Revues étrangères - Mary Wollstonecraft et les droits de la femme

Revues étrangères - Mary Wollstonecraft et les droits de la femme
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

MARY WOLLSTONECRAFT ET LES DROITS DE LA FEMME

A Study of Mary Wollstonecraft and the Rights of Woman,
par Emma Rauschenbusch-Clough, 1 vol. Londres, 1899.

De même que Mme Beecher Stowe, dont M. Annie Field nous présentait naguère la touchante figure[1], Mary Wollstonecraft a été un apôtre. C’est elle qui, la première, a prêché la guerre des sexes, la révolte de la femme contre le joug de l’homme. Sa prédication n’a pas eu, en vérité, comme la Case de l’Oncle Tom, la bonne fortune de produire un effet immédiat ; mais elle a donné naissance à une lutte qui se poursuit depuis cent ans avec une ardeur toujours croissante, et sans que personne encore en puisse deviner l’issue. Et, de même que Mme Beecher Stowe, Mary Wollstonecraft s’est trouvée vraiment prédestinée au rôle qu’elle a joué : son caractère, son éducation, les circonstances de sa vie, tout a concouru à faire d’elle l’apôtre des droits de la femme.

Elle est née le 27 avril 1759, aux environs de Londres, d’une famille irlandaise qui avait été riche, mais qui allait s’appauvrissant d’année en année. Son père, homme intelligent et actif, mais aigri peut-être par la mauvaise chance, était pour les siens un véritable tyran. Il battait ses enfans à toute occasion ; et plus volontiers encore, il battait sa femme, malgré les larmes, les supplications et les invectives de la petite Mary. Celle-ci avait en effet concentré sur sa mère toute l’ardente passion qui débordait de son cœur ; avec joie elle eût sacrifié sa vie pour la protéger ; et ni la brutalité de son père, ni l’indifférence de ses frères, rien ne paraît lui avoir été aussi cruel, durant ses sombres années d’enfance et de jeunesse, que la froideur et l’injustice témoignées à son égard par cette mère, qu’elle adorait. Mais Mrs Wollstonecraft, tout en considérant sa fille comme un soutien précieux, ne pouvait lui pardonner de n’être pas un garçon. Elle n’aimait que ses fils, et surtout l’aîné de ses fils, un être égoïste et méchant qui, sitôt sorti de la maison paternelle, devait s’empresser de rompre tout lien avec sa famille. « Jamais je n’ai eu de père, ni de frère, » écrivait plus tard Mary Wollstonecraft : et elle disait que, de tous les malheurs qui peuvent accabler une femme, le plus affreux était de « n’avoir pas connu l’affection d’une mère. »

Ainsi elle grandit, triste et seule, sans personne qui voulût accueillir ses tendres élans. Mûrie de bonne heure par la souffrance, elle dirigeait le ménage, s’occupait d’élever ses petites sœurs ; mais sa principale consolation était la lecture. Elle lisait au hasard tous les livres qui lui tombaient sous la main, se nourrissant, pêle-mêle, de romans, de mémoires scientifiques et de dissertations religieuses. Un jour, elle lut une traduction de l’Emile de Rousseau : elle en fut si remuée qu’elle ne quitta point le livre avant de l’avoir appris par cœur tout entier ; et Rousseau devint, depuis lors, son auteur favori, l’inspirateur de tous ses sentimens et de toutes ses pensées. C’est lui, sans doute, qui lui donna, dès l’âge de dix-huit ans, le goût de l’indépendance et la décida à se mettre en quête d’un emploi pouvant lui permettre de gagner sa vie.

Les emplois de ce genre étaient malheureusement assez difficiles à trouver, pour une jeune fille qui, en dehors de ses parens et de quelques pasteurs, ne connaissait personne au monde, et dont l’instruction, malgré d’innombrables lectures, restait jusqu’alors des plus incomplètes. Mary finit par accepter une place de lectrice auprès d’une vieille dame. Deux ans elle occupa cette place, où aucune autre jeune fille, avant elle, n’avait pu se maintenir plus de quelques semaines : elle l’aurait occupée plus longtemps encore si sa mère, mourante, ne l’avait rappelée, et ne l’avait suppliée de la remplacer dans les soins du ménage. Et Mary vit mourir sa mère ; elle vit son père, veuf depuis six mois à peine, reprendre une autre femme, et signifier à ses enfans qu’il n’était plus en état de s’occuper d’eux.

Elle se réfugia alors auprès d’une amie, Fanny Blood, jeune fille intelligente et instruite, qui, pour faire vivre sa mère, avait dû renoncer à ses études, et ouvrir un atelier de couture. Fanny aimait un homme d’une classe sociale supérieure à la sienne, et cet homme, un certain Hugh Skeys, l’aimait aussi : mais il craignait que ses parens et ses amis ne lui sussent mauvais gré de son mariage avec une couturière, et les années se passaient sans qu’il se décidât à tenir la promesse qu’il lui avait faite. Les mois que Mary Wollstonecraft vécut en compagnie de sa chère Fanny n’en furent pas moins les meilleurs de sa vie ; elle achevait son éducation littéraire et morale, elle aidait son amie dans ses travaux d’aiguille, elle avait l’impression d’être libre et de se rendre utile. Mais elle n’était point née pour la tranquillité. Elle reçut un jour une lettre d’une de ses sœurs, Élisa, qui la priait de lui venir en aide ; pour échapper à la tyrannie paternelle, Élisa s’était mariée, et son mari, maintenant, était pour elle un tyran pire encore que son père. Non content de la battre, il la trompait sous ses yeux, de telle sorte que la pauvre Élisa se sentait devenir folle. Mary accourut à son appel. Après un examen impartial de la situation, elle déclara que, en toute justice, l’inconduite du mari avait brisé le lien qui l’unissait à sa femme. Elle engagea sa sœur à se considérer désormais comme libre, sans s’inquiéter d’une loi que son mari, le premier, avait annulée. Elle la détermina à s’enfuir, la tint cachée pendant plusieurs mois, et finit par obtenir du mari qu’il consentît expressément à la séparation.

Avec sa sœur et Fanny Blood, Mary Wollstonecraft ouvrit, dans un faubourg de Londres, une école pour les jeunes filles : elle eut aussitôt vingt élèves, dont quelques-unes pensionnaires ; et de nouveau elle put se croire sur le chemin du bonheur. Mais bientôt Fanny la quitta, pour se marier avec l’homme qu’elle aimait : et à peine Mary s’était-elle résignée à vivre loin d’elle, qu’elle apprit que la jeune femme était mortellement malade. Depuis longtemps déjà les médecins lui avaient déclaré que l’air du Midi pouvait seul lui rendre des forces ; et en effet, sitôt mariée, elle était allée demeurer à Lisbonne ; mais le mariage avait trop tardé, Hugh Skeys avait été trop longtemps retenu par le respect des convenances sociales, et, sous le soleil de Lisbonne, Fanny se mourait. Dès qu’elle l’apprit, Mary Wollstonecraft se mit en route, voulant du moins assister aux derniers momens de son amie. Elle la vit mourir entre ses bras ; à Londres, quand elle y revint, elle trouva l’école à peu près déserte. De nouveau seule au monde, sans ressources, elle eut alors pour la première fois une claire conscience de l’injuste fatalité qui pesait sur elle.

Dans l’automne de 1787, après de longs mois de misère, elle trouva un emploi d’institutrice chez lord Kingsborough. Elle eut à subir, dans le palais de ce grand seigneur, les dédains de femmes frivoles et sottes, mais surtout elle paraît avoir eu à y subir, de la part des hommes, toute sorte d’allusions et de propositions dont le souvenir, dix ans plus tard, la faisait encore frémir de colère. Et elle finit par être chassée, simplement parce que la fille aînée de lady Kingsborough lui avait témoigné plus d’attachement qu’une jeune fille noble n’en devait témoigner à une gouvernante. De sorte que Mary Wollstonecraft dut revenir à Londres, où l’éditeur Johnson lui confia divers travaux de traduction et d’adaptation. Malgré elle, sous l’effet d’influences auxquelles elle s’était en vain efforcée d’échapper, elle se vit ainsi amenée à devenir une femme de lettres.

Ce Johnson, à qui le hasard l’avait adressée, était le protecteur de tout un groupe d’écrivains, d’artistes, et d’hommes politiques, représentant les nuances diverses du radicalisme. Mary Wollstonecraft eut l’occasion de rencontrer chez lui le futur conventionnel Thomas Paine, l’ancien pasteur Godwin, qui se vantait d’être athée, le peintre suisse Fuseli, admirateur de Rousseau et défenseur passionné des théories révolutionnaires. C’est dans ce milieu qu’elle vivait, s’imprégnant chaque jour davantage des pensées et des sentimens qui s’agitaient autour d’elle, lorsque, en 1790, Burke fit paraître ses fameuses Réflexions sur la Révolution française. Sans prendre le temps de réfléchir, tout d’un trait, elle répondit au pamphlet de l’orateur irlandais par un pamphlet plus violent encore, la Revendication des Droits de l’Homme ; et, deux ans après, en manière de complément à ce premier ouvrage, elle publia sa Revendication des Droits de la Femme.

Elle n’avait point fini, cependant, de faire personnellement l’expérience de ce qu’elle appelait « le malheur d’être une femme. » Le peintre Fuseli, à force de la voir et de discuter avec elle, s’était un jour surpris à en être amoureux. Il était marié, père de famille, et ses opinions révolutionnaires ne l’empêchaient point de faire grand cas de la considération qu’il s’était acquise. Pour lui épargner les ennuis d’un scandale public, Mary Wollstonecraft dut quitter Londres et se rendre à Paris, sous prétexte d’y étudier les progrès de la Révolution.

Elle avait alors trente-trois ans ; mais jamais elle n’avait été plus belle, ni plus désirable. Un Allemand, le comte Schlabrendorf, qui eut l’occasion de la voir à Paris, nous a laissé d’elle un curieux portrait : « C’était, nous dit-il, la femme la plus noble et la plus pure que j’aie jamais connue. Elle n’était pas d’une beauté éblouissante, mais une grâce adorable se dégageait d’elle. Son visage, plein d’expression, avait un style de beauté infiniment supérieur à celui que produit la régularité des traits. Il y avait une véritable fascination dans son regard, dans sa voix, dans tous ses mouvemens. Pendant mon emprisonnement, elle est venue me voir plusieurs fois, et sans cesse j’ai senti davantage son attrait. Mais ce n’est qu’après mon départ de Paris que je me suis aperçu que j’en étais amoureux. » Cette première féministe était, en effet, une très jolie femme : telle encore elle nous apparaît dans le portrait que peignit d’elle Opie, en 1797, avec la masse superbe de ses cheveux blonds, et de grands yeux pleins de douceur et de mélancolie. Et telle sans doute elle apparut, en 1792, à un officier américain qui se trouvait alors à Paris, et qui, dès qu’il la vit, se prit pour elle d’un amour passionné. Cet Américain, le capitaine Gilbert Imlay, était un fort bel homme. Mary Wollstonecraft, peu à peu, se laissa aller à lui donner son cœur : ce fut son premier et son dernier amour.

Les deux amans auraient voulu se marier tout de suite : mais ils craignirent que Mary, si elle faisait connaître sa qualité d’Anglaise, n’eût à subir des désagrémens de la part du Comité de Salut public ; et ainsi leur mariage se trouva différé. Ils n’en vécurent pas moins comme mari et femme ; et, l’année suivante, Mary mit au monde une fille, qui fut inscrite à l’état civil sous le nom de Fanny Imlay. En 1795, Imlay et sa compagne se rendirent à Londres : mais déjà l’officier américain commençait à se fatiguer d’un amour trop exigeant : et, au lieu d’épouser Mary Wollstonecraft, il imagina de l’envoyer avec sa fille en Suède, pour y régler certaines affaires dont on l’avait chargé. La jeune femme resta absente pendant plusieurs mois, et s’acquitta de sa mission avec un succès qu’Imlay lui-même n’avait pas espéré : quand elle revint à Londres, toute fière d’avoir rendu à son ami un si précieux service, elle trouva une autre femme installée à sa place. Elle s’enfuit, affolée, courut se jeter dans la Tamise. Un batelier, par miracle, la vit tomber, et parvint à la tirer de l’eau.

Les mois qui suivirent furent pour elle d’une affreuse tristesse. Elle ne pouvait se résigner à continuer de vivre ; elle voulait vivre, cependant, pour élever sa fille ; et de nouveau la misère s’était abattue sur elle. Imlay lui offrit plusieurs fois de l’argent : elle refusa avec obstination. « Je ne vous ai jamais rien demandé que votre cœur, lui écrivait-elle ; vous me l’avez repris, il n’y a plus rien désormais que vous puissiez me donner. » Elle accepta seulement de porter le nom de Mrs Imlay.

Pour gagner quelque argent, elle publia en volume une partie des lettres qu’elle avait écrites à Imlay pendant son voyage en Suède, en Norvège et en Danemark. Le volume lui valut, entre autres complimens, ceux du philosophe William Godwin, qui déjà l’avait remarquée quatre ans auparavant : et bientôt une étroite intimité se forma entre eux, qui aboutit même, en 1797, à un mariage parfaitement régulier. Godwin avait cependant écrit, tout récemment encore, que « le mariage était la plus détestable de toutes les lois ; » mais Mary Wollstonecraft, toute révolutionnaire qu’elle fût, ne poussait pas aussi loin la haine des lois, et une expérience toute fraîche lui avait appris à mesurer l’importance de cette loi-là en particulier. Le philosophe athée et anarchiste se vit forcé de la conduire, un matin, devant le pasteur de l’église Saint-Pancrace, et de lui jurer, sur l’Évangile, une fidélité éternelle. Et bien qu’il ne fût point homme à garder sans peine un serment de ce genre, tout porte à croire qu’il n’eut pas le temps d’y manquer, car, sept mois plus tard, le 10 septembre 1797, Mary Wollstonecraft mourut, après avoir mis au monde une seconde fille, cette Mary Godwin qui devait un jour devenir la compagne du poète Shelley.

L’auteur de la Revendication des Droits de la Femme a-t-elle enfin trouvé le bonheur, dans ces quelques mois de sa vie de mariage ? Elle ne l’y a point trouvé, en tout cas, sous la forme romanesque et passionnée qui était la seule à la toucher vraiment. Son mari ne paraît guère lui avoir inspiré autre chose qu’une cordiale amitié, le seul sentiment que, d’ailleurs, il pût inspirer. C’était un froid et cynique égoïste, fort intelligent avec cela, et suffisamment honnête. Mais j’imagine que plus d’une fois, en écoutant ses paradoxes, Mary Wollstonecraft a dû regretter le capitaine Imlay, le bel Américain qui savait aimer. Godwin, lui, ne savait que raisonner, et pour démolir tout ce qu’il touchait. Son biographe nous raconte que, durant les derniers jours de l’agonie de sa femme, et comme celle-ci, un moment soulagée après d’atroces souffrances, tendait la main vers lui en lui disant : « Oh ! William, je suis au ciel ! », William, au lieu de prendre sa main, avait fait la grimace, et s’était borné à répondre : « Vous voulez dire, ma chère, que vos sensations physiques sont un peu moins pénibles ! » Ainsi mourut, à trente-huit ans, cette charmante jeune femme, qui avait passé toute sa vie à souffrir par la faute des hommes. Et nous savons, à coup sûr, que son mariage avec Godwin n’a point atténué l’ardeur de son féminisme ; car c’est durant les dernières semaines de sa vie qu’elle commença l’ouvrage qui, autant et plus que ses Revendications des Droits de la Femme, était destiné à contenir l’exposé de ses griefs contre l’homme : un roman, qu’elle avait intitulé Maria, ou le malheur d’être une femme, et que la mort l’a empêchée de finir[2].

Elle avait rêvé d’incarner, dans les diverses figures féminines de ce roman, toutes les variétés de la femme malheureuse. « La préoccupation de ma thèse, nous dit-elle, a restreint ma fantaisie ; et j’ai raconté plutôt l’histoire de la femme en général que celle d’une femme en particulier. » Mais on sent qu’il n’y a pas une des figures du livre à qui elle n’ait prêté quelques-uns de ses sentimens personnels, depuis Maria elle-même, désespérée de découvrir dans le visage de son enfant un lointain reflet du visage du père, jusqu’à Jemima, dont tous les malheurs viennent de ce qu’elle « n’a pas eu l’affection d’une mère pour la soutenir, à son entrée dans la vie. » Et, riches ou pauvres, jeunes ou vieilles, belles ou laides, les héroïnes de Maria sont, toutes, victimes de la barbarie des hommes, ou plutôt victimes de leur propre faiblesse et de la tyrannie de lois qui rendent d’avance inutiles tous leurs efforts d’émancipation. « Contre des lois faites par le fort pour opprimer le faible, s’écrie la jeune Maria, j’en appelle à mon sens naturel de la justice ! » C’était déjà au nom de ce « sens naturel de la justice » que Mary Wollstonecraft, quinze ans auparavant, avait proclamé nul le mariage de sa sœur.

Son dernier livre est ainsi pour nous comme son testament, le résumé des réflexions, des rêves, et des souffrances de toute sa vie. Il achève de nous prouver combien elle a mis d’elle-même dans ses théories, et comment c’est le souvenir de ses propres malheurs qui a fait d’elle une féministe. Mais, si loin qu’elle ait poussé, dans ce livre, la « préoccupation de la thèse à soutenir, » la forme du roman ne lui a point permis d’exprimer à loisir l’ensemble de sa doctrine. Considérée à ce point de vue, Maria n’est que le commentaire, ou, pour mieux dire, l’ « illustration » des idées exposées par elle, en 1792, dans sa Revendication des Droits de la Femme. Aussi bien cette Revendication est-elle le seul de ses ouvrages qui ait exercé une influence réelle et durable. Traduite dans toutes les langues dès l’année même de sa publication[3], elle a donné lieu à une foule de réponses et de controverses ; Saint-Simon, Fourier, J.-Stuart Mill y ont trouvé le point de départ de quelques-unes de leurs théories ; et, aujourd’hui encore, tous les historiens du mouvement féministe s’accordent à la tenir pour une œuvre capitale. Le seul malheur est que, écrite trop vite et trop au hasard, cette œuvre capitale soit à peu près illisible. « Je dédaignerai d’orner mes phrases ou de polir mon style, déclare Mary Wollstonecraft dans son Introduction : mon seul objet est d’être utile, et ma sincérité me dispensera de toute affectation ; » et Godwin nous apprend que l’ouvrage entier a été écrit en six semaines. Il a été écrit, en tout cas, avec tant de hâte, que non seulement les phrases n’y sont guère « ornées, » mais que les idées elles-mêmes y sont présentées pêle-mêle, sans ombre de plan ni de préparation. Et c’est un véritable service que vient de nous rendre Mme Emma Rauschenbusch-Clough, en prenant la peine de débrouiller pour nous cet obscur fatras, de façon à mettre en pleine lumière la doctrine féministe de Mary Wollstonecraft.


Cette doctrine est d’ailleurs, au fond, d’une simplicité parfaite, et quelques lignes suffiront à la résumer. Mais on devra se rappeler, d’abord, la date de l’ouvrage et les circonstances où il fut conçu. Indignée du pamphlet de Burke contre la Révolution française, Mary Wollstonecraft y avait répondu en « revendiquant les droits de l’homme ; » d’où l’idée lui était venue de « revendiquer, » ensuite, « les droits de la femme. » Son livre n’est ainsi qu’un énorme pamphlet, écrit sous l’influence directe des faits contemporains. Et, en effet, l’auteur, tout en s’adressant au public anglais, ne cache point que c’est de la France qu’elle attend la réalisation de son plan de réformes. « Pourquoi la France, la plus éclairée des nations, n’essaierait-elle pas de voir quels effets peut produire la raison pour ramener les femmes à leur véritable nature ? Pourquoi n’essaierait-elle pas, en les admettant à partager avec les hommes les avantages de l’éducation et du gouvernement, de voir si la sagesse et la liberté n’auraient point pour conséquence de les rendre meilleures ? L’expérience, du moins, ne saurait avoir pour les femmes de mauvais effet : car rien de ce que l’homme pourra tenter contre elles ne parviendra à les rendre plus nulles qu’à présent. » C’est donc sur la Révolution française que compte Mary Wollstonecraft pour proclamer l’émancipation intellectuelle et sociale de la femme : elle lui propose de compléter par-là son œuvre, ce « retour à la nature » que Rousseau lui a appris à considérer comme le devoir le plus sacré de l’humanité ; elle-même, d’ailleurs, n’a point d’autre objet, en écrivant son livre, que de compléter l’Émile et le Contrat social.

Elle s’est aperçue, en effet, que Rousseau, qui raisonnait si bien sur les droits et les devoirs de l’homme, se trompait tout à fait dès qu’il parlait de la femme. De son infériorité physique il concluait à son infériorité morale, et à la nécessité pour elle de rester dépendante vis-à-vis de l’homme. Il ajoutait que la femme a naturellement besoin d’être dominée, qu’elle éprouve naturellement le désir de plaire, et que les soins de la toilette, du ménage, de la vie de famille étaient mieux faits pour elle que les travaux de l’esprit. Autant d’erreurs ! affirme résolument Mary Wollstonecraft. « J’ai probablement eu plus que Rousseau l’occasion d’observer des petites filles. Je puis recueillir mes souvenirs personnels, et y joindre les résultats de nombreuses expériences faites sur des enfans que j’ai vus grandir. Or, je dois déclarer que, loin d’être d’accord avec lui sur le premier éveil du caractère féminin, j’estime qu’une petite fille dont le caractère n’a pas été déprimé par l’inactivité sera toujours plus disposée à jouer en plein air qu’à s’amuser dans sa chambre avec ses poupées. » Quant au désir de plaire et au besoin d’obéir, que Rousseau croit être naturels à la femme, Mary Wollstonecraft n’y voit que le déplorable effet d’un état séculaire de servitude et d’abrutissement. « Sans doute, dit-elle, la femme doit apprendre la pratique de l’obéissance, étant condamnée à vivre sous le joug de l’homme. Mais la nature n’est pour rien dans sa soumission. A considérer la longueur du temps depuis lequel les femmes dépendent des hommes, est-ce chose étonnante que quelques-unes d’entre elles s’accoutument à leurs chaînes ? Leur cas est le même que celui de certains chiens, qui d’abord tenaient leurs oreilles droites : mais peu à peu l’habitude a supplanté la nature, et ce qui était d’abord un signe de crainte a fini par devenir un signe de beauté. »

Mary Wollstonecraft admet cependant, avec Rousseau, l’infériorité physique de la femme ; mais elle se refuse à en déduire son infériorité intellectuelle et morale. Elle affirme que, par nature, la femme est, à ce double point de vue, l’égale de l’homme. La raison, en effet, a été donnée à la femme comme à l’homme, de cela Rousseau lui-même est forcé de convenir ; or, la raison est une émanation divine, un lien qui unit la créature à son créateur ; comment supposer qu’elle ne soit pas toujours égale à elle-même, et qu’elle puisse différer suivant les deux sexes ? Si l’on reconnaît qu’il n’y a qu’une vérité, toute raison doit être également capable de la discerner ; et si l’on reconnaît que le bien est distinct du mal, on n’a pas le droit de supposer que l’homme seul soit capable d’en faire la différence.

Tel est le fondement théorique du féminisme de Mary Wollstonecraft : on y retrouve le rationalisme un peu superficiel de Rousseau et des rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme ; et l’on ne peut s’empêcher de penser que, plus tard, Godwin a dû mainte fois reprocher à sa femme la faiblesse d’une argumentation qui repose tout entière sur l’origine surnaturelle de la raison et des sentimens moraux. Mais, d’ailleurs, Mary Wollstonecraft n’insiste guère sur ses syllogismes. Après avoir rapidement établi que la femme est, par nature, l’égale de l’homme, elle ne s’occupe plus que de nous exposer les motifs qui, dans notre société soi-disant civilisée, empêchent la femme de faire valoir son égalité naturelle.

Le principal de ces motifs est que l’homme, pour maintenir l’ascendant que lui donne sa vigueur physique, a besoin d’être intellectuellement supérieur à la femme : à ce prix seulement, il peut rendre sa domination permanente et sûre. La faiblesse, avec la soumission qui en est la conséquence, convient mieux à ses intentions tyranniques que l’indépendance, qui serait la suite certaine de l’égalité. Et la femme, d’autre part, satisfaite des hommages que l’homme lui accorde, se résigne à lui faire le sacrifice de ses facultés. « Quoi de plus révoltant que de voir un homme s’élancer avec sollicitude pour ramasser un mouchoir ou pour fermer une porte, alors que la dame à qui s’adressent ces prévenances n’aurait que deux pas à faire pour les rendre inutiles ! » C’est par de semblables ruses que l’homme, depuis des siècles, étouffe chez la femme la voix de la raison, que la nature a mise en elle comme en lui. Il lui interdit toute étude sérieuse, il la tient à l’écart des grands intérêts de la vie, il l’accoutume à ne s’occuper que de ses toilettes, il la déprave au point qu’elle-même finit par prendre goût à sa servitude. « Enfermées dans des cages comme des oiseaux, les femmes n’ont rien à faire qu’à se lisser les plumes, et à sauter, avec une majesté comique, d’un perchoir sur l’autre. On pourvoit, en vérité, à leur nourriture ; mais leur santé, leur liberté, leur vertu, on les leur enlève en échange. »

Je dois ajouter que, d’une façon générale, Mary Wollstonecraft est peut-être plus sévère encore pour la femme que pour l’homme, dans la peinture qu’elle fait des vices de son temps. Elle s’indigne contre l’opinion qui attribue aux femmes plus de sensibilité, de pitié, de bonté qu’aux hommes. « Comment les femmes pourraient-elles être justes et généreuses, s’écrie-t-elle, étant esclaves de l’injustice et de la cruauté ? » Elle accuse son sexe de bassesse, d’hypocrisie, d’égoïsme et de manque de cœur : elle le montre descendu au plus bas degré de la dépravation. Mais elle affirme que cette dépravation n’est que la résultat de sa servitude. Qu’on affranchisse la femme, qu’on lui permette de « revenir à sa véritable nature, » qu’on l’autorise à « partager avec l’homme les avantages de l’éducation et du gouvernement : » et on ne tardera pas à la voir « devenir meilleure, par cela même qu’elle sera devenue plus libre et plus sage. » A. la créature inutile et frivole qu’est la femme dans notre société dégénérée, on verra alors se substituer une femme nouvelle, l’égale de l’homme en raison et en vertu. « Et sans doute, remarque Mary Wollstonecraft, on ne pourra plus alors la définir aussi justement la douce fleur qui sourit sous les pas de l’homme ; mais elle aura la conscience d’être un membre respectable de la société. »

Quant aux réformes pratiques capables de préparer l’avènement de cette « femme nouvelle », deux d’entre elles paraissent à Mary Wollstonecraft plus urgentes que tout le reste : ce sont les deux réformes qu’elle signale aux révolutionnaires français, lorsqu’elle leur demande, par manière d’expérience, d’autoriser la femme « à partager avec l’homme les avantages de l’éducation et du gouvernement. » Les jeunes filles, suivant elle, doivent être élevées en commun avec les garçons, dans de grandes écoles nationales où n’existe nulle distinction de sexe ni de fortune. Elle veut aussi que toutes les carrières soient, indistinctement, ouvertes aux deux sexes ; et elle recommande d’une façon particulière aux femmes la carrière médicale, comme convenant tout à fait à leurs qualités naturelles. Son programme politique est beaucoup plus vague. Elle se borne à demander pour la femme des droits civils égaux à ceux dont jouissent les hommes, en ajoutant que, parmi ces droits, ne peut manquer de figurer le droit de voter, et celui d’élire des femmes aux fonctions publiques ; mais, sur l’organisation pratique de ce droit de vote, elle s’en tient à des généralités, et qui souvent se contredisent d’une page à l’autre.

Tout le livre, du reste, abonde en contradictions, et sa valeur philosophique est des plus médiocres. Mais, bien que les « droits de la femme » aient trouvé, depuis lors, des défenseurs infiniment plus habiles et plus éloquens, personne peut-être ne les a « revendiqués » avec autant de passion, personne n’a mis autant de son cœur à proclamer « le malheur d’être femme. »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez, dans la Revue au 15 août 1898, La Vocation de Mme Beecher Stowe.
  2. Ce roman, publié par Godwin en 1798, a été, la même année, traduit en français.
  3. Deux traductions françaises ont paru, simultanément, en 1792 : l’une chez Buisson, à Paris, l’autre à Lyon, chez Bruyset frères. La dernière édition anglaise a été publiée en 1892, avec une introduction de Mrs. E. H. Pennell.