À la Librairie illustrée (p. 5-16).

PREMIÈRE PÉRIODE

PREMIER SÉJOUR DE WAGNER À PARIS (1839-1842)

À l’arrivée de Wagner à Paris, en septembre 1839, l’Opéra jouait la Vendetta[1], opéra en trois actes du vicomte Henri de Ruolz, plus célèbre par l’invention du procédé d’argenture galvanoplastique auquel il a donné son nom que par ses compositions musicales. Le bruit courait de la mise en répétitions prochaine de la dernière œuvre de Meyerbeer, l’Africaine probablement. Au théâtre de la Renaissance, on donnait Lucie de Lammermoor, paroles de Royer et Vaëz, musique de Donizetti ; à l’Opéra-Comique la Reine d’un jour, de Scribe et Saint-Georges, musique d’Ad. Adam, qui alternait avec le Shérif, trois actes de Scribe et Halévy. La Gazette musicale (15 septembre) publiait l’Ode à Paganini de Felice Romani, poète et librettiste italien, traduite par Hector Berlioz. Pauline Garcia (Mme Viardot allait bientôt débuter au Théâtre-Italien dans Otello (octobre 1839). On sait l’éloge que Musset fit de son talent[2] (Revue des Deux-Mondes du 1er novembre 1839).

Sur l’affiche du Théâtre-Français, la Camaraderie de Scribe ; au Gymnase, Mathilde, comédie-vaudeville de Bayard et Laurencin, jouée par Mme Volnys. Le Vaudeville représentait le Plastron, trois actes de Duvert et Lauzanne, et Passé minuit, d’Anicet Bourgeois, dans lequel Arnal obtint l’un de ses plus grands succès. À la Porte-Saint-Martin, un spectacle coupé où l’on voyait entre deux pièces, les luttes et jeux de M. Van Amburgh avec ses lions, tigres, léopards, panthères, etc. Ce dompteur fut blessé par l’un de ces fauves peu de temps après. Une tragédie en trois actes de Casimir Delavigne était promise au Théâtre-Français, la Vieillesse du Cid, dont le principal rôle était destiné à Rachel. La tragédienne était alors pour trois mois en congé de maladie. Le docteur Andral avait même déclaré qu’il lui faudrait deux années entières de repos pour rétablir sa santé avant de reparaître en scène. Le vicomte de Launay (Delphine Gay) annonçait dans son courrier de la Presse qu’on allait mettre en scène au Palais-Royal un vaudeville sentimental tiré du Jocelyn de Lamartine, où Déjazet devait créer le rôle de Laurence.

Delloye, l’éditeur des romantiques, mettait en vente le théâtre d’Alfred de Vigny (tome VI de ses œuvres complètes), comprenant ses traductions d’Othello et du Marchand de Venise.

Le Capitaine Pamphile de Dumas venait de paraître. La Presse publiait en feuilleton Léo Burckhardt, drame en cinq actes de Gérard de Nerval, qui avait été joué sans succès à la Porte-Saint-Martin au mois d’avril. Tout Paris s’occupait alors de l’affaire Peytel, qui se jugeait aux assises de Bourg, et le Siècle insérait la protestation de Balzac qui s’était spontanément érigé en défenseur du meurtrier.

Muni de lettres de recommandation adressées par Meyerbeer à Léon Pillet[3], associé au directeur de l’Opéra, à Anténor Jolly, directeur de la Renaissance, à Schlesinger, éditeur de musique et propriétaire de la Revue et gazette musicale, à Habeneck, chef d’orchestre de la société des Concerts, Richard Wagner, après quatre semaines de séjour à Boulogne, arrive à Paris et va se loger dans une chambre meublée de la rue de la Tonnellerie, aux Halles.

« Tout d’abord, écrivait A. de Gasperini[4], Léon Pillet lui tend les bras. Schlesinger lui fait mille offres de service, Habeneck le traite d’égal à égal. » Wagner, qui espérait voir Rienzi reçu à l’Opéra, suivait avec un grand intérêt les représentations de la rue Le Peletier, tout en ne trouvant pas dans le genre Français l’idéal qu’il s’était formé du drame lyrique. Mais ses ressources s’épuisaient et les protestations de ses nouveaux amis parisiens restaient stériles. Il comprend toute la duperie de cette bienveillance de commande et le leurre décevant de ses ambitions dramatiques.

Cependant ; il était fort pauvre, il fallait trouver de quoi vivre, lui et sa femme. À défaut d’opéras, Wagner qui se rappelait l’engouement des Français ; pour les lieder de Schubert, songea à composer de la musique vocale. Il écrivit d’abord un chant sur la poésie de H. Heine, die beide Grenadieren « et arrangea l’accompagnement de manière que la Marseillaise en formât la base[5]. » Ses lieder trouvaient à peine des éditeurs et la forme insolite de ces romances rebutait les artistes. Cependant, Schlesinger publia le lied des Deux Grenadiers, traduit en français par Heine lui-même. Trois autres mélodies composées à cette époque : — Dors, mon enfant ! l’Attente (paroles de V. Hugo) et Mignonne (poésie de Ronsard), ne furent publiées qu’en 1869 par la maison Flaxland.

L’éditeur Schlesinger s’entremit pour obtenir à son jeune compatriote une audition de la Société des Concerts. Wagner présenta à la Société l’ouverture de Faust qu’il venait d’ébaucher et qui devait prendre place dans une symphonie composée d’après le drame de Gœthe. La Gazette musicale du 22 mars 1840 annonce qu’on vient de répéter au Conservatoire une ouverture pour Faust, de M. R. Wagner. Après cette répétition, les instrumentistes se regardèrent stupéfaits, se demandant ce que l’auteur avait voulu faire. Il ne fut plus question de ce projet[6]. Schlesinger ne se rebuta point. Il imagina de faire écrire à Wagner un opéra de demi-caractère pour le théâtre de la Renaissance qui jouait alors successivement des drames et des ouvrages lyriques. Le compositeur se souvint du libretto de son malheureux opéra joué à Magdebourg, Liebesverbot, dont la donnée lui parut propre à plaire à des spectateurs français. Anténor Jolly l’acceptait ; le vaudevilliste expérimenté chargé de l’adaptation du livret, — c’était, je crois, Dumersan, — s’acquittait, du propre aveu de l’auteur, très habilement de la traduction des paroles, quand la faillite du théâtre vint détruire les nouvelles espérances de Wagner. Pour comble d’infortune, il s’était décidé, pour se rapprocher du centre artistique, à louer un appartement rue du Helder. Il avait acheté des meubles. Le jour même où finissait son emménagement, il recevait avis du désastre.

Wagner eut l’occasion de faire entendre une de ses œuvres dans le neuvième concert de la Gazette musicale, offert par ce journal à ses abonnés le 4 février 1841, à la salle Valentino, rue Saint-Honoré. C’était une ouverture à grand orchestre intitulée Christophe Colomb. La Gazette musicale, dans le compte rendu de son concert, signé H. Blanchard (7 février), en donne l’analyse. « Ce morceau, qui a plutôt le caractère et la forme d’une introduction, mérite-t-il bien la dénomination d’ouverture que l’auteur a fort bien définie dernièrement dans la Gazette musicale ? A-t-il voulu peindre l’infini de la pleine mer, cet horizon qui semblait sans but aux compagnons du célèbre et audacieux navigateur, par le trémolo aigu des violons ? C’est ce qu’il est permis de supposer ; mais le thème de l’allegro n’est ni assez développé, ni assez travaillé ; et puis, les entrées d’instruments de cuivre reviennent trop uniformément et avec trop d’obstination ; d’ailleurs leur discordance qui choquait les oreilles exercées et délicates… n’a pas permis d’apprécier à sa juste valeur le travail de M. Wagner, qui, malgré ce contretemps, nous a paru l’œuvre d’un artiste ayant des idées larges, assises et connaissant bien les ressources de l’instrumentation moderne. »


Pour vivre, dès lors, Wagner fut obligé d’accepter de rebutants travaux d’éditeurs, d’arranger la musique des opéras nouveaux pour flûte et violon, pour cornet à pistons, de réduire pour le piano la partition de la Favorite[7], celle du Guitarrero. Même, par protection spéciale, il avait été admis à composer une ronde : Descendons, descendons la Courtille ! pour un vaudeville de Dumersan qu’on répétait aux Variétés, « mais cette ronde était si difficile que les choristes du théâtre ne purent jamais se la fourrer dans la tête. On chercha donc, dit M. E. Reyer, un compositeur plus ami de la simplicité, de la trivialité peut-être,… et on le trouva. » Il habitait Meudon, par économie, et travaillait dans la maison Schlesinger. Ceux des contemporains qui l’ont connu alors, ont gardé le souvenir d’un homme aigri, mécontent de tout, grincheux et difficile à vivre. Certes, pendant cette période, Wagner dut éprouver bien des dégoûts et le souvenir de ses premiers déboires a contribué peut-être à lui faire prendre en grippe l’art et l’esprit français, mais est-il le seul musicien qui ait passé chez nous par de pareilles épreuves ? — L’indignation rétrospective qui saisit certains de ses admirateurs au sujet de l’injustice du sort à son égard pendant son premier séjour à Paris, me semble un peu puérile.

En 1840, pour les Parisiens, Wagner était le premier venu ; près des éditeurs ou des directeurs de théâtre, il n’avait aucun titre à être mieux traité qu’un prix de Rome. Personne, à cette époque, ne prévoyait les hautes destinées de cet Allemand hargneux, insociable, qui écorchait le français et déblatérait contre tout le monde. Ces travaux de métier, d’ailleurs maigrement rétribués, devaient paraître horripilants à l’orgueil de Wagner, mais parmi nos compositeurs, combien d’amours-propres ont souffert obscurément de ces besognes misérables ! — Georges Bizet, pourtant l’un des plus heureux au théâtre, pendant la composition de la Jolie fille de Perth[8], n’était-il pas obligé d’orchestrer de la musique de danse ?

D’autre part, grâce à la protection de Schlesinger, Wagner était devenu en 1840 l’un des collaborateurs de la Revue et gazette musicale. J’ai retrouvé dans les recueils des années 1840-1842 les diverses fantaisies ou études critiques publiées sous son nom et traduites en français pour ce journal. Ce sont des articles intitulés : — De la musique allemande (12 et 26 juillet 1840) ; — Du métier de virtuose et de l’indépendance des compositeurs (18 octobre 1840) ; — Une visite à Beethoven (nos des 19[9], 22, 29 novembre et 3 décembre 1840) ; — De l’ouverture (10, 14, 17 janvier 1841) ; — Un musicien étranger à Paris (31 janvier, 7 et 11 février 1841) ; — Caprices esthétiques, le musicien et la publicité (Jeudi 1er avril, article inséré par erreur sous la signature : Verner) ; — Étude sur le Freischütz, qui parut les 23 et 30 mai, avant la représentation à l’Opéra (6 juin 1841) du Freischütz, traduit par Em. Pacini et mis en scène avec les récitatifs de Berlioz ; — Une soirée heureuse, fantaisie sur la musique pittoresque (24 octobre et 7 novembre). Enfin il écrivit sur Halévy et la Reine de Chypre, représentée à l’Opéra à la fin de 1841, une longue étude publiée dans les numéros des 27 février, 13 mars, 24 avril et 1er mai 1842, qui ressemble beaucoup à un éloge de commande, à une réclame pour Schlesinger, éditeur de bipartition[10]. Il chercha plus tard, dans son Esquisse biographique, à faire oublier ses dithyrambes en l’honneur d’Halévy, en accusant celui-ci de n’écrire ses opéras qu’en vue de s’enrichir. Berlioz dont il a reçu des encouragements n’est pas mieux traité. « Berlioz, en dépit de son caractère déplaisant, m’attira beaucoup plus ; il y a entre lui et ses confrères parisiens cette immense différence qu’il ne fait pas sa musique pour gagner de l’argent. Mais il ne peut écrire pour l’art pur ; le sens du beau lui manque… »

Toutefois, si les travaux de métier et les articles de critique le faisaient vivre, c’était dans une gêne pénible qui lui inspire, au début de sa fantaisie : — Un musicien étranger à Paris, cette invocation désolée : — « Pauvreté, dure indigence, compagne habituelle de l’artiste allemand, je veux te célébrer, toi, ma compagne fidèle, qui m’as suivi constamment : en tous lieux, toi qui, de ton bras d’airain, m’as préservé des vicissitudes d’une fortune décevante, et qui m’as si bien abrité contre les rayons enivrants de son soleil ! Mais ne pourrais-tu pas désormais pratiquer ta sollicitude en faveur d’un autre protégé ? Je voudrais, ne fût-ce que pour un jour, essayer de l’existence sans ta participation. » Charles de Lorbac, qui cite ces lignes lugubres, retrouve dans cette triste ironie « l’humour de Henri Heine, quand le caissier de la Gazette d’Augsbourg le faisait trop attendre ou quand les lettres de son éditeur de Hambourg lui arrivaient sans être chargées. »

Si, après plus de deux ans d’efforts stériles, Wagner n’attendait plus rien de Paris, il n’avait pas cessé toutes relations avec ses compatriotes. On lui donna un jour la nouvelle que son Rienzi venait d’être reçu par le théâtre royal de Dresde. Il lui allait se rendre en Allemagne pour diriger les études de cet opéra. C’était un voyage long et dispendieux. Pour se procurer l’argent nécessaire à son retour dans son pays, il alla, dit Ch. de Lorbac, proposer à un éditeur quelques sonates pour le piano qu’il avait composées sur le modèle de celles de Beethoven. « Le marchand lui demanda des galops et des pots-pourris. » Schlesinger lui avait confié la partition de la Reine de Chypre à réduire pour le piano. C’était là une besogne de longue haleine. Wagner avait besoin d’une mise de fonds plus immédiate. Léon Pillet, auquel il avait proposé un opéra sur le sujet du Hollandais volant dont il lui avait communiqué le libretto écrit à Paris, lui offrit de lui acheter son poème pour le confier à un autre compositeur. Wagner vendit 500 francs son scenario qui, arrangé par Paul Foucher et Révoil, sous le nom du Vaisseau-fantôme, fut mis en musique par Dietsch et représenté sans succès à l’Opéra.

Muni de l’argent nécessaire à son voyage, emportant la partition du Hollandais volant composée dans sa maisonnette de Meudon, Wagner quitta Paris le 7 avril 1842 et vint à Dresde diriger les études de son Rienzi, qui fut représenté au théâtre royal le 20 octobre de la même année, avec un très grand succès. La Gazette musicale, en reconnaissance des services rendus par Wagner à la maison Schlesinger, annonce, le 30 octobre, la représentation de cet ouvrage à Dresde, relate le succès, trois rappels pour l’auteur, etc… Ce fut une révélation pour les Saxons. Le roi lui-même, enthousiasmé, ordonna la mise à l’étude immédiate du Fliegende Hollœnder.

  1. Représentée à l’Opéra le 11 septembre 1839.
  2. Voir Mélanges de littérature et de critique, 1 vol. in-18 Charpentier.
  3. Léon Pillet, associé à cette époque à Duponchel, lui succéda en 1841 comme directeur de l’Opéra. Il occupa jusqu’en 1847 cette position qui fut alors rendue à Duponchel.
  4. La Nouvelle Allemagne musicale, Richard Wagner, par A. de Gasperini. 1 vol. in-8o, avec portrait et autographe, Paris, Heugel, 1866.
  5. Ch. de Lorbac.
  6. Cette ouverture a été ensuite achevée à Dresde, puis remaniée, réinstrumentée et jouée à Leipsig en 1855. Wagner n’a pas donné suite au projet d’écrire une symphonie sur le sujet de Faust. Liszt l’a repris pour son compte et a composé une Faust-Symphonie.
  7. La partition piano et chant de la Favorite, réduite par R. Wagner, parut en avril 1840, chez Schlesinger.
  8. On trouvera dans la plaquette de M. Galabert : — Georges Bizet, souvenirs et correspondance, 1877, Calmann Lévy, éditeur, un écho de cette exaspération de l’artiste ravalé à des travaux de manœuvre. — « Croyez bien que c’est enrageant d’interrompre pendant deux jours mon travail chéri pour écrire des solos de piston ! Il faut vivre !… Je me suis vengé. J’ai fait cet orchestre plus canaille que nature. Le piston y pousse des hurlements de bastringue borgne. L’ophicléide et la grosse caisse marquent agréablement le premier temps avec le trombone-basse et les violoncelles et contrebasses, tandis que les deuxième et troisième temps sont assommés par les cors, les altos, les deuxièmes violons, les deux premiers trombones et le tambour !… Oh ! le tambour ! Si vous voyiez la partie d’alto ! Il y a des malheureux qui passent leur existence à exécuter ces machines-là ! Horrible ! Ils peuvent penser à autre chose, si toutefois ils peuvent encore penser ! »
  9. Le 19 novembre était un jeudi. À cette époque, la Gazette musicale paraissait deux fois par semaine. Le conte intitulé : — Une visite à Beethoven a été joint par M. Champfleury à sa plaquette sur Wagner, dans un volume dont voici le titre : — Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui (Balzac, Gérard de Nerval, Wagner et Courbet), 1 vol. in-12 orné de 4 portraits à l’eau-forte par Bracquemond, 1861, Poulet-Malassis. — Berlioz, dans une chronique des Débats (6 décembre 1840) où il rendait compte du dernier concert offert à ses abonnés par la Gazette musicale, glissa un mot aimable pour le jeune auteur de Une visite à Beethoven.
  10. Pendant son premier séjour à Paris, Wagner, dit Fétis, avait écrit pour la Gazette musicale une analyse des opéras de Meyerbeer, extraordinairement élogieuse, sans doute en reconnaissance des bons procédés du maître à son égard. L’article ne parut pas, mais il fut conserve dans les bureaux du journal.