Revues anglaises - La Philosophie de M. Balfour

Revues anglaises - La Philosophie de M. Balfour
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 445-456).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ANGLAISES

LA PHILOSOPHIE DE M. BALFOUR

Les Anglais ont toujours eu à un très haut degré le goût des discussions théoriques ; et rien ne leur plaît davantage qu’une belle controverse, longuement poursuivie à grand renfort d’objections, de réponses, et de contre-réponses. Le « livre de l’année, » the book of the year, celui que tout le monde est tenu d’avoir lu, ce n’est point chez eux, comme d’ordinaire chez nous, un roman, mais plutôt quelque gros traité de morale ou de théologie, à moins encore que ce ne soit un roman philosophique, du genre de ceux de Mrs Humphry Ward, où chaque personnage semble avoir été créé surtout pour réfuter, ou pour énoncer, ou pour symboliser une idée. Mais je ne crois pas que même le fameux Robert Elsmere ait produit en son temps une impression aussi forte, soulevé d’aussi vifs et bruyans débats, que le nouvel ouvrage de M. A. J. Balfour, les Fondemens de la Croyance. Depuis trois mois qu’il a paru, journaux et revues n’ont cessé de s’en occuper; déjà M. Huxley, M. Wallace, le révérend Martineau, l’archidoyen Farrar, déjà les principaux savans, philosophes et théologiens anglais sont intervenus dans la discussion, en attendant qu’y interviennent à leur tour M. Spencer, et peut-être M. Gladstone. Et l’année finira avant qu’on ait fini de s’émouvoir de ce livre de métaphysique, où. il n’est question que des premiers principes et de la cause première.

Cette émotion tient sans doute, en grande partie, à la personne même de M. Balfour. Comme le dit M. Stead dans la Review of Reviews : « M. Balfour ne peut manquer de jouer un jour dans l’histoire d’Angleterre un rôle pour le moins aussi important que celui de M. Gladstone. Lui seul, en tout cas, est de taille à le jouer. Les préventions et les antipathies qu’il avait d’abord suscitées sont désormais apaisées; et ses adversaires politiques eux-mêmes doivent reconnaître en lui le leader le plus habile qu’ait eu la Chambre des Communes, depuis le temps de sir Robert Peel. L’adresse de ses reparties, sa souplesse et son égalité d’humeur dans le maniement des hommes, sa probité et son désintéressement, toutes ces précieuses vertus lui ont valu autant de respect dans le parti opposé que d’affection dans le sien. Il a apporté aux mesquines discussions parlementaires quelque chose de l’âme chevaleresque des anciens paladins. » Et M. Stead ajoute : « Ainsi nous savions déjà que M. Balfour était un politicien habile, un orateur brillant, un administrateur sagace ; et nous savions encore qu’il était un de nos meilleurs essayistes. Mais rien de ce qu’il nous avait fait voir jusqu’ici ne nous avait préparés à l’extraordinaire ensemble de qualités littéraires que nous avons trouvé dans ses Fondemens de la Croyance, à cet éclat de style, à cette hardiesse de pensée, à cette sérénité noble et sage, à cette verve mordante, ni surtout à cette habileté vraiment géniale dans le choix des exemples, qui projette sur les questions les plus abstruses de la métaphysique un clair rayon de vie et de poésie. »

Peut-être M. Stead va-t-il un peu loin dans l’éloge. Et peut-être aurait-il été moins étonné de voir réunies dans ces Fondemens de la Croyance tant de belles qualités littéraires, s’il avait pris la peine de lire, ou de relire, les ouvrages précédens de M. Balfour, son essai sur la Religion de l’Humanité, son Apologie du doute en madère de philosophie. Il y aurait retrouvé les mêmes qualités, employées à défendre des idées semblables. Et il y aurait retrouvé le même défaut, un défaut que M. Balfour partage d’ailleurs avec la plupart des théoriciens anglais : raisonneur subtil, adroit dans l’attaque et prompt à la riposte, se mouvant en outre dans les questions générales avec une aisance et une souplesse remarquables, M. Balfour ne sait pas composer. Il donne, en vérité, à son argumentation toutes les apparences d’un plan rigoureux, multipliant les titres et les sous-titres, s’arrêtant vingt fois pour résumer ce qu’il a déjà établi et indiquer ce qui lui reste à établir encore; mais avec tout cela jamais nous ne parvenons à saisir clairement l’ordre total de ses idées, ni à comprendre pourquoi, ayant commencé de traiter un sujet, il s’interrompt pour y revenir quelques chapitres plus loin.

Mais tous ces écrits philosophiques de M. Balfour nous prouvent, en revanche, combien il y a dans l’esprit anglais de goût et d’aptitude pour les raisonnemens abstraits, combien ce peuple de positivistes est aussi un peuple d’idéologues et de métaphysiciens. M. Stead nous avertit bien que M. Balfour est Écossais, que, par son tempérament philosophique comme par sa naissance, il est le compatriote de John Knox et de David Hume. Mais Écossais ou Anglais, ses livres nous font voir en lui un métaphysicien de race, passionnément épris de pure dialectique. Et il n’est point seul de son espèce, dans son pays. Lui-même se charge de nous apprendre qu’il existe en Angleterre toute une école de métaphysiciens, développant jusqu’à leurs conséquences extrêmes l’idéalisme de Fichte et le panthéisme de Schelling. Aussi bien sommes-nous trop portés à croire, sur la foi des traducteurs, que M. Spencer et les empiristes représentent à eux seuls toute la philosophie anglaise d’aujourd’hui; tandis qu’il n’y a pas de pays en Europe où le culte de l’Absolu se soit plus fidèlement gardé. Les dissertations hégéliennes du professeur Caird, les paradoxes idéalistes de M. T. H. Green, Apparence et Réalité de M. Bradley, maints autres ouvrages de métaphysique transcendante trouvent autant de lecteurs dans le public anglais que les écrits de l’école évolutionniste ; et le nouveau livre de M. Balfour va sans doute en trouver davantage.

C’est que, indépendamment de sa haute portée littéraire et philosophique, ce livre a encore eu la fortune de venir à son heure. Il est apparu au public anglais comme le signal définitif d’une réaction, que depuis quelque temps déjà l’on pouvait pressentir, contre les prétentions exagérées de la science, et l’abus de ce qu’on pourrait nommer l’intellectualisme. On sait qu’une réaction analogue, s’est récemment produite chez nous, comme elle ne peut manquer, j’imagine, de se produire tôt ou tard dans l’Europe entière. Mais elle ne peut manquer non plus de prendre, dans chaque pays, des caractères différens. En Angleterre, elle a commencé par une série de protestations, au nom du bon sens et de l’esprit pratique, contre la théorie du progrès[1]. Des écrivains sortis de camps les plus opposés, — M. Pearson, M. F. Harrison, M. Benjamin Kidd, — ont tour à tour mis en garde leurs compatriotes contre des interprétations par trop optimistes de la doctrine de l’évolution ; ils ont essayé de prouver que les soi-disant progrès de notre civilisation aboutissaient en fin de compte à une diminution du bonheur dans l’humanité ; que sans cesse la vie devenait moins sûre et plus difficile; que l’énergie, la spontanéité, la force de création, le sentiment esthétique, allaient toujours faiblissant.

Et bientôt à ces premiers symptômes d’autres se joignirent. On vit les chefs mêmes du mouvement empiriste s’arrêter dans le développement de leur doctrine, et faire en quelque sorte pénitence publique. On vit M. Huxley, dans ses Conférences d’Oxford de 1893, se séparer nettement de M. Spencer et de son école, pour considérer l’homme non plus comme le dernier produit de l’évolution cosmique, mais comme une force morale indépendante, capable d’enrayer et de diriger cette évolution. Puis ce fut un autre naturaliste, Georges J. Romanes, abjurant avant de mourir son ancienne foi dans la valeur absolue de la raison et de l’expérience scientifique.il avait publié en 1879 un petit traité anonyme : Naïf examen du Théisme, où il déclarait expressément que « la volonté libre était une absurdité » et que « l’hypothèse d’une Providence était superflue. » Mais peu à peu sa conception de la vie s’était modifiée ; et ses Pensées sur la Religion, qui viennent d’être publiées, au lendemain de sa mort, par les soins d’un ami, contiennent la rétractation la plus formelle de son rationalisme d’autrefois. Romanes y reconnaît l’impossibilité pour la science d’atteindre à la réalité objective, et la nécessité pour l’esprit de suppléer par la foi aux lacunes de la science. Et la foi qu’il recommande n’est point le simple déisme, mais la foi chrétienne, cette religion de l’Évangile « dont la divinité se prouve tout ensemble par l’histoire de son développement et par la sublimité de ses préceptes moraux. »

Ce sont les mêmes idées que soutient M. Balfour dans ses Fondemens de la Croyance, mais avec une éloquence, une vigueur de logique, une autorité infiniment supérieures. Sur quoi il a beau répéter, à mainte reprise, que son intention n’est point de détruire, mais de fonder ; qu’il cherche seulement à concilier la science avec la foi et la raison avec l’autorité : on aperçoit tout de suite que la portée de son livre est avant tout critique, et on lui sait gré de déclarer la guerre, comme il fait, aux prétentions excessives de la science et de la raison. De là vient le grand succès de son livre ; et de là aussi la violence des attaques qu’il a eues à subir, dans les journaux et les revues, de la part des principaux représentans de l’esprit scientifique. Mais, outre que la violence de ces attaques est, jusqu’à présent, ce que j’y ai trouvé de plus remarquable, je ne puis songer à les analyser avant d’avoir brièvement indiqué le sujet et les argumens essentiels du livre même qui en est l’objet.


Les Fondemens de la Croyance, notes pouvant servir d’introduction à l’étude de la Théologie tel est le titre complet du livre de M. Balfour. Et l’auteur prend encore la précaution de nous expliquer, dans un avant-propos, que ce n’est pas à la théologie même, mais à « l’étude de la théologie » qu’il s’est proposé de nous préparer. Ce qu’il a voulu, en d’autres termes, c’est simplement rechercher si l’étude de la théologie est ou n’est pas, a priori, tout à fait déraisonnable ; si un homme de bon sens peut ou ne peut pas aborder l’étude d’une science qui repose sur l’autorité d’une révélation surnaturelle, et qui admet pour point de départ toute une série de mystères. Cela revient à se demander si l’univers où nous vivons contient en lui-même son explication, si la raison et la science suffisent à tous les besoins de la vie morale et pratique de l’humanité : car s’il en est ainsi, on comprend que toute théologie soit absolument superflue.

Or toute une école aujourd’hui l’affirme; et c’est à elle que s’en prend M. Balfour, dès les premiers chapitres de son livre. « C’est, dit-il, une école qui m’est infiniment moins sympathique que celle des idéalistes, mais qui, sous des appellations diverses, compte un nombre formidable d’adeptes, et qui seule, en fin de compte, profite de tous les dommages que peut subir la théologie. Agnosticisme, positivisme, empirisme, tous ces mots ont été employés pour désigner la doctrine de cette école : et à tous ces mots je demanderai la permission de substituer celui de naturalisme. Au reste, le nom importe peu : et la doctrine de cette école est aisée à définir. C’est une doctrine suivant laquelle nous pouvons connaître les phénomènes et leurs lois, mais rien d’autre. Qu’il y ait ou non quelque chose d’autre, c’est ce que jamais nous ne pourrons savoir. Et quelle que puisse être la réalité du monde (à supposer que ce mot ne fût pas vide de sens), le monde que nous pouvons connaître, le seul qui existe pour nous, est le monde que nous révèle la perception, et qui forme la matière des sciences naturelles. »

Et M. Balfour, dans l’examen qu’il veut faire de ce naturalisme, commence par l’étude de ses conséquences pratiques, dont la première est, suivant lui, d’enlever toute valeur à la loi morale. « Kant, nous le savons, comparait la loi morale à la voûte étoilée du ciel, et les déclarait toutes deux également sublimes. La doctrine naturaliste la comparerait plutôt à ces organes de défense et d’abri que la nature a disposés sur le dos de certains insectes, et les déclarerait l’une et les autres également ingénieux. Mais comment espérer que la loi morale conserve son prestige aux yeux d’hommes si bien renseignés sur sa généalogie ? » Si nos sentimens moraux résultent simplement de l’évolution, s’ils ne sont que le résidu héréditaire de nécessités anciennes, tout homme raisonnable doit les tenir pour tels, et s’en affranchir dans la mesure du possible. Et si l’homme n’est pas libre, si tous ses actes sont déterminés, c’est l’idée du devoir moral qui perd alors toute signification.

Impuissant à fonder une morale, le naturalisme l’est encore à justifier la présence en nous des sentimens esthétiques. Notre raison même, si l’on admettait cette doctrine, ne serait rien de plus qu’un instrument de défense pratique, dans la lutte pour vivre. Si la raison, en effet, s’est constituée en nous, comme nos autres facultés, sous l’effet de l’évolution, la prétention qu’elle a de connaître et de comprendre est parfaitement insensée...

Mais je crains bien d’enlever à ces premiers chapitres, en les résumant comme je fais, la part principale de leur intérêt. Ce sont, de tout le livre de M. Balfour, ceux qu’on a le plus admirés : mais ils me paraissent valoir surtout par l’agrément du style, par la verve sans cesse renouvelée des images, par cet air de raillerie et de détachement qui constitue le ton particulier de M. Balfour dans la discussion philosophique. Le chapitre qui traite de l’esthétique, en particulier, contient des digressions sur l’histoire de la musique, sur l’éducation musicale du public anglais, qui mériteraient à elles seules de tirer hors de pair le livre où elles se trouvent. Mais elles ne s’y trouvent vraiment que par manière de hors-d’œuvre : et il faut bien reconnaître que, pour le fond des idées, M. Balfour ne dit rien, dans ces premiers chapitres, qu’on n’ait dit déjà maintes fois avant lui. Les objections qu’il tire, contre le naturalisme, de ses conséquences pratiques, sont les mêmes qu’en tiraient déjà, au collège, nos professeurs de philosophie.

Aussi bien M. Balfour est-il trop métaphysicien pour juger d’un système sur ses conséquences pratiques; et il nous le fait bien voir aux chapitres suivans. Ce n’est plus cette fois aux conséquences du naturalisme qu’il s’en prend, mais à son principe même. En quelques pages d’une originalité et d’une pénétration singulières, il s’efforce de démontrer l’inanité radicale d’une doctrine qui ne veut reposer que sur l’expérience scientifique. Non seulement toute expérience vraiment « scientifique » est à jamais impossible ; non seulement il est certain que nos sens nous trompent, et que toute science fondée sur eux se condamne à n’être qu’erreur ; mais il n’y a point de trace dans la nature de cette soi-disant fixité que la science prétend y avoir trouvée. « Bien loin d’affirmer, si on la réduit à elle-même, l’existence d’un monde où toutes choses petites et grandes se reproduisent toujours suivant un ordre invariable, notre expérience quotidienne nous affirme absolument le contraire. Certes il y a des régions de l’expérience où cette régularité nous apparaît : ainsi le jour succède toujours à la nuit, l’automne à l’été ; mais même dans les faits de cet ordre, personne ne serait en droit de conclure de son expérience personnelle à une succession constante et invariable. Et quand nous en venons à des phénomènes plus complexes, ce n’est plus la régularité, c’est l’irrégularité de la nature qui nous frappe, dans notre expérience. Jamais en tout cas cette expérience ne nous permettrait de découvrir, sous la succession des phénomènes, la présence d’une loi... Et si nous croyons fermement à l’existence de lois dans le monde, ce n’est point à cause de notre expérience, mais en quelque sorte malgré elle, et parce que nous apportons à l’interprétation de notre expérience une croyance préconçue dans la loi de Causalité. »

L’idéalisme transcendantal, qui n’admet d’autre réalité que le moi, s’accorderait bien mieux que le naturalisme avec la raison et même avec l’expérience. Mais d’autre part il est impossible, à force même d’être conséquent : car lorsqu’il a affirmé que le moi est l’unique réalité, et que le non-moi n’est que son reflet, il n’a plus ensuite qu’à se taire. Et pour ne plus se poser que dans le domaine de l’apparence, le problème de la relation du moi avec le non-moi, le problème de notre devoir et de notre destinée n’en réclame pas moins une solution.

Il ne faut pas songer enfin à doubler l’empirisme d’un soi-disant rationalisme, qui compléterait les résultats de l’expérience par les résultats du sens commun et de la raison. Et M. Balfour raille, à ce propos, l’ingénuité des théologiens qui prétendent concilier la religion avec la science, en faisant commencer l’une, simplement, au point où l’autre s’arrête : car si l’on attribue aux résultats de l’expérience scientifique une valeur absolue, le premier de ces résultats doit être de condamner toute théologie. « Au théologien qui lui proposerait une religion naturelle pour compléter sa connaissance de l’univers, le naturaliste conséquent répondrait qu’il n’a nul besoin de rien de pareil : que d’arguer de l’existence de causes dans le monde à l’existence d’une cause première hors du monde est un procédé logique extrêmement suspect, moins suspect encore, toutefois, que celui qui consisterait à arguer du caractère de ce monde à la bonté de son auteur; mais que, au surplus, ce sont là des sujets dénués d’intérêt, attendu que le Dieu ainsi inféré a terminé son unique tâche le jour où il a mis en mouvement sa vaste machine de causes et d’effets. Mais si ensuite le théologien offrait au naturaliste une religion révélée, le naturaliste devrait lui répondre que la valeur d’une révélation ne se prouve point par des argumens historiques, que l’expérience ne permet d’admettre ni l’origine surnaturelle d’une révélation ni la réalité des miracles qui l’affirment, et qu’enfin ce sont là des fables pour amuser les enfans. »

M. Balfour en vient alors à ce qui fait l’objet principal de son livre. Il essaie d’établir que ce n’est pas seulement l’expérience et la science, mais la raison elle-même qui échouent à nous fournir une explication satisfaisante de l’univers où nous vivons. Le long chapitre qu’il consacre à l’analyse de la raison est incontestablement le meilleur de tout l’ouvrage : et je regrette de ne pouvoir y insister comme je le voudrais. Non seulement, d’après M. Balfour, la raison n’a aucun droit à tenir dans la vie de l’esprit le rôle qu’elle prétend y tenir, mais il est faux que son rôle y soit vraiment essentiel. L’autorité, que la raison se pique de remplacer, c’est l’autorité qui est au fond de notre pensée comme de nos actions. « Nous ne devons pas oublier que c’est à l’autorité, et non pas à la raison, que nous devons toutes nos idées religieuses, morales et politiques; que c’est elle qui nous fournit les prémisses du raisonnement scientifique ; que c’est elle qui dirige l’humanité dans sa vie sociale. Et si je ne craignais d’effaroucher mon lecteur par une expression un peu paradoxale, j’ajouterais que la qualité par laquelle nous nous élevons le plus au-dessus de la brute, ce n’est point notre aptitude à convaincre ou à être convaincus par l’exercice de la raison, mais plutôt notre aptitude à subir l’influence de l’autorité et à la faire subir. » Et quant au rôle de la raison, voici, d’après M. Balfour, en quoi il consiste : « J’ai lu quelque part que, dans la machine à vapeur, telle qu’elle était à l’origine, il y avait un homme spécialement chargé d’ouvrir la soupape par où la vapeur entrait dans le cylindre. Il était tenu de tirer un cordon, à des intervalles déterminés. Et j’ai l’idée que, jusqu’au jour où son emploi fut décidément supprimé, cet homme devait en être très fier, et se considérer comme la partie la plus importante de la machine, simplement parce qu’il en était la seule partie rationnelle. » Nous ressemblons tous à cet ouvrier. Nous sommes fiers de notre raison, et nous croyons ingénument qu’elle dirige toute notre vie ; tandis qu’en réalité la part de notre raison personnelle dans notre vie se réduit à fort peu de chose. Parmi toutes nos idées, en est-il une seule qui nous vienne directement de nous-mêmes, que nous ayons acquise, développée, contrôlée, sans le secours d’une autorité étrangère?


Ce chapitre sert de conclusion à la partie critique du livre de M. Balfour ; et nous assistons dans les chapitres suivans à un essai de reconstruction positive. Car M. Balfour estime que l’esprit humain ne saurait se passer d’un système philosophique, d’une doctrine d’ensemble touchant les origines et la fin des choses. Mais le système idéal doit donner une satisfaction égale à tous les besoins naturels de l’esprit, puisque aussi bien toutes nos croyances, d’où qu’elles nous viennent, ont pour nous une égale valeur. « L’erreur des systèmes naturalistes, fondés sur la science et la raison, a été d’admettre a priori et comme une vérité manifeste, que les croyances scientifiques et rationnelles étaient non seulement différentes de nos autres croyances, mais leur étaient encore supérieures ; qu’elles seules étaient dignes d’être prises en considération, au détriment, par exemple, de nos croyances esthétiques et morales ; que les lois scientifiques étaient les seules vraies, et les méthodes scientifiques les seules efficaces. »

Il s’agit donc de créer un système capable de donner satisfaction à tous nos besoins et à toutes nos croyances. Et d’abord ce système aura d’autant plus de chance d’être parfait qu’il craindra moins de s’élever au-dessus de l’apparence sensible et de l’expérience ordinaire. C’est par la hardiesse de leurs généralisations que Leibniz, Kant, Hegel, aujourd’hui encore, nous paraissent si grands. « Et la chose est vraie, même en ce qui touche Spinoza. Les philosophes, en vérité, ne peuvent guère trouver leur compte dans sa méthode ni dans ses conclusions. Ils ont vite fini d’admirer la soi-disant rigueur mathématique de ses déductions ; et sa théorie de la nature, une nature si différente de celle des sciences physiques, que nous n’avons guère de surprise à la voir identifiée avec Dieu ; et son Dieu, un Dieu si différent de celui de la théologie que nous trouvons tout naturel de le voir confondu avec la nature; et sa liberté, qui est en même temps une nécessité; et sa volonté, qui n’est autre chose que l’intelligence ; et son amour, dont il fait une adhésion raisonnée ; et son univers, d’où il a banni tout ce qui pouvait le rendre vivant. Depuis deux cents ans qu’il a été publié, son livre n’a point converti deux cents personnes. Et pourtant il continue à intéresser, à passionner le monde. Pourquoi? non pas à coup sûr pour la valeur de ses affirmations, ni pour ce qu’il peut avoir d’hérétique et d’antireligieux. Ne serait-ce point plutôt parce que, en dépit du caractère positif de sa théorie, Spinoza nous apparaît doué d’une imagination religieuse, qui perce jusqu’à nous à travers la sécheresse de ses théorèmes, qui lui permet de chercher la vérité au plus loin possible de l’expérience habituelle, qui finit même par lui inspirer pour sa Substance, inactive, impersonnelle, immorale, un sentiment qui ressemble fort à l’amour de Dieu ? »

On pourrait s’étonner, après cela, que la première condition d’un système idéal ne soit point dans son accord avec la réalité. Mais c’est que la réalité, à y bien réfléchir, est un mot vide de sens. Non seulement il nous est impossible d’atteindre directement la véritable nature des choses, mais il n’y a pas une notion si simple ni si positive qui n’apparaisse aux divers esprits sous des aspects différens. « A entendre certaines personnes, on croirait que la partie éclairée de l’humanité, — c’est-à-dire ces personnes elles-mêmes et celles qui ont le bonheur d’être de leur avis, — jouissent d’une connaissance précise de la réalité. Et cependant, à l’exception des vérités mathématiques, il n’y a absolument rien au monde que nous puissions nous flatter de connaître ni de comprendre tout à fait. Ni dans nos idées sur nous-mêmes, ni dans nos idées sur autrui, ni dans nos idées sur la matière, ni dans nos idées sur Dieu, il n’y en a une seule qui soit autre chose qu’une croyance, et une croyance approximative, sujette à l’erreur par tous les côtés. » Et la force des grandes croyances de l’humanité leur vient précisément de ce qu’elles sont inexplicables. Voyez, par exemple, la supériorité des premiers dogmes chrétiens sur ceux que la scolastique a essayé d’y joindre. Voyez combien toute tentative d’explication de ces dogmes chrétiens a eu pour effet de les rendre moins forts. Qu’il s’agisse de faits particuliers, ou de lois morales, ou de mystères religieux, toute croyance est d’autant plus solide qu’elle échappe davantage à l’explication. À cette seule condition elle peut valoir pour tous les temps et pour tous les esprits.

C’est d’ailleurs ce que les philosophes ont toujours compris; et il n’y en a aucun qui, dans son système, n’ait réservé une part à l’inexplicable. M. Spencer lui-même la lui a réservée : mais il a ensuite gâté son système en attribuant à la science une portée que ses prémisses ne permettaient point de lui attribuer. « Personne n’est tenu à explorer les principes premiers ; mais ceux qui l’ont spontanément entrepris n’ont pas le droit ensuite de reculer devant leurs conclusions. Et si parmi ces conclusions on a trouvé la nécessité d’un certain scepticisme à l’égard de la science, on n’améliore pas la situation, mais au contraire on l’empire, en feignant ensuite de l’avoir oublié. » M. Spencer nous affirme que douter de la science, « c’est comme si l’on refusait d’admettre que le soleil éclaire. » Or il résulte des principes mêmes de M. Spencer que le soleil n’éclaire pas. Car de dire qu’il éclaire, c’est supposer la compréhension de notions telles que la matière, le temps, l’espace, la force que M. Spencer déclare incompréhensibles; et M. Spencer nous apprend en outre que « ce que nous appelons les propriétés de la matière ne sont rien que des affections subjectives, produites en nous par des agens extérieurs, à jamais inconnues et inconnaissables. » De telle sorte que, ou bien le soleil est une affection subjective, auquel cas on ne saurait dire qu’il éclaire, ou bien il est inconnu et inconnaissable, auquel cas le plus sage serait de n’en point parler. »

Il ne reste donc qu’à chercher un système assez complet pour donner satisfaction à tous les besoins de notre âme, et assez général pour pouvoir être admis de tous les esprits. Ce système parfait, c’est, d’après M. Balfour, le déisme, sous la forme particulière de la doctrine chrétienne. Lui seul répond à nos sentimens esthétiques, religieux et moraux; et lui seul, par surcroît, légitime notre science et notre raison, dans les limites où celles-ci peuvent avoir leur emploi.


Tel est, dans ses lignes principales, cet ouvrage de M. Balfour; et il ne me reste plus maintenant qu’à signaler brièvement quelques-uns des articles que lui ont consacrés les revues anglaises. Aucun de ces articles, à dire vrai, ne mériterait d’être signalé pour la profondeur ni la nouveauté des vues qu’il contient : à peine si dans quelques-uns j’ai trouvé la trace d’un effort pour apprécier, d’une façon désintéressée, l’ensemble de la thèse si éloquemment soutenue par M. Balfour. Mais, à défaut d’une réelle valeur philosophique, ces articles m’ont paru offrir un intérêt d’un autre ordre : ils constituent un précieux document psychologique, attestant une fois de plus combien il est désormais difficile à un honnête homme de parler librement et de se faire entendre. Car, parmi les nombreux écrivains de tout genre qui ont répondu à M. Balfour, dans les revues anglaises, personne, ou à peu près ne s’est même avisé que peut-être M. Balfour avait sérieusement réfléchi aux questions qu’il traitait, ni que ces questions étaient sérieuses, et méritaient qu’on y réfléchît. Chacun a seulement vu dans son livre le point particulier qui le touchait personnellement, et ne lui a répondu que sur ce seul point. Les uns ont relevé telle phrase, les autres telle autre : et plusieurs se sont contentés de répondre un peu au hasard, sur la simple présomption qu’on les avait attaqués. Ainsi la plupart de ces soi-disant réponses sont plutôt quelque chose comme des protestations. Les savans ont protesté au nom de la science, les théologiens au nom de la théologie, les métaphysiciens au nom de la métaphysique. Mais je ne vois presque personne qui ait essayé de comprendre, et de prêter d’abord à l’auteur l’attention qu’il sollicitait.

Voici, par exemple, M. Robertson, directeur de la Free Review. M. Robertson fait profession d’athéisme en philosophie, de radicalisme en politique : le livre de M. Balfour ne pouvait donc lui plaire. « Le plan de M. Balfour, dit-il, est de maintenir en politique les lignes les plus négatives, et de rejeter comme chimérique tout espoir de progrès ; tandis qu’en religion il s’ingénie à découvrir des prétextes pour conserver les croyances les plus chimériques et pour repousser toute critique négative. Ce qu’il appelle l’inspiration n’est chez lui qu’un instinct spontané d’opposition à tous les mouvemens de la pensée qui menacent les privilèges de sa caste ; mais quiconque a considéré le développement de sa vie devine aussitôt que sa tactique religieuse est aussi calculée que sa tactique parlementaire. Il serait intéressant de demander une bonne fois à M. Balfour si lui-même croit sincèrement à la religion qu’il nous vante. »

Voici M. Huxley, le père de l’agnosticisme. Il a vu que M. Balfour confondait les agnostiques avec les positivistes et les empiristes, sous la désignation collective de naturalistes. Et il proteste contre cette confusion; après quoi il cherche querelle à M. Balfour sur d’autres termes mal employés ; après quoi il lui reproche de ne rien entendre aux sciences naturelles. Le tout entremêlé de considérations personnelles et de plaisanteries dont la plus drôle consiste à dire que « le prisonnier du Vatican réalise l’idéal du parfait prisonnier, tel que peut le concevoir la philanthropie moderne, car il vit entouré du confort et du luxe les plus raffinés. »

Voici M. W. Wallace, professeur de philosophie à l’Université d’Oxford. Celui-là ne pardonne pas à M. Balfour d’avoir empiété sur son domaine, et, n’étant point métaphysicien, d’avoir osé parler de métaphysique. Et il faut voir sur quel ton supérieur il le lui reproche. « M. Balfour, dit-il, habite apparemment un milieu psychologique qui lui défend de se mettre au courant des problèmes qu’il traite. Il a la bonté de nous dire que par certains termes il entend certaines idées : c’est sans doute qu’il se figure le monde spéculatif comme un désert, où chacun est libre de s’installer à sa guise. » — « Je ne suivrai pas M. Balfour, dit-il encore, dans le chapitre qu’il a consacré à l’idéalisme trancendantal. Il l’a lui-même fait imprimer en petits caractères, donnant à entendre par là que ce chapitre ne saurait convenir à la moyenne des lecteurs. Et si les observations de M. Balfour sont d’une lecture difficile, que serait-ce de celles d’un homme dont les yeux ont fini par s’acclimater aux ténèbres de la caverne de l’Idéalisme? »

Laissons donc M. Wallace dans sa caverne. Mais voici que se lève contre M. Balfour un nouvel adversaire, un prêtre, un théologien, le principal Fairbairn. Il reproche à M. Balfour d’avoir voulu fonder la croyance sur le scepticisme, et d’avoir nui aux intérêts de la théologie, qu’il se proposait de servir. « Je le comparerais, dit-il, à l’aveugle Samson se sacrifiant lui-même pour pouvoir en même temps ensevelir ses ennemis sous les ruines du temple. » Car M. Fairbairn n’admet pas que les vérités de la religion soient inexplicables ; ou plutôt il n’admet pas qu’on dise si haut qu’elles le sont, considérant le doute comme un mal contagieux, et qui aurait vite fait de passer du domaine de la science à celui de la foi.

Le Révérend Martineau, qui est unitarien, regrette que M. Balfour ait attaché la même importance au dogme de l’Incarnation qu’à celui de la Rédemption. M. G. W. Steevens, dans la New Review, lui reproche d’avoir admis la foi en Dieu comme une croyance nécessaire. Mais je n’en finirais pas à vouloir signaler toutes ces réponses, dont aucune, comme on voit, n’atteint la thèse de M. Balfour dans ce qu’elle a d’essentiel. Elles prouvent seulement, par leur nombre même, et leur diversité, l’importance d’un ouvrage qu’elles affectent, pour la plupart, de ne pas prendre au sérieux, mais qui, avec tout cela, ne peut manquer, suivant l’expression de l’archidoyen Farrar, « de valoir à son auteur la reconnaissance de toute personne sincèrement soucieuse des véritables intérêts de l’humanité ».


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez à ce sujet la Revue du 15 septembre 1893.