temps passe, au matin succède l’heure de midi, toujours pas un son, pas un mouvement. Le soleil plane au milieu de son cours : le moine ne vient pas. Et maintenant, touchant encore le pouls d’Adrien, elle ne sent plus la moindre ondulation ; elle le contemple, épouvantée, confondue : il n’était pas possible qu’une créature vivante fût ainsi pâle et muette. Était-ce bien le sommeil, n’était-ce pas plutôt…, elle recula glacée d’horreur, sa langue attachée à ses lèvres. Pourquoi le saint père tardait-il ? Elle veut l’aller chercher : elle veut savoir son sort : elle ne peut y tenir plus longtemps. Elle jette un coup d’ail sur le billet que le moine lui avait laissé, et lit ces mots :

« Dès le point du jour je serai au couvent des dominicains ; la mort a frappé un grand nombre des frères. » Le couvent était à quelque distance, mais elle connaissait l’endroit et la crainte lui donnerait des ailes. Elle lança sur Adrien un regard ardent et se précipita hors de la maison. « Je vais te revoir tout à l’heure, » murmura-t-elle. Hélas ! quelle est l’espérance qui peut s’étendre plus loin que le présent ? qui peut dire « je vais te revoir ? »

Quelques minutes après qu’Irène eut quitté la chambre, Adrien poussa un long soupir, et rouvrit les yeux. Ce n’était plus le même homme ; la fièvre avait disparu, le pouls était ranimé, faible encore, mais calme. Son esprit, avait repris son empire sur son corps, et quoiqu’il restât épuisé et débile, le danger n’existait plus, la vie et l’intelligence étaient ressuscitées.

« J’ai dormi longtemps, murmura-t-il, oh ! quels rêves ! J’ai cru voir Irène, mais sans pouvoir lui parler, et pendant que j’essayais de la saisir, sa figure changeait, sa forme s’évanouissait, et j’étais dans les griffes de l’affreux fossoyeur. Il est tard, le soleil est avancé, allons, il faut me lever et me remettre en marche. Irène est en Lombardie,… mais, non, c’était un mensonge, un cruel mensonge ; elle est à Florence ; il faut que je reprenne mes recherches. »

En même temps que ce triste devoir lui revenait en mémoire, il se leva du lit, mais il fut étonné de sa faiblesse. D’abord il ne put se tenir debout sans s’appuyer contre le mur ; peu à peu, cependant, il finit par redevenir assez maître de ses membres pour faire quelques pas, mais au prix de combien d’efforts et de douleurs ! En proie à une faim vorace, il trouva dans la chambre quelques aliments légers qu’il dévora avidement. Il ne mit guère moins d’empressement à laver son corps affaibli et sa figure blême avec l’eau qui se trouvait sous sa main. Il se sentit alors rafraichi et ranimé, et commença à prendre ses vêtements qu’il trouva entassés à côté de son lit. Il regarda avec surprise, avec une sorte de pitié de lui-même, ses mains amaigries, ses membres amincis, et il commença à comprendre alors qu’il devait avoir eu quelque maladie grave, à son insu. « Et encore j’étais seul, se disait-il, personne pour me soigner ! C’est la nature qui a été ma seule garde-malade ! Mais hélas ! hélas ! que de temps perdu ! et mon Irène adorée… Vite, vite ! Je ne veux plus perdre un moment ! »

Bientôt il se trouva dans la rue ; l’air le raviva. C’est ce matin-là même que s’éleva cette brise bénie, la première qu’on eût ressentie depuis des semaines. Il chemina lentement, faiblement jusqu’à une large place bordée d’arbres ; de là, dans le lointain, on découvrait une des principales portes de Florence, et plus loin les figuiers et les bosquets d’oliviers. Ce fut alors qu’un pèlerin d’une haute stature, venant de cette porte, s’approcha de lui ; son capuchon était jeté en arrière et laissait voir une tête imposante mais triste ; une figure dont les nobles traits, le large front et le regard fier et intrépide étaient assombris par l’expression d’une mélancolie plus austère que douce, où la nature semblait avoir écrit majesté et le destin malheur. Lorsqu’en ce lieu silencieux et désolé, ces deux passants, les seuls de toute la rue, se rencontrèrent, Adrien s’arrêta brusquement et dit d’une voix pleine de surprise et de doute : « Rêverais-je encore, ou est-ce bien Rienzi que je vois ?

Le pèlerin s’arrêta aussi en entendant ce nom, et fixant un long regard sur les traits amaigris du jeune seigneur, « Je suis, dit-il, celui qui fut Rienzi. Et vous, ombre pâle et flétrie, est-ce donc dans ce sépulcre de l’Italie que je rencontre le galant et noble Colonna ? Hélas, mon jeune ami, ajouta-t-il d’un ton plus familier et plein de bienveillance, la peste n’a-t-elle point épargné la fleur de la noblesse romaine ? Viens, moi, le cruel et inflexible tribun, je serai ta garde-malade ; celui qui aurait pu être mon frère a droit de réclamer mes soins comme un frère. »

En disant ces mots, il entoura tendrement Adrien de son bras ; et le jeune noble, touché de sa compassion, non moins que frappé de surprise, s’appuya en silence contre le sein de Rienzi.

« Pauvre jeune homme ! reprit le tribun déchu, j’ai toujours aimé les jeunes gens (mon frère est mort si jeune), et vous plus que tout autre. Quelle fatalité t’a amené ici ?

— Irène, répondit en tremblant Adrien.

— Est-il vrai ? Tu es un Colonna, et tu estimes encore ceux qui sont tombés de leur puissance ? Le même devoir m’a amené aussi à la ville de la mort. Des extrémités du midi, franchissant les montagnes du bandit, traversant les forteresses de mes ennemis, les cités où le héraut proclamait à mes oreilles la mise à prix de ma tête, je suis arrivé ici, à pied, seul, en sûreté sous les ailes du Tout-Puissant. Jeune homme, tu aurais dû laisser cette tâche à un homme dont la vie est couverte d’un charme magique, et à qui le ciel et la terre réservent une fin prédestinée. »

Le tribun disait cela d’une voix grave et sourde, et son œil levé au ciel, son front solennel, montraient que ses revers n’avaient fait que redoubler son fanatisme et la vivacité même de ses espérances.

« Mais, demanda Adrien en se dégageant doucement du bras de Rienzi, tu sais alors où trouver Irène ? Allons ensemble. Ne perdons pas un moment dans ces causeries ; le temps est d’une valeur inestimable, et dans cette ville un moment n’est souvent que la limite qui nous sépare de l’éternité.

— C’est juste, dit Rienzi, rappelé à son but, mais ne crains rien, j’ai rêvé que je la sauverai, que je sauverai le bijou et l’enfant chéri de ma maison. Ne crains rien ; moi je n’ai aucune crainte.

— Savez-vous où la chercher ? dit Adrien avec impatience ; le couvent maintenant est envahi par des hôtes bien différents.

— Ah ! c’est ce que disait aussi mon rêve !

— Ne parlez point de rêves maintenant, reprit l’amant, mais si vous n’avez point d’autre guide, séparons-nous sur-le-champ pour la chercher. Je vais prendre cette rue, vous la rue opposée, et au coucher du soleil, retrouvons-nous sur la même place.

— Jeune téméraire, dit le tribun du ton le plus solennel, ne te moque point des visions dont le ciel fait une parabole pour son élu. Tu prends conseil de ta sagesse humaine ; moi, moins présomptueux, je suis la main de la mystérieuse Providence, qui marche en ce moment même devant mon regard comme une colonne de lumière dans ce désert d’horreurs ? Oui, retrouvons-nous ici au coucher du soleil et nous verrons qui des deux avait le guide le plus infaillible. Si mon rêve dit vrai, je verrai ma seur vivante, avant que le soleil atteigne cette colline là-bas, et près d’une église dédiée à saint Marc. »

La profonde gravité avec laquelle Rienzi parlait, inspirait à Adrien une espérance que sa raison ne voulait point admettre. Il le vit partir de ce pas fier et majestueux auquel son costume flottant donnait une dignité encore plus imposante, et alors il remonta la rue qui se trouvait à sa droite. Il n’en avait pas parcouru la moitié qu’il se sentit tirer par son manteau. Il se retourna et vit le masque hideux d’un Becchino.

« Je craignais que vous ne fussiez parti et qu’un autre ne m’eût volé mon affaire, dit le fossoyeur, en voyant que vous’ne reveniez pas au palais du vieux prince. Je m’aperçois que vous ne me reconnaissez pas, mais je suis celui que vous avez chargé de chercher…

— Irène ?

— Oui, Irène di Gabrini ; vous avez promis une ample récompense.

— Vous l’aurez.

— Suivez-moi. »

Le Becchino se mit en marche et arriva bientôt à une maison. Il frappa deux coups à la porte du concierge ; une vieille femme vint ouvrir avec précaution. « Ne crains rien, bonne tante, dit le fossoyeur, c’est le jeune seigneur dont je t’ai parlé. Tu dis que tu as eu deux dames dans le palais, qui ont seules survécu à tous les habitants, et leurs noms étaient Bianca de Médici et… quel était l’autre ?

— Irène di Gabrini, une dame romaine. Mais je t’ai dit qu’au quatrième jour elles ont quitté la maison, effrayées d’y voir tant de morts.

— C’est vrai ; et y avait-il quelque chose de remarquable dans l’habillement de la signora Irena di Gabrini ?

— Oui, je te l’ai dit : un manteau bleu, comme j’en ai rarement vu, brodé d’argent.

— La broderie représentait des étoiles, des étoiles d’argent, s’écria Adrien, avec un soleil au milieu ?

— C’est cela.

— Hélas ! hélas ! les armes de la famille du tribun ! Je me rappelle combien j’ai admiré ce manteau la première fois qu’elle l’a porté, le jour de nos fiançailles. »

Et l’amant aussitôt crut deviner le sentiment secret qui avait poussé Irène à garder si soigneusement un vêtement auquel ce souvenir donnait tant de prix.

« Vous ne savez plus rien sur le compte de vos locataires ?

— Rien.

— Et c’est là tout ce que vous avez appris, coquin ? s’écria Adrien.

— Patience. Je vais vous conduire de preuve en preuve et vous démontrer de fil en aiguille que j’ai bien gagné ma récompense. Suivez-moi, seigneur.

Alors le Becchino, traversant bien des places et des rues, arriva à une autre maison dont l’architecture et l’étendue offraient moins de magnificence. Il frappa encore trois coups à la porte du salon, et cette fois sortit un homme desséché, vieux, tremblant, dont la mort semblait dédaigner de faire une victime.

« Signor Astruccio, dit le Becchino, pardonne-moi, mais je t’ai dit que je pourrais te déranger encore. Voici le gentilhomme qui veut savoir ce qu’il regrettera peut-être d’avoir appris, mais ce n’est pas mon affaire. Est-ce qu’une dame, jeune et belle, avec une chevelure noire et une taille mince, n’est pas entrée dans cette maison, il y a trois jours, frappée des premiers symptômes de la peste ?

— Oui, tu le sais aussi bien que moi ; et tu sais encore mieux qu’il y a deux jours qu’elle est partie pour l’autre monde ; elle n’en a pas eu pour longtemps. Je n’ai jamais vu de mort plus empressée.

— Ne portait-elle rien de remarquable ?

— Comme si tu l’ignorais, ennuyeux questionneur ! Un manteau bleu avec des étoiles d’argent.

— As-tu pu deviner quelque chose de sa vie passée ?

— Non, si ce n’est qu’elle parlait à tout propos dans son délire de la maison de Santa Maria dei Pazzi, et de bravos, et de sacrilége.

— Êtes-vous satisfait, seigneur ? demanda le fossoyeur à Adrien, en se tournant vers lui d’un air triomphant. Mais non, je vais vous donner encore un gage plus certain si vous avez du courage. Voulez-vous me suivre ?

— Je te comprends, conduis-moi. Du courage ! qu’ai-je maintenant à craindre sur terre ?

— L’autre murmurait entre ses dents : oui, laissez-moi faire ; j’ai une bonne tête, allez ! Je ne demande pas à un gentilhomme de me croire sur ma parole ; je veux le faire juge par ses propres yeux de ce que vaut la peine que je me suis donnée, » et le fossoyeur le conduisit alors, par une des portes extérieures de la ville. Là, sous un hangar, étaient assis six de ses hideux confrères, avec des bêches et des pioches à leurs pieds.

Le Becchino se retourna vers Adrien dont les traits annonçaient la résolution du désespoir.

« Beau seigneur, dit-il, avec l’accent de la pitié, comme s’il redoutait pour lui cette épreuve, es-tu réellement décidé à convaincre tes propres yeux et ton cœur ? c’est un spectacle qui peut t’épouvanter, et puis la contagion peut causer ta perte, si vraiment, comme il me semble, la mort n’a pas déjà écrit sur ta personne : Il est à moi !

— Corbeau de mauvais augure ! répondit Adrien, ne vois-tu pas que ce qui me fait reculer ce n’est que ta voix et ton aspect ? Montre-moi celle que je cherche, vivante ou morte.

— Je vais vous la montrer, alors, dit brusquement le Becchino, telle qu’on l’a confiée à mes soins il y a deux nuits. Les lignes et les contours de la figure sont peut-être déjà effacés, car la peste va vite en besogne, mais j’ai laissé sur elle de quoi vous faire voir que le Becchino n’est pas un menteur. Apportez ici les torches, camarades, et soulevez la porte. Pourquoi me regarder tout ébahis ; c’est l’idée du gentilhomme, et il payera bien. »

Adrien suivit machinalement ses guides ; il détourna à droite : là, un spectacle dont la cruelle philosophie écrase comme sous une meule tout l’orgueil des mortels, attendait ses regards, le spectacle de ce caveau où la terre dévore tout ce qui sur la terre était florissant, joyeux, triomphant !

Les Becchini levèrent une pesante grille, baissèrent leurs torches (à peine nécessaires, car à travers l’ouverture béante se précipitaient, avec une hideuse splendeur, les rayons d’un soleil brûlant) et firent signe à Adrien d’avancer debout sur le sommet de l’abîme : il regarda au-dessous de lui............................ .............................

C’était une place large, profonde et circulaire, semblable au fond d’un puits sans eau. Dans des niches creusées au milieu des parois à l’entour, gisaient, chacune dans leur bière, les premières victimes de la peste, du temps que le marché du Becchino n’était pas encore encombré, du temps que le prêtre suivait et que l’ami pleurait encore le mort. Mais c’est sur le sol fouillé plus bas qu’étaient l’horreur et le dégoût ! Jetés pêle-mêle et entassés ensemble sur des nattes, les uns nus, les autres dans des linceuls déjà noirs et corrompus, gisaient les hôtes les plus récents, privés, à leur dernière heure, de l’absolution du confesseur ! Les torches, le soleil, mêlaient leur lumière de feu sur le monceau de corruption à tous ses degrés, du visage bleu-pâle et du corps gonflé, à la masse moisie, sans qu’on pût rien y reconnaître, ou aux ossements décharnés qui ne conservaient plus que quelques lambeaux d’une chair noire et pourrie. Chez le plus grand nombre, la figure restait presque entière, pendant que le reste du corps n’était que des os ; la longue chevelure, la face humaine surmontait le squelette affreux. Ici c’était l’enfant toujours sur le sein de sa mère ; là l’amant étendu sur les membres délicats de son adorée ! Les rats (car ils se groupaient par centaines autour de ce festin) dressaient la tête en se voyant dérangés, plutôt qu’effarouchés, par l’apparition du jour, au milieu de leur affreux gala, et des milliers d’entre eux gisaient alentour roides et morts, empoisonnés par leur nourriture ! Là aussi, l’impitoyable moquerie des fossoyeurs avait jeté, après les avoir toutefois dépouillés de l’or et des joyaux qui les couvraient, les emblèmes du rang de ces cadavres ; la baguette brisée du conseiller, le bâton de commandement du général, la mitre du prêtre ! Les exhalaisons’impures et livides s’amassaient, comme les chairs elles-mêmes, en champignons putrides, sur les murailles, et[6].................... ............................

Mais qui pourrait détailler toutes les horreurs indicibles et inimaginables qui régnaient sur le palais où le maître suprême reçut les prisonniers qu’avait subjugués pour lui le glaive de la peste ?

Mais à travers cette cour plénière de la beauté, de la jeunesse vigoureuse et de la vieillesse honorée, du guerrier vaillant et du sage lettré, de l’esprit du railleur et de la piété du fidèle, une seule figure attirait les yeux d’Adrien ; elle était à part, on voyait bien qu’elle était venue la dernière. — Ses longues boucles noires flottaient encore sur ses bras et sa poitrine. Cette femme avait la figure en partie retournée (le peu qu’on en voyait n’eût pas été reconnaissable même pour sa mère), mais elle était enveloppée dans ce fatal manteau, sur lequel on voyait encore, quoique noirci et terni, le blason étoilé de ceux qui revendiquaient le nom du fier tribun de Rome. Adrien ne vit plus rien, il tomba dans les bras des fossoyeurs ; quand il revint à lui, il était encore hors des portes de Florence, appuyé sur un rempart verdoyant ; son guide était à ses côtés, tenant par la bride son cheval qui paissait patiemment l’herbe rare et flétrie. Les autres confrères de la pioche avaient repris leurs siéges sous la baraque.

« Eh bien ! vous voilà ressuscité. Ah ! j’ai bien cru que c’était l’effet des exhalaisons ; il n’y a pas beaucoup de gens qui y résistent comme nous. Maintenant que vous n’avez plus rien à chercher, comme j’ai bien pensé que vous alliez quitter Florence, s’il vous restait un grain de bon sens, je suis allé chercher votre bon cheval. C’est moi qui l’ai nourri depuis votre départ du palais. À la vérité je m’étais imaginé qu’il me resterait pour ma peine, mais, bah ! il y en a d’autres qui sont aussi bons. Venez jeune sire, montez. Je me sens de la pitié pour vous, je ne sais pourquoi, si ce n’est que vous êtes, depuis bien des semaines, le seul que j’aie rencontré qui ait plus souci d’un autre que de lui-même. J’espère que vous conviendrez maintenant avec moi que je n’ai pas été trop maladroit à vous servir. Qu’en dites-vous ? et comme j’ai tenu ma promesse, vous tiendrez bien la vôtre.

— Ami, dit Adrien, voici assez d’or pour t’enrichir ; voici de plus un bijou que les princes se disputeront ; tu n’as qu’à demander aux marchands. Tu parais honnête, malgré ton métier, car tu aurais pu me dépouiller et m’assassiner depuis longtemps. Rends-moi un service de plus.

— Sur l’âme de ma pauvre mère, oui.

— Ôte-moi, ôte-moi ce cadavre-là de cette place horrible. Enterre-le dans quelque endroit tranquille, écarté, à part, seul ! tu me le promets ? Tu me le jures ? Bien ! Et maintenant aide-moi à monter à cheval. Adieu, Italie, et si je ne meurs point de ce coup, puissé-je mourir honorablement comme il convient au désespoir, entouré de trompettes et de bannières, sur un champ de bataille bien disputé à un digne ennemi ! Je ne connais plus qu’une mort chevaleresque dont l’espérance puisse me faire supporter la vie. »

  1. Le même spectacle a été rencontré et décrit par Boccace.
  2. La tumeur qui annonçait que le mal était mortel
  3. Le nom de famille de Rienzi était Gabrini.
  4. Selon la coutume de Florence, les morts étaient portés à leur lieu de repos sur des civières que soutenaient sur leurs épaules des citoyens de même condition ; mais la peste avait fait naître un nouveau métier, et des gens de la lie la plus infime du peuple, payés à un prix énorme, se chargeaient de transporter les restes des victimes. Ces hommes étaient appelés Becchini.
  5. En Italie on plantait alors des lauriers sur les tombeaux
  6. La description donnée dans le texte a été faite d’après la fameuse image (l’intérieur du charnier) modelée en cire à Florence.