À la Librairie illustrée (p. 17-36).

DEUXIÈME PÉRIODE

DE 1842 À 185

Rienzi (1842), le Fliegende Hollœnder (1843) et Tannhœuser (1845) à Dresde. — Lohengrin à Weimar (1850). — Étude de Fétis sur Wagner. — Représentation de Tannhœuser à Wiesbaden (1857). — L’ouverture de Tannhœuser à Paris.

Entre le départ de Wagner pour l’Allemagne et son retour à Paris en 1859, s’écoule un intervalle de dix-sept années, pendant lequel, peu à peu, se propagent en France les échos de sa gloire naissante et le bruit de ses théories artistiques novatrices, exagérées, mal interprétées et dénaturées au point de lui assurer ce fatal renom de prophète iconoclaste, de destructeur de la mélodie, qui devait lui faire si grand tort dans l’opinion des Parisiens.

Pendant son voyage en Allemagne, Berlioz retrouva à Dresde, en 1843, R. Wagner qu’il avait connu à Paris pauvre et s’efforçant obscurément de se produire, dans la vive joie de sa nomination récente de maître de chapelle du roi de Saxe. La place, vacante depuis le décès de Morlacchi[1] lequel avait succédé à Weber dans cette charge officielle, fut donnée à Wagner vers la fin du mois de janvier 1843. Son premier acte d’autorité fut d’assister dans ses répétitions l’auteur d’Harold et de Roméo et Juliette, « ce qu’il fit avec zèle et de très bon cœur. »

Berlioz vit représenter pendant son séjour à Dresde, Rienzi et le Hollandais volant.[2] Voici en quels termes il apprécie les deux premières œuvres de Wagner, dans une lettre adressée à Ernst, le violoniste, et publiée le 12 septembre 1843[3] dans le Journal des Débats : — « L’opéra de Rienzi excédant de beaucoup la durée assignée ordinairement aux opéras en Allemagne, n’est plus maintenant représenté en entier ; on joue un soir les deux premiers actes et un autre soir les deux derniers. C’est cette seconde partie seulement que j’ai vu représenter ; je n’ai pu la connaître assez à fond pour pouvoir émettre à son sujet une opinion arrêtée ; je me souviens seulement d’une belle prière chantée au dernier acte par Rienzi (Tichatchek) et d’une marche triomphale bien modelée, sans imitation servile, sur la magnifique marche d’Olympie... La partition du Vaisseau hollandais m’a, semblé remarquable par un coloris sombre et certains effets orageux parfaitement motivés par le sujet ; mais, j’ai dû y reconnaître aussi un abus du trémolo d’autant plus fâcheux qu’il m’avait déjà frappé dans Rienzi et qu’il indique chez l’auteur une certaine paresse d’esprit contre laquelle il ne se tient pas assez en garde. »

Grâce aux pérégrinations artistiques de Berlioz, nous possédons sur ces deux ouvrages l’appréciation d’un contemporain, bien plus, d’un musicien français. Mais, comme, en ce temps-là, les journaux ne donnaient en général d’autres informations de L’étranger que les dépêches officielles, les échos de théâtre étant d’autre part fort sobrement rédigés, nous ne trouverons dans les Débats de l’année 1845, sur le Tannhœuser joué à Dresde le 21 octobre, que ces correspondances banales : une lettre du 13 insérée dans le no du 19 : — « Au théâtre royal allemand de notre capitale, on travaille activement à la mise en scène d’un opéra en cinq actes (sic) ayant pour titre Tannhœuser et dont la musique est de M. Robert (sic) Wagner, élève de l’illustre Meyerbeer et premier maître de chapelle du roi. Tous les décors de cette pièce ont été exécutés à Paris. » — et une seconde lettre du 30 octobre, postérieure à la représentation[4] : — « Cette nouvelle œuvre de M. Wagener (sic), a été accueillie par notre public avec le plus grand enthousiasme. L’auteur a été appelé sur la scène après chaque acte et, lorsque le spectacle a été fini, tous les membres de l’orchestre et plus de deux cents jeunes gens se sont rendus processionnellement, chacun muni d’un flambeau, à la maison où demeure M. Wagener (sic) et ils ont exécuté sous les croisées de ce jeune compositeur une sérénade composée de morceaux choisis dans ses ouvrages et dans ceux de M. Meyerbeer… »

C’est peu, et ces brèves lignes ne donnent aucune idée d’une œuvre qui devait faire tant de bruit à Paris en 1861. Liszt, quelques années après, veut faire connaître au public français le sujet de l’opéra de Wagner et, grâce à l’amitié de Berlioz, qui, en quelques mots d’introduction, présente au lecteur le maître de chapelle du roi de Saxe, publie en feuilleton, dans les Débats du 18 mai 1849[5], une analyse très étendue de la légende de Tannhœuser, telle qu’elle a été traitée dans le poème de Wagner. Liszt n’exprime pas son opinion sur la musique, mais il termine par ce vœu destiné à rester stérile : « Espérons que le Conservatoire de Paris s’appropriera bientôt l’ouverture gigantesque qui résume avec tant de magnificence tant d’extraordinaires beautés. »

Ingrat envers son protecteur, le roi de Saxe, Wagner, esprit révolutionnaire non-seulement en art, mais en politique, se mêla au mouvement insurrectionnel de 1848. L’émeute ayant été réprimée par les troupes prussiennes appelées à l’aide par le souverain, le révolté dut s’enfuir de Dresde ; mais, après quelques jours de repos passés chez Liszt, à Weimar, il trouva le moyen de passer en France. Il vint se réfugier à Paris, où « ses théories destructives, nous dit Mme Bernardini, parurent à ceux qui disposaient de la presse républicaine de nature à déconsidérer leur parti. » N’ayant pu trouver chez nous une tribune pour exposer ses idées révolutionnaires sur l’art et sur la politique, il alla rejoindre sa femme en Suisse. Il se fixa alors à Zurich pour y vivre ses années d’exil.

Liszt, toujours dévoué à la gloire de Wagner, s’employait pendant ce temps à faire connaître les œuvres du proscrit et, le 28 août 1850, grâce à son influence toute puissante à Weimar, comme maître de chapelle du duc, Lohengrin, terminé depuis 1847, fut représenté en grande pompe, à l’occasion des fêtes de l’inauguration de la statue de Herder. Gérard de Nerval, qui voyageait alors en Allemagne, assista à ces fêtes dont il adressa le compte rendu à la Presse (18 et 19 septembre 1850). Ces feuilletons ont pris place dans ses Souvenirs de Thuringe[6]. Il y exprime son opinion sur la nouvelle œuvre de Wagner. Après avoir analysé le livret sans enthousiasme, il déclare que « la musique de cet opéra est très remarquable et sera de plus en plus appréciée aux représentations suivantes. C’est un talent original et hardi qui se révèle à l’Allemagne et qui n’a dit encore que ses premiers mots. On a reproché à M. Wagner d’avoir donné trop d’importance aux instruments et d’avoir, comme disait Grétry, mis le piédestal sur la scène et la statue dans l’orchestre ; mais cela a tenu sans doute au caractère de son poème qui imprime à l’ouvrage la forme d’un drame lyrique plutôt que celle d’un opéra. »

Quelques semaines après, F. Liszt, dans les Débats du 22 octobre 1850, fit un récit complet des fêtes données à Weimar les 24, 25 et 28 août pour l’inauguration de la statue de Herder. Lohengrin ayant été joué pour la première fois à l’occasion de ces fêtes, Liszt, après avoir rendu hommage au mérite littéraire du poème, expose brièvement le système musical de l’œuvre.

« Wagner, dit-il, est incontestablement un des premiers harmonistes de nos jours, un de ceux qui possèdent les plus merveilleux secrets de l’instrumentation et qui ont enrichi la musique des plus belles conceptions mélodiques, et pourtant ce musicien Wagner ne veut point que dans l’alliance que le théâtre établit entre la poésie et la musique, cette dernière empiète en quoi que ce soit sur les droits de sa sœur. Il les soumet l’une et l’autre aux exigences du drame ; il veut que chacune d’elles apporte sa part de toute-puissance à l’impression que le public doit ressentir si complète, si entière, si abondante que l’esprit le plus prévenu pour la musique et le plus enthousiaste pour la poésie ne puisse distinguer, en fin de compte, auquel des arts employés dans ce drame il est principalement redevable de son émotion, de ses larmes, de ses extases. »

Après avoir rappelé les tentatives d’émancipation progressive marquées par chacun des opéras de Wagner, Liszt, non sans avoir promis de donner l’analyse de Lohengrin dans « un prochain article », qui n’a jamais été publié, répète qu’il faut considérer cet ouvrage « comme un événement pour la musique allemande et comme l’expression durable de tout un système nouveau qui sera peut-être une révolution. »

Ainsi constaté dans les journaux français, le succès de Lohengrin avait dû faire un certain bruit à Paris, car, peu de temps après, le nom de Wagner fut inscrit sur les programmes de la société Sainte-Cécile. À l’un des concerts de cette association artistique, Seghers fit exécuter sous sa direction l’ouverture de Tannhœuser. Cette première et unique audition eut lieu le 24 novembre 1850. Berlioz, soit indifférence, soit dédain, s’abstint d’en rendre compte dans les Débats. Bientôt d’ailleurs, la critique musicale fut exclusivement occupée à fêter l’Enfant prodigue d’Auber, représenté à l’Opéra le 6 décembre 1850. Cependant nous avons trouvé trace de l’impression produite sur les contemporains par l’œuvre de Wagner. « Cette séance, écrivait Gustave Héquet, critique musical du National (30 novembre), a fini par une ouverture de M. Wagner, compositeur allemand qui est parvenu depuis quelques années à une certaine célébrité. Hélas ! on devient célèbre en ce monde de bien des manières. M. Wagner sait bien l’harmonie, cela est certain, et encore mieux les procédés matériels de l’instrumentation, mais le don de trouver un chant lui a été impitoyablement refusé par la nature, et son œuvre ne nous a paru que l’accompagnement très bruyant d’une mélodie absente. Après tout, il n’y a point de loi qui défende d’écrire lorsqu’on n’a point d’idée. L’œuvre de M. Wagner est donc parfaitement légale, et la justice d’aucun pays n’a rien à y voir. »

Henri Blanchard, après avoir vaguement résumé la légende de Tannhœuser dans la Gazette musicale du 1er décembre 1850, tire de sa propre imagination l’étonnant programme que voici : « L’ouverture du Tannhœuser est une préface de musique métaphysique qui peint l’amour idéal et brutal, la prière, les marches et contremarches des guerriers et chevaliers, avec hennissements de chevaux et bien d’autres choses encore qu’on reconnaît, qu’on saisit quand on vous met le doigt dessus au moyen du petit prologue dont nous venons de parler. Nous persistons à dire, à répéter que ce genre de musique a fait son temps. »

En 1852, après la publication en Allemagne des deux ouvrages de Wagner, Opéra et Drame et Trois poèmes d’opéra précédés d’une communication à mes amis[7], l’occasion semble propice à Fétis pour s’ériger en défenseur des saines traditions et faire justice des théories subversives du compositeur allemand. Il insère dans la Gazette musicale (numéros des 6, 13, 20 et 27 juin, 11 et 25 juillet et 8 août 1852) un travail critique ayant pour objet : — Wagner, sa vie, son système de rénovation de l’opéra, ses œuvres comme poète et comme musicien, son parti en Allemagne, appréciation de la valeur de ses idées.

Cette étude présente une extrême importance, d’abord comme développement, mais surtout en raison de l’influence qu’elle a exercée sur les jugements ultérieurs de la presse et des artistes. Bien que n’ayant pas inventé la légende de la musique de l’avenir, Fétis, dans cette série d’articles que Baudelaire traite d’indigeste et abominable pamphlet, a répandu sur le compte de Wagner toutes les idées les plus propres à effaroucher les admirateurs d’Auber et d’Halévy. Avec une grande habileté, il mit en relief ce qui, dans les tendances du compositeur, s’éloigne le plus de la forme conventionnelle de l’opéra français et, par des citations perfides empruntées aux publications déjà citées, sut éveiller les défiances innées de la routine à l’égard des théories novatrices. Pour être conçu à un point de vue absolument réactionnaire, ce réquisitoire n’en est pas moins l’œuvre d’un dialecticien retors, et la condamnation capitale qu’il prononce en termes académiques a une portée bien autrement sérieuse que les violences de la presse à l’égard de Tannhœuser en 1861.

Après avoir raconté très exactement la vie de Wagner dans une biographie qui a été plus ou moins copiée par tous les musicographes français Fétis s’élève contre cette aversion affichée par l’auteur de Lohengrin au sujet des œuvres classiques, consacrées par L’admiration, de cet héritage du passé qu’il appelle le monumental et, à cette assertion qu’une création de l’art ne peut convenir qu’au temps qui l’a produite, il oppose l’ambition même du musicien qui le porte à travailler pour l’avenir. Puis il examine successivement les divers plans d’opéras et les œuvres de Wagner et montre que « c’est toujours le sujet, ce sont toujours les développements poétiques qu’il lui donne dans sa manière de comprendre l’effet dramatique qui, d’abord, s’emparent de l’attention de Wagner. La musique ne se présente à son esprit que secondairement et seulement comme auxiliaire de l’expression. Il ne conçoit pas cet art dans sa toute-puissance indépendante et n’ayant d’autre sujet que l’imagination du compositeur. »

Comment expliquer un pareil asservissement de la musique à la poésie ? — « Les efforts de Wagner tendent à transformer l’art par un système, non par l’inspiration. Et pourquoi cela ? Parce que l’inspiration lui manque, parce qu’il n’a pas d’idées, parce qu’il a conscience de son infirmité à cet égard et parce qu’il cherche à la déguiser. »

Mais Wagner est allé plus loin ; il n’a pas voulu « que la poésie chantée fût un opéra, mais un drame. Il ne s’arrête pas là, car il supprime la mélodie et le rythme. » Fétis, à l’appui de cette affirmation, cite des extraits des œuvres théoriques de Wagner et s’indigne de sa prétention « d’être affranchi de la nécessité d’introduire violemment dans le drame les formes conventionnelles des morceaux de chant en usage dans les opéras. À partir de Rienzi, — c’est l’aveu même de l’auteur, — la mélodie des opéras modernes perdit toute prise sur lui. »

L’indignation du critique lui inspire ici une sortie virulente en faveur du chant. — « N’est-il pas la manifestation des émotions diversement modifiées de notre âme ? etc… Vous voulez, par la synthèse de l’intelligence et de la sensibilité, lui enlever ce qui le caractérise comme mélodie pure, pour le rapprocher du positif de la parole, et afin que l’expression ait autant que possible le caractère du vrai ! » — et cette rude apostrophe : — « Que ne laissez-vous parler ce drame au lieu de le chanter mal puisque c’est la vérité du langage que vous cherchez ? Entre la poésie et la musique, le ! partage égal est impossible ; il faut que l’une tue l’autre. »

D’ailleurs, ce prétendu novateur n’est même pas original et Fétis explique que, pendant son séjour à Weimar, en 1850, Liszt lui parla des œuvres de Wagner et lui recommanda vivement la lecture de ses partitions. « Je m’aperçus aussitôt, dit-il, de la parenté qui rapproche son style de celui de Weber. »

Aussi bien, « jusqu’à ce jour, il n’y a guère eu en Allemagne que des chutes pour Wagner. Cependant un parti se forme pour opérer une réaction en sa faveur. Les frères et amis ont convoqué tous les adhérents à un festival qui s’est donné les 21 et 22 juin (1852) à Ballenstadt, petite ville des montagnes du Hartz. » Liszt, à la tête de 500 exécutants, « a dirigé le premier concert où l’on a exécuté le Liebesmahl der Aposlel[8], sorte d’oratorio pour voix d’hommes, par Wagner. Cet oratorio a fait un fiasco solennel. »

Pour édifier ses lecteurs sur l’orgueil de Wagner, Fétis cite enfin quelques-unes de ses appréciations sur les musiciens qui l’ont précédé. Nul n’a trouvé grâce à ses yeux, pas même Glück, « qui n’innova, ni dans l’air, ni dans le récitatif ». Beethoven et Berlioz ne sont pas plus épargnés. En résumé, l’histoire de la musique n’est pour R. Wagner que celle de l’impuissance et de l’erreur, les artistes mêmes auxquels il accorde des éloges s’égarent toujours en se dirigeant vers le but. C’est qu’il fallait bien que ce but eût été manqué par tout le monde, pour que Wagner le découvrît et y parvint. Tel est le secret de la publication des livres par lesquels il a voulu, d’une part, venir en aide à ses compositions infortunées et, de l’autre, se venger des succès d’autrui. »

Une comparaison très inattendue des tendances de Wagner avec la philosophie positive d’Aug. Comte, lui fournit la conclusion de son réquisitoire. — « M. Max Slirner, élève de M. Feuerbach, positiviste plus avancé que son maître, a publié, en 1846, à Berlin, un livre dans lequel il établit que l’homme ne doit avoir d’autre dieu que lui-même et qu’il doit s’adorer. Or, c’est là le terme final auquel est parvenu Richard Wagner. Il s’adore lui-même et résume en lui l’humanité. »

Fétis père

Après le manifeste de Fétis déclarant, au nom de la mélodie, la guerre à Wagner, à ses œuvres et à ses idées, il semblait difficile que l’art nouveau fût jamais admis en France. Cependant Wagner voulut bientôt appeler de cette terrible sentence au jugement des Parisiens.

Après avoir donné plusieurs grands concerts consacrés à l’audition de ses œuvres au théâtre de Zurich en 1853, il espéra, dit Mme Bernardini, que la réputation qu’ils lui auraient acquise lui permettrait de se faire jour à Paris ; il alla rejoindre Liszt à Bâle, et fit avec lui un nouveau voyage à Paris sans succès d’ailleurs (octobre 1853). Ce renseignement est confirmé par les souvenirs de Damcke[9], qui, ayant lu quelque part que le Tannhœuser allait être traduit en français, fit observer à Wagner, auprès duquel il se trouvait à Zurich, en 1856, qu’en consentant à une traduction de son libretto, il se plaçait en contradiction avec ses principes.

— « Vous avez parfaitement raison, répondit Wagner ; je vous jure que l’idée d’une traduction ne m’est jamais venue et que si on me la proposait, je n’y consentirais pas. »

« Après une dénégation aussi formelle, mon étonnement fut extrême lorsque, dans le poème de Tannhœuser, qui se trouvait parmi les livres que Wagner m’avait envoyés, je découvris les traces d’une traduction française entre les lignes. On avait donc songé à une traduction ; on y avait même travaillé ! Mais alors, pourquoi cette dénégation énergique ?

« J’ai su plus tard que le Grand Opéra de Paris vaut refusé les propositions de Wagner et de son ami Liszt, des démarches avaient été faites à Bruxelles pour y faire représenter Tannhœuser en français, démarches restées aussi infructueuses que celles de Paris. »

À la fin du mois de septembre 1857, Napoléon III se rendit à Stuttgard pour y avoir une entrevue avec l’empereur de Russie. Auprès de ces deux souverains se trouvaient réunis, dans la capitale du roi de Wurtemberg, l’impératrice de Russie, les reines de Grèce et de Hollande. Suivant certains articles biographiques, l’une des représentations de gala données à Napoléon III, pendant son séjour à Stuttgard, ayant été consacrée à Tannhœuser, le choix de cette œuvre, offerte ainsi à un parterre de rois, aurait contribué à répandre en France le nom de Wagner et à préparer son avènement à l’Opéra. C’est là, je pense, une erreur.

D’après les dépêches officielles, l’empereur n’est resté à Stuttgard que trois ou quatre jours. On a joué devant lui la Bohémienne, de Balfe, et, sur son propre désir, le Freischütz, de Weber ; il a assisté un autre soir à une représentation non musicale. Je ne vois pas dans tout cela qu’il se soit agi de Tannhœuser. Toutefois, en ce moment qui était celui de la saison de jeu à Bade, à cette époque où, dans les villes d’eaux d’Allemagne, très courues des Parisiens, la mode attirait, chaque été, beaucoup d’artistes et de gens de lettres, le directeur du théâtre de Wiesbaden donna, pour les journalistes français venus dans sa résidence, une représentation de cet opéra. Th. Gautier et M. Ernest Reyer, après avoir assista à cette représentation, envoyèrent un feuilleton théâtral, l’un au Moniteur[10], l’autre au Courrier de Paris, où il rédigeait alors la critique musicale. Cette première audition, car on ne connaissait encore à Paris de Tannhœuser que l’ouverture, exécutée, une seule fois et sans succès, par la société Sainte-Cécile, parait avoir beaucoup frappé les deux lundistes en villégiature.

Le feuilleton de Th. Gautier, très enthousiaste, s’attache à détruire les préventions semées dans les esprits contre le chef de la nouvelle école. — « Nous nous figurions un génie compliqué et furieux… » Rien de semblable, c’est l’épithète romantique qui a causé cette confusion. « En Allemagne, elle n’a pas le même sens qu’en France, elle signifie retour au Moyen-Âge. » Avec une clarté merveilleuse, il explique qu’un peintre romantique allemand n’a rien d’un Delacroix, mais qu’il s’inspire des maîtres gothiques. » Donc, l’opéra Tannhœuser, très romantique dans le sens allemand, ne l’est que très peu ou pas du tout pour nous. »

Après avoir exposé le sujet du poème, Gautier apprécie ainsi les principaux morceaux. — « Cette marche (le chœur des pèlerins), nécessairement rythmée pour rendre la progression du cortège, est l’une grande beauté et produit un effet irrésistible ; c’est un des meilleurs morceaux de l’ouvrage ; le souvenir s’en découpe nettement du fond de récitatifs et de mélopées un peu vagues qui forment la teinte générale de l’œuvre… Un autre morceau très remarquable, c’est une sorte de marche aux flambeaux qui ouvre le second acte, au château de la Wartburg, quand les dames et les seigneurs viennent saluer le landgrave et prendre leurs places pour assister au concours du chant. Cela est cérémonieux, solennel, éclatant, plein de mélodie et même de mélodie italienne. Nous le disons, au risque de fâcher Wagner, qui doit profondément à Rossini. Exécutée dans un concert, cette marche aurait assurément un grand succès. » Voici la conclusion textuelle de son article : « Richard Wagner est-il destiné à détrôner les maîtres de l’art ? Nous ne le croyons pas, mais nous voudrions que le Tannhœuser fût exécuté à Paris, au Grand Opéra[11]. La partition mérite cette épreuve solennelle. »

Si Gautier, clerc médiocre en musique, a, dans son feuilleton, maladroitement employé des termes techniques pris à contresens, M. Reyer[12] étudia la partition de Wagner en homme de métier, exemple de pédanterie et de parti pris. L’analyse qu’il donna de Tannhœuser est plus complète, plus sérieuse et plus exacte, son appréciation est aussi plus sensé et plus judicieuse que les comptes rendus publié par les journaux de Paris, après la représentation à l’Opéra. Il accorde des éloges aux morceaux qui ont toujours été applaudis, même dans la salle de la rue le Peletier, mais il fait d’autres découvertes — « Je me suis, dit-il, senti électrisé par le magnifique duo d’amour chanté au commencement du second acte par le chevalier Tannhœuser à Élisabeth. Dans le finale de cet acte, le compositeur s’est élevé aux hauteurs les plus sublimes de l’art dramatique. »

Citons encore cette observation, d’une rare bonne foi. — « On a adressé entre autres reproches à M. R. Wagner celui d’abuser des cuivres et des instruments à percussion. C’est une erreur. Il n’y a dans le Tannhœuser que trois coups de grosse caisse frappés à la fin de l’ouverture et qui, précisément parce qu’ils sont isolés et amenés d’une manière intelligente, donnent à la péroraison de cette page symphonique une majestueuse sonorité. »

Cependant M. Reyer, pas plus que Berlioz du reste, ne rendit compte dans son journal de l’audition de l’ouverture de Tannhœuser, qui eut lieu quelques mois après au concert de Paris[13], sous la direction de M. Arban, dans les premiers jours de février 1858. Wagner étant lui-même venu à Paris à la fin du mois de janvier, il est permis de supposer qu’il avait assisté aux répétitions de son ouverture. L’exécution paraît avoir été satisfaisante.

Henri Blanchard, chargé de la chronique des concerts à la Gazette musicale (7 février 1858), trouve le thème de l’andante assez vague et son développement monotone. « Bientôt arrivent les cuivres sur un dessin de violon tourmenté et en decrescendo avec les cors. Ici des traits capricieux et brillants interviennent, mais sans idée nette et franchement accusée. Sur un trémolo de violons dans leur diapason élevé, procédé banal, se présente un chant de clarinette assez pittoresque d’effet ; puis survient un nouveau thème pour les violons en gammes chromatiques descendantes sur un terrible roulement de timbales ; aux gammes chromatiques succède une belle et puissante explosion de tous les instruments de cuivre. Le tout se termine par une espèce de tumulte harmonique tenant lieu de péroraison et en cet endroit l’auteur a cru devoir mettre le mot fin. Pourquoi là plutôt qu’ailleurs ? Rien ne l’indique. Le public a écouté dans un silence religieux cette œuvre étrange, il a même applaudi, ce qui est très poli de sa part. » Le critique reconnaît pourtant que Wagner « possède la science de l’orchestre et en tire de vigoureux effets. »

Si mauvaise que soit cette analyse, elle n’égale pas en incohérence le compte rendu de G. Chadeuil dans le Siècle du 10 février 1858. « Les bassons entonnent d’abord un motif dont le principal tort est d’être tombé depuis longtemps dans le domaine public ; les violoncelles s’unissent bientôt aux bassons, puis ce sont les contrebasses et les violons. Et quand le motif a tour à tour été pris et repris par ces instruments, il s’éteint comme s’il était affecté d’une maladie de poitrine et le hautbois a l’air de festoyer son agonie. Plus loin, on remarque une harmonie très diffuse ; puis un passage où les clarinettes attaquent un autre motif d’un rythme étrange ; puis apparaît un trait de violon des plus bizarres. Enfin, après le développement à perte de vue de ce trait, le premier motif est redit par les cors et les bassons et tout l’orchestre s’anime et part à grand fracas.

« À travers ce bruit, on entrevoit de loin en loin une idée fraîche, il y a des éclairs dans ce ciel noir ; mais l’ensemble est peu agréable. »

En cette même année, Le Siècle, dans un article intitulé : Un cénacle à Weimar, mit en scène et malmena sans esprit les apôtres de la musique de l’avenir, Wagner et Schumann, ainsi que leurs disciples, Liszt et Hans de Bulow (1858).

  1. Morlacchi (Francesco), né à Pérouse en 1784, kapellmeister du roi de Saxe, mourut à Inspruck, le 28 octobre 1841.
  2. Cet opéra fut représenté à Dresde le 2 janvier 1843. Joué la même année à Berlin, il n’y obtint aucun succès.
  3. Cette lettre a pris place dans le IIe volume des Mémoires de H. Berlioz, avec ses Voyages en Allemagne, en Autriche et en Russie.
  4. La première représentation de Tannhœuser eut lieu le 21 octobre 1845.
  5. Liszt a ensuite reproduit cet article, ainsi que celui sur Lohengrin dans son étude Lohengrin et Tannhœuser de R. Wagner, publiée en français à Leipsig en 1851, 1 broch. in-8o, Brockhaus, avec deux planches de musique gravée.
  6. Il avait vu, quelques jours plus tôt, représenter le Faust de Spohr ; il communique ses impressions à Al. Dumas en lui rappelant qu’il a eu le projet d’écrire un libretto d’opéra d’après le Faust de Gœthe. Si ce projet eût été mis à exécution, il est probable que nous aurions eu de Meyerbeer un grand opéra de plus. — Les Souvenirs de Thuringe ont été publiés dans le volume intitulé Lorely, en 1852 1 vol. in-18, orné d’une gravure sur acier, Giraud et Dagneau.
  7. Ces deux ouvrages avaient paru à Leipsig en 1852, le premier chez J-J. Weber, 3 vol. in-16, le second chez Breitkopf et Hœrtel, 1 vol. in-8o.
  8. La Cène des apôtres a été composée à Dresde, en 1843.
  9. Une visite à Wagner, article publié dans la Gazette musicale du 9 janvier 1876.
  10. 29 septembre 1857.
  11. Ce vœu de Th. Gautier, caractéristique en ce qu’il émanait d’un écrivain de bonne foi, exprimant des impressions sincères, l’ascendant ainsi prouvé de la musique de Wagner sur des auditeurs français, durent éveiller les susceptibilités de Meyerbeer, car M. Blaze de Bury nous affirme qu’un seul nom avait le privilège d’agacer Meyerbeer, celui de M. R. Wagner. « Il ne pouvait l’entendre prononcer sans éprouver à l’instant une sensation désagréable que, du reste, il ne se donnait pas la peine de cacher, lui d’ordinaire si discret, si ingénieux à signaler au microscope les moindres qualités de chacun. » Meyerbeer et son temps, 1 vol. in-18, 1865, M. Lévy.
  12. Courrier de Paris du 30 septembre 1857.
  13. Le Concert de Paris était installé dans l’hôtel d’Osmond jusqu’en 1858. C’est dans ce local que fut jouée l’ouverture de Tannhœuser. Bientôt après (16 mars), il fut transféré hôtel Dudon, 19, rue du Helder.