Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Deuxième partie/4

Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 205-236).


IV

LA DOCTRINE ARTISTIQUE[1]


Je voudrais essayer de définir brièvement la doctrine artistique de Richard Wagner telle qu’il l’a conçue et énoncée lui-même, ou du moins qu’elle se dégage pour moi de l’étude attentive de tous ses écrits. Mais avant tout, je dois prévenir le lecteur que ce que j’entends par la doctrine artistique de Wagner ne consiste ni dans une certaine tendance musicale, ni dans un système d’art précis et combiné de toutes pièces. Wagner, d’ailleurs ne se faisait pas faute de railler la soi-disant tendance wagnérienne. « Ce que peut bien être ma tendance, écrivait-il dans les dernières années de sa vie, c’est ce que je ne suis jamais parvenu à découvrir. » Il conseillait aux jeunes musiciens « d’éviter toutes les Écoles, et en particulier l’École Wagnérienne ». Et pour ce qui est de son système, il s’en est expliqué en termes très nets, dans la conclusion du plus considérable de ses écrits, Opéra et Drame : « Celui qui a compris mon livre de telle sorte, dit-il, qu’il a cru que je voulais y exposer un système arbitrairement inventé, et devant désormais servir de modèle, celui-là, sans doute, n’a pas voulu me comprendre. »

La doctrine artistique de Richard Wagner ne consiste pas non plus dans une série de réformes et d’innovations techniques. Certes, l’œuvre de Wagner est riche en enseignement technique, et pour le musicien, et pour le poète, et pour le dramaturge. Mais, comme le dit encore Wagner, « il ne faut parler de technique qu’entre gens du métier : le laïc ne doit pas avoir à s’en occuper. » La chasse aux motifs et aux réminiscences, la recherche, sous tous les accords, d’intentions subtiles et profondes : ce sont à coup sûr des passe-temps inoffensifs, et je ne nie pas qu’ils puissent à l’occasion être utiles ; mais ils n’ont rien à voir avec une doctrine artistique. Sans compter qu’il est toujours assez dangereux de vouloir déduire d’une œuvre d’art des leçons de technique trop absolues. Wagner lui-même l’entendait ainsi : qu’on se rappelle, par exemple, avec quelle réserve il a touché aux questions de technique toutes les fois qu’il a eu à parler de Beethoven, son seul vrai maître ! Et ne voit-on pas combien de dommage ont causé à l’art des temps modernes les œuvres sublimes de l’art grec, simplement parce que nous avons voulu en inférer des leçons, c’est-à-dire des lois et des règles à notre usage, tandis qu’il n’y avait à en inférer qu’une seule leçon : et c’est, à savoir, que les hommes qui ont produit de tels ouvrages devaient se faire du monde, une autre conception que la nôtre, et vivre d’une autre vie. Les Grecs étaient un peuple d’artistes, et nous ne le sommes point : voilà l’unique enseignement qui résulte pour nous de leurs œuvres.

La doctrine artistique de Richard Wagner, ce sont les principes généraux que, durant toute la seconde période de sa vie, il a obstinément, infatigablement, invariablement soutenus, par la parole et par l’action : c’est l’ensemble de ses idées sur la destination de l’art.


I


Dès le début de cette période, et jusqu’à la fin de sa vie, c’est dans l’art grec que Wagner a pris le point de départ de ses théories : non pas qu’il ait eu l’intention d’emprunter à l’architecture, à la sculpture, à la musique, au théâtre grecs, des règles positives et permanentes ; mais parce que, suivant son expression, « les ruines elles-mêmes du monde grec nous enseignent à présent de quelle façon la vie, dans notre monde moderne, pourrait nous être rendue supportable. » Ainsi l’art véritable possède, d’après Wagner, une valeur si haute, que ses ruines elles-mêmes peuvent encore nous servir de leçon ; et non point pour nous apprendre à créer des œuvres d’art, mais pour nous montrer de quelle façon nous devrions réorganiser notre vie.

La vie, en effet, ne peut être « supportable » pour l’homme que dans une société où « l’art en constitue la fonction la plus haute ». Et tel n’est pas, assurément, le cas de notre société d’à présent. L’art n’y est point la fonction la plus haute de la vie. Nous l’entendons plutôt comme l’entendait Rossini, qui donnait pour fondement et pour objet essentiel à tout art « de nous aider à tuer notre temps ». Tout ce qui s’élève aujourd’hui au-dessus de cette conception n’est encore que « des vœux, plus ou moins clairement exprimés : en fin de compte un nouveau témoignage de notre impuissance ». Et notre impuissance provient de ce que l’art moderne est un luxe, une chose superflue, « un art artificiel », faute de pouvoir s’appuyer sur la vie. « C’est de la vie seule que peut naître un besoin réel d’art », dit encore Wagner, « et c’est elle seule qui peut fournir à l’art sa matière et sa forme. Pour qu’une œuvre d’art soit vivante, il faut qu’elle jaillisse direcment dela vie. »

Ainsi la vie a besoin de l’art pour se réorganiser et « nous devenir supportable » : et l’art, de son côté, pour être la fonction suprême de la vie, doit puiser en elle sa matière et sa forme. Il y a là une de ces antithèses qu’on rencontre souvent dans les écrits de Wagner ; mais les deux thèses n’ont rien de contradictoire, et l’on découvre tout de suite leur liaison intime. Seules les conditions de notre vie moderne nous obligent à les séparer, par le fait de la séparation radicale qui s’est produite chez nous entre l’art et la vie. Si l’art avait continué à se développer harmonieusement, tel qu’il était au temps de la tragédie grecque (que Xénophon appelait « la véritable éducatrice de la Grèce »), nous n’aurions pas aujourd’hui une vie sans art et un art obligé de se maintenir en dehors de la vie : car l’action réciproque de l’art et de la vie aurait pu s’exercer librement. Mais nous subissons désormais les effets de cette « grande révolution de l’humanité, dont les premiers actes ont été la décomposition de la tragédie grecque et la dissolution de l’État athénien. » L’art est devenu si étranger à la vie, qu’il pourrait disparaître demain tout entier sans que la vie s’en trouvât modifiée. Et de là résulte que la doctrine artistique de Richard Wagner, pour une et homogène qu’elle soit, ne saurait s’exprimer qu’en deux thèses séparées. Tantôt, en effet, dans ses écrits, le maître considère l’art en fonction de la vie, et se demande quel devrait être son rôle dans une société bien organisée ; et tantôt il s’efforce, avec plus de détail encore, d’établir sous quelle forme et à quelles conditions « l’art pourrait devenir la plus haute fonction de la vie ». De sorte que, nous conformant au sentiment même de Wagner, nous diviserons en deux parties l’exposé de sa doctrine artistique, pour étudier tour à tour le rôle qu’il assigne à l’art dans la vie, et sa conception de l’œuvre d’art idéale.


II


Schopenhauer distingue, comme l’on sait, trois degrés dans la connaissance : la connaissance ordinaire ou pratique, qui ne perçoit les choses que par rapport à nous ; la connaissance scientifique, qui les perçoit dans leurs rapports entre elles ; et la connaissance artistique, ou « purement objective », qui, de la variété de leurs rapports, dégage toujours plus clairement l’essence des choses[2]. Avant même d’avoir lu Schopenhauer, Wagner était arrivé à une conception pareille de la connaissance artistique.

Il ne l’a point exprimée, naturellement, en des termes philosophiques aussi précis ; et peut-être même certaines des expressions qu’il en a données risqueraient-elles de nous paraître assez énigmatiques, si nous n’étions d’avance au courant de l’ensemble de sa doctrine : ainsi, lorsqu’il nous dit que « la science trouvera son accomplissement dans l’art, en même temps que sa rédemption ». Seul le philosophe pouvait fournir une claire définition logique de ce que l’artiste se bornait à sentir ; mais, pour Wagner comme pour Schopenhauer, la dignité de l’art se fonde sur ce fait, que la connaissance artistique est une connaissance « purement objective », et réalise, comme telle, la forme suprême de la connaissance.

Mais de même que le philosophe et l’artiste étaient parvenus à cette conception par des voies différentes, de même cette conception les a ensuite conduits dans des directions différentes. Schopenhauer ne se préoccupe que de son système de métaphysique : « La philosophie, dit-il, restera une entreprise vaine, aussi longtemps qu’elle ne substituera pas la connaissance artistique à la connaissance scientifique. » Mais Wagner, l’artiste — qui, « même dans son art, ne cherchait que la vie » — de cette conception de la connaissance artistique a aussitôt conclu : que « l’art devait être le véritable éducateur de la vie humaine. »

Il estimait que le sentiment artistique, à lui seul, produisait déjà une connaissance purement objective. « L’homme y parle à la nature, et la nature lui répond. Et ne comprend-il pas mieux la nature, dans cet entretien, que ne fait le savant à travers son microscope ? Celui-ci ne comprend de la nature que ce qu’il n’a nul besoin d’en comprendre, tandis que l’artiste, dans la fièvre de l’inspiration, devine au contraire ce qu’elle a pour lui de plus nécessaire. Et la compréhension qu’il en a est d’une étendue infinie, et c’est une compréhension où ne saurait atteindre l’effort le plus vaste de l’intelligence abstraite ». Ce que l’artiste comprend de la nature, en effet, c’est « l’essence même des choses, sous la variété de leurs rapports ». « Il jette un cri : et dans le cri qui lui répond, c’est lui encore qu’il retrouve. Il perçoit, dans le sentiment artistique, ce que lui ont caché les distractions de la vie ordinaire, à savoir que son être intime ne fait qu’un avec l’être intime de toutes choses. » Et comme Wagner, suivant ses propres paroles, « ne cherche partout que la vie », voici la conclusion qu’il tire de sa théorie de la connaissance artistique : « La science, dit-il, si haute qu’on la conçoive, ne saurait jamais être appelée à agir directement sur l’àme d’un peuple son rôle se borne à couronner une civilisation déjà établie ; tandis que l’art, au contraire, a pour mission d’instruire le peuple, de former son âme. » La connaissance artistique apprend à l’homme à connaître la nature et à se connaître lui-même. Et, comme le disait Novalis : « Seul l’artiste peut deviner l’énigme de la vie. »

Mais il importe de noter ici un point du plus grand intérêt. Cette haute portée qu’il assigne à l’art, Wagner ne l’assigne pas à un art égoïste, individuel, isolé, né de la fantaisie personnelle, à l’art de luxe qu’est notre art d’à présent, destiné seulement à satisfaire les caprices d’esprits raffinés. Pour devenir l’éducateur d’un peuple, l’art doit d’abord sortir de ce peuple même : il doit être un art général, collectif, répondant à des besoins artistiques communs. « Le véritable besoin d’art ne peut être qu’un besoin collectif », lisons-nous dans Art et Climat ; et un chapitre de l’écrit l’Œuvre d’art de l’Avenir porte en épigraphe : « Le peuple, force efficiente de l’œuvre d’art. » Dans un autre endroit du même écrit, Wagner nous dit plus expressément encore que, « pour que l’artiste crée une œuvre grande et vraiment artistique, il faut que nous tous nous y collaborions avec lui. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle a été l’œuvre d’Athènes. » Wagner, on le voit, a repris la pensée de Gœthe : « C’est l’ensemble des hommes qui seul peut connaître la nature, et lui seul peut vivre ce qu’il y a dans la vie de purement humain. » Mais ici encore, Wagner ne s’en tient pas à une simple constatation théorique : il en conclut que c’est à l’art qu’incombe la mission de dégager, de la diversité des apparences et du conflit des intérêts, cette connaissance commune et cette vie commune qui seules pourront sauver l’humanité et rendre le monde « supportable ». Et voilà ce qu’il veut dire, lorsqu’il place « la rédemption de la science dans l’art » et « la rédemption de l’homme de l’utilité dans l’homme de la poésie ». Il pense que, de même que c’est seulement dans un art supérieur que la communauté des hommes pourra prendre conscience d’elle-même, de même cet art supérieur doit naître des besoins artistiques de cette communauté tout entière et exprimer sa vie.

Il ne s’agit point, naturellement, d’une synthèse abstraite d’éléments d’abord séparés. La connaissance artistique diffère de la connaissance scientifique en ce qu’elle est « purement objective ». Et ainsi la tâche de l’artiste ne consiste pas à composer un ensemble de choses qu’on aurait d’abord isolées, mais à pénétrer jusqu’à l’essence des choses, sous leur diversité apparente, et à saisir d’un seul coup leur profonde unité réelle. Ni l’analyse ni la synthèse, n’ont donc rien à faire ici. La science est toujours obligée de sacrifier l’individu à l’espèce et de se mouvoir ainsi dans l’abstrait. L’art, au contraire, suivant le mot de Schiller, « saisit directement l’individualité des choses ». Dans l’individu tel qu’il le crée, il parvient à révéler l’espèce : et non point par une série de combinaisons systématiques, par une accumulation systématique d’analogies et d’homologies ; mais en nous faisant apercevoir, par le libre développement d’une individualité vivante, par la suppression des singularités fortuites et la mise en valeur des caractères essentiels, ce qui constitue l’unique contenu réel de cette espèce, dont la science ne nous donne jamais qu’une notion toute abstraite.

Il faut remarquer, d’autre part, que l’art est infiniment plus apte que la science à jouer un rôle collectif et universel. C’est seulement à l’étendue infinie de sa matière que la science doit le grand nombre de ses chercheurs. Par essence, elle est d’une nature égoïste. Entre elle et l’ensemble du peuple, il ne saurait y avoir de relations directes. Elle n’a point de patrie. Et le savant lui-même ne possède d’elle que la part qu’il s’en est personnellement acquise. Les plus belles conquêtes de la science ne sont encore que la propriété d’une caste : tandis que l’art véritable, l’art vivant, vient de la collectivité et y retourne. Si sublime que soit le génie d’un artiste, mille liens le rattachent toujours à la société qui l’entoure ; et Wagner a pu dire, en ce sens, que « l’individu isolé ne saurait rien inventer, mais peut seulement s’approprier une invention commune ». Il n’a point cessé non plus de protester contre l’emploi courant, et à son avis trop commode, du mot de génie, pour désigner une force de création artistique qui lui paraissait plutôt collective qu’individuelle. Il n’admettait point qu’on considérât l’artiste comme un prodige tombé du ciel ; il ne voyait en lui que la « floraison d’une puissance collective, floraison capable de produire à son tour des germes nouveaux. » Et de même que les œuvres d’art ont besoin de cette puissance collective pour naître, c’est à elle aussi qu’elles retournent : car une œuvre n’est belle que si elle émeut d’autres âmes après celle qui l’a créée. « Le drame, disait-il, ne peut être conçu que comme l’expression d’un besoin de création artistique commun ; et de ce besoin commun doit résulter pour le drame une sympathie commune. Lorsque l’une ou l’autre de ces conditions fait défaut, le drame n’a rien de nécessaire, et n’est qu’un produit accidentel. »

Ainsi l’art véritable doit avoir pour effet d’unir l’humanité. Il doit résulter de la collaboration de tous, et fournir à tous la joie la plus haute. Tel est cet art que Wagner aimait à appeler « l’art de l’avenir ». Et l’on peut voir dès maintenant à quel profond besoin de l’âme humaine il a mission de répondre. Lui seul, d’après Wagner, peut nous sauver de la complication, tous les jours plus grande et plus désastreuse, de notre vie sociale : de cette complication infinie où l’individu n’a plus même le sentiment d’être un homme, mais devient quelque chose comme un homunculus artificiel, l’élément infinitésimal d’un monstrueux mécanisme. N’est-il pas visible, en effet, qu’à mesure que notre civilisation avance, que notre science se développe, et que se complique l’organisation totale de notre vie, l’horizon de chacun de nous ne cesse pas de se rétrécir ? D’année en année l’individu obtient une part plus petite dans l’ensemble de la vie spirituelle de l’humanité. Déjà Schiller s’effrayait de cet émiettement : « Toujours condamné à ne tenir qu’un fragment de l’ensemble, disait-il, l’homme finit par ne devenir lui-même qu’un fragment. Ayant toujours dans l’oreille le seul bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il devient hors d’état de développer l’harmonie de son être ; et au lieu d’exprimer en lui l’humanité tout entière, il n’est plus qu’un reflet de ses affaires ou de sa science. » Et déjà aussi Schiller, comme Wagner, voyait dans l’art l’unique voie de salut : « Seul l’idéal, disait-il, peut ramener les hommes à l’unité. » Cette conception de la valeur éducatrice et rédemptrice de l’art me paraît, d’ailleurs, un trait distinctif de l’esprit allemand. Tandis que pour la plupart des écrivains français l’art n’était qu’un simple divertissement, Gœthe l’appelait « la magie du sage » ; Schiller lui attribuait le pouvoir de « rendre à l’homme sa dignité perdue » ; Beethoven disait de la musique « qu’elle donnait accès à un monde supérieur » ; et voici que Wagner définit l’art « notre unique salut dans cette vie terrestre. » La puissance d’expression nouvelle dont dispose désormais le poète-musicien se trouve répondre, d’après lui, à un profond besoin intérieur de l’humanité tout entière.

Comme une roue qui tourne sans cesse plus vite, le tourbillon de la vie nous roule, nous secoue, nous entraîne toujours plus loin du terrain ferme de la nature. Mais l’art apparaît : il délivre la pensée en la transportant de l’apparence dans la réalité ; il rachète la science ; il habitue l’homme à se faire de la nature une compréhension infinie ; dans «l’homme de l’utilité », il réveille l’harmonie de son essence humaine ; au philosophe il montre la voie de la connaissance purement objective ; à ceux qui ont soif de liberté il apprend la manière de reconquérir leur dignité d’homme ; enfin il ressaisit et conserve le cœur de la religion, et, uni à elle, il conduit l’humanité hors de « l’état de meurtre et de rapine organisé et légalisé », où la politique l’a amenée, il la conduit vers un état nouveau, vraiment conforme aux besoins profonds de sa nature. Telle est, d’après Wagner, la haute destination de l’art.

Nous aimerions à pouvoir suivre Wagner dans les détails de cette théorie, à voir, par exemple, comment l’art des Grecs, suivant lui, s’est trouvé détruit le jour où il a rejeté « ce qui formait son lien avec la communauté », c’est-à-dire la religion ; comment l’art grec avait pour objet essentiel « d’exprimer ce qu’il y avait de plus profond et de plus noble dans la conscience populaire », tandis que ce qu’il y a de plus noble et de plus profond dans notre conscience est, au contraire, « la négation même de notre art d’à présent » ; comment « l’art véritable ne peut naître que sur le fondement d’une moralité véritable » ; et comment un art supérieur ne peut devenir accessible au peuple que sur le fondement « du symbole religieux d’un monde parfaitement moral ». Il ne serait pas sans importance non plus que nous insistions sur la lutte constante de Wagner contre la façon de concevoir l’art comme une notion abstraite, et en général contre toute théorie esthétique qui prétendrait imposer ses conclusions à l’artiste. Mais la place nous est mesurée ; et il nous suffira d’avoir indiqué les deux principes essentiels de cette partie de la doctrine artistique de Richard Wagner : le rôle éducateur, rédempteur, de l’art, et la nécessité pour l’art supérieur d’être un art collectif.


III


Il nous reste à savoir maintenant sous quelle forme pourra se manifester cet art supérieur. La réponse de Wagner à cette question est, d’ailleurs, suffisamment connue : la forme la plus haute de l’art, pour lui, est le drame.

Mais ici encore nous devons commencer par établir une distinction, faute de laquelle la conception wagnérienne du drame risquerait d’être comprise inexactement. Dans son écrit la Poésie et la Composition, daté de 1879, Wagner distingue trois degrés chez le ποιητής ; : le Voyant, le Poète et l’Artiste. Le Voyant est celui qui perçoit non pas l’apparence, mais l’essence des choses, « non pas la réalité, mais la vérité supérieure à toute réalité. » En lui s’incarne et se personnifie la connaissance inconsciente, involontaire, du peuple, cette connaissance artistique dont parle Schopenhauer. Aussi le Voyant a-t-il pour faculté principale « la faculté du peuple, la force d’invention », qui n’est au fond que la reconnaissance de cette « vérité » dont la vue nous est cachée par l’illusion de la « réalité ». En opposition avec celui qui invente sans le savoir, et sans le vouloir, le Poète, lui, est un créateur conscient. Et non seulement il a conscience de ce qu’il voit, mais il veut encore l’exprimer et le reproduire. Par là il est un Artiste : il l’est d’autant plus qu’il parvient à donner de sa vision intérieure une reproduction plus complète.

Les êtres mystérieux dont le Voyant sent d’instinct la présence autour de lui ; les voix qui lui parlent dans le vent, dans le tonnerre, dans l’eau ; les formes qu’il aperçoit dans les forêts ; les nuages, les rayons de la lune, le poète les perçoit aussi, mais volontairement, et avec l’intention expresse de les représenter, c’est-à-dire de les montrer aux autres hommes, de « communiquer à autrui ses visions de Voyant ». Et, tout d’abord, il essaie de les représenter par le récit. C’est dans ce sens que Wagner a dit du conteur qu’il était le véritable poète. Mais son récit ne consiste pas seulement dans des mots traduisant des idées[3] : ses mots ont, en outre, une vie rythmique qui leur est propre ; ils sont accompagnés de certains gestes définis, et ils ne sont point parlés, mais chantés, de telle sorte que dès l’origine le Poète se trouve être en même temps un acteur et un musicien[4]. Et bientôt ces langages purement humains, la parole, le chant et le geste, ne suffisent plus au Poète, toujours préoccupé de reproduire d’une façon plus complète l’image de la nature qu’il porte en lui. Et le Poète devient un Artiste : il découvre que la vision qu’il espérait reproduire, par le moyen d’un simple récit, exige, pour être pleinement réalisée au dehors, tout un appareil de règles et de procédés techniques. À ses premiers modes d’expression il en adjoint d’autres, ceux que lui fournissent l’architecture, la sculpture, la peinture, etc. Et un moment arrive, enfin, où la primitive vision totale de la nature se divise, comme un rayon de lumière en entrant dans une chambre noire ; les diverses formes d’expression, de plus en plus développées, se séparent ; et de plus en plus elles s’éloignent de leur fonction première, qui était de reproduire, dans son ensemble vivant, l’image reflétée dans l’âme du Voyant. Et les arts, ainsi séparés, n’étant plus employés à l’œuvre de vie, ne sont plus que de l’artifice.

Mais, suivant le mot de Schiller, « si l’artifice nous a écartés de la nature, c’est à l’art qu’il appartient de nous y ramener ». Et pour nous ramener à la nature, il faut que l’art, à la façon d’une puissante lentille, rassemble de nouveau en un seul rayon ces fragments de la lumière artificiellement séparés. L’œuvre d’art suprême sera donc celle qui, au lieu de s’adresser isolément à tel ou tel de nos sens, reprendra l’intention primitive de toute poésie, et, usant de tous les moyens d’expression dont elle pourra disposer, se proposera pour but de rétablir complètement, directement, la vision du Voyant.

Le Voyant percevait des formes, entendait des voix, assistait à l’évolution d’aventures diverses, et aucun de nos arts n’était en état de reproduire dans son ensemble cette image variée qu’il se faisait du monde. La poésie se bornait à décrire, la peinture à représenter, la musique à éveiller des sentiments et des émotions. Mais le drame, tel que l’a rêvé Wagner, le drame n’est pas une forme d’art déterminée : c’est « la projection au dehors de cette image du monde que nous portons au fond de nous-mêmes. » En lui s’accomplit ce « retour à la nature par le moyen de l’art » qu’avait déjà pressenti Schiller.

Qu’on nous permette, à ce propos, de faire justice en passant de deux erreurs communément répandues, et qui attestent, l’une et l’autre, une singulière inintelligence de la doctrine artistique de Richard Wagner.

La première consiste à prétendre que Wagner aurait contesté aux arts particuliers leur raison d’être, et rêvé leur suppression au profit du drame. De nombreux passages de ses écrits prouvent assez clairement le contraire. Personne n’a parlé avec plus d’admiration de la peinture de paysage, des maîtres italiens de la Renaissance, des grandes époques de l’architecture[5]. Il suffirait, d’ailleurs, pour réduire à néant cette affirmation, de rappeler le chapitre vraiment magistral consacré par Wagner, dans Opéra et Drame, à l’histoire de la littérature, ou encore tant de jugements qu’il a portés sur la musique et les musiciens. Lui-même, aussi bien, se plaignait, dès 1850, de cette interprétation monstrueuse qu’on faisait de sa théorie. Un journal ayant affirmé qu’il « voulait proclamer la déchéance de la sculpture », Wagner écrivait à un ami que « les bras lui tombaient devant de pareilles insanités », et qu’il voyait bien que « ce n’était plus la peine désormais de parler ni d’écrire sur tous ces sujets ». Loin de rêver la déchéance des arts particuliers, il disait au contraire que « dans le drame, le peuple se retrouverait et retrouverait chacun de ses arts ». Le drame n’était pas pour lui une forme d’art spéciale, mais une œuvre commune à laquelle tous les arts devaient collaborer, sans cesser le moins du monde pour cela d’avoir, en outre, leur existence propre.

Et il n’est pas davantage exact de soutenir que Wagner ait projeté un « mélange des arts » où chacun des arts se trouverait détourné de sa destination naturelle. Personne n’a, au contraire, plus sévèrement condamné ce mélange des arts, ni plus rigoureusement affirmé la nécessité pour tout art de se restreindre au rôle qui lui revient en propre. Encore une fois, le drame n’était pas pour lui la combinaison des diverses formes d’art, mais une œuvre spéciale, un organisme homogène et complet, dont tous les éléments concourent, chacun par ses moyens propres, à une fin commune.

Ceci nous ramène à la définition du drame, qui n’est pour Wagner ni une branche particulière de la littérature, ni la réunion des arts divers, mais un essai de représentation totale de cette « image du monde qui se reflète dans l’âme du Voyant ».

Nous sommes aujourd’hui bien déshabitués de cette conception primitive du drame. Celui-ci n’est plus rien pour nous qu’un genre littéraire comme les autres ; et ainsi s’explique que nous en soyons encore à nous demander s’il est vraiment possible d’appeler Wagner « un grand poète ». Encore la plupart de nos philologues et de nos esthéticiens répondent-ils à cette question par un « non » catégorique. Donc Wagner a pu créer dans sa jeunesse des figures comme le Hollandais Volant et Senta, comme Tannhäuser et Elsa ; dans son âge mûr, une Iseult, un Wotan, une Brunhilde, un Hans Sachs, un Parsifal : et l’on se demande sérieusement si l’homme qui a créé toutes ces âmes immortelles était un vrai poète ! Les Grecs n’auraient pas compris une semblable question, et nous avons l’espoir qu’un jour viendra où l’on cessera de la comprendre. Mais cet exemple nous fait voir comment Wagner a été amené à dire « qu’il s’agissait désormais d’une régénération complète de l’art, et que nos arts d’à présent n’étaient plus que l’ombre de l’art véritable ».

Cette régénération bienheureuse ne pourra avoir lieu que si nous revenons à la source de tout art, au drame, ressuscité avec le concours de tous les sens et l’emploi de tous les moyens d’expression. Et c’est de cet art régénéré que Wagner a pu dire que, « si nous l’avions, tous les autres arts trouveraient en lui leur justification ».

Mais le drame, à son tour, ne pourra réaliser ce haut idéal, il ne pourra devenir l’œuvre d’art suprême et universelle, et contenir à leur plus haut degré tous les autres arts, qu’à la condition expresse que son contenu soit purement humain. Il ne peut y avoir de drame parfait que le drame purement humain.

Le purement humain, c’est « ce qui exprime l’essence de l’humanité comme telle» ; c’est ce qui est affranchi de toute convention, de toute formule historique et locale ; c’est ce d’où se trouve « exclu le particulier et l’accidentel ». Un drame historique, par exemple, ne saurait être un drame purement humain, et pas davantage une pièce dont le sujet reposerait sur telle ou telle conception conventionnelle de l’honneur. De même encore, « un sujet qui s’adresse exclusivement à l’intelligence », car le drame purement humain doit représenter l’homme tout entier, et admettre le sentiment en même temps que la pensée.

Cette théorie du purement humain, considéré comme la condition fondamentale du drame supérieur, est à mon avis la partie la plus importante de la doctrine artistique de Richard Wagner. Elle résume à elle seule l’essence entière du drame nouveau, de cet art dans lequel, suivant le mot de Wagner, « il y aura toujours à inventer du nouveau ». On a bien pu découvrir dans Aristote la trace d’une théorie analogue, et Wagner lui-même ne manque jamais de se rapporter à Eschyle et à Sophocle, « dont l’art purement humain est le plus magnifique héritage de l’histoire de la Grèce ». Mais c’était en tout cas une théorie complètement perdue, et Wagner aura eu le premier la gloire de nous la rendre si clairement exprimée.

On est touché, par exemple, d’entendre Schiller se plaindre, dans une lettre à Gœthe, de la nécessité où il est de s’en tenir au drame historique, et aspirer vers un « sujet purement passionnel et humain ». Il est curieux aussi de voir Gœthe protester contre « l’envahissement de la poésie même par la pensée pure ». Et d’autre part, ne voyons-nous pas les musiciens s’efforcer durant deux siècles, depuis Peri et Monteverde jusqu’à Gluck, de revenir directement à la tragédie grecque ? Leurs efforts, en vérité, sont restés vains, car ils essayaient de verser un vin nouveau dans de vieux vases, en voulant marier la musique moderne avec la poésie antique. Mais ces vains efforts n’en attestent pas moins une aspiration qui devenait sans cesse plus pressante et plus forte, chez les musiciens comme chez les poètes, une aspiration vers une forme d’art supérieure, où le poète et le musicien pourraient collaborer. Il leur manquait seulement la clef qui leur aurait ouvert ce royaume nouveau. Gluck disait que « le plus grand musicien ne pouvait encore faire que de médiocre musique, si le poète ne lui fournissait un sujet, qui l’inspirât. » Et vers le même temps, Schiller affirmait que « le drame tendait vers la musique » ; il racontait que ses idées poétiques naissaient toujours en lui « d’une certaine disposition musicale » ; il écrivait à Gœthe : « J’ai toujours eu l’espoir que l’opéra pourrait nous rendre la tragédie antique sous une forme plus noble. » Gœthe, de son côté, rêvait « une action commune de la poésie, de la peinture, du chant, de la musique, et de l’art théâtral » ; et il ajoutait : « Quand tous ces arts pourront agir en commun et se trouver réunis dans un même spectacle, ce sera là une fête à laquelle nulle autre ne se pourra comparer. » Les critiques, eux aussi, en Allemagne comme en France, exprimaient le même vœu. Lessing, par exemple, disait « que la nature lui paraissait avoir destiné la poésie et la musique non pas tant à être liées ensemble qu’à former un seul et même art ». Herder prévoyait une œuvre d’art « où la poésie, la musique, l’action et la décoration ne feraient qu’un ». Restait seulement à trouver la matière de ce drame nouveau, que pressentaient ainsi, depuis plus d’un siècle, les poètes et les musiciens. Cette matière, c’est Wagner qui l’a trouvée, quand il a donné pour sujet au drame idéal « le purement humain, dégagé de toute convention ».


IV


Un musicien seul, en vérité, pouvait apercevoir aussi clairement cette loi fondamentale du drame. Car de tous les arts humains la musique seule est, d’une manière exclusive, purement humaine ; elle seule n’exprime jamais rien de spécial, d’accidentel, d’individuel. Comme le disait Wagner dans un de ses écrits de jeunesse, « ce que la musique exprime est éternel, infini et idéal ; elle ne dit pas la passion, l’amour, le regret de tel ou tel individu dans telle ou telle situation, mais la passion, l’amour, le regret mêmes ». Et ainsi la musique se trouve être la condition indispensable de cette limitation du drame au purement humain.

Je ne saurais avoir l’intention ici d’approfondir avec Wagner la philosophie de la musique. Wagner n’a fait, d’ailleurs, que reprendre à ce sujet les idées de Schopenhauer, dont il a fait, dans son écrit sur Beethoven, un développement plein de profondeur et de poésie. Mais sa théorie du drame poético-musical était arrêtée dans son esprit bien avant qu’il ne connût Schopenhauer ; et c’est elle seule qui nous importe aujourd’hui.

Il nous est cependant indispensable de rappeler ici, pour l’intelligence de cette théorie, que la musique, suivant Wagner, par l’inconcevabilité logique de son action, agit sur l’homme « à la façon d’une force naturelle, que l’on subit sans pouvoir se l’expliquer ». C’était déjà l’opinion de Gœthe : « La dignité de l’art, disait-il, n’apparaît nulle part aussi éminemment que dans la musique, car la musique n’a point de matière : elle est toute forme et toute substance ; et elle relève et ennoblit tout ce qu’elle exprime. » Les poètes romantiques allemands sont allés plus loin encore. Henri de Kleist considérait la musique comme « la racine de tous les arts », Hoffmann disait que « la musique ouvrait à l’homme un monde inconnu, un monde qui n’avait rien de commun avec celui que nous font voir nos sens ». Le monde inconnu dont parlait Hoffmann, c’est cette « image complète du monde » que Wagner place dans l’âme prédestinée du Voyant.

Comme il y a loin, de ces nobles jugements des poètes sur le rôle sacré de la musique, aux théories de nos esthéticiens déclarant, avec le philosophe Herbart, que « l’essence véritable de la musique consiste tout entière dans les règles du simple et du double contrepoint », et lui refusant en conséquence toute signification supérieure ! Déjà Schiller nous a appris que la musique avait sur lui le pouvoir de lui faire créer des formes vivantes. Et voici que Wagner, complétant son témoignage, nous révèle le véritable pouvoir de la musique. La musique, pour lui, est un organisme féminin, incapable de créer par lui-même des formes vivantes, mais qui devient, de tous les arts, le plus créateur, lorsqu’il est fécondé par le Poète-Voyant. C’est dans le drame seulement que la musique peut créer des formes : et il en résulte, d’autre part, que le drame purement humain ne saurait se passer du secours de la musique.

« La musique, dit Wagner, ne doit pas entrer dans le drame comme un simple élément, à côté d’autres. Il faut lui rendre son ancienne dignité, et reconnaître en elle non la collaboratrice, ni la rivale, mais la mère du drame. C’est en avant et non pas à l’arrière du drame qu’est sa place. Elle chante et ce qu’elle chante, elle nous le montre là-bas sur la scène. Elle est comme une aïeule qui révélerait à ses enfants, sous la forme de légendes, les mystères de la religion. »

Mais pour que la musique remplisse ce rôle, il faut qu’à son tour elle soit incorporée dans le drame. « Une musique qui voudrait être son objet à elle-même, exprimer à elle seule un objet défini, cesserait absolument d’être de la musique. Tout effort pour devenir d’elle-même dramatique et caractéristique ne peut avoir d’autre effet que de déposséder la musique de son essence propre. » Et non seulement la musique ne saurait être à elle seule le drame, mais elle est même hors d’état de créer aucune forme pour l’œil ou pour l’imagination. « Quand le musicien essaie de peindre », dit Wagner, « il produit quelque chose qui n’est ni une peinture ni de la musique. » Personne n’a plus sévèrement jugé non plus la musique à programme : « Le programme, dit-il, aggrave encore la question du pourquoi, au lieu de la résoudre. Ce n’est pas lui qui peut exprimer la signification d’une symphonie, mais bien une action dramatique réalisée sur la scène. » Et l’on sait d’autre part que, dans les œuvres de Beethoven, Wagner a toujours vu des drames ; il affirmait que ces œuvres sublimes ne sauraient être comprises si on les considérait comme de la musique pure. Mais d’autre part il n’a point cessé de soutenir que, si heureuse et bienfaisante, si « nécessaire », qu’ait été l’erreur de Beethoven, ce maître admirable s’était trompé, en exprimant par la seule musique ce dont l’expression complète était réservée au drame. Erreur qui a été pour Wagner lui-même de l’effet le plus précieux : elle seule lui a révélé, en effet, le pouvoir profond de la musique, car ce n’est pas Gluck, mais Beethoven, qui a enseigné à Wagner la voie du drame purement humain.

C’est là un point d’histoire assez important, et qui nous aide à comprendre la véritable fonction de la musique dans le drame.

Nous avons vu que la musique, livrée à elle seule, était incapable de créer des formes, ne pouvant ni peindre, ni décrire ni exprimer une action. Mais ce serait une erreur de penser que les mots, les idées, les vers puissent limiter et déterminèr la musique. « Jamais les vers du poète n’y parviendraient, quand même ce seraient ceux de Gœthe ou de Schiller : cela n’est possible qu’au drame, en tant qu’il projette devant nos yeux le reflet de la musique, en tant que les mots et les pensées n’y servent plus qu’à la vie de l’action. » La tentative de Gluck pour adapter la musique aux paroles, si glorieuse qu’elle soit, n’a rien à voir ici ; tandis que c’est, au contraire, « l’erreur nécessaire » de Beethoven qui nous a révélé le pouvoir inépuisable de la musique. « Par son effort héroïque pour atteindre l’idéal nécessaire dans une voie impossible, Beethoven nous a montré l’aptitude infinie de la musique à atteindre cet idéal dans une voie où elle n’aurait plus besoin que d’être ce qu’elle est en réalité, l’art de l’expression. »

On comprend maintenant ce que voulait dire Wagner quand il rêvait d’un drame où « se trouveraient confondues dans une essence unique les figures de Shakspeare et les mélodies de Beethoven ». Et l’on devine pourquoi il nous dit qu’il aurait aimé à définir ses drames : « de la musique réalisée en action et rendue visible. »


V


Il nous reste à voir quel sera, dans ce drame idéal, le rôle des autres arts, et en particulier de la poésie. Wagner n’était nullement sur ce point de l’avis de Milton, qui croyait possible l’union « d’une musique sublime avec des vers immortels ». « Le fait qu’une musique ne perd rien de son caractère quand on change les paroles qu’elle prétend traduire », disait-il au contraire, « prouve assez clairement que la soi-disant relation intime de la musique et de la poésie est une pure illusion. Quand on entend des paroles chantées, à supposer même qu’on perçoive les paroles (ce qui, dans les chœurs notamment, est presque impossible), ce n’est pas à ces paroles qu’on fait attention, mais à la seule émotion musicale provoquée par elles chez le musicien. » Cette déclaration, venant de Wagner, pourra, au premier abord, surprendre plus d’un lecteur. Elle est en contradiction flagrante avec ce principe de Gluck « que l’objet de la musique est de soutenir la poésie ». Mais nous avons dit déjà que la conception wagnérienne du drame, loin d’être d’accord avec celle de Gluck, de ses prédécesseurs et de ses successeurs, comme on le répète communément, lui est, au contraire, tout à fait opposée. Wagner, d’ailleurs, dit encore dans un autre endroit que « toute réunion de la musique et de la poésie a nécessairement pour effet de dégrader cette dernière ».

C’est que, pour comprendre la théorie de Wagner, il faut toujours revenir à cette pensée de Lessing, que « la nature a destiné la poésie et la musique non pas à être liées ensemble, mais à former un seul et même art ». Ni la musique ni la poésie n’ont, en effet, pour objet, dans le drame wagnérien, de « se soutenir » l’une l’autre, mais elles doivent toutes deux agir en commun. La relation de la poésie et de la musique ne cesse d’être illusoire que lorsque les deux formes d’art renoncent également à leur valeur absolue, pour se consacrer à une fin supérieure, qui est la création du drame. L’union idéale du poète et du musicien, Wagner la comparait toujours à celle de l’homme et de la femme : le poète féconde, le musicien enfante.

Cette comparaison contient en germe le programme complet du rôle destiné par Wagner à la poésie dans le drame. Déjà Rousseau avait insisté sur la nécessité de n’admettre dans le drame musical que « des idées très simples et en petit nombre ». C’est précisément au poète que revient cette tâche de simplification. Il doit simplifier en « concentrant sur un seul point des moments divers » ; il doit simplifier en éliminant tout ce qui est conventionnel, historique, accidentel ; il doit simplifier en ramenant les caractères à leurs lignes primitives et réelles. Et sa tâche de simplification doit s’étendre jusqu’au style. Il doit « réduire le nombre des mots accessoires, multipliés à l’excès par la complication de la phrase littéraire » ; il doit éliminer du discours « tout ce qui ne s’adresse pas au sentiment, mais à la seule raison » ; et c’est à ce prix qu’il pourra « en faire un langage purement humain ». Tel est le sens profond de cette parole souvent citée, et souvent mal interprétée, de Wagner : « En vérité, la grandeur du poète se mesure surtout à ce qu’il sait taire. » Le poète, en effet, dit dès l’abord au musicien : « Fais jaillir ta mélodie, pour qu’elle coule à travers toute l’œuvre comme un torrent ininterrompu ; en elle tu diras ce que je tairai, parce que toi seul peux le dire : et moi, en me taisant, je dirai tout, parce que c’est moi qui te conduirai par la main. »

C’est que la musique a, elle aussi, son langage, « un langage nouveau, capable d’exprimer l’illimité avec une précision incomparable. » Ce langage a été développé, amené à la maîtrise parfaite de ses moyens par les grands symphonistes. Et aujourd’hui, « avec les symphonies de Beethoven, nous traversons la frontière d’une période nouvelle de l’histoire de l’art ; » et la dernière symphonie de Beethoven est « l’Évangile de l’art de l’avenir ».

Ainsi Wagner, tout en prenant le point de départ de sa théorie du drame dans la tragédie grecque, ne songe nullement à une résurrection de cette forme d’art disparue. Le Dramma per musica italien, tel surtout qu’il s’est développé dans les dernières œuvres de Gluck, constitue en une certaine mesure un essai de résurrection de ce genre ; mais pas du tout le drame de Wagner. Ce drame est, au contraire, fondé sur les dernières conquêtes de celui de tous les arts qui est arrivé le dernier à sa maturité : la musique.

Et que l’on ne croie pas que ces sacrifices mutuels de la poésie et de la musique constituent le moins du monde une entrave pour ces deux arts. Certes il y a tout un genre de beautés qui sont de mise dans les arts isolés, et qui ne sauraient trouver leur emploi dans le drame[6]. Mais, en revanche, la collaboration de la musique « donne au souffle de la poésie une plénitude incomparable » ; et la musique à son tour trouve dans le concours de la parole « une fécondation indéfinie du pouvoir purement musical de l’homme ».

Outre la musique et la poésie, la mimique, la plastique, la peinture et maints autres arts concourent à l’achèvement du drame purement humain. Mais à vouloir fixer avec détail ce que doit y être leur rôle, on risquerait de tomber dans un excès de dogmatisme ; mieux vaut, sur ce point, voir à l’œuvre Wagner lui-même, dans ses drames. Nous y trouverons notamment le geste muet promu, par la collaboration de la musique, à une intensité et à une puissance d’expression qui en font un des éléments constitutifs de l’ac tion dramatique : ainsi, dans le Rheingold, le geste de Wotan élevant l’épée ; dans Tristan la scène de la coupe. Ailleurs, par exemple dans les scènes du temple de Parsifal, c’est le tableau qui acquiert toute l’importance d’un élément d’émotion dramatique, toujours grâce à la collaboration du poète, qui nous fait comprendre le sens défini du tableau, et à celle du musicien qui nous en fait ressortir la portée pathétique. Enfin il n’y a pas une des œuvres de Wagner, depuis le Hollandais Volant jusqu’au troisième acte de Parsifal, où la plastique ne joue par instants un rôle capital dans le développement de l’action. Il importe seulement, au point de vue théorique, que ces arts divers se bornent toujours à remplir dans le drame la fonction spéciale que la nature leur a assignée, sans vouloir jamais empiéter l’un sur l’autre. Wagner, dans un passage de son Œuvre d’art de l’Avenir, nous a indiqué la manière dont ces arts divers pourraient s’harmoniser dans le drame. « Se complétant sous mille formes diverses, tantôt ils agiraient tous en commun, tantôt deux à deux, tantôt l’un après l’autre, suivant les exigences de l’action dramatique, seule chargée de donner la mesure et la direction… Mais tous ne doivent avoir qu’une seule intention, qui est le drame lui-même. »

Le drame, c’est, en effet, le centre où tout doit converger. Mais l’on peut se demander encore quelle devra être la matière de ce drame idéal et quelles règles spéciales résulteront pour son action dramatique des conditions nouvelles où il aura à se produire. Une première règle en résultera directement : la nécessité de restreindre la matière de l’action dramatique au purement humain. Et du rôle particulier de la musique dans le drame, résultera encore la nécessité pour le dramaturge nouveau de diriger son action beaucoup plus vers l’intérieur, vers le cœur et l’âme de ses personnages, que n’y était tenu l’auteur de drame simplement littéraire.

Mais en dehors de ces deux règles, dont la première seule a une valeur absolue, il n’y en a point d’autre qu’on puisse fixer avec rigueur. En essayant de préciser davantage la théorie de l’action dramatique, on courrait chance d’imposer des limites arbitraires et inutiles à l’infinie variété du génie créateur. C’est ce qui est arrivé à Wagner lui-même, dans son Opéra et Drame. Sous l’impression de son Anneau du Nibelung, qui l’occupait à ce moment, il a indiqué dans son livre comme nécessairement exigées par la définition du drame musical certaines limitations, par exemple la suppression des chœurs, dont il s’est lui-même dégagé dans ses œuvres suivantes. Et il y a encore maintes de ses observations, notamment sur l’emploi du mythe et de la légende, qu’on doit bien se garder de prendre pour des règles absolues. Le seul principe véritable du drame, lui-même l’a nettement formulé, en disant que « le drame devait revêtir sans cesse des formes nouvelles ».


VI


Ceci nous amène à une dernière question, fort importante, elle aussi, et encore plus difficile à résoudre : la question de savoir si nous sommes en droit de considérer les œuvres dramatiques de Wagner comme des exemples de ce drame dont il a exposé le plan dans ses écrits.

La question, à dire vrai, n’est difficile à résoudre que pour nous et en raison de notre admiration pour ces œuvres magnifiques. Pour Wagner, la réponse n’avait rien d’embarrassant : ce n’est pas une fois, mais vingt fois, qu’il l’a formulée dans ses écrits. Et sa réponse était négative : il n’entendait nullement qu’on cherchât dans ses drames les exemples de sa théorie du drame.

Il ne se lassait pas de répéter que le drame, tel qu’il le rêvait, était « actuellement impossible ». Dans Opéra et Drame, il écrivait : « Personne ne peut être aussi clairement convaincu que moi-même de cette vérité, que la réalisation du drame tel que je le conçois dépend de conditions qui la rendent actuellement impossible, non seulement à moi, mais à une volonté et à des aptitudes infiniment supérieures aux miennes. Elle dépend d’un état social, et par suite d’une collaboration collective, qui sont exactement à l’opposé de ce que nous avons à présent. » Et un an plus tard, en 1852, tandis qu’il était tout entier dans son Anneau du Nibelung, il écrivait à Uhlig : « À propos ! aie bien soin de protester contre l’accusation qu’on me fait de travailler à l’œuvre d’art de l’avenir ! Il faudrait pourtant bien que les sots apprennent à lire, avant de se mêler d’écrire ! » Il avait d’ailleurs, précédemment déjà, déclaré à Uhlig que « l’œuvre d’art de l’avenir ne saurait à présent être créée, mais tout au plus préparée ».

Ces divers passages prouvent, en tout cas, que la doctrine artistique générale de Wagner, et même sa théorie particulière du drame purement humain, doivent être considérées en dehors de son œuvre dramatique personnelle. Elles forment, comme le lecteur a pu s’en rendre compte, une partie organique de sa conception totale de l’univers.

Dans l’œuvre dramatique de Wagner, au contraire, le génie individuel domine tout le reste. Et Wagner a beau nous dire que, s’il a pu établir en théorie les éléments essentiels du drame purement humain, c’est « parce qu’il les a d’abord inconsciemment découverts dans la pratique de son art » : cette déclaration n’atténue pas l’erreur de ceux qui prétendent voir dans son œuvre un exemple complet et définitif de l’œuvre d’art de l’avenir, telle qu’il l’a conçue. Admettons plutôt, comme il le dit encore, que « l’œuvre d’art de l’avenir peut tout au plus aujourd’hui être pressentie. » Et il ajoute : « Seul le solitaire, dans son amer sentiment du tragique de cette situation, peut s’élever à un état d’ivresse assez complet pour tenter de réaliser l’impossible. »

Que Wagner ait « réalisé l’impossible », c’est ce que nous sommes bien tentés de croire, quand nous entendons Tristan, l’Anneau du Nibelung, Parsifal, et les Maîtres Chanteurs. Et ces œuvres incomparables nous donnent le clair « pressentiment » de ce que sera l’œuvre « collective » de l’art de l’avenir. Mais cet art lui-même, c’est de l’avenir seul que nous aurons à l’attendre.

Une faudrait pas supposer, cependant, que, pour avoir été un « solitaire », Wagner ait entièrement échappé à cette loi de « production collective » dont il faisait la condition nécessaire de toute véritable création artistique. L’art nouveau qu’il a créé, en effet, il ne l’a créé qu’avec la collaboration de tous les grands poètes et musiciens d’autrefois, et tout particulièrement des artistes de son pays. Et c’est même, à nos yeux, sa vraie grandeur, qu’il n’ait pas été dans l’histoire un accident, un phénomène isolé, mais au contraire le produit direct et longuement préparé de toute l’évolution artistique du génie allemand. Le drame wagnérien est l’œuvre et la propriété des grands poètes et des grands musiciens de l’Allemagne : c’est en leur nom, sur leur ordre, que Wagner a parlé et qu’il a créé.

Tous les grands musiciens allemands ont été, en effet, des dramaturges. Les Passions et la Grande Messe de Bach prouvent assez l’énorme puissance dramatique du vieux maître ; et il n’y a pas une de ses œuvres de pure musique où n’apparaisse son souci de l’accent et de l’expression. Pareillement Hændel ; et Haydn lui-même n’échappe pas à cette règle. Gluck, qui, du genre faux du Dramma per musica a tiré des merveilles de force et de vérité dramatiques ; Mozart, « ce suprême et divin génie », comme l’appelait Wagner, Mozart qui, en dépit de livrets abominables, dont il souffrait cruellement, et des fâcheuses conditions où il se trouvait, nous a laissé des drames immortels ; enfin Beethoven, qui n’était rien qu’un dramaturge : tous ces maîtres paraissent avoir senti, d’une façon plus ou moins consciente, que quelque chose leur manquait pour réaliser pleinement leur idéal d’art. Et c’est ce qu’ont senti, de leur côté, les poètes, Wieland, Schiller, Gœthe, Lessing, Herder, Kleist, Hoffmann, et tant d’autres qui pourraient être considérés, eux aussi, comme les précurseurs du drame wagnérien.

Wagner n’est donc pas un génie isolé. Il est le dernier fruit du génie de sa race ; et la forme d’art qu’il a instituée, résumé des aspirations séculaires des poètes et des musiciens allemands, cette forme ne doit pas s’appeler le drame wagnérien. Son nom véritable est : le drame allemand.

On parle couramment du drame grec, du drame anglais, de la tragédie française, du drame espagnol ; et ces noms n’expriment pas seulement la nationalité des auteurs, mais un genre spécial, une forme déterminée du drame. Désormais, on pourra, dans le même sens, parler du drame allemand. Et ce drame sera celui dont Wagner nous a indiqué les règles, et fait pressentir la beauté, le drame poético-musical, purement humain.

Nous verrons, dans les chapitres suivants, comment ce drame allemand s’est graduellement dégagé des langes où l’emprisonnait l’opéra étranger, et comment il a mûri, dans le développement d’une brève existence humaine, jusqu’au splendide épanouissement d’une vigueur sûre d’elle-même.



  1. Ce chapitre a été traduit par M. T. de Wyzewa.
  2. Je ne connais aucun autre philosophe qui ait exprimé cette distinction aussi clairement que Schopenhauer ; mais plus d’un, avant lui, l’avait pressentie. Kant, par exemple, distinguait déjà « les trois degrés de la connaissance » et Baumgarten plaçait dans la beauté le fondement de la connaissance philosophique.
  3. Le célèbre philologue américain Whitney affirme que « c’est une erreur profonde de considérer la voix comme l’organe spécifique du langage : elle n’est qu’un de ses organes, entre maints autres. »
  4. On retrouve aujourd’hui encore, dans les principautés des Balkans, la trace vivante de ce qu’ont dû être nos premiers poètes. Dans ce pays, le barde continue à chanter les exploits des héros ; il s’accompagne sur la guzla, dont il joue aussi durant les pauses de son chant ; et sans cesse il change de ton et d’attitude, et donne à son visage des expressions nouvelles. L’ensemble est d’un effet dramatique si poignant que nous avons vu maintes fois la foule des auditeurs haleter et frémir d’émotion aux récits de ce poète, qui est resté un poète et n’est pas devenu un artiste.
  5. « Cet artiste aujourd’hui si négligé, l’architecte, c’est lui qui est proprement le poète des arts plastiques : son rôle par rapport au sculpteur et au peintre est le même que celui du poéte par rapport au musicien et au metteur en scène. »
  6. De là vient, soit dit en passant, l’impossibilité absolue de séparer, dans les drames de Wagner, le texte et la musique, et de les examiner d’après les règles spéciales de chacun des deux arts.