Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Deuxième partie/3

Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 167-204).
DEUXIÈME PARTIE


III

LA DOCTRINE DE LA RÉGÉNÉRATION


« Nous reconnaissons le principe de la déchéance de l’humanité, et par suite la nécessité de sa régénération ; nous croyons à la possibilité de cette régénération ; et nous nous vouons à son accomplissement en toute façon. »

Ces paroles de Wagner (1880) mettent en relief la charpente de sa doctrine pratique de la régénération. On y discerne deux éléments bien distincts, mais étroitement liés : une négation et une affirmation. La forme actuelle de la société humaine (l’État moderne et ses églises) est reconnue comme le fruit d’une déchéance. Par contre, la connaissance, ainsi obtenue, des causes de cette déchéance conduit à la notion d’une régénération possible.


I


Avant tout, avant d’entrer dans les détails, il importe de poser ceci : c’est que la négation n’est pas métaphysique, mais empirique, et que l’affirmation n’est pas davantage mystique, mais bien positive, et concernant un avenir possible. Notre déchéance est due à des influences matérielles, et ce seront aussi des remèdes matériels, ou bien plutôt la suppression de ces influences néfastes, qui suffiront à nous rouvrir « le paradis aujourd’hui perdu, et retrouvé, alors, d’une manière consciente ».

Dans nos recherches sur les idées politiques et philosophiques de Wagner, nous avons eu à lutter avec une difficulté réelle : c’est que ces idées n’ont été énoncées qu’à titre de développements accessoires, à propos d’écrits relatifs à d’autres objets. Il nous a fallu les rechercher dans ces écrits, très nombreux, et dans les lettres de Wagner, ce qui nous rendait très malaisé d’en extraire des lignes précises, permettant une synthèse nette et complète, puisque nulle part le maître ne s’était livré à une exposition systématique de ses idées.

Ici, dès qu’il s’agit de la doctrine de la régénération, cette difficulté n’existe plus, car la doctrine en question fait l’objet de toute une série d’opuscules et est formulée avec une clarté telle qu’il semble que nous ayons devant nous de solides assises, rendant facile une exposition abrégée de pensées qui se suivent et se lient dans une unité indiscutable. Mais là se dresse un nouvel obstacle : dans cette doctrine pratique de la régénération, la philosophie et la religion ont une si grande part, que à ne les point considérer, on ne risquerait de défigurer la pensée de Wagner. Mais si, à côté de la doctrine pratique de régénération, nous faisons entrer en ligne de compte ces autres éléments, alors nous nous trouvons en présence de trois doctrines, l’une, pratique, l’autre, philosophique, la troisième, religieuse. Et chacune de ces doctrines diverses, d’une part, suppose les deux autres, de l’autre, semble les contredire sur plusieurs points fort importants !

Prenons pour exemple la doctrine philosophique de la régénération.

À côté de la doctrine toute simple et pratique d’une régénération de l’humanité, on trouve, dans les écrits de Wagner, de constantes allusions à la philosophie de Schopenhauer, qui, en un certain sens, doit lui servir de base. Or on sait que, dans cette philosophie, la « nouvelle naissance » métaphysique est présentée comme la connaissance complète, comme la pénétration, pourrait-on dire, de l’individualité, et la réversion de la volonté qui en est la conséquence. Un philosophe ne se fût jamais aventuré à rattacher à cette idée ou à toute autre partie du système de Schopenhauer, une doctrine d’une régénération du genre humain, encore moins à édifier cette dernière sur une telle base, Wagner, par contre, n’étant point un philosophe, mais « un artiste et un voyant », ne s’arrête point à de semblables scrupules. Il ne ferme les yeux ni à lacognition métaphysique de l’individu pensant, ni aux convictions qui s’imposent dans la contemplation vivante de l’histoire du genre humain. Par exemple, dans le même écrit où se trouve la doctrine positive de la régénération, il cite avec éloge ces mots de Schopenhauer : « La paix, le repos et la béatitude n’habitent que là ou il n’y a ni : Où ? ni : Quand ? » Il y parle aussi de « l’urne angoissée par l’illusion de l’apparence réelle du Monde »… Il y a là de quoi nous étonner : devonsnous donc nous vouer à l’accomplissement d’une régénération qui nulle part, en aucun temps, ne saurait aboutir à un résultat quelconque ? Pouvons-nous fonder l’espoir d’un avenir historique sur un passé également historique, si toute l’apparence réelle du Monde n’est qu’illusion et mensonge ? Mais, dans la conception de Wagner, ces hésitations ne sauraient avoir de valeur qu’au point de vue d’une contradiction de logique pure ; elles n’ont aucune portée pour la connaissance des vérités que nous enseigne la nature. Ce même phénomène, nous l’avons expressément constaté à propos de la politique : la coexistence de termes contradictoires en apparence, mais qui, en réalité, se complètent l’un l’autre ; ce sont des éléments constitutifs et nécessaires d’une intelligence sincère, même vis-à-vis d’elle-même, d’une intelligence qui s’est formée organiquement et à laquelle les mensonges systématiques ne sauraient faire prendre le change.

Dans la conscience de Wagner habitent, sans s’exclure l’une l’autre, et la négation métaphysique, et l’affirmation pratique.

Survient un troisième élément : la religion !…

Si la régénération pratique est représentée comme possible, encore ne réussira-t-elle que si nous sommes « hardis et croyants », voilà ce que, dès 1849. déclare Wagner ; et, en 1880, il écrit : « Ce n’est que sur le sol inébranlable d’une vraie religion», que l’aspiration à la régénération, et la force nécessaire pour y parvenir, peuvent se développer. C’est précisément dans la religion que se concilient ces contradictions de la joie de vivre et de la connaissance implacable et douloureuse, de l’optimisme et du pessimisme. Mais une nouvelle difficulté se présente : c’est que notre religion même n’a pas échappé à la déchéance universelle, si bien que l’on ne saurait admettre « son application immédiate à la régénération » ; et d’autre "part, cependant, « ce n’est pas à l’artiste à inventer les religions, elles ne sortent que des entrailles du peuple ». Nous voilà donc réduits à un point de départ, qui, — semble dire le maître lui-même, — en somme n’existe pas.

À la fin du chapitre, je reviendrai sur ce point, en cherchant à éclairer le sens de cette apparente contradiction. Pour le moment, qu’il me suffise de remarquer combien une exposition de la doctrine de la régénération, tout optimiste, de Wagner, se trouve entravée par le fait que, comme une basse profonde et continue, une philosophie pessimiste l’accompagne et la soutient, et par cet autre fait, qu’elle présuppose une religion qui n’est point encore sortie, mais qui a à sortir de la révélation chrétienne. Tout mon effort consistera à présenter la chose aussi simplement et aussi clairement que possible : je ne saurais cacher, cependant, que c’est ici ou jamais le cas d’appliquer l’adage d’Omar Khayam : « La limite qui sépare la vérité de l’erreur n’a que la largeur d’un cheveu. »


II


L’exposé de la doctrine de la régénération, telle que la concevait Richard Wagner, se décompose, cela va de soi, en deux parties : la négation et l’affirmation. L’élément de négation, c’est la conscience de la déchéance, et c’est cette conscience, une fois acquise, qui sert de base à la foi en une régénération possible. Mais il sera bon d’établir nettement, dès l’abord, quels sont les écrits de Wagner que nous devons faire rentrer dans la catégorie de ceux qui ont pour objet cette doctrine de la régénération.

Au sens étroit, ce sont les écrits des dernières années de sa vie : La Religion et l’Art (1880), et tous ceux qui se groupent autour de cette œuvre capitale : Voulons-nous espérer ? (1879), la Lettre ouverte à M. Ernest de Weber sur la vivisection (1879), À quoi sert cette connaissance ? (1880), Connais-toi toi-même et Héroïsme et Christianisme (1881)[1]. Mais les derniers mots de ce dernier écrit sont ainsi conçus : « Et maintenant, parvenus sur un terrain solide (il venait de mentionner, dans la phrase précédente, les, « grands poètes et les grands artistes du passé) « nous voulons nous recueillir pour pénétrer plus outre dans l’objet de notre étude ». Ces paroles, comme d’autres semblables, donnent à supposer que, après avoir, dans la série de La Religion et l’Art, insisté sur la religion, il concevait une seconde série, projet que la mort devait malheureusement mettre à néant. Et on peut se représenter que, dans ce deuxième groupe, c’est quelque chose comme : L’Art et la Religion ou L’Art et la Régénération qui eût été le titre approprié, en insistant, cette fois, sur « l’Art ». Car si, dans les écrits des dernières années, l’art est constamment mentionné, à côté de la religion, comme le plus puissant facteur de la régénération, on n’y trouve nulle part une analyse de l’art, ni quant à son essence intime, ni quant à son action extérieure, comme on eût pu s’y attendre. Et pourtant cette seconde série existe ; il y avait trente ans que Wagner l’avait écrite ! Il va sans dire que le maître, dans sa soixante-dixième année, eût formulé mainte pensée en d’autres termes qu’il ne l’avait fait à trente-six et trente-sept ans ; et cependant, tout ce qui, dans les écrits de Zurich, avait pu donner lieu à des malentendus, s’éclaire et s’harmonise à la lumière de La Religion et l’Art. Ces écrits de Zurich, L’Art et la Révolution, L’Œuvre d’art de l’Avenir (1849), Art et Climat (1850), Opéra et Drame, Communication à mes amis (1851), ces écrits, dis-je, forment donc une seconde série (bien que première en date), traitant de la régénération, série qui forme le complément indispensable de La Religion et l’Art et où le centre de gravité se porte sur l’Art et sur l’Œuvre d’Art. La pensée maîtresse, dans les deux séries, reste la même : l’art ne saurait parvenir à sa pleine floraison dans notre société actuelle, mais seulement dans une société régénérée ; d’autre part, pour cette régénération, la coopération de l’art est indispensable, absolument essentielle.

Celui qui se nourrit de la croyance que l’humanité se trouve dans la voie d’un progrès indéfini, dont on ne saurait entrevoir le terme, — et c’est là la foi du plus grand nombre, celui-là ne saurait admettre ni la nécessité, ni la possibilité d’une régénération. En effet, celle notion de régénération comporte l’admission préalable de deux postulats : la « bonté originelle », au moins relative, de l’homme, pour autant que sa vie et son développement fussent restés en harmonie avec les lois de la nature ambiante et de la sienne propre, et en outre, la conviction qu’historiquement l’humanité a erré, et s’est toujours davantage écartée des voies d’un développement sain et conforme à la nature. Ce qui, pour l’un, est « progrès », pour l’autre, n’est que « déchéance ». Le contraste de ces termes, logiquement opposés, est facile à saisir.

On pourrait se représenter la déchéance comme l’œuvre d’une puissance fatale, contre laquelle toute résistance serait inutile, comme une déchéance inéluctable, semblable aux effets de l’âge sur l’individu… Mais elle peut être aussi le résultat d’une véritable déviation, et alors il y a évidemment à l’envisagee bien en face, et à la tenir pour certaine, pour faire un premier pas et non le moins important, vers la régénération désirée. Que si on réussissait à en scruter et à en découvrir les causes, la régénération n’apparaîtrait plus seulement comme désirable, mais encore comme possible en fait. C’est pourquoi Wagner dit : « L’admission d’une déviation du genre humain, pour contraire qu’elle paraisse à l’idée de progrès, pourrait bien rester la seule base sur laquelle doive s’étayer et se fonder notre espérance… Car si nous voyons se vérifier cette affirmation, que la déviation est due à de trop puissantes influences extérieures, contre lesquelles l’homme préhistorique, dépourvu d’expérience, n’a pu se défendre, alors l’histoire du genre humain, dans les limites où elle nous est accessible, nous apparaîtra comme la période douloureuse de l’élaboration de sa pleine conscience, et lui montrera la voie où il aura à entrer, pour utiliser la connaissance ainsi acquise à se garantir de ces influences néfastes. »

Ce qui est particulièrement caractéristique chez Wagner, c’est que, du moment où son activité artistique le mit en contact avec la vie publique, il reconnut et stigmatisa les vices profonds de toute notre organisation sociale. Jamais le « chaos de la civilisation moderne » ne lui a arraché une seule expression d’admiration ; jamais il n’a cru à son prétendu progrès. Dans son discours à l’Association patriotique (1848), il parle del’humanité « souffrante et lamentablement dépouillée de sa dignité » ; dans l’Art et la Révolution, il déclare les « progrès de la civilisation nuisibles à l’humanité » ; dans L’Œuvre d’art de L’Avenir, on voit déjà se formuler, en principe et nettement, l’admission d’une déchéance. Dans cet écrit, il insiste déjà expressément sur la négation, et sur sa signification comme condition préalable de l’affirmation : « Le peuple n’a qu’à nier en fait ce qui, en fait, n’est rien, ce qui est inutile, superflu, sans valeur… et le quelque chose apparaît, tel que l’avenir dévoilé le gardait en réserve ». Précisément alors, à la fin de 1849, il écrivait à Uhlig : « Il suffit maintenant de détruire, on ne saurait encore reconstruire qu’arbitrairement ». Bientôt il reconnaît que le mal a de bien plus profondes racines, et, déjà en 1850 le mot de « déviation » se trouve sous sa plume : « Où que nous regardions dans le monde civilisé, nous constatons la déviation de l’homme. »

Trois mois après, Wagner, dans son œuvre capitale : Opéra et Drame, parle de « l’effrayante déformation morale, de notre condition sociale actuelle » et s’exprime, vers la fin, comme suit : « Voulons-nous traiter avec ce monde-là ? Non, car même les traités les plus humiliants nous excluraient nous-mêmes..... Nous ne reconquerrons la foi et le courage qu’en écoutant murmurer, dans les battements du cœur de l’histoire, cette éternelle source de vie qui, cachée sous les décombres de la civilisation historique, continue à couler dans sa fraîcheur originelle ». Dans sa Communication à mes amis il déclare « mépriser profondément ce monde dont l’hypocrisie feint le souci de l’art et de la culture, tandis que, dans ses veines, on ne trouverait pas une seule goutte de sang artistique, tandis qu’il ne saurait produire un seul souffle d’excellence ou de beauté vraiment humaines ». Tous ces passages sont empruntés aux écrits de Zurich. Dans ceux de la fin de sa vie, le maître, devenu vieux, ne juge pas notre civilisation avec plus d’indulgence. Il la dit « sans cœur et mauvaise, » ne « visant qu’à la mise en valeur correcte des calculs de son égoïsme », profondément immorale, « monde du meurtre et du brigandage organisés et légalisés par la fausseté ; le mensonge et l’hypocrisie », qui « changent les hommes en monstres >» etc., etc. Tout ce qu’on vient de lire peut se résumer dans le passage suivant : « Savoir reconnaître, dans notre civilisation, le fruit menteur et avorté du genre humain fourvoyé, c’est la tâche propre de l’esprit de vérité. » (Héroïsme et Christianisme).

Voilà pour l’attitude négative de Wagner vis-à-vis de notre civilisation. On pourrait allonger à plaisir la liste des citations, et elle n’aurait pas de fin, si l’on voulait y faire figurer tout ce que Wagner a eu à dire contre notre État moderne, « qui ne vit que des vices de la Société » et contre « la Religion ecclésiastique, devenue impuissante » et « dépouillée du vrai Dieu ». Il ne s’agit ici que de la conscience d’une déviation démontrée en principe ; et celle-là, certes, ne lui a jamais fait défaut.

Cependant, dès le début, nous voyons Wagner occupé à rechercher les causes de cette déchéance. Nous pouvons constater que sa condamnation absolue de l’état actuel de l’humanité n’est point le fait de la mauvaise humeur, ni le résultat d’un pessimisme métaphysique trop envahissant. Les constants efforts qu’il fait pour emprunter à la philosophie, à l’histoire, aux sciences naturelles, une explication suffisante de la déviation qu’il découvre chez l’homme civilisé, ces efforts sont la preuve de sa foi inébranlable dans l’énergie interne de cet homme et de son espoir essentiellement religieux en l’avenir qui l’attend. Ici s’atteste aussi le poète, chez Wagner : l’affirmation de la volonté, la croyance à la puissance plastique de l’action personnelle sont les bases nécessaires de toute mission artistique. La négation absolue et l’art s’excluent réciproquement. Les Hindous, par exemple, avec leur prédisposition métaphysique si exceptionnellement dominatrice, enseignent expressément que « le salut ne saurait être le prix de l’effort » ; aussi l’art leur demeure-t-il totalement étranger. L’activité artistique en elle-même présuppose déjà un tempérament optimiste, une inépuisable énergie de volonté, de foi et d’espérance. Le voyant qu’est l’artiste ne saurait se contenter de trouver le monde mauvais ; dans son sein même habite un témoin de la beauté de ce monde ; en revanche la beauté ne saurait, à son tour, arriver à se manifester que dans ce monde même. Le philosophe n’a nul besoin d’autres bommes ; ils lui sont à charge, il se retire dans l’ombre des forêts, pures de leur présence : l’artiste, par contre, a besoin d’eux, pour être lui-même ; il peut tout, mais rien sans leur coopération. De là cette conviction de Wagner, que l’homme ne saurait être « sauvé individuellement, comme être isolé » ; de là aussi ses efforts, depuis 1848 jusqu’à sa mort, pour scruter les causes de la déchéance humaine.

Il est intéressant de le suivre dans le progrès de ses investigations

Dans son discours à l’Association patriotique, Wagner disait déjà : « Il faut regarder bien en face, résolument, la question de savoir où est la vraie cause de toute misère dans notre état social actuel. » La réponse qu’il faisait à cette question, nous l’avons déjà vue à propos de sa politique : cette cause, c’est l’argent ! Ce premier effort de Wagner pour toucher le fond de notre état social dégénéré a été, un peu partout, taxé « d’étrangement naïf », et les hommes sérieux ont dédaigné de s’y arrêter. Peut-être en est-il qui pensent autrement. En tout cas, Wagner avait déjà pénétré bien plus avant dans la question qu’il posait. Pour remplir le but d’un discours populaire, il lui suffisait d’évoquer l’image « du pâle métal, auquel nous sommes asservis par un honteux vasselage » ; mais derrière ce produit, « le plus rigide, le moins capable de vie de la nature entière», il voyait le principe même de la propriété. Dans son écrit Die Wibelungen, de la même année 1848, il exprime l’opinion que la propriété devenue héréditaire est la principale cause de la déchéance de l’humanité. « Dans l’organisation historique du régime féodal, tant qu’il subsista dans sa pureté primitive, nous trouvons exprimé ce principe, à la fois humain et héroïque : la concession d’une jouissance était donnée à celui-là seul qui, par quelque acte, par quelque service, pouvait personnellement y prétendre. Du moment où le fief devint héréditaire, l’homme, son activité individuelle, ses mérites personnels, perdirent leur valeur, qui passa à la possession seule : devenue héréditaire, ce fut elle, et non plus la vertu personnelle, qui créa l’importance sociale de l’héritage ; ainsi, la dépréciation graduelle et grandissante de l’homme, alors que montait incessamment la valeur de la possession, en vint à s’incorporer dans les institutions les plus anti-humaines… Ce fut la propriété qui légitima l’homme, cet homme qui, jusque-là, avait, seul, justifié la propriété ». Toute sa vie, le maître demeura fidèle à cette conviction. Dans l’Œuvre d’art de l’Avenir, il voit, précisément, dans ce « premier souci de l’État moderne,… de fixer à jamais la propriété, ce qui arrête la vivante fécondité de l’avenir ». Dans Opéra et Drame il dit : « De la possession, devenue propriété, sur laquelle on veut exclusivement faire reposer tout ordre quelconque, sont sortis tous les crimes du mythe et de l’histoire». Dans un de ses derniers écrits : Connais-toi toi-même (1881), il revient encore à ce thème : « Il semble bien » dit il, « qu’avec cette notion de la propriété, qui paraît si simple en elle-même, et avec sa sanction politique, soit entré dans le corps de l’humanité un si cruel épieu, qu’elle devra en subir à jamais la douloureuse agonie ».

Mais à ce penseur sagace il ne pouvait échapper que des institutions comme l’argent et la transmission héréditaire de la propriété devaient, tout au plus, être considérées comme des causes de second ordre, peut-être comme des symptômes plutôt que des facteurs effectifs de la déchéance. Il creusa plus profond. Il crut pouvoir assigner à cette déchéance une cause physique, et la signala dans la corruption du sang. Il se demanda encore, comment s’expliquait le fait que les peuples d’Europe, non seulement se trouvent victimes d’une déviation grandissante, mais semblent s’éloigner de plus en plus de leur type propre, si bien que les branches du tronc germanique deviennent toujours plus étrangères les unes aux autres. Et cette explication, il la trouva dans l’influence morale du judaïsme.


III


Donc, pour Wagner, la corruption du sang et l’influence démoralisante du judaïsme, telles sont les causes principales de notre déchéance. L’influence du judaïsme accélère et favorise le progrès de la dégénérescence, en jetant l’homme moderne dans un tourbillon effréné qui ne lui laisse le temps ni de se reconnaître, ni de prendre conscience de cette lamentable déchéance, non plus que de la perte de son type propre. La corruption du sang provient surtout d’une nourriture anormale, mais aussi du mélange des races plus nobles avec celles qui le sont moins.

On peut voir combien Wagner se préoccupa de bonne heure de cette question du régime nutritif, par sa lettre à Uhlig du 20 octobre 1850, dont j’ai déjà cité quelques mots plus haut :

« D’une part, manque de nourriture saine, de l’autre, excès de jouissance sensuelle, par dessus tout, mode de vivre absolument contraire à la nature : voilà ce qui nous a amenés à un état de dégénérescence qui ne peut être arrêté et guéri que par une rénovation complète de notre organisme déformé. Le superflu et la privation, voilà les deux ennemis mortels de notre humanité d’à présent ». Dans sa correspondance avec Liszt aussi, Wagner fait à ce sujet une allusion curieuse : « En vérité, toute notre politique, toute notre diplomatie, notre soif de parvenir, notre impuissance et notre science, et aussi, malheureusement, tout notre art moderne..... en vérité, toute cette végétation parasite de notre vie actuelle n’a d’autre sol où elle puisse germer et prospérer, que notre ventre malade ! Ah ! si chacun voulait et pouvait me comprendre, à qui je jette ce cri, presque risible en apparence, et pourtant si effroyablement vrai ! »

C’est seulement dans le dernier écrit de la série : Héroïsme et Christianisme, que Wagner s’occupe de la question de l’inégalité des races humaines, et trouve une seconde cause physique de déchéance dans ce fait, « que si la race noble peut dominer la race inférieure, elle ne peut, par voie de mélange, nullement l’élever jusqu’à elle, mais seulement abaisser son propre niveau… Que nous n’aurions aucune histoire de l’humanité, s’il n’y avait eu des mouvements, des succès et des créations de la race blanche, cela est plus qu’évident, et nous pouvons sans crainte considérer l’histoire universelle comme l’histoire des mélanges de cette race avec la jaune et la noire, en ce sens que ces dernières, moins nobles qu’elle, n’entrent dans l’histoire que dans la mesure où, en s’y mêlant, elles s’assimilent plus ou moins à la race blanche. La détérioration de celle-ci, d’autre part, provient évidemment de ce que, infiniment moins nombreuse en représentants que les races inférieures, elle s’est vue obligée à se mêler à elles, en quoi, comme je l’ai déjà remarqué, elle a beaucoup plus perdu en pureté, qu’elle ne pouvait leur faire gagner, en ennoblissant leur sang en quelque mesure ». Ce point de vue, Wagner le tenait de son ami, le comte de Gobineau, et de son Essai sur l’Inégalité des Races humaines. En dépit de sa portée infinie, cette considération n’a, toutefois, qu’une importance secondaire pour la doctrine de la régénération, puisqu’elle n’éclaire pas l’avenir, mais seulement le passé. Du moins, elle ne saurait se projeter dans l’avenir que sous forme d’un épouvantable cataclysme. Mais Wagner détourne les yeux d’une si affreuse conséquence et voit dans le vrai christianisme un antidote « versé à tout le genre humain pour la plus noble purification de tous les vices de son sang ».

Par contre, de bonne heure Wagner se préoccupe d’un autre problème racial : je veux parler de l’influence démoralisatrice de l’une de ces races blanches sur les autres, de l’élément juif sur les peuples non juifs, sur l’ensemble des « gentils ».

Le Judaïsme dans la Musique parut, pour la première fois, en 1850, dans la Nouvelle Revue musicale de Brendel ; puis en brochure séparée, et avec une longue préface, en 1869. Aucun écrit du maître n’est plus universellement connu, au moins quant à son titre ; une des périphrases favorites, pour désigner Richard Wagner, c’est « l’auteur du Judaïsme dans la Musique ». Mais il serait erroné de croire que Wagner n’ait exprimé ses vues sur l’influence du judaïsme que dans ce seul opuscule, et cette erreur conduirait à une autre, celle de s’imaginer que le maître n’avait d’autre but que de critiquer les résultats obtenus par les compositeurs et les musiciens juifs. Il est clair que le domaine de l’art lui tenait surtout à cœur ; mais il a signalé et déploré l’influence du judaïsme dans les domaines les plus divers. Dans l’Art allemand et la Politique allemande, il parle clairement de cette influence déformante pour le caractère national allemand ; mais c’est dans la dernière série des traités relatifs à la régénération, dont deux même : Moderne, et : Connais-toi toi-même, y sont exclusivement consacrés, que se trouvent les déclarations les plus importantes sur ce sujet. La seconde surtout de ces deux brochures a une haute importance ; là, en douze pages, l’écrivain analyse, avec une intensité qui semble épuiser le sujet, « le désavantage, irrémédiable, semble-t-il, où se trouve la race allemande vis-à-vis de la race juive ». On ne saurait que recommander tout particulièrement l’étude de cet opuscule à qui veut connaître les vues de Wagner sur « le principe actif de la déchéance de l’humanité ».

Mais si le maître lui-même, en dépit des développements répétés, complets et lumineux qu’il a donnés à sa pensée, s’est heurté à des malentendus, parfois même intentionnels, il serait téméraire à un autre de vouloir entreprendre de résumer en quelques lignes les vues de Wagner sur le Judaïsme. Aujourd’hui surtout, les esprits sont montés à un diapason qui rend presque impossible une discussion objective et sincère de ce thème passionnant. C’est pourquoi je me bornerai à indiquer quelques lignes générales, sur lesquelles tout esprit impartial pourra se former son opinion personnelle.

On s’imagine parfois, souvent même, que la « question juive » est un phénomène tout récent ; on a tort, mais ce qui est nouveau, par contre, c’est qu’une question qu’on discutait jadis en toute franchise doive aujourd’hui être presque proscrite, à raison de la susceptibilité exagérée des esprits.

Point n’est besoin de remonter jusqu’à la sceleratissima gens de Sénèque, ni même jusqu’à Gœthe et à Beethoven ; il suffit d’établir que, quand Wagner entra dans la vie publique, tous les non-juifs étaient antisémites, depuis les démocrates teintés de socialisme jusqu’aux ultra-conservateurs. Herwegh, le socialiste, se plaignait de la faveur que lui avaient montrée les juifs : elle l’offensait. Dingelstedt, le héraut de la liberté allemande, écrivait :

« Où qu’on étende la main, elle se referme sur des juifs ; et partout ils sont le peuple chéri du Seigneur ; allez, enfermez-les à nouveau dans leurs vieilles rues, avant qu’ils ne vous enferment eux-mêmes dans un ghetto chrétien ! »

Dans le Landtag prussien, en 1847, le baron Frédéric de Thadden-Trieglaff réclamait textuellement « l’émancipation des chrétiens du joug juif », et M. de Bismarck-Schœnhausen s’exprimait dans le même sens ! Et ce n’est pas seulement en Allemagne que les esprits les mieux doués comprenaient que l’intrusion d’un élément étranger, de nature si spéciale, dans la vie publique des peuples d’Europe, apportait avec elle un élément de déformation certaine. En France paraissait, en cette même année 1847, l’œuvre prophétique de Toussenel : Les Juifs rois de l’époque. Il est très caractéristique que Feuerbach ait été célébré, sur tous les tons, par les juifs, bien qu’en de nombreux passages de ses œuvres il se soit exprimé sur leur compte en des termes qui, aujourd’hui, le voueraient à une mort littéraire certaine : « Le principe de la religion juive », dit-il, « est l’égoïsme. Le juif est indifférent à tout ce qui n’a pas de portée immédiate pour son bien personnel. L’égoïsme hébraïque est d’une profondeur et d’une violence insondables. Les Juifs reçurent de la grâce de Jehovah l’ordre de voler» etc. (1841. L’Essence du Christianisme). Depuis lors, un grand changement s’est produit. Les chrétiens sont devenus plus tolérants, les juifs moins. En tout cas, c’est se moquer de toute vérité historique que de faire un crime à un seul d’une opinion qui était celle de toute une époque[2].

Il ressort suffisamment de ce que nous venons de dire que, si Wagner crut devoir jeter un cri d’alarme devant l’influence grandissante des Juifs dans l’art allemand, cela n’était point le fait d’une idiosyncrasie toute personnelle. Les meilleurs de son temps, à quelque parti qu’ils se rangeassent, pensaient comme lui. Mais il est très digne de remarque qu’alors que les Juifs n’en voulurent point à d’autres de leur antisémitisme, ils ne lui pardonnèrent jamais le sien ! Son Judaïsme dans la Musique eût passé inaperçu, dans les colonnes d’un journal spécial et peu répandu, si les Juifs eux-mêmes, avec ce « flair sans défaut » que leur reconnaît le maître, n’eussent immédiatement deviné l’importance exceptionnelle de cet opuscule. De là, dans toute la presse européenne, un tolle universel, un déversement d’animosité dont j’ai signalé déjà la violence effrénée, une lutte acharnée qui poursuivit Wagner jusqu’à sa mort[3]. Rien n’est plus propre à attirer notre attention sur l’attitude prise par lui vis-à-vis du judaïsme ; cela donne à supposer qu’il avait peut-être frappé juste, rem acu tetigit

Mais si nous passons de l’étude de ces événements à celle des considérations présentées par Wagner, deux choses nous frappent dès l’abord : leur entière sincérité et leur haute signification humaine.

Comme son héros Siegfried, Wagner nous apparaît « étranger à l’envie ».

L’adresse du Juif à accumuler l’argent est généralement à l’origine de tous les reproches qu’on lui fait. Wagner, lui, n’a fait que défendre, simplement, le goût artistique et les notions morales de l’Allemagne contre une race qui sent ces choses autrement que la race germanique. Jamais il ne fait allusion à l’intérêt économique, et jamais sa discussion, toute de principe, ne dégénère en réquisitoire haineux et personnel. Pour défendre sa thèse, il lui faut bien, dans son Judaïsme dans la Musique, citer des musiciens israélites ; mais il se borne simplement à citer les noms les plus respectés. Qu’on voie avec quels égards il parle de Meyerbeer, avec quelle justice et quelle estime il parle encore de Mendelssohn, et qu’on compare ces passages avec les flots de boue qu’ils provoquèrent à son adresse ! Nous comprenons, certes, que Wagner, en fait, n’ait point perdu par là un seul de ses amis israélites vraiment « sympathiques », et qu’il comptât même s’en faire de nouveaux, par cet écrit, parmi les autres Juifs. Car il ne s’agissait point pour lui d’une simple question du jour, de pure actualité, mais bien « d’une idée dont la portée embrasse toute l’histoire de la culture humaine ».

Dès le début de l’opuscule, Wagner s’assigne pour objet « d’expliquer ce sentiment inconscient d’aversion populaire pour tout ce qui est juif, de formuler ainsi quelque chose qui existe en fait, mais nullement de prétendre susciter, par le jeu d’une imagination quelconque, quelque chose qui n’existerait pas ». Comment écarter cet état de fait, comment jeter un pont sur la crevasse béante entre les races ? Wagner en appelle à une régénération possible de l’humanité, et dit aux Juifs : « Joignez-vous sans réserves à cette œuvre de salut, par où l’anéantissement du moi aboutira à une vraie nouveauté de vie, et nous serons unis, confondus, sans plus de différences qui nous séparent ! Mais souvenez-vous qu’il n’y a pour vous qu’un moyen de vous soustraire à la malédiction qui pèse sur vous : le salut d’Ahasvérus, c’est l’anéantissement ! » Et ce qu’il entend par « anéantissement » ressort clairement d’une phrase précédente : « Mais, devenir pleinement homme avec nous, c’est, pour ainsi dire, pour le Juif, cesser d’être Juif »[4].

Plus loin, Wagner s’exprime tout aussi clairement : « Une chose me paraît évidente : du moment où l’influence juive sur notre vie intellectuelle s’est fait sentir pour déformer et pour altérer nos tendances les plus hautes et la culture qui nous est propre, et que ce n’est pas là un phénomène accidentel, dû peut-être à des causes d’ordre physiologique, il faut la reconnaître comme un fait indéniable et décisif… Si cet élément doit nous être assimilé, de façon à pouvoir coopérer avec nous au perfectionnement de nos facultés humaines les plus nobles, il est clair que ce n’est pas en voilant les difficultés de cette assimilation, mais bien en les signalant et en les proclamant, qu’on contribuera à atteindre le but désiré ».

Et si Wagner croit pouvoir dire des Juifs qu’ils « vivent de l’exploitation de la déchéance universelle », ce n’est pas autre chose, en définitive, que ce qu’avait déjà prédit d’eux leur propre prophète Michée : «Aussi le reste de Jacob sera parmi les nations, et au milieu de plusieurs peuples, comme un lion parmi les bêtes des forêts, et comme un lionceau parmi des troupeaux de brebis ; lequel, y passant, foule et déchire, sans que personne en puisse rien garantir » (Michée, V, 8).

Le terme de « lion » sent peut-être l’hyperbole ; mais il n’y a rien à reprendre à celui de « brebis » destinées à la tonte… Mais, après Michée, vint un prophète bien plus grand, qui cria aux filles de Jérusalem : « Ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous et sur vos enfants ! » Ce qu’il enseignait aux Juifs, qu’est-ce autre chose, en vérité, que ce que Wagner répétait après lui : « Pour être pleinement hommes avec nous, cessez d’être Juifs ! »


IV


Nous avons vu que Wagner considère l’état actuel de la civilisation comme un état de déchéance ; nous avons vu aussi qu’il croit avoir discerné les causes de cet état. Il reste à dire quelques mots de ses pensées positives, et des propositions qu’il a à faire en vue de parvenir à la régénération désirable.

De la conscience de cette déchéance, Wagner affirme : « Elle n’est pas nouvelle, car tout grand esprit l’a prise pour guide et pour fil conducteur ; demandez-le aux poètes vraiment grands de tous les temps, aux fondateurs aussi des religions véritables ! » Mais il rejette les conséquences pessimistes qu’en ont tirées la religion hindoue, la religion chrétienne et la métaphysique, et pense que la « connaissance de la vraie cause de notre déchéance nous amène, du même coup, à croire à la possibilité d’une régénération tout aussi radicale ». En effet, l’argument est si simple et si logique, qu’il suffit d’en admettre les prémisses, pour être forcé d’en admettre la conséquence. Si la nourriture animale est la cause principale de la déchéance humaine, le remède sera évidemment une diète strictement végétale ; si le mélange des races tend a corrompre le sang, il y a à prendre des mesures pour y mettre désormais obstacle, et ainsi de suite.

Je pourrais donc, semble-t-il, clore ici le chapitre relatif à la doctrine de Wagner en ce qui concerne la régénération. Mais c’est précisément ici que se montre la multiplicité des points de vue auxquels il se place, ce qu’on pourrait appeler la nature polyédrique de son esprit, et aussi la grande difficulté de réduire, en quelques simples formules, une vision des choses qui s’éclaire à des foyers divers, un organisme dont les racines vivifiantes divergent en tous sens ! Ici encore, nous constatons l’énorme distance qui sépare le philosophe, — qui, conformément aux lois constitutives de notre raison, cherche et doit chercher à tout simplifier, à tout ramener, si possible, à un seul principe causal, — de l’artiste, du voyant, qui proclame ce qu’il voit, et qui ne se soucie guère plus que la nature elle-même des étroites exigences de notre machine à penser !

Sans doute, Wagner prêche le végétérianisme, mais il ne s’en tient pas là. Son instinct philosophique était si sûr et si profond, qu’il devait, de tout temps, se rendre compte de l’étroite solidarité qui existe entre l’homme et la nature, et par conséquent reconnaître la force toute-puissante de la nécessité naturelle, comme aussi le reflet pessimiste qui ne pouvait manquer d’en rejaillir sur toute tentativederégénération. Mais, d’autre part, sa vie émotionnelle, le meilleur de son âme, étaient voués à cet Art qu’il concevait comme « absolument un avec la vraie religion », et ce n’étaient point des remèdes matériels ou métaphysiques qui pouvaient, à eux seuls, amener la régénération, puisque, bien au contraire, « tout véritable élan, toute force vraiment suffisante à l’accomplissement de la grande régénération, ne sauraient jaillir que du sol profond d’une religion véritable ».

On dirait donc trois mondes juxtaposés : l’un matériel et empirique, l’autre, transcendant et métaphysique, le troisième, mystique et religieux ; l’Art est l’élément qui les relie et les unifie, car sa forme est matérielle, son contenu transcendant, sa signification mystique, et c’est pourquoi, précisément, ces trois mondes se reflètent avec une netteté si exceptionnelle dans la conscience du génie artistique. Que si l’artiste, toutefois, veut exposer ce que son œil contemple dans une unité idéale, non plus dans l’œuvre d’art, mais bien, comme ce fut le cas chez Wagner pour la doctrine de la régénération, dans une exposition raisonnée, alors, il se voit forcé de présenter trois séries différentes de thèses, sans se soucier beaucoup de leur concordance, puisque sa propre personnalité lui révèle à lui-même leur unité, et que, dans l’œuvre d’art, il a le pouvoir de la révéler à d’autres par voie immédiate. Mais je l’ai dit, et on le comprend après ce que je viens d’exposer, on se heurte à de grandes difficultés dès qu’on veut ramener le système de Wagner à une forme condensée, facile à embrasser d’un coup d’œil : pour le concevoir, en quelque mesure, dans son ensemble, il y faut une condition essentielle, l’impression déterminante de ces œuvres d’art qui, pour me servir d’une comparaison scientifique, donnent à tout notre être une « faculté vibratoire » intensifiée, et font de nous des « conducteurs » dociles, pour des combinaisons complexes de pensées, qui, sans cela, n’eussent éveillé en nous aucune compréhension sympathique. Ce n’est pas Wagner seul, c’est tout génie artistique qui se trouve dans le même cas ; Gœthe aussi nous apparaîtrait comme un caméléon, ou plutôt comme un vivant caleïdoscope, si sa puissante individualité ne se dressait devant nous, et ne se manifestait, dans l’œuvre d’art, en sa vivante harmonie. Il ne faut point perdre cela de vue, pour se faire une impression d’ensemble correcte, quand on examine successivement et séparément, les trois points de vue matériel, métaphysique et religieux.

Il ne me reste pas grand’chose à dire du point de vue matériel, empirique.

L’important, ici, d’après Wagner, est la nourriture : nous devons nous abstenir de viande et de boissons alcooliques. Le maître n’adopta ces vues extrêmes qu’à une époque avancée de sa vie. Auparavant il avait dit : « La juste mesure consiste à jouir de tout, mais avec modération » ; il avait même écrit que « les substances naturelles simples ne sont pas faites pour des êtres comme nous : nous avons besoin de ce qui est compliqué, de substances telles qu’elles nous fournissent le plus possible de profit alimentaire avec un minimum de force digestive à dépenser ». Mais quand il fut bien convaincu que la diète exclusivement végétale est « le point central de la question de régénération », il ne se laissa plus détourner par aucune considération. Par exemple, il admet que peut-être, dans les climats septentrionaux, la nourriture animale est nécessaire ; en ce cas, nous, les races plus nobles, nous devrions nous livrer à une « émigration rationnelle[5] » vers le Sud ! Sans doute, Wagner lui-même dit que c’est là un « tableau emprunté à l’imagination », comme bien d’autres de ses propositions sur le terrain matériel et pratique. Nous ferons bien de nous en souvenir, surtout ceux d’entre nous chez qui la seule pensée du végétérianisme provoque le sourire d’une prétendue supériorité. Et cependant, en présence des grands progrès que fait le végétérianisme, surtout chez des gens éminemment pratiques tels que les Anglo-Saxons et les Américains, et en considération des ressources physiques exceptionnelles dont les végétariens ont fait preuve, en ces dernières années, dans les concours sportifs, on pourrait peut-être recommander à l’opinion contraire un peu plus « d’objectivité ». La preuve scientifique, jusqu’ici, n’a été faite ni pour, ni contre. En outre, cette preuve n’aurait que bien peu de portée, puisque la question de fond est toute morale, et touche spécialement aux rapports de l’homme avec les animaux. (V. la Lettre de Wagner à E. de Weber).

Sur le terrain philosophique, la pensée de la régénération se meut déjà plus librement.

« C’est la nature, et la nature seule, qui peut dénouer l’écheveau embrouillé de la destinée humaine, car la civilisation, en partant de la foi chrétienne et de la condamnation de la nature humaine, en niant ainsi l’homme, s’est fait par là un ennemuqui doit tôt ou tard l’anéantir, en ce sens que l’homme n’y trouve plus place : car cet ennemi, c’est précisément la nature éternelle et seule vivante, » (L’Art et la Révolution). Cette même pensée, le maître l’écrivait encore, sous forme plus lumineuse, à Heinrich de Stein, quelques jours avant sa mort, le 31 janvier 1883 : « Nous ne saurions partir d’un point trop éloigné de notre soidisant civilisation d’aujourd’hui pour parvenir à une conciliation harmonieuse de l’élément purement humain avec la nature éternelle ». Évidemment, des considérations de cet ordre ne se meuvent point dans le domaine empirique. Ce qui est « purement humain », ce qui est du ressort de la « nature éternelle », ce ne sont peut-être point là des abstractions pures, mais on conviendra, du moins, que ces notions ne sont point empruntées à l’observation. Nous verrons, dans le chapitre suivant, l’importance capitale, dans l’œuvre d’art de Wagner, de cette notion du purement humain. Sa valeur, dans la doctrine de la régénération, consiste en ce que Wagner, précisément, est resté fidèle à cette notion pendant toute sa vie, et ensuite en ce que cette humanité normale et complète, qui n’est qu’une partie intégrante et subordonnée de la nature éternelle, fournit son élément d’optimisme à la croyance philosophique de Wagner en une régénération possible.

Des citations que je viens de donner, citations qu’il serait, d’ailleurs, facile de multiplier, il ressort avec évidence que la nature, et en particulier « la vraie nature de l’homme », est considérée comme bonne. Wagner appelle notre monde « le désert d’un paradis dégénéré ». Dans ses premiers écrits, il déplore « l’ébranlement de la foi en la pureté de la nature humaine », et, dans un des derniers, il répète : « Nous ne chercherons notre salut que dans le retour de l’homme à la dignité simple et sacrée qui est sienne. » Tout au contraire, le vrai pessimiste enseigne que, « bien plutôt que d’identifier, à la façon panthéiste, la nature avec Dieu, il semblerait plus juste de l’identifier avec le diable », et de l’homme, il dit : « L’homme, au fond, est une bête sauvage et effroyable. Nous ne le connaissons qu’à cet état de domestication et de subjugation qu’on nomme civilisation, c’est pourquoi les explosions occasionnelles de la nature nous épouvantent. Mais quand et où le verrou et sa chaîne de l’ordre légal se relâchent et tombent, alors se montre ce qu’il est en réalité » (Schopenhauer). Ainsi, cette foi inébranlable à la pureté et à la sainteté de la nature humaine est la base philosophique de la doctrine de Wagner, en ce qui concerne la régénération.

De même, dès le début, nous trouvons chez lui une autre notion, qui fleure le pessimisme, et qui fait contrepoids à la première : la notion de nécessité !

J’ai déjà montré, en traitant de la philosophie de Wagner, combien, dans ses premiers écrits, la manière dont il insiste sur « la nécessité fatale » (spontanée, involontaire, unwillkührlich) fait penser à la Volonté de Schopenhauer. Le maître lui-même, a conçu ce qu’il appelait autrefois la fatalité (unwillkühr) comme tellement identique à la Volonté de Schopenhauer, qu’il ne s’est pas donné la peine de corriger son texte dans les éditions subséquentes, mais s’est borné à signaler une fois pour toutes, dans une préface, cette concordance de termes. Cette notion de nécessité, pour lui, embrasse, comme la Volonté de Schopenhauer, tout l’ensemble des phénomènes : la nature « engendre et forme par nécessité », et chez l’homme aussi, « c’est la seule pression du besoin, qui nous détermine à créer des actes et des gestes dignes d’être créés ». Et la conséquence logique en est claire : c’est que « la vie est ce qui est immédiat, ce qui se détermine soi-même », et la science, « la justification de l’inconscient… la résolution de la fatalité dans le vouloir de ce qui est nécessaire ».

Un peu de réflexion prouvera à chacun qu’une « régénération » ne trouve pas sa place dans une conception fataliste de la nature. Celle-ci a formé tout ce qui est, par nécessité, et la sagesse consiste à « vouloir le nécessaire ». Chez Schopenhauer, il ne saurait être question de régénération, puisque le mot de « déchéance » n’aurait aucun sens dans son système, et n’est jamais prononcé par lui. Tenter de prouver le progrès, c’est, sans doute, selon lui, se livrer à « une construction artificielle et imaginaire » ; mais il n’admet pas davantage l’idée de déchéance ; pour lui, le résidu final de l’histoire, c’est qu’on se trouve en présence d’un « être, toujours le même, toujours égal à lui-même, immuable, qui fait aujourd’hui ce qu’il a fait hier et toujours » (Œuvres complètes, III, 507). Schopenhauer, il est vrai, affirme la doctrine de la chute, mais expressément à titre de mythe, car l’existence elle-même est péché en soi. Selon ce philosophe, le sage, comme le Wotan de Wagner, ne peut « vouloir qu’une chose : la fin ! la fin » ! Avec une grande hardiesse, Wagner, qui possédait pleinement la métaphysique de Schopenhauer, et qui s’y rangeait sans réserves, a entrepris de jouer, vis-à-vis de cette philosophie, le même rôle que Schopenhauer lui-même vis-à-vis de Kant ; il l’a continuée ! Il dit expressément qu’il a trouvé « dans les arguments même que Schopenhauer donne à l’appui de sa condamnation du monde, le fil conducteur pour en faire sortir l’idée d’un salut possible de ce même monde » : Et plus loin : « Les seules routes clairement montrées par Schopenhauer, par où la volonté égarée puisse retrouver sa voie, et qui donnent incontestablement accès à une espérance, ces routes ont été nettement indiquées par notre philosophe, et sur des lignes qui sont celles des religions les plus élevées ; ce n’est pas sa faute si la représentation si exacte du monde, comme elle se dressait seule devant lui, devait le préoccuper si exclusivement qu’il se vit forcé de nous laisser le soin d’explorer ces mêmes routes et d’y marcher ; car c’est sur ses pas, et non autrement, qu’il est possible de les suivre ». Le maître va jusqu’à représenter la philosophie de Schopenhauer comme la seule « qui puisse être recommandée pour marcher avec indépendance dans les voies d’une véritable espérance ». Voilà, certes, un brusque et surprenant détour, qui n’eût surpris personne davantage que l’homme qui appelait l’espérance « la folie du cœur » ; ce qui, sans doute, ne prouve rien, puisque Kant lui-même n’eût pas été capable de reconnaître son continuateur en Schopenhauer. On peut dire que celui-ci, prenant comme tremplin « l’idéalisme critique » de Kant, a fait un vrai saut périlleux, pour arriver à voir, dans sa Volonté, la chose en soi. Et Wagner a fait, lui aussi, un saut qui ne le cède point en audace à celui-là. Avec une infaillible sagacité il a reconnu que la négation de la volonté de vivre, quelles que soient les raisons qu’elle se donne, « se caractérise » toujours comme la suprême énergie de la volonté. Il en conclut que quiconque se rend pleinement compte de la déchéance, et possède en même temps cette plus haute énergie de la volonté, a dans la main tout ce qu’il faut pour une régénération : il connaît le mal et il est maître du salut. C’est de là que sort cette « foi à une régénération possible », cette pénétration de « la toute-puissance de la volonté » et c’est ainsi que s’explique cette étrange parole : « La certitude de la victoire de la volonté est le fruit de la conscience de la déchéance. »

Dans tout ce qui précède, il ne faut voir, naturellement, que des indications ; on ne saurait, en bonne justice, demander plus à une exposition sommaire et générale. En notant le rapport organique qui unit le pessimisme de Schopenhauer à l’optimisme wagnérien au point de vue de la régénération, j’ai rappelé au lecteur ce qu’il y a, selon moi, de plus intéressant et de plus significatif dans la pensée philosophique de Wagner.

Et sans doute, qui voudrait se contenter, dans la doctrine de la régénération, du point de vue philosophique, arriverait avec peine à concilier des principes si opposés en apparence. Mais c’est que la racine, dont la sève arrive à l’épanouissement dans la conviction de Wagner, part d’une couche plus profonde : à vrai dire, cette doctrine est une doctrine religieuse.

Le principe du Credo de Wagner est la conviction d’une signification morale du monde, conviction qui n’admet pas le doute : « La reconnaissance d’une signification morale du monde est le couronnement de toute connaissance ». Cette connaissance est aussi la base de l’espérance, et par là, la source de la foi dans la régénération. En 1853, Wagner écrit : « J’ai foi en l’avenir du genre humain, et je ne tire cette foi, simplement, que du besoin que j’en éprouve ». Mais la foi, issue de ce besoin intime de croire, s’appelle religion, et cette première proposition aide à en mieux comprendre une autre, que Wagner énonça plus tard : « Toute véritable aspiration, et toute force rendant possible l’accomplissement de la grande régénération ne sauraient avoir leur origine que dans le sol profond d’une religion ». Donc, sans religion, nous ne pouvons ni acquérir la force nécessaire à la régénération, ni même nous y sentir portés. La religion est bien, on le voit, la condition sine qua non sur laquelle repose toute la doctrine wagnérienne de la régénération.

Il est difficile, ici, de ne pas songer à Feuerbach, à sa foi inébranlable en l’avenir, et à sa noble ambition d’inspirer un nouveau souffle de vie à la religion dont l’empire décroît, en l’employant à féconder le terrain solide de la réalité. Mais si je mentionne Feuerbach, c’est surtout pour montrer combien « l’optimisme religieux » de Wagner diffère de toute foi matérialiste en l’avenir, comme celle de ce philosophe. La différence consiste en ce que Wagner croit à des destinées du genre humain fixées « en dehors de l’espace et du temps », à une « signification morale du monde ». Toute sa doctrine de la régénération sort de cette foi. Du progrès matériel, elle n’a cure. À l’idée de progrès, elle oppose celle de l’harmonie avec la nature ; non qu’elle prêche simplement le retour à la nature, mais elle veut que l’unité de l’homme et de la nature, qui a inconsciemment formé la vie de l’homme primitif, soit érigée en loi consciemment acceptée. Ni le perfectionnement des machines, ni l’accumulation infinie des connaissances scientifiques ne font tomber une larme de moins dans l’océan de la misère humaine ; aussi la signification de ces choses n’est-elle que passagère et relative, non point éternelle, ni absolue. La pensée de la régénération, chez Wagner, n’a en vue que l’homme en tant qu’être moral. Au fond, peu lui importe d’atteindre un but temporel ; ne va-t-il pas jusqu’à dire que l’humanité peut aller à la ruine, « si seulement cette ruine est divine » ? Le passage suivant de La Religion et l’Art ne laisse pas subsister le moindre doute sur la conception de Wagner : « Que l’état produit par une régénération du genre humain soit aussi paisible qu’on voudra, grâce à l’apaisement de la conscience, encore est-il que dans la nature qui nous environne, dans la violence des éléments, dans les manifestations invariables de volontés inférieures, agissant parmi nous et près de nous, dans la mer comme dans le désert, bien plus, dans l’insecte, dans le ver que nous écrasons sans nous en douter, le tragique effroyable de l’existence universelle nous restera sensible, et, tous les jours, il nous faudra bien lever les yeux vers le Rédempteur crucifié comme vers le dernier et suprême abri. »


V


Comment la doctrine de la régénération, chez Wagner, partant de trois points de vue différents, l’un empirique et historique, l’autre abstrait et philosophique, le troisième religieux, se montre à nous sous trois formes correspondantes, c’est ce que je crois avoir suffisamment exposé. Il me reste à dire un mot de l’élément où les trois mondes prennent conscience de leur unité, celui qui joue un rôle si prépondérant dans cette vision générale des choses : l’Art.

Son action, dans chacun de ces trois domaines, est décisive.

Déjà dans le premier écrit de Zurich, l’Art et la Révolution, Wagner attribue à l’art une destination des plus hautes : « C’est précisément à l’art qu’il appartient de faire reconnaître à ce besoin social (de libre dignité humaine) sa signification la plus noble, de lui montrer sa direction vraie. » Il reconnaît toutefois que, sans doute, « ce n’est pas par l’action de l’art seul que nous parviendrons à développer la société humaine dans un sens humainement beau et noble » ; ce n’est pas à Apollon seul, ce dieu de l’art, que l’avenir doit élever un temple, mais aussi « à Jésus, qui souffrit pour l’humanité ! » Donc, alors même que la pensée de Wagner, sur ce point de la régénération, n’est point encore mûrie, alors déjà s’en dégage nettement cette idée, que l’art, dans cette transformation désirable de la société humaine, doit jouer le rôle d’un intermédiaire indispensable. Il doit révéler à l’homme la signification de ce besoin pressant et inconscient, montrer au dévoyé sa direction vraie. Il n’exerce point une action immédiate, comme par exemple, « d’ennoblir les mœurs » ; mais il possède le pouvoir magique de révéler l’homme à lui-même, et de lui tracer le chemin qui le conduira à la régénération.

Presque à la même époque, Wagner reconnut dans l’art, « le représentant de la nécessité », ou, comme il dit encore « la nécessité de la nature ». Par là se trouve clairement défini le rapport de l’art à la métaphysique. L’art ne saurait prétendre à exprimer jamais une abstraction métaphysique : mais il y a un art supérieur, qui se distingue de la production artistique ordinaire en ce que le déploiement de son activité est nécessaire, involontaire ; et ce qu’il parvient à représenter, ce sont les manifestations de cette essence première et transcendante du monde : la nécessité, la volonté, de quelque nom qu’on la désigne. L’art « dégage la pensée immatérielle de la sensation » ; c’est pourquoi Schopenhauer le tenait en si haute estime, et voyait, à son point de vue exclusivement philosophique, « son véritable but dans le fait qu’il fraie la voie aux idées cosmiques, aux idées sur le monde. » En ceci aussi l’art joue donc, dans la conviction de Wagner, un rôle capital d’intermédiaire ; il est l’intermédiaire d’une pénétration plus profonde de l’essence du monde ; pénétration qui est, elle-même un élément indispensable de la pensée de la régénération.

Dans l’Œuvre d’art de l’Avenir, nous trouvons la troisième thèse capitale : « L’œuvre d’art est la religion rendue sensible sous une forme vivante. » Donc, ici aussi, en matière religieuse, l’art est l’intermédiaire, l’exposant, pourrait-on dire, et son office est de « faire toucher au doigt la signification la plus haute », et de « montrer la vraie direction » à suivre. « Heureux serons-nous », s’écrie Wagner plus tard « si, pénétrés de la conscience d’une vie sociale supérieure, nous demeurons accessibles à ce médiateur du sublime et de sa terreur sacrée, et si nous nous laissons docilement conduire, par l’artiste, par ce poète du tragique universel, vers une expression apaisée de cette vie humaine ! Ce prêtre-poète, le seul qui n’ait jamais menti, s’est toujours, ainsi qu’un interprète et un ami, associé à l’humanité à travers ses lamentables égarements : il saura nous accompagner encore sur le chemin de cette vie nouvelle, et nous présenter encore, dans la vérité idéale, le symbole de tout ce qui passe, alors que, depuis longtemps, la pseudo-réalité de l’histoire dormira enterrée sous les paperasses jaunies de la civilisation ».

Mais, nous avons vu plus haut que « toute véritable aspiration, et toute force rendant possible l’accomplissement de la régénération, ne sauraient avoir leur origine que dans le sol profond d’une véritable religion. » Aussi est-ce le rapport de l’art à la religion qui est, de beaucoup, le plus important. Car s’il réussit à s’élever, de son rôle inférieur de récréation, de distraction innocente, à la hauteur d’un « acte religieux sanctifiant et purifiant », comme le demande Wagner, alors on comprend « de quelle signification pourra être cet art, épuré des exigences immorales qui aujourd’hui le dénaturent, ce qu’il pourra être sur le terrain d’un nouvel ordre moral des choses, en particulier pour le peuple ». Quel service inappréciable et immense l’art, ainsi compris, a rendu à la vraie religion, et quels bien plus grands services il est appelé à lui rendre encore, c’est ce que Wagner montre dans un passage capital, qui sert d’introduction à La Religion et l’Art :

« On pourrait dire que, là où la religion devient artificielle, c’est à l’art qu’il appartient d’en sauver la substance, en ce sens qu’il se saisit, selon leur valeur relative, des symboles mythiques que celle-là voudrait faire accepter dans leur sens littéral, pour en révéler dans une représentation idéale la vérité cachée et profonde. »

Ainsi le rôle décisif de l’art consiste en ce qu’il « sauve la substance de la religion » ; en ce qu’il « exprime ce qui est inexprimable pour la philosophie religieuse » ; en ce que, dans la dégénérescence du dogme, « le véritable art idéaliste intervient en libérateur » ; en ce qu’il « conserve le plus noble héritage de la pensée chrétienne dans sa pureté transformante, régénératrice ». Toutefois, si nous devons espérer en une régénération, encore faut-il que cet espoir puisse s’étayer sur la « restitution d’une religion véritable » ; car l’art seul ne saurait nous donner une religion. Il peut, cependant, nous mettre « sur la bonne voie », il peut nous « révéler l’ineffable au-delà de toute notion pensable » ; une intime parenté le lie à cette « religion suprême, qui doit encore sortir de la révélation chrétienne ».

Que, dans cette constante préoccupation de la religion, Wagner n’ait en vue aucune des églises existantes, cela saute aux yeux ; les derniers mots que je viens de citer, à eux seuls, le démontrent. Le lecteur a déjà pu se rendre compte, par beaucoup de passages cités dans ce livre, du sens dans lequel Wagner était chrétien. En 1851, il répond à ses adversaires : « Si je fus chrétien par mon désir de me soustraire à l’indignité du monde moderne, je fus un chrétien plus honnête que tous ceux qui, dans leur impertinente piété, me reprochent d’avoir abandonné le christianisme. » Il ajoute plus tard : « Nous ne devrions désormais nous appliquer qu’à préparer à la religion de la pitié un terrain solide, où elle puisse prendre pied chez nous, en dépit des partisans du dogme, de l’utilité. » Wagner explique « la corruption de la religion chrétienne par l’intervention du judaïsme dans la formation de ses dogmes ». Notre civilisation, d’après lui, loin d’être chrétienne, serait « le triomphe des ennemis de la foi chrétienne », un « mélange de barbarie et de judaïsme » ; aussi nos religions sontelles impropres à frayer la voie de la régénération[6].

Ce qu’était la religion que rêvait Wagner, ses écrits ne le disent pas, mais bien ses œuvres d’art, depuis les Fées jusqu’à Parsifal. Car, si la coopération de l’art est indispensable pour la restauration d’une religion véritable, l’art véritable, de son côté, ne peut se concevoir qu’en tant qu’émanation de cette religion. « Ce n’est que sur la base d’une vraie moralité qu’une véritable fleur d’art peut croître et prospérer ; » c’est pourquoi Wagner dit : « La nouvelle religion contient et implique les conditions de l’œuvre d’art ». Dans À quoi sert cette connaissance ? nous lisons : « Mais l’art le plus élevé ne saurait trouver l’énergie nécessaire pour de semblables révélations, s’il lui manque la base du symbole religieux de l’ordre de choses moral le plus parfait, car c’est par là seulement qu’il peut se faire vraiment comprendre du peuple. » On voit, par conséquent, en quel sens l’art de Wagner, comme tout art vraiment élevé, p»ut avec raison être taxé de « religieux ».

Le rapport entre l’art et la religion est un rapport de mutualité et de réciprocité qui les conditionne l’un par l’autre ; l’art véritable ne saurait naître sans religion, la religion ne peut se révéler sans le secours de l’art. En ce sens, l’art et la religion ne forment qu’un seul organisme. Et c’est seulement de cette forme vivante d’un art profondément religieux, révélation d’une religion véritable, que peuvent sortir le besoin et la force nécessaires à l’accomplissement de la grande régénération. Et de celle-ci doit sortir « l’humanité renouvelée, bienheureuse et artistique de l’avenir » !

Mais quelle forme doit revêtir l’art, pour se montrer digne d’une si haute mission ? Pour qu’il montre à l’homme assoiffé de liberté et de vraie dignité humaine « la direction à suivre », pour qu’il « libère en la rendant sensible » la pensée insaisissable du métaphysicien, pour qu’il « représente la religion sous forme vivante » ? La réponse à cette question, la doctrine artistique de Wagner va nous la donner, en particulier sa doctrine du drame parfait, de cette œuvre d’art « par laquelle peut être communiqué, dans son élévation la plus haute, comme dans sa profondeur la plus grande, tout ce que l’esprit humain est capable de concevoir, et cela, de la manière la plus intelligible ».



  1. Le traité du Féminin dans l’homme, que Wagner commença à écrire deux jours avant sa mort, eût pris, naturellement, place dans cette série.
  2. Les Allemands ont, depuis, et pendant toute une génération, été frappés de cécité ; sinon, ils n’eussent pas pris au sérieux des hommes qui disaient, comme Gustave Freytag : « Nous tenons actuellement toute attaque contre le judaïsme, chez nous, pour un anachronisme indigne de notre époque, que cette attaque se produise sur le terrain politique, social, scientifique ou artistique (Grenzboten, 1869, n° 22). La différence entre Freytag et Wagner est celle qui sépare le talent du génie ; si l’on avait alors écouté la voix conciliante de ce dernier, et son solennel avertissement, on n’en serait jamais arrivé au conflit menaçant et suraigu que nous voyons se produire aujourd’hui.
  3. Le Judaïsme dans la Musique parut en seconde édition en 1869, et plus de cent soixante-dix réfutations ont paru depuis lors.
  4. On ne saurait se rappeler sans une douce gaieté, qae MM. Joachim, Moscheles, Hauptmann, David, etc., se sentirent tellement offensés par cette invitation à « devenir pleinement hommes avec nous », qu’ils demandèrent que l’éditeur de la Nouvelle Revue musicale, Franz Brendel, fût destitué de sa place de professeur au Conservatoire de Leipzig ! Au reste, les mots de Wagner rappellent, sous une forme très mitigée, ce que Luther avait dit aussi : que les Juifs devaient cesser d’être Juifs : « sinon, nous ne devons pas les tolérer chez nous ».
  5. Cette proposition d’une émigration en masse paraîtra extravagante à beaucoup de lecteurs ; et cependant un homme nourri dans les sciences d’observation, le célèbre physiologiste, psychologue et moraliste Alfred Fouillée vient, dans un livre paru en juillet 1895 : Le tempérament et le caractère selon les individus, les sexes et les races, de proposer exactement le même exode, seule branche de salut, selon lui, pour la race indogermanique ; d’après lui, la possibilité pratique de cette idée est confirmée par les plus récentes découvertes de la médecine.
  6. Cf. Tolstoï : « Mais, quand je me mis à étudier le christianisme, je trouvai, à côté de cette pure source de vie, un amas d’impuretés et de boue qui s’y sont mêlées contre toute justice ; à côté de la sublime doctrine chrétienne, je trouvai, unie à elle, une doctrine étrangère, informe, une doctrine hébraïque et ecclésiastique. » (Les Evangiles, préface.)