Revues américaines - La Correspondance d’Edgar Poe

Revues américaines - La Correspondance d’Edgar Poe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 936-946).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES AMÉRICAINES

La correspondance d’Edgar Poe.

Au lendemain de la mort d’Edgar Poe, en novembre 1849, un auteur américain qui avait été autrefois son collaborateur, M. C.-F. Briggs, écrivait dans une revue de New-York :

« Le Révérend Rufus W. Griswold doit faire paraître prochainement une biographie de M. Poe, avec une édition complète de ses œuvres. Mais beaucoup de temps se passera encore avant que le vrai caractère du triste poète soit exposé, dans sa nudité, aux regards du public. Un scrupule généreux porte tous ceux qui l’ont intimement connu à ensevelir dans l’ombre de l’oubli ses faiblesses, ou plutôt tous les traits distinctifs de sa personnalité, et à insister uniquement sur sa production littéraire. M. Poe a été, cependant, un véritable phénomène psychologique ; et une claire et impartiale analyse de son caractère amènerait, je crois, plus de bons que de mauvais effets. Mais quand se trouvera-t-il un homme assez hardi pour oser entreprendre d’aussi graves révélations, au risque des plus violons reproches et des soupçons les plus injurieux ? »

M. Briggs ne se doutait pas, apparemment, que cet homme courageux était déjà tout trouvé au moment où il le cherchait, et que le même Révérend Rufus Griswold, qui s’était chargé de publier une biographie d’Edgar Poe et une édition complète de ses œuvres, avait entrepris en même temps « d’exposer dans sa nudité aux regards du public le triste caractère du poète. « Entreprise d’autant plus hardie, si l’on veut, mais en tout cas d’autant plus singulière de la part de Griswold, que ce révérend homme avait été expressément désigné par Poe pour être son exécuteur testamentaire, l’éditeur de ses écrits et le gardien de sa renommée !

Mais Griswold aimait la vérité par-dessus tout le reste ; et le « généreux scrupule » dont parle M. Briggs n’était pas son fait. Des documens que Poe lui avait légués, et de ceux que lui avaient communiqués les amis du poète, il a tiré, sous prétexte de biographie, quelque chose qui ressemblerait plutôt à un réquisitoire. Il y a longuement insisté, en particulier, sur les habitudes d’ivrognerie de son défunt ami et sur ses infidélités conjugales ; mais il lui a encore reproché, en passant, toute sorte d’autres vices, l’accusant tour à tour d’avoir caché son âge, et d’avoir fait des dettes, et de n’avoir pas su rabaisser son style à la portée du grand public ; sans compter d’innombrables insinuations plus graves peut-être que tous les reproches, des allusions à certains actes, à certains traits de caractère trop étranges ou trop scandaleux pour pouvoir être révélés. C’est Griswold qui, et par ce qu’il a dit et par ce qu’il affectait de vouloir cacher, a fait naître la légende d’un Edgar Poe pervers et sinistre : légende que Baudelaire, après lui, s’est amusé à propager. Mais en poussant au noir le portrait d’Edgar Poe, Baudelaire n’avait d’autre intention, comme l’on sait, que de nous le rendre plus cher, ou tout au moins de nous le faire paraître plus grand. Le Révérend Griswold n’y mettait pas tant de satanisme. La perversité de son ami lui inspirait tout autre chose que de l’admiration. Et jamais peut-être un biographe n’a montré plus d’antipathie pour l’homme dont il avait entrepris de raconter la vie.

Aussi ni ses contemporains ni la postérité ne lui ont-il épargné ces « violens reproches » et ces « injurieux soupçons » qu’avait prédits M. Briggs à l’écrivain téméraire qui oserait avouer toute la vérité sur le caractère de Poe. Et si le nom de ce poète, grâce à Griswold, s’accompagne désormais fatalement, pour nous, d’une inquiétante odeur de vice et de folio, je crois bien qu’il n’y a personne d’un peu familier avec la littérature anglaise pour qui le nom de Griswold n’évoque aussitôt une odeur, peut-être plus déplaisante encore, de cuistrerie et de déloyauté.

Cuistrerie, c’est affaire d’appréciation. Mais il apparaît, au témoignage de ceux qui l’ont connu, que la déloyauté de Griswold n’a pas, en tout cas, été volontaire ni préméditée. Griswold, comme Edgar Poe, mériterait une réhabilitation. Il n’était pas l’envieux et venimeux personnage qu’on pourrait penser. « Jamais, écrit son éditeur Redfield, jamais il n’a touché un centime pour l’énorme peine qu’il a prise. Il n’a eu d’autre objet que de remplir fidèlement la volonté de Poe, qui l’avait nommé son exécuteur testamentaire, quoiqu’il se fût, dans les derniers temps, querellé avec lui. Je les ai bien connus tous deux, Poe et lui ; et je sais avec quel soin Griswold s’est efforcé, dans sa biographie, de dire tout ce qu’il pouvait à l’avantage de son ancien ami. Mais il s’est cru tenu par sa conscience à exposer toujours les faits tels qu’ils étaient, et par là il s’est attiré cette averse d’injures. »

Griswold était, on le voit, un excellent homme, qui plaçait seulement le respect de la vérité avant le respect de l’amitié, et avant celui de la mort. Ses intentions étaient si pures qu’il a légué, en mourant, à son fils, pour en témoigner, tous les documens qu’il avait eus en main et dont il avait tiré sa biographie. Ce sont ces documens que vient de publier, sur la demande du fils de Griswold, la Century de New-York, en trois grands articles abondamment pourvus de notes et de commentaires. Ou plutôt, comme on pense bien, ce n’est pas l’ensemble de ces documens, mais uniquement ceux d’entre eux qui, dans l’esprit de M. William Griswold, pouvaient servir à justifier son père. Nous avons devant nous les pièces d’un procès, et non pas, malheureusement, d’une biographie.

Mais telles qu’elles sont, ces pièces offrent assez d’intérêt pour mériter d’être examinées. Un biographe américain de Poe, M. Georges Woodberry, qui s’est chargé de les présenter aux lecteurs de la Century, les déclare « amplement suffisantes pour établir la véracité parfaite et la parfaite bonne foi de Griswold ». Et il ajoute « qu’on n’aurait pas eu de peine à en faire un usage plus fâcheux encore pour la mémoire de Poe ». Essayons donc à notre tour de les interroger, non point certes pour y chercher de nouvelles accusations contre Poe, ni moins encore pour y chercher de nouvelles preuves de l’innocence de son trop fameux biographe, mais parce que nous ne pourrons manquer d’y trouver des renseignemens précieux sur la vie et le caractère de l’un des plus remarquables écrivains de notre temps, et peut-être du plus étrange de tous.

L’occasion eût été bonne, sans doute, pour rappeler aux lecteurs français la grandeur, la variété, la singularité de son génie. Je crains que les traductions mêmes de Baudelaire, si parfaites qu’elles soient, n’en donnent pas assez l’idée. Trop de part y est réservée à des contes simplement ingénieux, comme le Scarabée d’Or ou la Lettre volée, ou à d’autres simplement bizarres, comme la plupart de ceux du second volume. Les plus beaux contes de Poe, ceux qui doivent leur beauté à la force d’expression des images et à la prodigieuse, à la surnaturelle harmonie du style, ne peuvent guère, malheureusement, être appréciés que dans le texte anglais. Peut-être sont-ils plus difficiles à traduire encore que les Poèmes, dont M. Mallarmé nous a donné naguère une traduction excellente, reproduisant à merveille la couleur, le rythme et jusqu’à la mélodie de ces vers, les plus magnifiques, à mon gré, de tous ceux qui existent dans la langue anglaise. Ce sont des chefs-d’œuvre d’émotion et de musique : à eux seuls, ils suffiraient pour la gloire d’un écrivain. Mais dans l’œuvre de Poe ils ne tiennent qu’une petite place, et le même homme qui les a composés a inauguré en outre une dizaine au moins de genres littéraires tout autres, dont chacun a été ensuite largement exploité. C’est lui qui, avec son Hans Pfaal, a ouvert la voie au roman scientifique, et au roman judiciaire avec le Drame de la rue Morgue, et au roman spirite avec les histoires de Bedloe et de M. Waldemar, sans compter le roman métaphysique et le roman poétique : car je ne vois rien qui ait précédé Morella, Ligeia, Eléonore, et il est trop facile de voir ce qui les a suivies. Et cet homme d’un génie si divers est mort à 37 ans, d’ivrognerie et de misère, dans un hôpital de Baltimore, après s’être fatigué pendant vingt ans à rédiger des notices bibliographiques, à corriger des épreuves, et à surveiller la mise en pages, dans d’obscures revues où il était employé. Étrange, mystérieuse, déconcertante figure ! Et d’autant plus j’ai hâte d’aborder l’analyse de ces pièces léguées à Griswold, et qui ont amené celui-ci à porter sur son ami un si dur jugement.

J’ai lu et relu ces pièces avec une attention extrême. Et je dois dire tout d’abord qu’il m’a été impossible d’y découvrir une seule ligne qui justifiât, si peu que ce fût, la dureté du jugement de Griswold ; de telle sorte que j’en suis à me demander si c’est moi qui ne sais point lire, ou si vraiment Griswold, et ses compatriotes à sa suite, se font de la probité et de l’honneur une idée assez étroite pour en exclure un homme simplement parce qu’il est pauvre, malade, et toujours en peine de gagner sa vie ! Car il n’y a pas jusqu’à l’ivrognerie de Poe qui ne se trouve expliquée, et en quelque mesure excusée, dans plusieurs des pièces de ce dossier. Tous les amis du poète sont unanimes à dire qu’il a lutté contre sa passion jusqu’au bout avec un courage touchant, qu’à de nombreuses reprises il est parvenu à la dominer, souvent pour de très longues périodes, qu’il en aurait assurément triomphé tout à fait dans une condition de vie plus heureuse et plus calme, et que, d’ailleurs, quelques gouttes de vin ou d’alcool suffisaient pour le griser. Le vrai malheur de Poe n’est pas d’avoir été un ivrogne : plusieurs de ses confrères anglais et américains l’ont été plus que lui, et sans que personne ait eu l’idée, après leur mort, de s’en indigner. Mais il avait le tort impardonnable de s’enivrer au cabaret, au lieu de s’enfermer dans son cabinet, ainsi que doit le faire un gentleman, pour boire son whiskey et pour rouler sous la table. C’est par là qu’il s’est attiré de son vivant la défaveur de ses chefs, et après sa mort le mépris de ses biographes ; par là, et par la négligence de sa mise, et par ses fréquens besoin d’argent, et par sa facilité à lier conversation avec des gens de peu. Mais ne voit-on pas que tout cela dérive de la même cause, de cette funeste habitude de s’enivrer en public !

Je ne crois pas, en tout cas, que l’on puisse trouver dans les pièces publiées par la Century un seul vrai grief autre que celui-là. Et je ne crois pas qu’on puisse lire ces pièces sans pardonner au poète ce grief-là même, tant est profonde la douleur qu’il en a, et sincère son désir de se corriger. Le malheureux ! Il n’était question que de son vice dans toutes les lettres qu’on lui écrivait : on l’adjurait de s’en guérir, on le félicitait de s’en être guéri, ou répondait à des demandes de services on a des demandes de conseils par des sermons sur la tempérance !

Et je ne puis assez dire combien, malgré son vice, Edgar Poe se montre sympathique et touchant, tout au long de ces trois articles. Un homme excellent, d’une âme noble et droite, laborieux, modeste, profondément attaché à ses affections, subissant avec une résignation admirable la fatalité de malheur qui pesait sur lui : tel nous le voyons dans sa correspondance, d’où il aurait été facile, suivant M. Woodberry, « de tirer un parti beaucoup plus fâcheux encore pour sa mémoire que celui qu’en a tiré Griswold. » Et je ne puis assez dire, non plus, combien il s’y montre naturel et simple, combien éloigné de la perversité satanique qu’il a plu à Baudelaire de lui attribuer. C’est par le génie seul, on le sent bien, qu’il différait de ses confrères de la presse américaine ; mais à ce point de vue spécial il en différait beaucoup, et c’est encore une des conclusions qui ressortent le plus clairement d’une lecture impartiale du dossier Griswold. Jusqu’à la fin, le génie de Poe s’est développé et a vécu dans une solitude tragique, sans que personne se soit trouvé pour en deviner la grandeur. Non pas que les protecteurs aient manqué au jeune poète ; mais on pourra voir, par quelques fragmens que je vais traduire, comment ces excellentes gens l’appréciaient, l’idée qu’ils se faisaient de son talent, les objections et les conseils qu’ils lui adressaient. Et ce n’était point les premiers venus, mais les plus aimés, les plus renommés des écrivains américains. « Y a-t-il beaucoup d’artistes, demande à ce propos M. Woodberry, qui aient reçu en aussi grande abondance, de tous les côtés, des éloges, des encouragemens et une cordiale bienvenue ? »

En 1833, un journal de Baltimore, le Visiteur du Dimanche, avait ouvert un concours, offrant un prix à l’auteur du meilleur conte, et un autre à l’auteur du meilleur poème qu’on lui enverrait. Poe, âgé de vingt ans, envoya à ce concours un conte et un poème : il obtint les deux prix. Et c’est à cette circonstance qu’il dut de faire la connaissance d’un des fameux écrivains d’alors, Kennedy, qui avait été l’un des juges du concours.

La publication de la Century s’ouvre précisément par une lettre de Poe à Kennedy, datée de novembre 1834 : « Chermonsieur, j’ai une faveur à solliciter de vous que je n’ose point solliciter de vive voix. Depuis que je vous ai vu, ma situation matérielle a complètement changé. La mort de mon protecteur M. Jon. Allan, en me privant de la pension annuelle que je recevais de lui, m’a réduit à la misère. Cet homme excellent m’avait adopté depuis l’âge de deux ans (mes parens étant morts) et me traitait avec l’affection d’un père. Mais dans les derniers temps un second mariage qu’il a fait, et aussi, je dois l’avouer, toute sorte de folies que j’ai faites, ont fini par nous brouiller. Et me voici seul, sans amis, sans métier pour me faire vivre. Peut-être, par votre entremise, la maison Carey et Lea se déciderait-elle à publier mon volume, et à m’avancer une petite somme en manière d’acompte ? » Hélas ! Les éditeurs se refusent à rien donner pour le volume, « non point qu’ils le jugent sans mérite, mais parce que les recueils de contes, même bien écrits, trouvent difficilement acheteur. »

Le 15 mars 1835, nouvelle lettre de Poe : « Cher monsieur, je vous envoie ci-jointe une annonce de journal sur laquelle je me permets, très anxieusement, d’appeler votre attention. Il s’agit d’une place vacante de professeur dans une école publique. Un emploi de ce genre me serait infiniment précieux dans ma situation présente. Ai-je quelque chance de l’obtenir ? » Non, il ne paraît que Poe ait eu non plus cette chance-là. Il obtint en revanche une recommandation de Kennedy pour un journaliste de Richmond, White, qui venait de fonder le Southern Litterary Messenger, et qui le chargea d’abord d’écrire pour cette revue des comptes rendus de livres nouveaux. Mais bientôt White confia presque entièrement à Poe la rédaction de sa revue. Les lettres qui viennent ensuite nous font voir le jeune poète tout occupé à corriger des épreuves, à solliciter des articles, à préparer des sommaires pour de prochaines livraisons.

Le 29 septembre, White lui écrit la curieuse lettre qu’on va lire : « Mon cher Edgar, je crois que vous êtes sincère dans toutes vos promesses. Mais je crains qu’en vous retrouvant dans la rue de nouveau, vous vous laissiez aller de nouveau à votre penchant maudit ! Combien j’ai de regret à devoir me séparer de vous, personne sur la terre ne pourrait le comprendre. J’étais attaché à vous ; je le suis encore, et volontiers je vous rappellerais, si je n’avais peur de voir bientôt revenir l’heure de la séparation… Vous avez de belles qualités, Edgar, vous devriez les respecter et vous respecter vous-même ! Séparez-vous à jamais de la bouteille et des compagnons de bouteille ! Si vous voulez revenir à Richmond, et continuer à travailler avec moi, qu’il soit entendu que ; tous nos engagemens seront rompus dès la première fois que vous vous enivrerez. Boire avant le déjeuner est absolument désastreux : quiconque le fait n’est plus en état de fournir de bon travail dans la journée. Votre ami fidèle, WHITE. »

Poe jura de ne plus boire, et revint à Richmond. Le 22 janvier 1836 il écrivait à Kennedy : « Cher monsieur, je ne vous ai pas marqué réception de votre dernière lettre, mais elle n’a pas été sans influence sur moi. Toujours depuis lors j’ai courageusement lutté contre l’ennemi : je suis maintenant parfaitement tranquille et heureux. Et jamais je n’oublierai à qui je dois ma guérison. M. White est très généreux, tout le monde ici m’accueille à bras ouverts, les éditeurs m’envoient tous les livres qui paraissent. Quel contraste avec la condition d’absolu désespoir où vous m’avez trouvé et dont vous m’avez tiré ! » L’excellent Kennedy est d’ailleurs infatigable dans son zèle pour son jeune ami. Il lui propose d’écrire « des farces, dans le genre des vaudevilles français » ! Il le met en garde contre « son goût pour l’extravagance dans les idées et le style. » Il l’engage à « être gai, à se lever tôt, à travailler à des heures régulières. » Et pendant deux ans Poe continue à remplir consciencieusement sa tâche : en deux ans, grâce à lui, la revue de White devient la plus estimée et la plus renommée des revues américaines. Le 17 janvier 1837, White le presse d’achever son Gordon Pym, et s’excuse de n’avoir pas sous la main l’argent qu’il lui doit. En juin 1837, tout est rompu de nouveau, définitivement cette fois, entre Poe et son directeur. Ce qui n’empêche point Poe de parler de White, dans une des dernières lettres qu’il ait écrites, douze ans plus tard, comme d’un caractère. Et White, lui aussi, paraît avoir gardé pour son ancien collaborateur une sincère estime. Le 12 septembre 1839, le romancier américain James Heath écrivait à Poe : « J’ai vu White : il m’a déclaré que la nouvelle de votre succès et de votre bonheur lui faisait un extrême plaisir. Quant à moi, j’ai eu une joie sincère à comprendre que votre raison vous avait enfin mis à même de triompher d’une attirante et dangereuse passion, qui souvent anéantit les plus sages et les meilleurs d’entre nous. Dans le domaine de la critique, en particulier, je vous prédis un brillant avenir. »

Cette lettre m’amène à signaler une nombreuse série de lettres du même genre adressées à Poe par les auteurs ses confrères, dont il a toujours recherché les avis avec une sollicitude vraiment bien touchante. Croirait-on que des critiques américains sont allés jusqu’à lui reprocher cette innocente manie ? Ils l’ont accusé d’avoir importuné les grands hommes de son temps, de les avoir mis en demeure de le louer. Comme si leurs réponses ne traduisaient pas assez clairement le bonheur qu’ils éprouvaient à se voir ainsi consultés ! Quelques-unes sont si longues que M. Woodberry doit renoncer à les publier en entier. Et quelle abondance de conseils, d’observations de détail, de petites corrections !

Voici, par exemple, une lettre de Beverly Tucker : « M. Poe est jeune : me permettra-t-il de lui servir de guide dans le chemin du succès ? Je voudrais l’aider à écarter les obstacles qui ont jusqu’ici entravé ses progrès. Si je n’ai rien dit du Manuscrit trouvé dans une bouteille, c’est que ce conte a déjà été, à mon avis, trop loué. M. Poe m’avait habitué à attendre de lui quelque chose de plus littéraire que la simple impression physique de l’horreur. J’espérais que l’auteur de Morelia, à bord du Vaisseau-Fantôme, aurait réussi à forcer le silence des matelots fantômes, et à obtenir d’eux l’émouvant récit des causes de l’enchantement qui pesait sur eux. Ne pourrait-il pas nous envoyer bientôt une seconde bouteille, où nous trouverions enfin l’histoire du mystérieux vaisseau ? Ne pourrait-il pas, en manière d’épisode, imaginer qu’il est à bord d’un vaisseau maudit, et qu’il intercepte les lettres écrites par les matelots d’un tel vaisseau à leurs amis restés à terre ? »

Et Edgar Poe remercie Tucker de ses conseils, le prie respectueusement de continuer à l’éclairer. Et Tucker continue. Dans le même temps, une autre célébrité, Paulding, annonce à Poe que la maison Harpers refuse de publier ses contes « à cause d’une certaine obscurité dans leur application, qui empêcherait la moyenne des lecteurs d’en comprendre le sens » ; et ce Paulding ajoute : « Je voudrais que M. Poe appliquât son humour et ses connaissances à des sujets de satire plus familiers : aux vices et aux travers de nos compatriotes d’à présent. »

Et non seulement Poe est enchanté de la part, d’éloges que contiennent ces lettres, mais les objections qu’on lui l’ait l’émeuvent profondément ; et ce sont alors de lettres pour se justifier ou pour promettre de se corriger. A Cooke, qui lui avait écrit à propos de Ligeia, il répond : « Cher monsieur, j’ai eu de votre lettre plus de bonheur que je ne saurais vous dire. Vous avez lu jusqu’au fond de mon esprit comme dans un livre, et je n’ai encore trouvé personne qui l’eût fait. Willis en a entrevu un coin, Tucker en a deviné la moitié, mais vos idées sont l’écho direct des miennes… Au sujet de Ligeia vous avez raison. La perception graduelle de la résurrection de Ligeia dans la personne de Rowena était un sujet bien plus haut et plus émouvant que celui que j’ai traité. Et j’ai eu l’idée de ce sujet, et je l’aurais traité si déjà dans Morella je n’avais traité un sujet analogue. De sorte que j’ai dû me borner à faire deviner à mon héros, dans une sorte de demi-conscience, que c’était Ligeia qui était devant lui. Il y a cependant un point où j’ai failli. J’aurais dû montrer que la volonté échoue fatalement à réaliser son vouloir : une nouvelle défaillance se serait produite, et Ligeia aurait décidément disparu pour céder la place de nouveau, dans la tombé, à lady Rowena… Mais il faudra bien que mon conte reste maintenant tel qu’il est. Il me suffit que vous l’ayez jugé compréhensible. Et pour la foule, peu m’importe son avis ! J’avoue même que, cette fois, je serais assez fâché d’être compris d’elle. Je vous enverrai dès que je pourrai un autre de mes contes, William Wilson. Ce n’est pas le dernier que j’aie écrit, mais c’est peut-être le meilleur. »

Dans une autre lettre au même Cooke, écrite sept ans plus tard, en 1846, Poe revient encore sur le sujet de ses contes : « Merci pour vos complimens. Si j’étais aujourd’hui d’une humeur plus sérieuse, je vous dirais franchement combien vos paroles ont fait frémir mes nerfs, non point à cause de vos éloges, mais parce que je sentais que vous me compreniez. Vous avez raison dans ce que vous dites de mon Dupin et de la façon dont il coupe les cheveux en quatre : tout cela n’est que pour l’effet. Ces contes de ratiocination ne doivent leur popularité qu’à la nouveauté du genre. Je ne prétends pas qu’ils manquent d’ingéniosité, mais on les croit plus ingénieux qu’ils ne sont, sur la fois de l’air de méthode qu’on y trouve. Dans l’Assassinat de la rue Morgue, par exemple, je n’ai pas eu grand mérite à débrouiller un écheveau que j’avais moi-même emmêlé d’avance… La dernière édition d’un choix de mes contes a été faite par le lecteur de la maison Putnam, Duyckinck. C’est un homme qui a précisément, ou croit avoir le goût, de ratiociner, et en conséquence il n’a presque rien reproduit dans le volume que de ces contes analytiques. Aussi le volume ne donne-t-il aucune idée de mon tour d’esprit. En écrivant mes contes l’un après l’autre, souvent à de longs intervalles, j’ai constamment gardé devant mes yeux l’idée de leur suite et de l’unité de mon œuvre. Et je pense que si l’on en publiait une édition complète, c’est surtout la diversité et la variété qui en seraient les traits caractéristiques. Pont-être vais-je vous surprendre, mais je vous avouerai qu’au fond, il n’y a pas un de mes contes qui me paraisse meilleur qu’un autre. Ce sont seulement les genres qui ont des valeurs différentes ; et comme le genre le plus élevé est celui de l’imagination la plus haute, on peut dire en ce sens que Ligeia est le meilleur de mes contes. Je l’ai d’ailleurs beaucoup amélioré depuis que vous l’avez lu. »

On peut juger par ces deux lettres de l’importance considérable, et peut-être excessive, qu’attachait Edgar Poe au moindre mot d’éloge ou d’encouragement. Sa correspondance nous le montre s’adressant ainsi tour à tour à tous les écrivains de son pays, à Anthon, à Washington Irving, à Longfellow, à Hawthorne. Seul ce dernier avait de quoi le comprendre : lui aussi était un poète, un admirable musicien des mots, avec une âme toute pleine de visions tragiques. Et, de fait, entre tant de longues lettres parfaitement inutiles, dans toute cette correspondance de Poe, seul un billet de Hawthorne aurait valu d’être conservé. « Cher monsieur, écrivait à l’auteur de Ligeia l’auteur de la Lettre rouge, j’ai lu avec grand intérêt les notes que vous avez consacrées à mes ouvrages : je vous sais gré d’en avoir parlé sérieusement. Je n’ai souci de rien que de la vérité, et je préférerai toujours un avis sincère, si dur qu’il puisse être, à des complimens hypocrites. Je dois vous avouer pourtant que je vous admire plutôt comme auteur de contes que comme critique des contes de vos confrères. Et quand même je devrais être en complet désaccord avec vous sur tous les points, rien ne m’empêcherait de proclamer toujours la force et l’originalité de votre génie de conteur. NATHANIEL HAWTHORNE. »

Lettres et billets, complimens et critiques, Poe conservait précieusement tout cela. Il rêvait d’être compris ; toute sa vie, il s’est vainement obstiné à la poursuite de ce rêve. Et ce sont ces documens qu’il a légués à Griswold, les considérant sans doute comme les meilleurs témoignages de son mérite littéraire.

Il a poursuivi encore, toute sa vie, deux autres rêves. Condamné à rédiger, à diriger des revues pour le compte d’autrui, il voulait avoir enfin une revue qui lui appartînt ; et l’on n’imagine pas combien ce désir lui tenait au cœur, combien il a tenté de démarches pour le réaliser. Et il rêvait aussi d’obtenir un emploi régulier et fixe, qui lui permît d’échapper à l’incertitude du lendemain, de se sentir un peu libre et tranquille, après tant d’années d’une écrasante besogne, et de s’occuper enfin à loisir de ses projets artistiques. De toute son âme il aspirait à l’indépendance et au repos ; et il est mort sans les avoir connus.

Voici enfin une lettre écrite par Edgar Poe quelques jours avant sa mort. C’est une de celles, sans doute, que M. William Griswold considère comme les plus importantes pour la justification de son père ; et l’on devine que M. Woodberry y voit, lui aussi, la marque d’une dépravation sans excuse. Cette lettre est adressée à Mrs Clemm, la belle-mère du poète, l’admirable et sainte femme qui, après la mort de sa fille, s’était constituée tout à la fois la confidente, la nourrice et la domestique de son gendre. Et celui-ci, en revanche, lui avait voué une très profonde et très respectueuse affection, dont témoigne suffisamment le magnifique sonnet traduit par Baudelaire en tête du premier volume des Histoires extraordinaires.

Au moment où il lui écrivait la lettre qu’on va lire, Poe se trouvait à Richmond ; il y était venu pour donner une série de conférences et de lectures publiques de ses œuvres, mais aussi, comme on verra, pour faire sa cour à une jeune femme, Mrs Shelton, qu’il avait eu l’idée de demander en mariage. Il paraît avoir eu pour cette dame une sincère amitié ; mais son cœur appartenait tout entier à une autre. Celle qu’il aimait, la dame que dans sa lettre il appellera Annie, était mariée ; et c’est sans doute pour l’oublier que Poe avait projeté de se marier à Mrs Shelton ; mais les efforts qu’il faisait pour l’oublier n’aboutissaient qu’à la lui rendre plus chère.

« Chacun m’assure ici, écrit Poe à Mrs Clemm, que si je donne une seconde lecture, en mettant les billets à cinquante cents, je gagnerai au moins cent dollars. Jamais je n’ai été accueilli avec autant d’enthousiasme. Les journaux n’ont rien fait que me louer, avant et depuis ma lecture. Je vous envoie ci-joint un des articles, le seul où se soit glissé un mot de désapprobation : il a été écrit par Daniel, l’homme avec qui j’ai eu cette querelle, l’année passée. J’ai reçu un grand nombre d’invitations, mais dont j’ai dû décliner la plupart, faute d’avoir un habit. Aujourd’hui ma sœur Rose et moi passerons la soirée chez Mrs Shelton. Hier soir je suis allé chez les Potiaux, la soirée précédente chez Strobia, où j’ai vu ma chère amie Élisa Lambert, la sœur du général Lambert. Elle était souffrante, dans sa chambre à coucher ; mais elle a insisté pour nous voir, et nous sommes restés avec elle jusqu’à près d’une heure du matin. En un mot je n’ai reçu que des marques de bonté depuis mon arrivée ici, et j’aurais été absolument heureux sans mon affreuse anxiété à votre sujet. Depuis qu’ils ont appris mon projet de mariage, les Mackenzie m’encombrent de leurs attentions. Et maintenant, ma chère précieuse Muddy, dès que je saurai quelque chose de précis, je vous en préviendrai aussitôt. Mrs Shelton parle d’aller voir notre maison de Fordham, mais je me demande si cela sera possible. Peut-être vaudrait-il mieux que vous vinssiez ici, laissant toutes choses. là-bas. Écrivez de suite, et donnez-moi votre avis, car vous savez mieux, toujours, ce qu’il convient de faire. Serons-nous plus heureux à Richmond ou à Lowell ? Car il faut, voyez-vous, il faut absolument que je sois quelque part où je puisse voir Annie… Thompson me presse d’écrire pour son Messager ; mais j’ai trop d’anxiété, je ne puis rien écrire. M. Loud, le mari de Mrs Loud la femme poète de Philadelphie, est venu me voir l’autre jour et m’a offert cent dollars pour éditer les poèmes de sa femme. J’ai naturellement accepté. Toute l’affaire ne me demandera pas plus de trois jours de travail. Il faut que j’aie fini pour Noël… Je crois, en y réfléchissant, Muddy, chère Muddy, qu’il vaudrait mieux que vous vinssiez immédiatement ici. Vous savez que nous pourrions très bien payer ce que nous devons à Fordham, et continuer à y demeurer : l’endroit est beau, mais j’ai besoin de vivre près d’Annie… Dans votre réponse ne me dites rien d’elle : je ne pourrais supporter d’en entendre parler en ce moment sauf si vous aviez à m’apprendre que son mari est mort ! J’ai déjà acheté l’anneau de mariage, et je finirai bien par me procurer un habit. »

Voilà cette lettre, qui paraît avoir scandalisé les biographes américains d’Edgar Poe. Et je me demande ce qu’ils peuvent y avoir trouvé de si révoltant, si ce n’est peut-être le spectacle de ce fiancé qui n’a pas d’habit noir pour aller dans le monde. Ne sent-on pas, au contraire, dans l’accent fiévreux et irrésolu de cette lettre, quelque chose comme le reflet d’une dernière crise morale, du dernier effort de résistance d’une âme passionnée contre la cruelle destinée qui pesait sur elle ? Et ce dernier effort a échoué, comme les autres. Le mariage projeté n’a jamais eu lieu : ce n’était encore qu’un vain rêve, le souvenir d’Annie était trop profond au cœur du poète pour que rien d’autre que la mort pût l’en délivrer. Et au lieu du mariage projeté c’est la mort qui est venue. Quelques jours après avoir écrit cette lettre, Poe quittait Richmond, arrivait à Baltimore, sa ville natale. Et le lendemain de son arrivée, à l’aube, des passans le ramassaient dans la rue, devant la porte d’une taverne, se débattant sous un terrible accès de delirium tremens. On ne put trouver sur lui aucun papier, de sorte que ceux qui assistèrent à ses derniers momens ne surent point même son nom. Et ainsi mourut, à trente-sept ans, seul, comme il avait vécu, et inconnu de ceux qui l’entouraient, ce pauvre poète. Du moins il garda l’espoir, jusqu’au bout que son ami, Griswold prendrait soin de sa mémoire.


T. DE WYZEWA.