Revues étrangères - Voltaire et Rousseau en Angleterre

Revues étrangères - Voltaire et Rousseau en Angleterre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

VOLTAIRE ET ROUSSEAU EN ANGLETERRE


Voltaire, Montesquieu, and Rousseau in England, par J. Churton Collins, 1 vol. in-8, Londres, 1908.


On sait que, au printemps de 1726, le jeune Voltaire, ayant obtenu de sortir de la Bastille moyennant la promesse de s’éloigner aussitôt de Paris, a profité de cet exil pour se rendre en Angleterre, où il est resté pendant près de trois ans ; et l’on sait également que son séjour en Angleterre a été, pour lui, d’une importance extrême, aussi bien au point de vue de son éducation littéraire et scientifique qu’à celui de sa transformation définitive en apôtre de la « libre pensée. » Mais le détail des événemens de ce séjour ne nous est guère plus connu aujourd’hui qu’il y a cent ans, malgré les patientes recherches de maints érudits, anglais et français. « N’essayez point de vous renseigner là-dessus auprès des biographes de Voltaire ! s’écriait l’irritable Carlyle, dans son Histoire de Frédéric le Grand : vous ne trouverez que pure inanité et ténèbres visibles. » Après quoi, se mettant lui-même en devoir de dissiper ces « ténèbres, » il commençait un récit où l’on peut bien dire que chaque phrase était une erreur. Et telle est, en vérité, l’étrange discrétion des contemporains anglais, au sujet de la résidence de Voltaire parmi eux, que c’est à grand’peine qu’un professeur de l’Université de Birmingham, M. Churton Collins, est parvenu à recueillir une poignée de documens authentiques nous permettant, tout au moins, d’entrevoir ou de deviner de quelle façon l’exilé français a employé son temps, durant l’une des périodes les plus fructueuses de sa longue carrière. Ou plutôt il me semble que ces quelques documens nouveaux, s’ajoutant à ceux que nous possédions déjà, auraient eu de quoi nous offrir une image assez exacte et complète du séjour de l’auteur de la Henriade en Angleterre, si M. Collins avait tâché à les interpréter, pour en dégager le sens et la portée véritables : mais le fait est que l’éminent professeur s’en est tenu à les enregistrer l’un à la suite de l’autre, sans aucun effort pour les rendre vivans ; et ainsi je vais devoir, à mon tour, faute de posséder une érudition « voltairienne » suffisante, me contenter de signaler aux lettrés français les principaux résultats de l’enquête consciencieusement poursuivie, depuis vingt ans, par M. Churton Collins, dans les archives publiques et privées de son pays.


Cette enquête aura pour première conséquence de trancher, désormais, toute discussion sur la date de l’arrivée du poète en Angleterre. Voltaire nous raconte lui-même, dans une de ses lettres, que, le jour de son débarquement, il a eu l’occasion d’assister à une manifestation navale en l’honneur du Roi : or, les journaux anglais de la fin du mois de mai 1726 annoncent que, dans tout le royaume, de « grands préparatifs sont faits pour le prochain anniversaire de la naissance du Roi, » c’est-à-dire pour le lundi 30 mai ; et c’est donc ce jour-là que Voltaire a mis le pied sur le sol anglais. Ce jour se trouvait être, de plus, le lundi de la Pentecôte, date où avait bien, chaque année, l’inauguration de la foire de Greenwich ; et Voltaire ajoute précisément, dans sa lettre, qu’il a scandalisé les nobles dames d’un salon de Londres, en leur demandant si elles avaient pris leur part, comme lui, aux divertissemens publics de Greenwich, — ce qui achève d’établir que le début de son séjour en Angleterre a coïncidé avec l’ouverture de ladite foire.

Depuis longtemps déjà, il s’était préparé à ce séjour, dont il avait résolu de tirer tout le profit possible, en toute manière. Non seulement il avait appris l’anglais, au point de pouvoir, très peu de temps après son arrivée, soutenir des conversations, — et même écrire des lettres, — dans cette langue : il avait eu soin, aussi, de se munir de recommandations auprès des représentans de toutes les classes sociales et de tous les partis politiques. L’ambassadeur anglais à Paris, Horace Walpole l’Aîné, avait écrit, en sa faveur, au duc de Newcastle, au comte de Broglie, au trop fameux agent ministériel Bubb Dodington. Personnellement, Voltaire ne connaissait à Londres qu’un honnête marchand de la Cité, nommé Edouard Falkener, et le célèbre grand seigneur et philosophe lord Bolingbroke, avec qui il s’était lié en France, cinq ans auparavant, et qui, sans aucun doute, l’aura tout de suite accueilli dans sa maison de Pall Mall. Mais Falkener, dépourvu de toute influence, ne pouvait servir son jeune ami qu’en mettant à sa disposition sa bourse et sa maison, ainsi que nous savons qu’il l’a fait ; et lord Bolingbroke, d’autre part, récemment revenu d’exil, n’avait de relations qu’avec les tories, tandis que son protégé désirait vivement se gagner des amitiés dans le camp des whigs, alors au pouvoir. Bientôt, probablement par l’entremise de Bubb Dodington, il réussit à se faire admettre chez les ministres, et chez le Roi lui-même, ce qui n’empêchait point le prince et la princesse de Galles de le compter parmi les assidus de leur petite cour, expressément opposée à la Cour royale.

Encore avons-nous lieu de penser que son rôle ne s’est pas borné à répartir impartialement, entre les tories et les whigs, ces marques de vénération et ces flatteries dont l’outrance paraît avoir, plus d’une fois, choqué la brutale franchise des nobles anglais. M. Churton Collins, qui d’ailleurs se montre toujours aussi indulgent pour lui qu’il est sévère et sans pitié pour Jean-Jacques Rousseau, est cependant forcé de reconnaître que son désir passionné de « parvenir » l’a poussé à « employer des procédés dont aucun homme d’honneur n’aurait daigné s’abaisser à faire usage. » Des documens d’une authenticité incontestable nous prouvent, en effet, que Voltaire, à plusieurs reprises, a reçu, de la Cour, de grosses sommes d’argent ; et tout porte à croire qu’il les a reçues en échange de certains services assez répugnans. Sur ce point, les témoignages de Bolingbroke, du poète Young, de Pope, de tous ses amis anglais s’accordent, hélas ! avec ceux d’Horace Walpole, du docteur Johnson, et de l’abbé Desfontaines. « Tout ce que Walpole (le premier ministre) sait à notre sujet, — écrivait Bolingbroke à Swift, le 18 mai 1727, — il le sait par un de ses espions, qui, s’étant faufilé dans l’intimité de ceux qui n’aiment, n’estiment, ni ne craignent le ministre, rapporte à celui-ci non pas ce qu’on lui dit, attendu que personne ne parle plus librement devant lui, mais ce qu’il devine ; » et M. Collins, bien à contrecœur, se voit obligé de « deviner, » et de nous avouer, que cet « espion » de Walpole n’est autre que le futur auteur de Candide et du Dictionnaire philosophique. Car la fâcheuse conduite de Voltaire à l’égard de ses hôtes et protecteurs d’outre-Manche se trouve irréfutablement démontrée, entre autres choses, par une anecdote que le biographe de Pope, Owen Ruffhead, tenait de la bouche de Warburton, intime confident de Pope et de Bolingbroke :

Ceux-ci soupçonnaient depuis longtemps Voltaire de jouer un double jeu, ou, en d’autres termes, d’avoir formé une alliance secrète avec le parti de la Cour, et de travailler à les espionner ; et leur soupçon ne tarda pas à être confirmé. En février 1727, fut publiée la troisième lettre d’une série où le caractère et la politique de Walpole étaient traités avec une extrême rigueur. La lettre, d’un ton très énergique et d’un art très habile, avait produit un effet considérable, et les amis de Walpole souhaitaient vivement d’en découvrir l’auteur. Or, pendant que cette lettre constituait encore le sujet de tous les entretiens, Voltaire vint à Twickenham, et demanda à Pope s’il ne savait point par qui elle avait été écrite. Pope, flairant son intention secrète, et voulant l’éprouver, lui avoua, sous la confidence la plus stricte, que c’était lui-même qui en était l’auteur. « Mais, ajouta-t-il, je me fie à votre honneur d’honnête homme, monsieur Voltaire, et vous prie de ne communiquer ce secret à âme qui vive ! » En réalité, la lettre avait été écrite par Bolingbroke, et ne portait pas la moindre trace du style de Pope : mais, dès le lendemain, tout le monde, à la Cour, en parlait comme d’une œuvre de Pope ; et ainsi la trahison de Voltaire s’est trouvée mise au jour.


Une autre anecdote, également racontée par Owen Ruffhead, contribue encore à nous faire comprendre les motifs de la mauvaise impression produite par Voltaire, en fin de compte, sur ces lettrés anglais dont il n’a jamais cessé, toute sa vie, d’exalter le talent et le caractère. Dans une des premières visites qu’il a faites à Pope, la mère de celui-ci, vieille dame catholique très pieuse, et pleine de respect pour les « convenances, » ayant retenu à dîner le visiteur de son fils, lui a poliment exprimé sa surprise et son regret du manque d’appétit qu’il faisait voir. Sur quoi Voltaire « lui a expliqué qu’une certaine maladie, prise naguère en Italie, avait à jamais ruiné sa santé ; et la manière dont il lui a donné cette explication a été si grossière et indélicate que la pauvre dame a dû se lever de table, sans attendre la fin du repas. »

Mais le poète anglais, de son propre aveu, n’en a pas moins continué, après cette aventure comme après celle qu’on a lue plus haut, à accepter les visites et les hommages de son confrère français ; et M. Churton Collins nous apprend que Voltaire, durant tout son séjour, a peut-être manifesté plus d’empressement à rechercher la connaissance des hommes de lettres que celle même des agens politiques et des grands seigneurs. Ni les démarches ni les complimens ne lui ont coûté pour se lier avec Swift, dont l’amer et féroce génie n’a pu manquer d’exercer sur lui une action très profonde, avec les poètes Gay, Young, et Congreve, avec les métaphysiciens Clarke et Berkeley, avec le théologien Woolston, dont les Six Discours sur les miracles du Christ nous offrent déjà, en germe, toute la critique religieuse du Dictionnaire philosophique. En présence de chacun de ces hommes, écrit M. Collins, « Voltaire nous apparaît constamment à genoux. » Et il n’y a pas un seul de ces hommes qui, d’une façon ou d’une autre, ne lui ait fait sentir sa méfiance ou son mépris, depuis Young lui disant, dans une spirituelle épigramme, qu’il « rappelle, à la fois, Milton lui-même et ses deux héros, le Péché et la Mort, » jusqu’à Congreve le priant, pour échapper à sa flagornerie, « de le considérer comme un gentleman, et non comme un auteur. » Mais lui, cependant, il n’y a pas un de ces hommes dont il ne mette à profit la fréquentation, soit qu’il leur emprunte des idées pour ses œuvres futures, ou simplement qu’il obtienne leur appui dans la prudente et ambitieuse campagne qu’il a entreprise, dès son arrivée à Londres, pour le succès matériel de sa Henriade.


Car s’il est infiniment probable que Voltaire, en sortant de la Bastille, s’est proposé de tirer parti de son séjour en Angleterre pour compléter son apprentissage d’écrivain, comme aussi pour se procurer, par n’importe quels moyens, la fortune qu’il jugeait indispensable au libre exercice de son talent, toute l’étude de M. Churton Collins nous révèle, d’autre part, que l’objet immédiat et principal de son séjour a été de lancer, dans le monde, le grand poème épique qu’il venait d’achever. C’est surtout cet objet que nous découvrons au fond de toutes ses lettres, de toutes ses visites, de tout ce que le professeur anglais appelle « l’écœurant déballage de ses complimens. » Et quel admirable procédé « de lancement » le poète imagine, lorsque, à la veille de la publication de sa Henriade, pendant l’hiver de 1727, il fait paraître, en langue anglaise, un petit volume contenant deux essais, l’un sur les Guerres civiles en France au temps de la Ligue, l’autre sur l’Histoire et les Règles du poème épique ! Raconter au public anglais les événemens historiques qu’il va « chanter » dans son poème, et lui exposer, sous prétexte de considérations de critique générale, les raisons qui rendent son poème supérieur à tous les autres ouvrages précédens du même genre, n’est-ce pas une invention vraiment merveilleuse, un des plus beaux coups de « réclame, » parmi tous ceux où Voltaire lui-même, et bien d’autres après lui, allaient exceller !

Et peut-être le trait le plus génial, dans cette manœuvre préparatoire à la Henriade, est-il encore d’avoir persuadé au public anglais que les deux essais avaient été écrits en anglais par l’auteur lui-même, sans l’aide de personne ! Aucune autre flatterie n’était mieux faite pour toucher ce public, pour lui arracher de force sa sympathie et sa curiosité. Sans compter qu’il n’est nullement incroyable que Voltaire ait réussi, en effet, à se rendre assez maître de la langue anglaise pour rédiger tout au moins, dans cette langue, un premier brouillon de ses deux essais : M. Collins nous cite, de lui, plusieurs lettres inédites en anglais, qui attestent une connaissance du langage courant tout à fait surprenante chez un étranger. Mais ces lettres mêmes, qui nous dit que Voltaire ne les a pas écrites avec l’aide d’un secrétaire anglais, de ce « maître de langue » dont la présence continuelle auprès de lui a été affirmée de divers côtés ? Et, en tout cas, si Voltaire a rédigé en anglais l’esquisse de son livre, nous pouvons être sûrs qu’il s’est adressé à un Anglais authentique pour corriger ses fautes, mais surtout pour donner à son style cette pureté et cette élégance, cette couleur nationale et locale, que jamais un écrivain ne saurait déployer dans une langue étrangère à moins de s’être assimilé cette langue au détriment de la sienne propre, et d’avoir désormais pris l’habitude de ne penser, ne sentir qu’en elle. Je m’étonne que M. Churton Collins « ait quelque peine à comprendre la cause de l’intempestif éclat de gaîté » par lequel se termine l’anecdote suivante, rapportée dans un recueil anglais du temps : « Voltaire, un jour, étant venu voir le docteur Young, a cru devoir lui soumettre ses essais anglais, en le priant de corriger les fautes trop grossières qu’il pourrait y trouver. Là-dessus le docteur, très honnêtement, s’est mis à l’œuvre, et, d’abord, a noté les passages les plus sujets à critique ; mais quand ensuite, ses notes en main, il a voulu faire part à son visiteur de ses observations, Voltaire n’a pas pu se retenir de lui rire au nez. »

Un mois environ après la publication des deux essais, en janvier 1728, les journaux anglais annoncèrent la prochaine apparition de la Henriade. « La lecture des beaux essais de M. de Voltaire, — écrivait un rédacteur de la République des Lettres, — nous rend bien impatiens de connaître le poème épique de ce gentleman. Celui-ci nous paraît posséder si à fond les meilleurs poètes, anciens et modernes, et se montre si excellent juge de leurs beautés comme de Leurs défauts, que nous avons tout motif d’espérer que sa Henriade sera un ouvrage parfait ; et comme il écrit en anglais avec une élégance et une force extraordinaires, encore qu’il n’habite notre pays que depuis dix-huit mois, nous nous attendons à trouver, dans son poème, toute la beauté et toute la vigueur dont est capable sa langue natale. » En janvier, la publication du poème était promise pour février ; en février, les journaux la promirent pour le mois suivant ; et cette série d’articles et d’annonces, s’ajoutant aux manœuvres personnelles de Voltaire et aux démarches de ses amis ou agens, aboutirent à un résultat qui dépassa toutes les prévisions. Lorsque les listes de souscription s’étaient ouvertes, quelques mois auparavant, personne en Angleterre n’avait semblé désireux d’acquérir un poème épique sur les guerres de la Ligue, écrit dans une langue étrangère par un inconnu : lorsque la Henriade fut mise en vente, vers le milieu de mars, les listes contenaient les noms de 344 souscripteurs, dont la plupart ne s’étaient décidés qu’au dernier moment ; et parmi eux figuraient, à la suite du Roi et de la Reine, les plus hauts personnages du parti de la Cour. Le poème avait beau être écrit en français : l’auteur avait réussi à le faire admettre du public anglais comme une œuvre s’adressant expressément à lui, et presque composée à son intention. La dédicace anglaise à la reine Caroline, en particulier, avec son mélange de liberté et de déférence, comparant la femme de George II à la grande Elisabeth, et lui confiant le soin de « protéger la mémoire d’Henri IV, » avait été appréciée et goûtée unanimement : d’autant plus que tout le monde savait que Voltaire avait d’abord dédié son poème à Louis XV, et que c’était un élan spontané de son cœur qui, ensuite, l’avait forcé à remplacer le nom de son roi, en tête de la Henriade, par celui d’une princesse infiniment plus digne d’un pareil hommage.

La Reine répondit à l’hommage désintéressé du poète en lui faisant remettre une somme d’argent dont le chiffre exact n’a pu être établi, mais qui, sûrement, a dû s’élever pour le moins à 500 livres sterling. Chez les libraires de Londres, la vente de l’édition populaire in-octavo produisit, en quelques semaines, plus de dix mille francs. Et voici que, au moment où cette vente menaçait de fléchir, une aventure survint qui, par le bruit qu’elle fit, contribua singulièrement à ramener l’attention du public sur la Henriade et sur son auteur ! Celui-ci, par pure bonté d’âme, avait autorisé un petit libraire de Newport Street, appelé Coderc, à imprimer, pour son compte, une édition du poème ; et il se trouva que Coderc, au lieu de publier lui-même cette édition, avait cédé l’autorisation, qu’il tenait de l’auteur, à un de ses confrères, un certain Prévost. Si bien que Prévost, dès la fin de mars 1728, annonçait dans le Daily Post la prochaine publication d’une édition de la Henriade « où l’on trouverait, pour la première fois, le texte complet et authentique du manuscrit de M. de Voltaire. » En réalité, l’édition de Prévost ne différait de l’autre que par l’introduction de six vers du manuscrit primitif, que Voltaire avait changés en corrigeant ses épreuves. Aussi l’indignation du poète fut-elle grande, devant cet abus scandaleux de sa charité : elle s’épancha longuement dans les colonnes du Daily Post et de maints autres journaux. Puis, l’impudent Prévost ayant osé répliquer, Voltaire répliqua à son tour. Ainsi la querelle se poursuivit, toujours fournissant à Voltaire de nouvelles occasions de laisser apercevoir, en même temps que sa générosité naturelle et sa légitime colère d’avoir été dupé, l’incomparable mordant de sa polémique. Et déjà Voltaire avait quitté Londres, — après avoir retiré de son séjour en Angleterre plus de fruit que ses espoirs les plus ambitieux n’avaient pu en attendre, — quand le public anglais découvrit que, bien loin que ses sentimens personnels à l’égard de Prévost eussent ou rien d’hostile, les deux compères avaient organisé leur grande querelle en parfait accord, pour assurer à la Henriade un précieux supplément de « publicité. »


Voltaire est reparti de Londres vers le 15 mars 1729, à la suite d’incidens que tous les efforts de M. Churton Collins ne sont point parvenus à élucider : il parait seulement incontestable que ce départ a eu le caractère secret et précipité d’une fuite, et que le poète a dû, tout au moins, en hâter le moment pour échapper à de graves ennuis. « Sûrement, il aura dit ou fait quelque chose qui lui aura valu une inimitié dangereuse. » On a raconté que son dernier protecteur, lord Peterborough, lui avait remis, en plusieurs fois, de fortes sommes pour payer l’impression d’un livre, que Voltaire s’était approprié l’argent, et que le lord, après une explication avec l’éditeur, s’était mis en quête du mandataire infidèle pour lui rompre les os ; mais M. Collins a découvert une lettre de Peterborough, datée du 14 novembre de la même année, où aucune allusion n’est faite à une aventure de ce genre. Le passage concernant Voltaire, dans la lettre, est d’ailleurs curieux, et mérite d’être cité. « Notre politique d’à présent, y lisons-nous, est aussi difficile à expliquer que les résolutions et la conduite de M. Voltaire. Celui-ci, pour le moment, a retiré sa faveur à-la nation et au peuple anglais. Il a pris congé de nous, comme d’une race imbécile qui croit en Dieu et se fie à ses ministres ; et le voici en route pour Constantinople, où il veut se rendre afin de pouvoir conserver sa foi dans les Évangiles, chose qu’il prétend lui être impossible en vivant parmi des chrétiens ! » Ainsi les circonstances du départ du poète restent, pour nous, enveloppées d’obscurité. L’unique document un peu sérieux que nous possédions à ce sujet est une note du Gentleman’s Magazine de mai 1732, où un rédacteur anonyme, rendant compte de l’Histoire de Charles XII, reproche à Voltaire d’avoir divulgué, dans ce livre, des confidences recueillies durant son séjour à Londres, et ajoute : « M. Voltaire, au reste, s’est comporté chez nous d’une façon si fâcheuse qu’il a fini par ne plus être admis dans les familles nobles qui, d’abord, l’avaient reçu avec empressement. Il a quitté l’Angleterre tout rempli de rancune. »

Mais le plus singulier est que, là-dessus, le journaliste du Gentleman’s Magazine et lord Peterborough se sont trompés. Quels qu’aient pu être les griefs intimes de Voltaire à l’égard de ses anciens amis anglais, pour « la nation et le peuple anglais » l’auteur des Lettres Philosophiques a toujours gardé une sympathie mêlée d’admiration. Il s’est trouvé amené, en vérité, à parler en termes méprisans et haineux de Shakspeare, après avoir été le premier à nous le révéler ; mais sur les écrivains de son temps, sur Pope et Congreve, sur Locke, sur le « libre penseur » Woolston, son opinion n’a jamais varié, non plus que sur la société et les mœurs anglaises, en général. Jusqu’au bout de sa longue vie, cet homme, qui avait laissé en Angleterre un souvenir déplorable, est resté fidèlement, passionnément « anglomane. » « Si je n’avais point fixé le siège de ma retraite dans ce libre coin de Genève, — écrivait-il, trente ans plus tard, à son ami Keate, — certainement je serais allé vivre dans la libre Angleterre ! » Toujours cette « libre » nation, — où d’ailleurs il se souvenait peut-être d’avoir commencé, à la fois, l’édifice de sa gloire et celui de sa fortune, — toujours elle lui est restée aussi chère qu’elle le lui était, déjà, dans les premiers mois de son séjour, lorsqu’il s’amusait à écrire en anglais, pour son confident Thieriot, une lettre dont M. Collins a eu la bonne fortune de retrouver l’original. Voltaire y raconte, d’abord, les désagrémens et l’insuccès final d’un mystérieux voyage secret qu’il a fait à Paris en juillet 1726, et comment, dès son retour à Londres, la banqueroute d’un « juif nommé Médina » l’a dépouillé de tout son avoir. Il célèbre ensuite les vertus du marchand Falkener, ainsi que celles de lord et lady Bolingbroke ; et rien n’est plus amusant que la manière dont, à ce propos, il affirme la rigueur inflexible de ses convictions de « républicain : » « Milord et milady Bolingbroke m’ont offert tout, leur argent, leur maison : mais j’ai refusé tout, parce qu’ils sont des lords, et j’ai tout accepté de M. Falkener, parce qu’il n’est qu’un particulier. — J’avais primitivement l’intention d’imprimer notre pauvre Henri à mes frais, en Angleterre : mais la perte de mon argent met tristement fin à ce projet. Je me demande, à présent, si je ne vais pas essayer de publier mon poème par souscription, avec l’appui de la Cour. Mais je suis las des cours, mon Thieriot ! Tout ce qui est roi, ou qui appartient à un roi, fait horreur à ma philosophie républicaine ; et je ne veux pas boire la moindre goutte d’esclavage dans le pays de la liberté ! » Puis il invite affectueusement Thieriot avenir le rejoindre :


De votre pays, je n’espère ni ne crains plus rien. Mon unique désir est de vous voir, un jour, à Londres. Je me nourris de cette charmante espérance. Si ce n’est qu’un rêve, laissez-moi en jouir sans me décevoir ! Laissez-moi penser que j’aurai le plaisir de vous voir à Londres, respirant le vigoureux esprit de cette nation indéfinissable ! Vous comprendrez mieux leurs pensées, lorsque vous pourrez vivre parmi eux. Vous verrez un peuple épris de sa liberté, instruit, spirituel, méprisant la vie et la mort, un vrai peuple de philosophes. Non pas qu’il n’y ait quelques sots en Angleterre : chaque pays a ses fous. Et peut-être la folie française est-elle plus plaisante que la folie anglaise : mais, par Dieu ! la sagesse anglaise et l’honnêteté anglaise sont au-dessus des nôtres. Un jour, je vous ferai connaître le caractère de ce peuple bizarre : mais, aujourd’hui, il est temps de mettre un terme à mon bavardage anglais !


M. Churton Collins a recueilli, dans le même volume, deux autres études biographiques, consacrées aux séjours en Angleterre de Montesquieu et de Rousseau. La première, à dire vrai, s’adresse surtout aux lecteurs anglais, ne contenant presque rien qui ne soit tiré des écrits, déjà publiés, de l’auteur des Lettres Persanes ; mais je ; regrette de ne pouvoir que signaler en passant, aujourd’hui, le récit, fait par M. Collins, à son point de vue anglais et d’après des documens anglais, de l’un des chapitres les plus mémorables de cet étrange et triste roman qu’a été la vie de Jean-Jacques Rousseau.

M. Collins, comme je l’ai dit, est sans pitié pour le pauvre Jean-Jacques. Il paraît ignorer absolument la campagne de diffamation et de calomnie entreprise, depuis longtemps, par Grimm et ses acolytes, contre un homme dont les idées leur semblaient trop imprégnées de l’esprit chrétien, et dont le génie risquait de nuire à la royauté littéraire de leur maître et secret inspirateur, le « patriarche » de Ferney. Peu s’en faut qu’il n’accuse l’auteur des Confessions d’avoir inventé, de toutes pièces, l’histoire des mauvais traitemens dont il se plaint, pour forcer le public à s’occuper de lui, ou peut-être même, simplement, pour causer de l’ennui à l’excellent David Hume ! Lui qui, quelques pages plus haut, tâchait à excuser la duplicité évidente et les misérables intrigues de Voltaire, dans son admiration pour le zèle du poète de la Henriade à apprendre l’anglais, nous le voyons maintenant s’acharner contre Rousseau avec une animosité implacable, interprétant contre lui tous ses actes et toutes ses paroles : comme si les rédacteurs de l’Encyclopédie lui avaient légué, tout ensemble, leurs sentimens et leurs procédés de polémique à l’égard du citoyen de Genève.

Mais ce parti pris d’hostilité n’empêche pas son étude sur Rousseau en Angleterre de contenir quelques documens tout à fait précieux, dont j’espère pouvoir parler à loisir une prochaine fois, et parmi lesquels je crois bien, du reste, que le plus précieux est encore la reproduction d’un portrait inédit de Jean-Jacques, peint, en 1766, par Wright de Derby. Un compatriote de M. Churton Collins, le célèbre homme d’État et historien M. John Morley, ayant été admis précédemment à étudier ce portrait, déclarait l’avoir trouvé « presque aussi expressif et pathétique, dans son réalisme, que quelques-uns de ces trous noirs qui, par instans, s’ouvrent devant le lecteur des Confessions. » Et, certes, on ne saurait imaginer un portrait plus « réaliste, » plus différent de l’image idéalisée de Rousseau que nous a transmise l’enthousiasme « philosophique » du pastelliste Latour ; et, certes, l’expression qui s’en dégage n’est pas moins imprévue et saisissante, pour nous, que les traits qu’il nous révèle : mais, autant qu’on en peut juger par une reproduction, il n’y a rien, dans ce portrait, qui soit pour nous inquiéter sur le fond de l’âme du modèle, à la manière des « trous noirs » qui inquiètent M. Morley dans les Confessions. Nous y découvrons seulement un homme semblable à nous, — au lieu de l’impassible rêveur inventé par Latour, — et un homme que la vie a durement éprouvé, au point que nous frémissons de songer à l’affreuse désolation qui va nous apparaître dans son regard, tout à l’heure, lorsque ses yeux baissés se relèveront vers nous. Ces plis creusés dans les chairs, ces orbites enfoncés, ce retrait de la lèvre inférieure, ce geste de la main appuyée contre le cou, comme pour y retenir un sanglot, tout cela nous est infiniment « pathétique : » mais sans que nulle répugnance vienne se mêler à notre compassion. et M. Collins a beau nous affirmer, à son tour, que le portrait de Wright représente « un égoïste morbide, hystérique, et sentimental, ou même quelque chose de pire encore, — une illustration lamentable de l’acolaste aristotélicien : » le fait est que personne, ayant vu ce portrait, ne pourra se défendre d’un mouvement d’indulgente et affectueuse pi(ié pour un être qui a souffert autant que celui-là.


T. DE WYZEWA.