Rien ne sort du néant

Traduction par Louis Postif (1887-1942).
En rire ou en pleurerEditions Edito Service (p. 59-67).

RIEN NE SORT DU NÉANT
(Nothing that Ever Came to Anything)

C’est durant un séjour à Quito, la capitale montagneuse de l’Équateur, que j’eus l’occasion d’échanger la correspondance reproduite ci-après. Entrant par hasard dans une boutique de 2 mètres sur 2,60 mètres, avec des murs d’un mètre d’épaisseur, pour m’acheter une paire de chaussures, je remarquai sur le sol une peau de léopard galeuse. J’ignorais l’espagnol et le propriétaire ne connaissait pas davantage l’anglais. Mais, adepte du langage par signes, je voulais savoir, du bonhomme, où me procurer des peaux de léopard.

Sur mon bloc-notes je dessinai les grandes artères d’une ville, puis un minuscule magasin qu’après de laborieux efforts je persuadai le commerçant de considérer comme le sien. Ensuite, je marquai sur mon dessin l’emplacement de plusieurs boutiques. Transformé en un point d’interrogation vivant, je désignai, à tour de rôle, la vieille peau de léopard, sale et râpée, et toutes les boutiques esquissées par moi.

Cependant, le patron ne réussit point à saisir mes explications, pas plus, d’ailleurs, que son employé. La rue vint à notre aide… C’est-à-dire, en l’espèce, autant de piétons que pouvait en contenir l’échoppe ; les autres, incapables de se faufiler à l’intérieur, demeurèrent sur le trottoir.

Le marchand de chaussures et le reste des passants m’interpellèrent l’un après l’autre avec une volubilité intarissable ; d’après l’expression des visages, je compris que tous ces braves gens me prenaient pour un sinistre idiot.

De nouveau, je recourus à mon stratagème. Je leur montrai, sur mon croquis, notre boutique, puis les autres : revenant à celle-ci, j’indiquai du doigt la peau de léopard et, de la pointe de mon crayon, je refis le tour de tous les magasins imaginaires.

Tout le monde me regardait sans mot dire, lorsque, enfin, je discernai une lueur d’intelligence sur le visage d’un gamin.

— Tigre de Montañas ! s’écria-t-il.

Il voulait dire évidemment : tigre de montagne, ou léopard. Pour me signifier qu’il avait bien compris, le gosse me fit signe de le suivre. Je m’exécutai. Après une marche de cinq cents mètres, il s’arrêta à la porte d’un vaste édifice devant laquelle des sentinelles faisaient les cent pas, et par où entraient et sortaient d’autres soldats. Il me pria de l’attendre et franchit la porte en courant.

Un quart d’heure après, il revenait, sans la moinpeau de léopard, mais plein de renseignements. À l’aide de ma carte de visite, de celle de mon hôtel, de ma montre et des doigts du gamin, je finis par saisir qu’à six heures, ce soir-là, il se présenterait à mon hôtel avec dix peaux de léopard, pour me les faire examiner. En outre, j’appris que les dix peaux appartenaient à un capitaine Ernesto Becuci et que mon jeune Équatorien se nommait Eliceo.

À six heures précises, le gosse entra dans ma chambre, tenant à la main un petit rouleau de papier à mon adresse. Je l’ouvris et mis au jour une partition musicale manuscrite avec accompagnement de piano : Hora tranquila, valse, por Ernesto Becuci.

« Je désire des peaux de léopard et le propriétaire, pensai-je, m’envoie à la place un morceau de musique. »

Je fis quelques signes de protestation, mais le commissionnaire m’assura qu’il m’apporterait sans faute les peaux à l’hôtel le lendemain matin à neuf heures. Je lui confiai l’accusé de réception suivant :

Cher Capitaine Becuci,

Mille remerciements pour votre aimable envoi : la valse Hora Tranquila. Mme London me la jouera ce soir même au piano.

À vous sincèrement,

Jack London.

Le lendemain matin, Eliceo revint me voir, sans les peaux, mais avec une lettre en espagnol, dont voici la traduction libre :

À mon très affectueux et apprécié ami,

Cher Monsieur,

Hier soir, je vous ai envoyé un présent par le porteur de ce billet et vous m’avez adressé une lettre que j’ai fait traduire.

Sachez, Monsieur et ami, que je distribue cette valse parmi la société la plus choisie de Quito, à laquelle appartient votre honorable personne. Par conséquent, il sied que vous reconnaissiez cet hommage par un remerciement tangible, car je suis moi-même le compositeur de Hora tranquila. Veuillez donc, je vous prie, me faire tenir, par le porteur, le don, si minime soit-il, que vous êtes disposé à m’offrir. Glissez-le sous enveloppe. On peut se fier à l’honnêteté d’Eliceo.

Je me vois privé du plaisir de faire visite ce matin à votre honorable personne : je m’aperçois, en effet, que mon misérable corps ne jouit pas de l’exercice normal de ses fonctions.

Quant aux peaux de la montagne, le jeune garçon passera chez vous ce soir à sept heures et vous en soumettra dix pour vous permettre de choisir celles qui satisferont le plus vos aspirations.

Dans l’espoir que vous voudrez bien envisager les choses sous le même angle que moi, j’ai l’honneur de vous baiser la main et de me dire, Cher Monsieur et affectissime ami,

Votre humble et fidèle serviteur,

Capitan Emesto Becuci.

Eh bien, pensai-je, ce capitaine Ernesto Becuci se montre si peu sérieux que si je ne le rémunère pas pour sa valse, je crains de ne jamais jeter les yeux sur ces peaux de léopards.

Je remis donc la lettre suivante au jeune Eliceo :

Mon cher Capitaine Becuci,

Faites apporter les peaux ce soir à l’hôtel par notre commissionnaire. Je serai heureux de les examiner. Ce soir, lorsque Eliceo me livrera lesdites peaux, j’aurai le plaisir de lui remettre pour vous une enveloppe contenant le remerciement tangible pour votre composition musicale.

Ayez l’obligeance d’attacher le prix sur chaque peau et de me dire à combien me reviendrait le tout.

À vous sincèrement,

Jack London.

Maintenant, songeai-je, je possède mon bonhomme. Pas de peaux, pas de remerciement tangible, et, de toute évidence, il tient fort à celui-ci.

À sept heures, Eliceo revenait me voir, mais toujours sans les peaux. Il me tendit cette épître :

Señor London,

Je voudrais vous persuader que j’ai perdu, aujourd’hui, à trois heures et demie de l’après-midi, la clé de ma chambre. Tandis que je distribuais des vivres aux soldats, j’ai dû la laisser tomber quelque part. Dans cette perte, je vois la volonté de Dieu.

Une lettre de votre honorable personne m’a été remise par le porteur de ma réponse. Demain, je tenterai l’impossible pour remplir ma promesse envers vous. Je me sens honteux de ne pouvoir maîtriser les maux qui affligent les infortunés coloniaux. N’oubliez pas, je vous prie, de m’envoyer la bagatelle que vous m’avez offerte. Remettez-moi ce témoignage de votre appréciation par le porteur, très digne de confiance. Par la même occasion, donnez-lui une petite somme d’argent pour lui-même ; ce faisant, vous mériterez l’éternelle gratitude de

Votre fidèle serviteur,

Capitan Ernesto Becuci.

Jointe à cette lettre, je trouvai la poésie originale ci-dessous. Autant que je sache, elle n’a trait ni aux peaux de léopards ni au remerciement tangible.

EFFUSION

Tu ne peux pleurer
Ni me demander pendant un an
D’éloigner mon chagrin
Ou de me rendre la vie plus douce.

Les chaînes mystiques qui liaient
Ton cœur aimant au mien
Sont, hélas ! rompues,
Pour maintenant et pour l’éternité !

En vain tu essaies de cacher
Aux regards vulgaires
La flamme ardente de tes yeux
Dont seul l’amour peut aviver l’éclat.

Poursuis donc ta route étoilée
Et abandonne-moi à mon destin
Nos âmes sûrement s’uniront,
Mais, hélas !… il sera trop tard.

À tout cela je répondis :

Mon cher capitaine Becuci,

Je suis extrêmement désolé d’apprendre que cet après-midi, à trois heures et demie, de par la volonté de Dieu, vous avez perdu la clé de votre chambre. En tout cas veuillez me faire livrer demain matin à sept heures, par notre commissionnaire, les peaux en question. S’il me les apporte, je lui remettrai très volontiers le remerciement tangible pour votre valse Hora tranquila.

À vous sincèrement,

Jack London.

À sept heures, pas de peaux, mais le billet ci-dessous :

Señor,

Après vous avoir offert mes hommages les plus sincères, je me permettrai d’ajouter que personne, jusqu’ici, ne m’a traité avec si peu d’égards. Je présente mon cadeau aux « gentlemen » qui doivent retenir le morceau de musique et qui tous, sans exception, s’en acquittent par un don de cinq dollars.

Cela passe mon humble compréhension de croire que vous-même, après m’avoir proposé de m’envoyer de l’argent dans une enveloppe, manquiez au plus élémentaire des devoirs.

Faites-moi tenir, je vous prie, la somme qui me permettra de rémunérer le jeune garçon pour ses nombreuses visites à votre hôtel. Veuillez user de discrétion et confier au porteur cet argent sous enveloppe.

Hier soir, je suis venu avec lui à votre résidence. Vous étiez en train de dîner. Je vous ai attendu plus d’une heure, puis je suis allé au théâtre. Remettez au gamin une petite somme pour lui, et une autre, plus importante, à mon nom.

Attendant avec impatience ce minimum de considération de votre part, je signe

Capitan Ernesto Becuci

Ici se terminent mes brèves relations avec le capitaine Ernesto Becuci. Rien ne se produisit. Rien ne sort du néant.

Le capitaine ne reçut pas de « remerciement tangible » et moi pas davantage de peaux de léopards. Le « remerciement tangible » qu’il aurait pu obtenir, je l’offris à Eliceo qui le transforma aussitôt en un pantalon et un billet pour la prochaine course de taureaux.

N. B. Les faits relatés ci-dessus sont absolument authentiques.