Revues anglaises - L’Œuvre posthume de Robert-Louis Stevenson

Revues anglaises - L’Œuvre posthume de Robert-Louis Stevenson
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 216-225).



l’œuvre posthume de robert louis stevenson[1]


« Weir of Hermiston s’arrête brusquement à l’entrée du neuvième chapitre : c’est, je crois, le matin même du jour de sa mort que Stevenson en a dicté les dernières phrases. Et ainsi ce Weir reste, dans son œuvre, un simple fragment, comme dans l’œuvre de Dickens le Mystère d’Edwin Drood, et Denis Duval dans celle de Thackeray. Mais son importance littéraire est pour nous relativement plus grande : car, si les fragmens d’Edwin Drood et de Denis Duval tiennent une place fort honorable parmi les écrits de Dickens et de Thackeray, parmi ceux de Stevenson le fragment de Weir tient incontestablement la première place. »

C’est en ces termes que M. Sidney Colvin, conservateur des estampes au British Muséum, et l’un des plus intimes confidens de Robert Louis Stevenson, présente au public anglais l’ouvrage posthume de son ami ; et pour fort que soit l’éloge, peut-être n’est-il pas excessif. Je ne me souviens pas, en effet, que l’auteur du Cas du docteur Jekyll, du Prince Otto, et de l’Île au Trésor ait jamais rien écrit de plus intéressant que ce fragment de Weir of Hermiston, ni qui donne de son talent une plus haute idée. Mais c’est à la condition de prendre d’abord ce fragment pour ce qu’il est, et de ne le point juger, par exemple, comme nous jugeons Edwin Drood ou maints autres romans inachevés. Ceux-là ont beau être inachevés, les morceaux qui nous en restent n’en ont pas moins reçu de leurs auteurs leur forme définitive : tandis qu’à considérer de cette façon le dernier roman de Stevenson, nous ne saurions nous empêcher d’y voir une œuvre confuse et disproportionnée, pleine à la fois de lacunes et de développemens inutiles, longue bien au-delà des limites permises, et gâtée encore par un abus fastidieux de divers patois écossais.

Mais aussi Weir of Hermiston n’est-il pas, à proprement parler, un morceau de roman : c’est plutôt une esquisse, la première ébauche d’une œuvre que l’auteur n’eût point manqué ensuite de remanier et de mettre au point, avec la conscience méticuleuse qu’il apportait à ses moindres travaux. Et le plaisir qu’elle nous procure n’est pas, comme celui qui nous vient d’Edwin Drood, un plaisir tout objectif, l’abandon complet de nous-mêmes à la fantaisie du conteur : nous en jouissons au contraire indirectement et par réflexion, en devinant sous ces aventures à peine indiquées la qualité de l’âme qui les a conçues, et, à travers ces chapitres trop longs ou trop courts, en nous représentant l’œuvre vivante, harmonieuse, et belle, qu’avait rêvée Stevenson.


Il avait rêvé de faire de ce roman le plus parfait de ses livres, celui qui porterait témoignage de ses dons de poète et de psychologue. « Rappelez-vous ma prédiction, écrivait-il en décembre 1892 à M. Baxter : c’est ce roman-là qui sera mon chef-d’œuvre ! » Il en avait déjà, à cette époque, fixé le plan général et esquissé les principales figures. « Mon juge-pendeur, écrivait-il à M. Baxter, est dès à présent une très belle chose, et, — jusqu’au point de mon récit où je suis arrivé, — le meilleur à beaucoup près de tous mes personnages. » Mais surtout il avait depuis longtemps arrêté le caractère et la portée qu’il devrait donner à son livre. À côté, au-dessus de ses romans d’aventure, où il ne cessait point de s’employer entre temps, il avait formé le projet d’une œuvre plus littéraire et plus haute, d’une façon de grande tragédie, très réaliste tout ensemble et très pathétique, telle enfin que personne, après l’avoir lue, ne pourrait plus lui reprocher d’être un simple amuseur.

Aussi ce Weir of Hermiston a-t-il été, durant les quatre ou cinq dernières années de sa vie, l’incessant objet de ses préoccupations. Il en parlait dans toutes ses lettres, d’un ton parfois triomphant et parfois découragé : mais toujours infatigable à questionner ses amis sur tel nom, tel endroit, telle particularité locale, sur toute sorte de menus détails d’histoire ou de législation qu’il jugeait nécessaires à la perfection de son œuvre. Flaubert lui-même, peut-être, ne s’est pas plus obstinément documenté pour son roman carthaginois que Robert Louis Stevenson pour cette histoire tout intime d’une famille écossaise.

Mais au lieu de corriger patiemment son texte d’année en année, comme faisait Flaubert, Stevenson préférait le récrire tout entier : car avec ses rêves de perfection formelle c’était surtout, de nature, un merveilleux improvisateur. Ces premiers chapitres de Weir of Hermiston, que dix ans durant il avait préparés, il les a dictés d’une seule traite, aux dernières semaines de sa vie. Et de là vient sans doute l’étrange impression qu’ils nous donnent, l’impression d’une œuvre qui serait à la fois très hâtive et très travaillée, rudimentaire et presque parfaite. Ce n’est en effet qu’une ébauche, mais à tout moment la trace s’y découvre d’un laborieux effort et d’une réflexion prolongée. Les caractères, notamment, y ont un relief, une précision, une profondeur admirables : à peine se montrent-ils qu’ils vivent déjà devant nous. Et leur forte vérité ressort d’autant plus frappante que l’ensemble du récit garde, malgré cela, les allures légères et fantaisistes d’un conte, courant de-ci de-là, avec de longues stations et mille détours imprévus. Ainsi, par une coïncidence singulière, ces chapitres ébauchés sont vraiment pour nous ce que Stevenson avait espéré que serait son livre : une façon de testament littéraire. Et peut-être même le sont-ils mieux encore que n’aurait été son livre, s’il eût pu l’achever : car nous y trouvons réunis l’écrivain qu’il était et celui qu’il avait rêvé d’être. L’amuseur y conserve sa place à côté de l’artiste.

L’amuseur, cependant, est suffisamment connu : et d’ailleurs aucune analyse ne saurait suppléer, pour le faire connaître, à la lecture de cette prose si souple, si variée, d’un entrain et d’une élégance si irrésistibles, qu’il n’y a pas en Angleterre lettrés ni ignorans qu’elle n’ait conquis. Mais il y avait sous cet amuseur un artiste de race, un romancier-poète capable de s’élever d’instinct aux conceptions les plus hautes, et aussi merveilleusement doué pour l’observation que pour l’invention. Celui-là n’apparaît nulle part plus clairement que dans cette ébauche de Weir of Hermiston : et c’est lui surtout que je voudrais signaler.

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La première intention de Robert Louis Stevenson paraît avoir été de décrire et de célébrer, dans son roman, l’Écosse, sa patrie, dont on sait que depuis de longues années la maladie, et peut-être un peu aussi son humeur nomade, l’avaient exilé. « C’est une chose étrange, écrivait-il de Samoa en 1892 à son compatriote M. Barrie, que, vivant ici dans les mers du sud, entouré d’une nature si nouvelle pour moi et si pittoresque, mon imagination ne cesse point de hanter les froides vieilles collines d’où nous sommes venus. J’ai fini David Balfour[2] ; j’ai en train un autre roman, dont l’action se passe partie en France et partie en Écosse ; et voici que j’en commence encore un troisième, qui sera tout écossais, avec notre immortel Braxfield pour héros principal. »

Nous reviendrons tout à l’heure sur « l’immortel Braxfield, » et sur le rôle qu’il joue dans Weir of Hermiston. Mais ce n’est pas lui, en vérité, c’est l’Écosse qui est le principal héros du roman de Stevenson. De la première à la dernière page, on sent que l’imagination de l’auteur « continuait de hanter les froides vieilles collines » couvertes de bruyères. Paysages, peintures de mœurs, légendes et traditions, tout concourt à répandre sur ces chapitres une couleur si particulière que les plus écossais des romans de Walter Scott, en comparaison, perdent un peu de leur caractère national. Il n’y a pas jusqu’au style qui ne soit tout local, tant y surabondent les expressions écossaises, encombrant le dialogue et s’infiltrant par places dans le récit lui-même. M. Sidney Colvin a dû joindre au volume un glossaire pour les expliquer ; mais encore y en a-t-il qui, malgré le glossaire, nous demeurent inintelligibles. Elles prouvent du moins combien était resté présent, chez le citoyen de Samoa, le souvenir du pays natal. Et c’est ce que prouvent aussi, plus agréablement pour nous, l’exquise fraîcheur des descriptions, la vérité vivante des portraits, et jusque dans les caractères quelque chose de concentré, d’entier, et d’un peu sauvage, qui leur donne à tous un air de famille des plus saisissans.


Cet air de famille, toutefois, n’empêche pas les divers personnages du roman de garder chacun une personnalité très distincte : et l’on dirait même que l’auteur s’est complu à en accentuer le contraste. Il a pris pour sujet la vieille histoire de Brutus condamnant son fils ; mais de son Brutus il a fait un magistrat écossais, cachant sous la rudesse de ses dehors une affection profonde pour l’héritier de sa race. Et afin de porter son histoire au plus haut degré d’émotion tragique, il a encore imaginé de faire de ce magistrat une manière de monstre, un juge-pendeur, tel qu’avait été au siècle passé le légendaire Braxfield, dont voici le portrait dans une chronique du temps : « Brun et fortement bâti, avec des sourcils épais, des yeux cruels, des lèvres menaçantes, une voix caverneuse, il avait l’apparence d’un formidable forgeron. Son accent et son dialecte étaient écossais avec exagération : son langage, comme sa pensée, bref, dur et tranchant. Illettré et sans le moindre goût des plaisirs raffinés, la force naturelle de son intelligence ne faisait qu’aggraver son dédain pour toute nature moins rude que la sienne. Jamais il n’était aussi bien dans son élément que lorsqu’il pouvait repousser l’appel désespéré d’un accusé, et l’envoyer à la potence avec un sarcasme insultant : ce qu’il faisait, cependant, non point par cruauté, car il avait trop de santé et une humeur trop joviale pour pouvoir être cruel ; mais c’était sa rudesse qui s’épanchait là. »

Trait pour trait, Stevenson a copié sur ce modèle la figure et le caractère de son Adam Weir, lord clerc de justice au tribunal d’Édimbourg. Mais de l’ébauche du vieux chroniqueur il a fait sortir un être plein de vie et de vérité, un « formidable forgeron » d’un relief si puissant, qu’il faut remonter jusqu’aux romans de Balzac pour trouver des types qu’on lui puisse comparer. Encore n’est-ce pas après de longues pages, comme Grandet ou Hulot, que ce juge-pendeur nous apparaît dans sa terrifiante grandeur. Dès les premières lignes du récit nous le découvrons tel qu’il est, avec son mélange de rudesse et de jovialité ; et depuis lors sa seule approche nous fait frissonner.

Ce monstre a une femme et un fils, qui sont avec lui les figures les plus vivantes du livre. Il s’est marié un beau jour, sans qu’on sache trop pourquoi, avec une jeune fille d’Hermiston, Jeanne Rutherford, la dernière descendante d’une race de brigands. « Mais dans toutes ces générations, tandis que le Rutherford mâle chevauchait avec ses valets, il y avait à son foyer une femme au visage pâli qui tremblait et qui priait : et tout en portant le nom des Rutherford, Jeanne était la digne fille de ces infortunées créatures. Elle n’avait pas été d’abord sans un certain charme. Des voisins se souvenaient de lui avoir vu, dans son enfance, une ombre légère de caprice, de gentilles petites révoltes, de tristes petites joies, et même un certain rayon matinal de beauté. Mais en croissant elle s’était fanée (que ce fût l’effet des péchés de ses pères ou des chagrins de ses mères) ; et elle était arrivée à sa maturité toute déprimée, et, pour ainsi dire, effacée. Pas une goutte de vie en elle, ni élan, ni gaité. Pieuse, anxieuse, tendre, pleurante, et incompétente. »

Le mariage avait achevé de l’anéantir. « Un seul mot, la tendresse, résumait toute la philosophie de la vie de Mrs Weir. Elle se représentait l’univers comme tout éclairé du reflet de l’enfer ; et elle estimait que le devoir des gens de bien était de marcher à travers la vie dans une sorte de tendre stupeur. Les bêtes et les plantes n’avaient pas d’âme : elles ne vivaient qu’un jour, et l’on devait donc le leur laisser vivre doucement. Et quant aux hommes immortels, sur quel noir sentier la plupart d’eux s’avançaient, et pour aboutir à quelle horrible immortalité ! » Toute nourrie de versets de l’Évangile, c’est d’eux qu’elle nourrissait l’âme de son fils. « Sa piété et son quiétisme passaient tout entiers dans cette jeune âme ; mais tandis qu’ils étaient chez elle un sentiment natif, chez lui ils n’étaient jamais qu’un dogme implanté : et la nature plus virile de l’enfant avait, des momens de révolte. » Mais peu à peu cette nature s’imprégnait plus avant de l’esprit évangélique. Négligé par son père, qui tout en l’adorant ne daignait s’occuper de son éducation, le petit Archie finit même par pousser plus loin que ne l’aurait voulu sa mère l’effet des principes moraux qu’elle lui avait inculqués.

« Il y avait une influence que Mrs Weir redoutait pour l’enfant, et que toujours elle combattait sans peut-être s’en rendre bien compte : elle ne cessait point d’éloigner l’enfant de son père. Et un jour vint enfin où Archie parla. Il avait alors sept ans, mais déjà sa curiosité et son intelligence étaient au-dessus de son âge. — Si c’était un péché de juger, comment son père se trouvait-il être un juge ? — Mrs Weir abonda en vagues lieux communs. — « Non, non, poursuivit l’enfant, c’est ce que je ne puis comprendre. Et je vais vous dire quoi, maman : je ne crois pas qu’il soit juste que vous et moi nous restions près de lui ! »

Archie avait une dizaine d’années quand il perdit sa mère. La pauvre femme mourut un soir d’automne, résignée et tendre comme toujours elle était. Son mari était absent. Lorsqu’il rentra, une parente éloignée, qui faisait fonction de gouvernante, Kirstie, courut au-devant de lui avec des flots de larmes.


— Le Seigneur ait pitié de vous, Hermiston ! gémissait-elle. Et misère à moi, pour ce que j’ai à vous annoncer !

Il arrêta son cheval, et considéra Kirstie avec son regard de pendeur.

— Les Français auraient-ils débarqué en Écosse ? cria-t-il[3].

— Homme, homme, dit Kirstie, est-ce là à quoi vous devez penser ? Que le Seigneur vous prépare ! Que le Seigneur vous donne de la force et du courage !

— Quelqu’un serait-il mort ? demanda Sa Seigneurie. Serait-ce Archie ?

— Dieu merci, non ! fit la femme ; et dès ce moment elle prit un ton de voix plus naturel. Non, non, ce n’est point aussi mauvais que cela ! C’est la dame, milord ; elle vient de s’éteindre sous nos yeux. Un soupir, et c’était fini.

Lord Hermiston se tenait en selle, la considérant. Il y eut un moment de silence.

— Eh bien ! dit-il, voilà une chose bien soudaine ! Mais elle a toujours été un bien faible corps !

Et, éperonnant son cheval, il courut jusqu’à la maison.

La morte reposait sur son lit, vêtue déjà pour sa dernière promenade. Elle n’avait jamais été intéressante durant sa vie : dans la mort, elle n’avait rien d’impressionnant. Et son mari se tenait debout auprès d’elle, les mains croisées derrière son dos puissant.

— Elle et moi n’avons jamais été taillés l’un pour l’autre, observa-t-il enfin. C’était un mariage assez insensé. — Puis il ajouta, avec une douceur d’accent inaccoutumée : Pauvre créature !


Après la mort de sa mère, Archie resta seul, toujours éloigné de son père par le même sentiment de terreur et de répugnance. Les années passèrent ; mais l’influence des leçons maternelles ne fît que grandir en lui. Et un jour, ayant assisté à une séance du tribunal où son père lui apparut dans toute l’horreur de son rôle de bourreau, il sentit qu’il ne lui serait point possible de se contenir davantage. À deux reprises, saisi d’une sorte de fièvre de révolte, il affirma en public son dégoût pour la peine de mort, et pour tous ceux qui la pratiquaient. Puis la conscience de sa situation lui revint ; il résolut de vivre encore comme par le passé. Mais son père, dès le jour suivant, fut informé de son équipée. Et voici l’émouvant dialogue qui s’engagea entre eux :


Tout le temps du dîner, un silence terrible plana sur la table. Quand le juge eut fini de manger, il se leva :

— Mac-Killup, dit-il, portez le vin dans ma chambre ! — Puis, s’adressant à son fils : « Archie, vous et moi avons à causer. »

Pour la première et dernière fois, à ce moment, Archie sentit son courage défaillir. — J’ai un rendez-vous, dit-il.

— Il faudra alors que vous y manquiez ! répondit Hermiston ; et il montra à son fils le chemin de son cabinet.

La lampe brillait sous l’abat-jour : dans la cheminée le feu flambait joyeusement. Hermiston resta d’abord quelques minutes à se chauffer les mains : puis, se retournant brusquement, il fit voir à son fils son visage sinistre de juge-pendeur.

— Qu’ai-je appris à votre sujet ? demanda-t-il.

Et comme Archie se taisait :

— Je vais donc avoir à vous le dire moi-même, poursuivit le vieillard. Il paraît que vous vous êtes révolté contre le père qui vous a mis au monde, ainsi que contre l’un des juges de Sa Majesté… Il s’arrêta un instant, puis ajouta, avec un accent plus amer : « Misérable idiot ! »

— Je me proposais de vous dire… murmura Archie. Je vois que vous êtes bien informé !

— Fort obligé vous suis-je ! répliqua Hermiston. — Et il s’assit à sa place ordinaire.

— Ainsi, reprit-il, vous désapprouvez la peine capitale ?

— J’ai le chagrin d’avoir à vous l’avouer, monsieur, fit Archie.

— J’en ai bien du chagrin aussi, dit Sa Seigneurie. Et maintenant, s’il vous plaît, nous allons examiner d’un peu plus près les détails de cette affaire.


Suit un long et minutieux interrogatoire, où le juge, par degrés, amène son fils à reconnaître qu’en protestant contre la peine de mort et contre les bourreaux c’était lui, surtout, qu’il avait en vue.


— Vous êtes un jeune gentleman qui désapprouvez la peine de mort, reprit alors Hermiston. Moi, je suis un vieillard qui l’approuve. J’ai été heureux de faire pendre ce Duncan Jopp ; et pourquoi prétendrais-je ne l’avoir pas été ? Je suis un homme qui fait son métier, et cela me suffit.

Tout sarcasme avait disparu de sa voix : ses simples paroles semblaient maintenant investies d’une dignité supérieure, comme si elles fussent tombées de son siège de juge.

— Vous ne pourriez pas en dire autant pour votre compte, poursuivit-il. Vous avez lu des pièces de mes procès, m’avez-vous dit. Mais ce n’était point pour y apprendre le droit, c’était pour épier la faiblesse de votre père : une belle occupation pour un fils ! Il est impossible que vous guidiez plus longtemps l’ambition de devenir avocat. Vous n’êtes point fait pour ce métier : on ne l’est point avec de telles idées. Il y a plus : que vous soyez ou non mon fils, vous avez outragé en public un des chefs du corps royal de justice, et je dois veiller à ce que vous-même n’y puissiez jamais être admis. Mais alors vient une autre question : que vais-je faire de vous ? Il faudra vous trouver quelque occupation, car je ne vous laisserai point vivre dans l’oisiveté. De quel emploi vous croyez-vous capable ? La chaire ? Non, jamais on ne ferait entrer la religion dans une aussi sotte cervelle. Celui que gêne la loi des hommes ne saurait s’accommoder de la loi de Dieu. Et puis que feriez-vous de l’enfer ? Non, il n’y a point de place pour vous dans les quartiers de Calvin. Mais alors quoi ? Parlez ! Avez-vous une idée ?

Pour la première fois, Archie eut l’impression de ce qu’il y avait de valeur essentielle dans le vieillard qui était devant lui :

— Vous avez pris la chose avec tant de calme, monsieur, dit-il, que je ne puis que me sentir tout confus.

— Oh ! j’ai plus envie de vomir que vous ne vous l’imaginez ! s’écria le juge.

Tout le sang d’Archie lui monta au front.

— Je vous demande pardon, fit-il. Je voulais dire que vous aviez accepté mon affront… — j’admets que c’était un affront. Je n’avais pas l’intention de vous faire d’excuses, mais à présent je vous en fais, et je vous demande pardon. Je ne recommencerai pas, je vous en donne ma parole d’honneur… Je voulais dire que j’admirais votre magnanimité à l’égard… de… de ce… coupable, acheva-t-il d’une voix tremblante.

— C’est que je n’ai pas d’autre fils, voyez-vous ! répondit Hermiston. Un beau type de fils qui m’est venu là ! Mais enfin je dois m’en arranger pour le mieux. Et que dois-je faire ? Si vous aviez été plus jeune, je vous aurais fouetté pour cette ridicule parade. Telle qu’est la chose, il ne me reste qu’à mépriser et à supporter. Mais il y a un point qu’il faut que vous sachiez : comme père, je n’ai qu’à mépriser et à supporter ; mais si j’avais été le lord procureur au lieu d’être le lord clerc de justice, je vous jure que, mon fils ou non, M. Archibald Weir serait en prison dès ce soir.

Archie était vaincu. Lord Hermiston était rude et cruel : et pourtant son fils sentait chez lui une noblesse austère, une profonde abnégation de soi-même au profit de sa fonction. À chaque mot, ce sentiment de la grandeur morale de son père le frappait davantage, et en même temps l’impression de sa propre faiblesse.

— Je me remets sans réserve entre vos mains ! dit-il enfin.


Son père l’exile alors dans sa terre d’Hermiston, où le jeune homme s’éprend bientôt de la belle Christine Elliott, nièce de sa gouvernante Kirstie. Les débuts de ce roman d’amour sont décrits par Robert Stevenson avec une complaisance infinie : et il y aurait encore, dans les derniers chapitres du livre, bien des passages à citer. Mais une seule scène, à vrai dire, est suffisamment mise au point pour pouvoir être comparée aux chapitres qui précèdent : c’est une visite que fait Kirstie à son jeune maître, une nuit, lorsqu’elle a découvert le secret de son cœur. Avec une admirable éloquence, tout imprégnée de tendresse et de sévérité, elle l’éclairé sur les dangers de cette aventure sans issue. Et peu à peu elle le dompte, le convainc, l’amène à lui jurer qu’il étouffera son amour.

Le fragment s’arrête là. Mais nous savons, par la notice de M. Colvin, quelle suite Stevenson comptait donner à l’histoire. Pendant qu’Archie, fidèle à son serment, se tenait éloigné de Christine, un de ses amis, Frank Innés, entreprenait de la séduire : et la jeune fille, légère et coquette, se livrait à lui. Alors Archie, tout à coup, sentait s’éveiller au fond de son âme le terrible instinct de sa race : dans un accès de fureur, il tuait Frank Innes. De nouveau il se trouvait sous la juridiction de son père : mais cette fois le lord clerc de justice ne pouvait plus pardonner. Et le vieillard mourait, de regret et de honte, après avoir impitoyablement condamné son fils.

Archie, cependant, dans le plan de Stevenson, ne devait point mourir à la fin du livre. Les quatre oncles de Christine, — quatre personnages singuliers dont nous avons le portrait dans un des chapitres du fragment, — ayant reconnu son innocence venaient à son secours, le tiraient de prison, et lui donnaient le moyen de s’enfuir en Amérique avec sa chère Christine. Dénouement assez banal, et qui ne saurait en tout cas avoir désormais aucune importance pour nous ; mais pour Robert Louis Stevenson il paraît avoir eu une importance considérable, à en juger par certains passages de sa lettre à M. Barrie.

Celui-ci venait de publier un très joli roman écossais, le Petit Ministre ; et Stevenson lui écrivait, au sujet de ce livre : « Votre histoire aurait dû finir mal ; nous savons tous qu’elle l’aurait dû, et nous vous sommes infiniment reconnaissans de la grâce et de la bonté qui vous ont amené à mentir sur ce point. Si vous aviez dit la vérité, moi en particulier je ne vous l’aurais jamais pardonné. D’après la façon dont vous aviez conçu et écrit les premières parties, un dénouement vrai, pour vrai qu’il fût, eût été un mensonge, ou, ce qui est pis en matière d’art, une fausse note. Si vous voulez qu’un livre finisse mal, il faut qu’il finisse mal dès le commencement : et votre livre commence de manière à devoir finir bien… Je me trouve moi-même dans une situation semblable avec mon roman sur Braxfield. Celui-ci, — dans mon roman il s’appelle Hermiston, — a un fils qui est condamné à mort ; et ma première intention a été de le faire pendre au dénouement. Mais à considérer mes caractères secondaires, j’ai vu qu’il y avait là cinq personnes qui pouvaient (et qui même, en un certain sens, devaient) forcer les portes de la prison et le délivrer. Ce sont de hardis et vigoureux gaillards, qui peuvent parfaitement le faire évader. Pourquoi donc ne le feraient-ils pas ? Pourquoi le jeune homme ne pourrait-il pas s’échapper, émigrer dans un autre pays, et aller vivre heureux avec sa… Mais silence ! Je ne veux trahir ni mon secret, ni mon héroïne. »

Toutes les lettres de Stevenson sont écrites de ce ton, avec un enjouement naïf et subtil. Mieux que ses plus beaux livres, elles nous font connaître l’âme charmante de ce vieil enfant, et nous expliquent son irrésistible attrait sur tous ceux qui l’ont approché. M. Sidney Colvin en a cité plusieurs, dans sa notice ; il en citera d’autres encore, j’imagine, dans le Mémoire que, suivant la pieuse et sage coutume de son pays, il a entrepris d’écrire sur son ami défunt[4]. Mais dès maintenant, et en attendant qu’elles nous permettent de porter un jugement d’ensemble sur la vie et le caractère de Robert Louis Stevenson, l’esquisse posthume de Weir of Hermiston constitue pour nous un document littéraire d’un intérêt capital. L’auteur nous y donne la mesure complète des ressources, et des limites aussi, de son talent créateur. Nous y voyons clairement, par exemple, que malgré tout son effort et sa meilleure volonté, il ne serait jamais parvenu à bien composer un roman, ni à fixer sur un sujet unique l’incessante mobilité de sa fantaisie. Les quatre oncles de Christine tiennent autant de place, dans son livre, que le vieux juge et son fils, interrompant, au grand dommage de l’unité du récit, une action dramatique où ils n’avaient rien à faire. Christine elle-même, l’héroïne, est une poupée banale et sans vie, comme d’ailleurs la plupart des jeunes filles dans les romans de Stevenson : et l’on est même surpris de trouver chez un observateur aussi pénétrant une aussi profonde ignorance des secrets du cœur féminin. Mais avec quelle force il a dessiné, en revanche, la tragique image de ses deux héros, et combien de nuances délicates il a notées dans leurs âmes ! Comme il a su, par quelques touches légères, nous indiquer le contraste de ces deux natures, et en même temps nous faire sentir leur ressemblance foncière ! Conteur délicieux et aimable poète, pour la première fois il s’est montré un grand romancier. Et ce n’est pas sans raison que tous les critiques anglais, d’accord avec M. Sidney Colvin, ont reconnu dans cette œuvre inachevée son véritable chef-d’œuvre.


T. De Wyzewa.



  1. Weir of Hermiston, an unfinished romance, by R. L. Stevenson, 1 vol. ; Londres, Chatto and Windus. Sur Stevenson et ses romans, voyez les articles de Th. Bentzon, dans la Revue du 1er avril 1888 et du 1er septembre 1889.
  2. C’est le roman écossais qui a paru sous le titre de Kidnapped.
  3. Stevenson a placé l’action de son roman au début du XIXe siècle.
  4. On trouvera, dans un récent recueil de portraits et d’études de M. Edmond Gosse, Critical Kit-kats (Londres, Heinemann, 1896), quelques pages charmantes sur R.-L. Stevenson, que je regrette que le manque d’espace ne m’ait point permis de citer. Avec M. Colvin, M. Gosse était le plus proche confident du conteur écossais.