Revues étrangères - Une nouvelle histoire du roman anglais

Revues étrangères - Une nouvelle histoire du roman anglais
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE NOUVELLE HISTOIRE DU ROMAN ANGLAIS


The Development of the English Novel, par W. L. Cross, 1 vol., Londres et New-York, 1900.


Voici en quels termes M. Wilbur L. Cross, professeur de littérature anglaise à l’Université de Yale, définit l’objet et la méthode du très intéressant ouvrage qu’il vient de publier sur l’Évolution du Roman anglais :


Ce livre a pour objet d’exposer, dans ses grandes lignes, la marche du roman anglais, depuis les légendes du roi Arthur jusqu’aux récits de Robert Louis Stevenson, et d’indiquer au fur et à mesure les sources étrangères où ce roman a puisé, comme aussi l’influence qu’il a exercée sur les littératures étrangères... Sans prétendre à épuiser le sujet, dans son ensemble ni dans aucune de ses parties, j’ai essayé de déterminer quelques-unes des étapes les plus importantes qu’a eu à traverser un des genres principaux de notre littérature, étapes dont chacune a eu pour effet de le modifier, tant dans sa forme que dans sa matière.

La loi qui a présidé à ces modifications est la même qui régit toute évolution littéraire : c’est la loi naturelle de l’action et de la réaction. L’homme est, par nature, à la fois réaliste et idéaliste, capable de prendre plaisir, tout ensemble, à la représentation de la vie telle qu’elle est et à la représentation de la vie telle qu’il la rêve. Aussi peut-on dire, d’une façon générale, qu’à toutes les époques, l’art a tenu compte, en une certaine mesure, de ces deux instincts opposés de la nature humaine. Mais, à de certaines époques, c’est le goût du réel qui a prévalu, à d’autres époques, le goût de l’idéal ; tantôt l’idéalisme s’est laissé emporter à des excès qui ont, pour un temps, éloigné de lui la faveur du public ; tantôt le réalisme a choqué par son cynisme et sa brutalité. Et, dans les deux cas, s’est produite une réaction, souvent accompagnée d’une critique excessive et injuste ; et un écrivain s’est trouvé qui a profité de cette réaction, qui Ta renforcée, précisée, dirigée, après avoir été au début dirigé par elle. Tel, dans l’histoire du roman anglais, a été Fielding, tel, plus tard, Thackeray. Et lorsque, comme Fielding ou Thackeray, cet écrivain a été un homme de génie, il a pu, durant toute une période, conduire son public où il a voulu. Mais il n’a pu le faire jamais qu’en se soumettant à une autre loi de l’évolution littéraire ; force lui a été de revenir à quelque forme ou méthode antérieure, sauf, ensuite, à l’étendre ou à la modifier : en termes scientifiques, il n’a pu que varier un type existant déjà. Ainsi Fielding, pour réagir contre Richardson, a repris le vieux type du roman picaresque ; ainsi Thackeray, réagissant contre Dickens, est expressément revenu au roman de Fielding. Et tous deux, à un égal degré, ont été des réalistes : mais cela n’a pas empêché leurs deux œuvres d’être profondément différentes l’une de l’autre. Personne ne songerait même à comparer Tom Jones et la Foire aux Vanités. Pourquoi ? Parce que, sans parler de l’élément personnel, les antécédens littéraires des deux œuvres étaient différens, et différent le goût des lecteurs à qui elles s’adressaient. Fielding n’avait derrière lui, en sa qualité de réaliste, que le roman picaresque et la comédie de caractère ; Thackeray avait derrière lui non seulement Fielding, mais toute une lignée de grands romanciers, réalistes et idéalistes. Entre Fielding et Thackeray, par exemple, s’est placé Walter Scott, et Walter Scott a accoutumé les contemporains de Thackeray a tenir pour indispensables, dans un roman, une foule de choses dont Fielding ni son temps n’avaient aucune idée. Ainsi la réaction, en matière de littérature, ne constitue jamais un (simple retour au passé. L’idéalisme s’instruit à l’école du réalisme, et celui-ci, à son tour, profite des acquisitions de l’idéalisme. La littérature est toujours en mouvement, et nul ne saurait prévoir jamais où elle va aboutir.

Telles sont, du moins, les lois générales qui m’ont paru se dégager de l’étude du développement historique du roman anglais ; et pour déterminer clairement, au cours de mon travail, les antécédens d’un écrivain, pour exprimer ce qu’il a introduit de nouveau et d’original dans le genre qu’il a pratiqué, je n’ai pas cru pouvoir mieux faire que d’emprunter aux sciences naturelles les termes, — grâce à elles devenus familiers, — d’altération, de variation, de déviation, de persistance et de transformation. Ces termes, cependant, ne marquent peut-être qu’une simple analogie entre deux ordres de phénomènes au fond très différens : et j’avoue que j’ai dû renoncer, pour ma part, à espérer que les matériaux de l’histoire littéraire pussent être traités avec la rigueur et la précision des sciences positives.


Cette préface du livre de M. Cross suffirait à elle seule, si même le livre n’était pas dédié à M. Brunetière, pour montrer de quelle doctrine s’est inspiré le nouvel historien du roman anglais. Et je ne puis m’empêcher de constater, à cette occasion, l’importance considérable qu’a prise dès maintenant aux États-Unis une doctrine qui, d’ailleurs, est en train de faire rapidement son chemin dans tous les pays, de telle sorte qu’à Naples comme à Saint-Pétersbourg, à Glasgow et à Prague, les anciennes méthodes de critique disparaissent pour céder la place à l’étude, plus ou moins approfondie, de « l’évolution » des genres et des styles ; mais aux États-Unis cette doctrine nouvelle a, dès maintenant, produit tout un grand mouvement de critique et d’histoire littéraires, d’autant plus intéressant qu’il se manifeste avec plus d’indépendance et de variété. A côté du livre de M. Cross je pourrais citer une vingtaine d’ouvrages américains, publiés depuis deux ou trois ans, et qui portent non moins clairement la trace de la même influence, sous la diversité des sujets qu’ils traitent[1]. L’un est consacré aux origines du roman picaresque en Espagne, un autre au développement de la critique littéraire en Italie durant la Renaissance, un autre encore à l’histoire du romantisme anglais avant Byron et Walter Scott ; mais tous pourraient prendre pour préface la préface de M. Cross que je viens de citer ; tous reposent sur le même principe essentiel, qui consiste à considérer les genres littéraires comme ayant une vie propre, et comme « évoluant, » d’époque en époque, par une lente série de transformations. Peut-être seulement pourrait-on reprocher à ces critiques américains de trop simplifier la doctrine dont ils s’inspirent, — conduits, sans doute malgré eux, par le penchant naturel de leur race à tout simplifier : — et je crains, par exemple, que la loi d’action et de réaction, telle que la définit M. Cross, n’échoue à rendre compte d’une foule de changemens qui surviennent tous les jours dans les goûts du public, et qui ont pour conséquences, ou souvent pour causes, des changemens dans la marche des genres Littéraires. Certes, ainsi qu’il le dit, on ne peut guère espérer « que les matériaux de l’histoire littéraire puissent être traités avec la rigueur et la précision des sciences positives ; » mais la complexité même de ces matériaux n’impose-t-elle pas à l’historien le devoir de varier le plus possible l’appareil de ses formules, afin de pouvoir suivre, d’aussi près que possible, la mobile et capricieuse succession des faits ?

Aussi bien M. Cross, dans le cours de son étude, ne s’en tient-il pas à la seule loi de l’action et de la réaction. Il s’ingénie au contraire, avec un soin infini, à noter les circonstances particulières qui ont permis à chacun des grands romanciers de jouer un rôle distinct et original dans l’évolution du roman ; et parfois même ce louable souci de l’exactitude historique lui fait perdre de vue jusqu’aux principes généraux dont il est parti, de telle sorte que certains des derniers chapitres de son livre, notamment, ne sont plus guère que des essais sur George Eliot, sur M. Hardy, sur R. L. Stevenson, sans que nous voyions nettement le fil qui les relie aux chapitres précédens. Mais ce ne sont là que de légers défauts, sur lesquels, d’ailleurs, je n’ai point qualité pour lui faire la leçon. Et ces défauts n’empêchent pas son livre d’être, incontestablement, un des plus intéressans qu’ait depuis longtemps produits la critique anglaise : car non seulement il nous renseigne sur un sujet d’une extrême importance, mais il nous montre encore, d’une façon générale, les avantages précieux qui résultent, pour le critique comme pour l’historien, de l’emploi de la méthode qui s’y trouve suivie.


Je viens de dire que, dans les derniers chapitres du livre, l’auteur semblait s’être relâché de cette méthode, pour étudier isolément l’œuvre des divers romanciers anglais contemporains. Sur George Eliot, sur M. Hardy, sur Stevenson, il avait à nous faire part de tant de réflexions et d’observations personnelles qu’il a un peu négligé de reconstituer la filiation de ces écrivains : il les a traités, pour ainsi parler, « en repos, » tandis que c’est « en mouvement » qu’il nous avait fait voir les Richardson et les Fielding, les Dickens et les Thackeray. Et quelle que soit la valeur des essais qu’il leur a consacrés, ces essais sur les romanciers contemporains ne nous paraissent, à beaucoup près, ni aussi instructifs ni aussi amusans que les chapitres où il nous a montré Fielding réagissant contre le sentimentalisme de Richardson, ou Walter Scott imprégnant de son génie le « roman gothique » de Walpole et de Joseph Strutt. Entre ces remarquables essais et les chapitres qui les précèdent, la différence est celle qui sépare la critique de l’histoire ; et, quel que soit le mérite de la critique, seule l’histoire est pour nous vivante, elle seule nous attire, nous retient, nous touche, elle seule pénètre assez en nous pour y laisser des traces. D’un chapitre à l’autre, curieusement, nous suivons le récit des aventures successives qui modifient, en vingt manières différentes, la forme et les sujets du roman anglais ; nous nous intéressons à ce genre littéraire comme s’il était lui-même un héros de roman. Et j’ajoute que ce que nous apprenons de lui, par cet agréable moyen, nous instruit davantage que tout ce qu’ont pu nous dire les meilleurs critiques : car, d’abord, nous apprenons toute une série de faits positifs et précis, à commencer par des dates, qui nous permettent de nous représenter avec exactitude le rôle rempli par chacun des romanciers, et les circonstances où il l’a rempli ; mais surtout nous apprenons ce que chaque romancier a emprunté à ses prédécesseurs et ce qu’il a ajouté à l’héritage qu’il a reçu d’eux ; nous nous les représentons en contraste avec leurs confrères, et rien ne nous aide autant à les bien comprendre. Le fait est que personne, avant M. Cross, ne m’avait aussi clairement renseigné sur les romanciers anglais du XVIIIe siècle, depuis Daniel Defoe jusqu’à Jane Austen : et cela, simplement, parce que personne avant M. Cross n’avait pris soin de me montrer l’ordre de succession où se sont produites les œuvres de ces romanciers, je veux dire leur ordre de succession à la fois matériel et moral, la date où elles ont été conçues et l’intention qui les a inspirées. Par sa brièveté même, par le soin qu’a mis l’auteur à y appliquer vigoureusement une méthode déterminée, le livre de M. Cross atteste une fois de plus l’éminente supériorité de cette méthode, en tant qu’instrument d’exposition historique et critique : c’est grâce à elle qu’il est, tout ensemble, pour nous, plus instructif que maints savans ouvrages qui l’ont précédé, et certes plus agréable à lire que ne l’est aucun d’eux.

Reste maintenant à considérer l’ouvrage en lui-même, et à en dégager ce qu’il a de plus intéressant à nous apprendre sur l’évolution du roman anglais. C’est ce que je voudrais essayer de faire, au moins pour la première partie de l’ouvrage, celle qui va des origines du roman jusqu’à Walter Scott ; mais je ne remonterai pas, comme le fait M. Cross, jusqu’aux légendes du roi Arthur et de la Table Ronde, et ne m’arrêterai pas non plus, avec lui, devant l’Euphues de Lily (1579), devant l’Arcadie de Sidney (1590), ni devant l’Argenis de l’Anglo-Français John Barclay (1621) ; mieux vaut arriver tout de suite à une œuvre purement, essentiellement anglaise, et la seule qui marque le début du roman classique, le Robinson Crusoé de Daniel Defoe.

Au moment où parut ce livre immortel, en 1719, la situation du roman en Angleterre était des plus misérables. Des écrivains sans valeur imitaient les romans chevaleresques de Mlle de Scudéri, tandis que d’autres, à peine plus habiles, les Head et les Kirkman, démarquaient les romans picaresques espagnols ou français. Mais, à défaut de bons romans, la littérature anglaise avait déjà produit toute une série d’ouvrages qui allaient exercer une influence considérable sur les romanciers des époques suivantes : tel, en premier lieu, le célèbre Pèlerinage de Bunyan (1678), mêlant à de pieuses allégories la plus minutieuse peinture des mœurs rustiques anglaises ; telles les biographies et les autobiographies, mises à la mode vers 1640 par Isaac Walton ; telles surtout les « correspondances » romanesques, que fit naître, en énorme quantité, la traduction anglaise des Lettres Portugaises (1678) ; sans compter que, de tous les genres d’alors, le plus estimé était le portrait, le « caractère, » à la façon dont l’entendaient les Steele et les Addison dans leur Spectateur, c’est-à-dire bien plus développé, bien plus concret, bien plus proche déjà du roman que les portraits de La Bruyère qui lui avaient d’abord servi de modèle. « Quand ils conduisaient sir Roger de Coverley à l’Abbaye de Westminster, au théâtre, au Vauxhall, à la campagne, au tribunal, quand ils nous racontaient sa mort, Addison et Steele non seulement créaient un des caractères les mieux définis qui soient dans notre littérature : ils transformaient encore le « caractère, » en un petit roman de la vie anglaise. Du Spectateur, le « caractère, » avec ses types et le détail de son observation, passa tout droit dans le roman, et en devint une des parties essentielles. »

Telles étaient les circonstances parmi lesquelles Defoe, en 1719, conçut le projet de transformer en (roman picaresque l’aventure d’un certain Selkirk, dont le récit venait d’être publié par Steele dans son Englishman. Et le fait est que, au double point de vue de l’intention et de la composition, Robinson Crusoé est un roman picaresque, directement issu du Gueux Anglais de Head et Kirkman : mais le génie de l’auteur a suffi pour en faire une œuvre entièrement nouvelle.


Au contraire des romanciers picaresques, qui ne se souciaient pas d’être crus de leur lecteur, Defoe s’est avant tout proposé de prêter à son récit toutes les apparences de la vérité. Il a pris, pour y parvenir, celle des formes de narration qui, de son temps, produisait au plus haut point l’illusion de la vérité, la forme des mémoires, entremêlés de citations d’un journal intime. Il a soigneusement déclaré, dans sa préface, qu’il s’était borné à transcrire un manuscrit qu’on lui avait confié. Il a commencé son récit, de la façon la plus familière, en esquissant la jeunesse d’un gueux qui s’enfuit sur mer : puis, quand il a amené son héros dans l’Ile du Désespoir, au lieu de l’envoyer en quête d’aventures excitantes, il nous a offert une description précise et minutieuse des expédiens imaginés par Crusoé pour se nourrir, se vêtir, et se mettre à l’aise. Adressant son livre aux Anglais de la classe moyenne, il n’a rien négligé pour leur être agréable : il leur a affirmé que leur condition de vie était, entre toutes, celle qui conduisait le plus sûrement au bonheur ; il a flatté leur vanité, et complaisamment exprimé toutes leurs opinions. Enfin il a fait de son Robinson une œuvre de prédication morale, dans le) genre de ce Pèlerinage de Bunyan que, plus encore que le Gueux Anglais, il a pris pour modèle. « Sois patient, sois industrieux, sois honnête, — a-t-il dit au bourgeois anglais, — et tu finiras sûrement par être récompensé de ta peine.» En un mot, Defoe a humanisé l’aventure : depuis Swift jusqu’à Stevenson, toute une série de romanciers va continuer son œuvre.


Ce que Defoe avait fait pour le roman picaresque, un autre grand écrivain, Richardson, le fit vingt ans plus tard pour le roman d’aventures chevaleresques et galantes. Paméla (1740), Clarisse Harlowe (1747), Grandisson (1753), ces trois énormes romans sous forme de lettres dérivent manifestement de l’Argenis de Barclay et de la Princesse de Clèves ; ils dériveraient aussi de Marianne, si l’on n’avait de bonnes raisons de croire que Richardson, quand il les a écrits, ne connaissait point le roman de Marivaux. Ils ont surtout pour objet, comme les romans français, de décrire la passion, en de longues analyses pleines de nuances subtiles. Mais, plus encore que Robinson Crusoé différait du Gueux Anglais, Paméla et Clarisse Harlowe se trouvent différer, enfin de compte, des romans héroïques dont ils sont inspirés, On n’y rencontre plus ni descriptions de palais, ni aventures sur terre et sur mer, ni combats, ni tremblemens de terre, ni enchantemens. Richardson a éliminé du roman tout l’accessoire, réduisant l’intrigue elle-même aux proportions d’un cadre pour son analyse des sentimens de cœur. Et, là même, sa psychologie est déjà toute réaliste : « à la casuistique amoureuse de l’ancien roman il donne une base réelle prise dans la vie réelle. » Nombreux sont, en revanche, les emprunts qu’il fait à d’autres genres, depuis celui des Lettres Portugaises jusqu’à celui des comédies de Steele : sans compter que l’analyse psychologique est à ses yeux inséparable de la prédication morale, et que chacun de ses romans se double d’un sermon. Grâce à lui, le roman héroïque français se (transforme en un genre nouveau, foncièrement anglais, et qui va bientôt, à son tour, créer un courant nouveau dans le roman français.

En Angleterre, le succès des romans de Richardson est énorme : mais leur influence ne tarde pas à être arrêtée par celle des romans de Fielding. Deux ans après Paméla, en 1742, Fielding fait paraître un roman imité de Cervantes et surtout de Lesage, Joseph Andrews, et expressément destiné à ridiculiser la sensiblerie de l’œuvre de Richardson. L’année suivante, un second roman, Jonathan Wild, affirme encore la réaction du réalisme picaresque. Et Tom Jones même, le chef-d’œuvre de Fielding, est essentiellement un roman picaresque, et son objet est essentiellement d’opposer à l’idéalisme sentimental de Richardson une peinture réaliste de la vie anglaise. Mais Fielding était un écrivain de génie : et, tout en se bornant à imiter Gil Blas, il a fait du roman picaresque un genre nouveau, à un plus haut degré encore que ne l’avait fait l’auteur de Robinson''. Le premier, il a introduit dans ce roman une couleur locale très marquée, décrivant avec une exactitude pittoresque les bourgs et villages anglais où il conduisait ses héros. Le premier, il a essayé de donner à ses héros une personnalité individuelle, au lieu d’en faire des types ou des caricatures. Et dans chacun de ses romans successifs, depuis Joseph Andrews jusqu’à Amélie (1751), on le voit se dégager davantage des traditions du roman picaresque, pour laisser plus libre cours à son génie d’observateur et de moraliste. Amélie, inférieure à Tom Jones pour la force et la vérité des caractères, est, au point de vue de la forme, un véritable roman moderne, à peine moins proche de la Foire aux Vanités' que de Gil Blas' et du Diable boiteux.

Mais le genre nouveau créé par Fielding fut, presque aussitôt, déformé et usé par Smollett. « Celui-ci, comme l’auteur de Tom Jones, procède directement de Cervantes et de Lesage : pour lui aussi, le roman est un mélange d’intrigue et d’aventures. Mais Fielding s’efforce toujours de grouper et d’arranger les incidens pour l’effet dramatique, gardant en vue son chapitre final. Smollett ne s’inquiète de rien de tout cela ; et si ses personnages se marient, à la fin de ses livres, c’est simplement parce qu’il est fatigué de nous parler d’eux, ou qu’il craint que nous ne soyons fatigués d’en entendre parler. Ses romans ne sont que des enchaînemens d’aventures et d’anecdotes classées au hasard. On sent que, pour lui, un roman peut avancer, s’arrêter, au caprice de l’auteur, s’entremêlant des épisodes les plus fantaisistes. Et c’est ce qu’ont senti ses contemporains. De 1750 à 1770 des centaines de romans ont paru qui n’étaient que des recueils d’aventures incohérentes, sans que, naturellement, les auteurs de ces machines eussent rien du génie pittoresque de Smollett, ni de son admirable maîtrise de style. Et le roman, mis ainsi entre les mains de la foule, cessa d’être un genre littéraire sérieux : quelques années suffirent pour le faire tomber infiniment au-dessous du degré où l’avaient élevé Richardson et Fielding. »

Smollett n’en était pas moins un très grand écrivain ; ses romans sont peut-être même d’une qualité littéraire supérieure à ceux de ses prédécesseurs. Et, en même temps qu’il détruisait le genre du roman de Fielding, il ouvrait la voie à des genres nouveaux : le premier, par exemple, avec Roderick Random (1748), il créait le roman naval, ou maritime, peignant avec un relief inoubliable la vie et les mœurs des marins anglais ; le premier, avec Humphry Clinker (1771), il créait le roman humoristique, tel que devait ensuite le reprendre Dickens ; et c’est lui encore qui, le premier, avec le Comte Fathom, a créé le roman « gothique, » le roman d’aventures mystérieuses et horribles, qui, trente ans plus tard, allait faire la fortune de Mrs Radcliffe et de Lewis le Moine.

Cependant la décadence du roman de Richardson et de Fielding inaugurée par Smollett et ses imitateurs, s’acheva avec les fantaisies romanesques de Sterne, Tristram Shandy (1759) et le Voyage sentimental (1768). Sterne ne se contente pas, comme Smollett, de négliger la composition de ses romans : il met son point d’honneur à mal composer. Tristram Shandy, le héros de son roman, ne vient au monde qu’au troisième volume, et ne joue vraiment un rôle que dans le septième : les autres personnages apparaissent et disparaissent à l’improviste, interrompant l’action ; en toute circonstance, par tous les moyens, l’auteur s’ingénie à nous rappeler qu’il fait fi des conventions, et n’écrit ce roman que pour s’amuser. « Ce fut un triste jour pour le roman anglais, nous dit M. Cross, le jour où un écrivain de génie rabaissa le roman jusqu’à en faire le simple dépôt de ses plaisanteries. Et la chose nous apparaît plus lamentable encore quand nous songeons que Sterne, au contraire de Smollett, était parfaitement capable de raconter une histoire dès qu’il le voulait bien. Il aurait pu, s’il s’était moins constamment soucié d’éblouir ses amis, nous offrir des romans plus riches de fond et d’une forme plus belle que tous ceux qu’on avait écrits avant lui. Et c’est à lui que notre roman classique doit, au contraire, d’être retombé au point où l’avaient laissé les fantaisistes de la Renaissance ! »

Ce genre moribond du roman classique, un poète est cependant parvenu, pour un instant, à le ressusciter. Le Vicaire de Wakefield (1766) est peut-être la plus parfaite incarnation du roman anglais : mais son charme lui vient surtout de l’âme de poète qu’on y sent à chaque page. « Goldsmith a pris les matériaux de son récit dans le répertoire qui avait servi à ses prédécesseurs. Il a introduit dans le Vicaire de Wakefield un pesant essai sur le code pénal et la discipline des prisons ; il y a introduit un discours sur la liberté et le patriotisme ; il y a introduit un sermon, tout imprégné de l’esprit du Discours sur la Montagne. Il a mis en scène de douces jeunes femmes aux noms romantiques, un aimable coquin, un gentilhomme campagnard plein de grandeur d’âme, un curé de village excentrique et naïf. Mais tout cela est chez lui relevé, tempéré, orné de poésie. Son coquin a de bons côtés, et obtient à la fin son pardon ; sa scène de séduction n’est qu’un orage d’été, vite passé, et ne laisse point derrière elle d’incurables souffrances. Moins réfléchies que Paméla, moins brillantes que la Sophie de Fielding, ses héroïnes, Olivia et Sophia, sont à la fois de petites fleurs printanières et les jeunes campagnardes les plus réelles qui aient, jusqu’à Goldsmith, paru dans un roman. Et de même son héros, le docteur Primrose, moins savant et moins excentrique que le pasteur Adams de Fielding, est tout ensemble un type poétique et une très exacte représentation du vicaire de village. Pendant que Sterne éloignait le roman de la réalité pour le perdre dans une nuageuse atmosphère d’humour, Goldsmith le rapprochait du sol, le rendait plus simple et plus familier. Mais il le faisait en poète ; et son roman, comparé à ceux de Fielding, est proprement un poème en prose. Ce n’est point à Fielding qu’on doit le rattacher, mais aux vieux conteurs du temps d’Elisabeth. Goldsmith y fait revivre l’âge d’or, non plus en Arcadie, où nous transportait Thomas Lodge, mais quelque part en Angleterre ; il emploie son imagination à idéaliser le monde, mais le monde réel, et non plus le monde conventionnel des poètes antérieurs. »


Le Vicaire de Wakefield parut en 1766, Humphry Clinker, le dernier roman de Smollett, en 1771 : Waverley a été publié en 1814. Entre la fin du roman classique et le début du roman moderne s’étend ainsi un espace de près d’un demi-siècle, un espace que nous serions enclins à croire vide, et qui l’est, en effet, si nous le considérons au point de vue de la valeur et de la durée des romans qu’il a produits. Mais à un autre point de vue, cet espace a été un des plus féconds et des plus précieux de toute l’histoire de la littérature anglaise ; et les chapitres que lui consacre M. Cross sont peut-être, de tout son livre, la partie la mieux faite pour nous intéresser. Nous y voyons naître, se développer, se transformer, cinq ou six variétés du roman qui toutes finissent bientôt par périr, faute d’écrivains de talent pour les perpétuer, mais qui toutes, avant de périr, laissent une trace, et qui toutes préparent les voies au roman nouveau. Depuis Walter Scott jusqu’à Stevenson, en passant par Bulwer, Dickens, Thackeray, George Eliot et les sœurs Brontë, l’Angleterre n’a pas eu au XIXe siècle un seul romancier à qui l’on ne puisse trouver un prototype et un précurseur parmi les écrivains à jamais oubliés de cette obscure période de la fin du XVIIIe siècle. C’est pendant cette période que s’est élaboré le roman anglais du XIXe siècle ; et rien n’est curieux comme d’assister, dans l’ouvrage de M. Cross, au détail de cette élaboration, avec ses alternatives d’idéalisme et de réalisme, avec l’infinie variété de ses tendances et le continuel avortement de ses tentatives.

Voici d’abord le roman sentimental. Dans l’Homme sensible (1771), Henry Mackenzie nous montre son héros mourant d’émotion parce qu’une belle jeune fille lui a avoué qu’elle l’aimait : « Harley saisit la main de miss Walton ; une couleur languide rougit ses joues, un sourire brilla faiblement dans ses yeux. Il releva les yeux sur la jeune fille : ses yeux s’obscurcirent, devinrent fixes, se fermèrent. Il soupira et s’affaissa sur le plancher. Miss Walton poussa un grand cri d’effroi. Sa tante et les domestiques de Harley accoururent : ils trouvèrent le jeune homme et son amie gisant ensemble, inanimés. Le médecin mit tout en œuvre pour les rappeler à la vie : il parvint à y rappeler miss Walton, mais l’âme de Harley s’en était allée à jamais. » — Voici le roman évangélique. Le Fou de qualité d’Henry Brooke (1770) est l’histoire d’un jeune gentilhomme qui visite les prisons et les hôpitaux, et dépense en aumônes tout l’argent qu’il reçoit de l’un de ses oncles ; tout cela pour nous inspirer le goût des vertus chrétiennes. — Voici le roman pédagogique, tel que le représente surtout le fameux roman de Thomas Day, Sandford et Merton (1783). — Voici le roman socialiste et révolutionnaire. « Toute chose est gâtée dès que l’État s’en occupe, » lit-on dans l’Anna Saint-Yves de Holcroft (1792) ; « le seigneur et son valet de pied sont égaux en droit ; le riche affirme que ce qu’il possède lui appartient, j’affirme, moi, que ce qu’il possède appartient à celui qui en a le plus besoin. » — Voici le roman mondain. Miss Frances Burney, dans Evelina (1778), nous promène à travers les salons et les lieux de plaisir ; elle nous présente les misses Branghton, qui se font passer pour plus jeunes de deux ans qu’elles ne sont, et M. Smith, avec ses « airs distingués, » qui prend Neptune pour un général, et lord Merton, le viveur, qui annonce tous les jours qu’il va se corriger, et lady Louisa qui ne manque jamais, quand elle entre dans un salon, de se jeter sur le sofa en se plaignant d’avoir la migraine. — Voici le roman cosmopolite, où excelle miss Edgeworth, peignant le contraste des mœurs anglaises et des mœurs irlandaises, comme, plus tard, d’autres romanciers se plairont à opposer aux mœurs anglaises les mœurs américaines. — Voici le roman satirique et psychologique de Jane Austen, le roman historique de Jane Porter et de Joseph Strutt. — Et voici enfin le roman « gothique. » Déjà Horace Walpole, dans son Château d’Otrante (1764), s’ingénie à décrire un château mystérieux, avec une tour noire et des galeries souterraines : il y place un tyran sanguinaire, Manfred, une femme souffrante et résignée, deux pâles jeunes filles d’une beauté fantastique, et un revenant, le fantôme d’un géant, qui erre la nuit dans les corridors. Puis vient, en 1787, le Vathek de Beckford, imitation romantique des Mille et une Nuits ; et ce sont ensuite les terribles romans de Mrs Radcliffe, le Château d’Athlin (1789) et les Mystères d’Udolphe. William Godwin, dans Caleb Williams (1794), mêle à des scènes de nécromancie une enquête policière à la Gaboriau ; Lewis, dans son célèbre Moine (1795), imite tout ensemble Mrs Radcliffe et le marquis de Sade. En 1810, le poète Shelley publie un roman, Zastrozzi, où il renchérit sur les plus extravagantes inventions de Godwin et de Lewis. En 1814, Walter Scott fait paraître Waverley, et tous ces romans, « gothiques » et révolutionnaires, historiques et cosmopolites, disparaissent, s’abîment sous terre, cèdent la place au roman nouveau. Mais ils n’en ont pas moins rempli leur rôle historique ; et d’année en année, au cours du XIXe siècle, on les voit renaître dans l’œuvre des Dickens et des Edgar Poë, des Charlotte Brontë et des Thackeray, des William Morris et des Stevenson.


Je ne puis malheureusement pas songera suivre M. Cross dans son récit de cette glorieuse renaissance du roman anglais. Je ne puis pas même insister, comme je l’aurais voulu, sur certaines conclusions générales qui se dégagent de l’ensemble de son livre, et qui vaudraient bien, cependant, d’être signalées. Mais j’ai voulu seulement, aujourd’hui, montrer avec quelle conscience, et avec quel succès, il a appliqué à l’étude de son sujet cette méthode « évolutionniste, » qui a sur toutes les autres le précieux avantage d’être à la fois historique et critique, nous expliquant le vrai caractère des œuvres d’art par la comparaison de leurs origines et de leurs résultats.


T. de WYZEWA.

  1. Romances of Roguery, an Episode in the Development of the Novel, par Frank Wadleigh Chandler ; a History of literary criticism in the Renaissance, with special reference to the influence of Italy in the formation and development of modern Classicism, par Joël Elias Spingarn ; Spanish Literature in the England of the Tudors, a study of the growth of the peninsular influence North of the Channel, par John Garrett Underhill ; a History of English Romanticism in the eighteenth century, par Henry A. Beers ; etc.