Revues étrangères - Une nouvelle biographie de la reine Caroline de Brunswick

Revues étrangères - Une nouvelle biographie de la reine Caroline de Brunswick
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE
DE LA REINE CAROLINE DE BRUNSWICK.


An injured Queen, Caroline of Brunswick, par Lewis Melville, 2 vol. in-8, illustrés ; Londres, librairie Hutchinson, 1912.


J’avais l’occasion de rappeler ici tout récemment encore, à propos de la publication d’un très précieux album de peintures d’Holbein, l’aventure tragi-comique de cette princesse Anne de Clèves, dont le portrait est aujourd’hui l’une des gloires de notre Louvre. Désirant se choisir une quatrième femme, en remplacement de Jane Seymour qui venait de mourir, et fort ennuyé du refus de la délicieuse Christine de Danemark qui, disait-elle, aurait consenti volontiers à devenir reine d’Angleterre si elle avait eu deux têtes sur ses épaules au lieu d’une seule, le roi Henri VIII avait envoyé à la cour de Clèves son peintre favori, afin de connaître par lui la figure de la plus « épousable » des autres princesses protestantes qu’on lui avait signalées. Mais il était arrivé qu’Holbein, avec son habitude de ne traduire que très discrètement l’expression intime des visages qu’il avait à peindre, avait rapporté de Clèves une image où son royal patron n’avait pas su découvrir maintes traces, — qui s’y lisaient pourtant, mais à peine indiquées, — du caractère véritable de la froide et maussade Anne de Clèves : si bien qu’Henri VIII, après l’avoir épousée par procuration sur la foi du portrait, avait reconnu aussitôt, en la voyant, l’impossibilité pour lui de la garder près de soi. Impossibilité qui, d’ailleurs, avait eu pour la princesse ainsi répudiée les conséquences les plus heureuses : car non seulement elle lui avait permis de conserver son unique tête sur ses épaules, au contraire de la belle et infortunée Catherine Howard qui lui avait succédé : mais tous les contemporains s’accordent à nous dire que, désormais tranquillisée et pouvant s’abandonner librement à l’influence « éducative » du luxe et des plaisirs de la vie anglaise, la triste provinciale du portrait d’Holbein avait fini par devenir l’une des dames les plus agréables de la cour de son ex-mari, à tel point qu’on avait soupçonné ce galant prince lui-même d’avoir, plus d’une fois, daigné « flirter » avec elle.

Combien plus prosaïque et plus navrante nous apparaît, en comparaison de cette aventure d’Anne de Clèves, celle d’une autre jeune princesse allemande qui, deux siècles et demi plus tard, est venue pareillement de son pays en Angleterre avec la vaine espérance de s’y asseoir sur le trône de Catherine d’Aragon et de Jane Seymour ! C’était en l’année 1794. Le roi George III avait signifié à son fils aîné, le prince de Galles, qu’il ne consentirait à faire payer ses dettes par le Parlement que si le prince, de son côté, acceptait enfin d’épouser une princesse protestante, de manière à assurer la succession au trône. Il est vrai que le prince de Galles, à ce moment, était déjà marié, — ayant épousé devant un prêtre catholique, le 15 décembre 1785, une jeune Irlandaise, Mme Fitzherbert ; mais il avait caché à ses parens l’incontestable validité de ce premier mariage, telle que nous l’a révélée définitivement, il y a une dizaine d’années, la publication autorisée d’un ensemble de documens tenus secrets jusque-là Le prince avait même, en 1794, notoirement rompu tous rapports avec Mme Fitzherbert ; et ainsi son père n’avait pas été trop étonné d’apprendre de lui qu’il ne refuserait plus de se laisser marier officiellement, moyennant la promesse formelle du règlement de ses dettes.

On lui avait alors proposé, comme jadis à son aïeul Henri VIII, deux ou trois jeunes princesses allemandes : et notamment il y avait parmi elles cette Louise de Mecklembourg-Strelitz qui allait ensuite devenir la célèbre reine Louise de Prusse. Mais toutes les relations des voyageurs étaient unanimes à proclamer la grâce, la beauté, comme aussi la remarquable intelligence de la princesse Louise de Mecklembourg ; et le prince de Galles se trouvait, à cette date, sous l’entière domination d’une maîtresse, l’ambitieuse lady Jersey, qui n’admettait pas qu’une rivale trop aimable risquât de lui disputer son pouvoir sur l’esprit et le cœur de son princier amant. De telle sorte qu’elle avait exigé que le choix de ce dernier, pour un mariage de pure « convenance » politique comme l’était celui-là ne portât point sur la plus belle des princesses proposées, mais au contraire sur la plus insignifiante et médiocre en toute façon.

C’est dans ces conditions que le jeune prince, malgré tous les conseils et toutes les remontrances de ses parens, avait déclaré son dessein d’épouser la fille cadette du duc Charles de Brunswick et de la duchesse Augusta, sœur aînée du roi George III. Caroline de Brunswick avait alors vingt-six ans ; et sa famille tout de même que son entourage avaient presque perdu l’espérance de la voir se marier. Elle avait cependant consenti à épouser le prince de Galles, avec la ferme résolution d’être pour lui une compagne dévouée, et de tâcher de son mieux à le rendre heureux. Après de longs délais, causés par l’insécurité des routes de terre et de mer, elle s’était embarquée à Stade, le 24 mars 1795, sur une frégate anglaise. A Greenwich, lorsqu’elle y était arrivée, le 5 avril suivant, elle avait eu l’ennui d’apprendre que personne n’était encore là pour la recevoir : première humiliation que lui infligeait lady Jersey, nommée sa dame d’honneur sur la demande formelle du prince de Galles, à l’extrême étonnement de toute la cour. Puis lady Jersey était venue, et l’on s’était mis en route vers Londres, dans un carrosse où la maîtresse du fiancé avait eu l’audace de vouloir prendre place à côté de la fiancée, sous prétexte de ne pouvoir jamais tourner le dos à l’attelage sans avoir la migraine.

Enfin la future princesse de Galles avait pris possession de l’appartement qui lui était réservé au palais de Saint-James. Elle s’y trouvait seule avec le diplomate qui l’avait amenée, lord Malmesbury, quand le prince de Galles était entré. Il s’était avancé vers elle, l’avait dévisagée d’un rapide coup d’œil, et, sans lui dire un mot, s’en était allé à l’autre extrémité du salon. « Harris, — avait-il demandé à son valet de pied, — apportez-moi tout de suite un verre d’eau-de-vie ! » Et comme lord Malmesbury s’était permis d’insinuer que, peut-être, « Son Altesse Royale ferait mieux de se contenter d’un verre d’eau, » le prince avait lâché un juron, s’était écrié : « Il faut que j’aille voir la Reine ! « et était reparti. Le surlendemain, 8 avril, l’archevêque de Cantorbéry avait célébré le mariage. Tout le monde avait été frappé de la mine contrainte, défaite, du marié. « Le pauvre prince avait l’air d’être la mort en personne, » lisons-nous dans une lettre de lady Maria Stuart, écrite au sortir de la chapelle royale. Mais la cause véritable de cet abattement n’avait pas tardé à être connue. « Mon frère, — racontait le duc de Bedford, — était l’un des deux ducs qui soutenaient le marié pendant la cérémonie ; et certes, le prince de Galles avait grand besoin d’être soutenu, car mon frère ma assuré qu’on avait beaucoup de peine à l’empêcher de tomber. Lui-même, d’ailleurs, a confié à mon frère qu’il avait bu plusieurs grands verres d’eau-de-vie afin d’avoir le courage d’aller jusqu’au bout de la cérémonie. »

Un mariage ainsi commencé n’avait guère de chances de devenir l’union intime et cordiale naïvement rêvée par Caroline de Brunswick. Dès les premières semaines, les efforts tentés par la jeune princesse pour se délivrer de l’odieuse tutelle de lady Jersey, maîtresse avérée de son mari, avaient transformé en une véritable haine l’antipathie instinctive du prince de Galles à son égard. Jamais plus, désormais, il n’allait consentir même à la revoir ; et elle, de son côté, on comprendra aisément qu’elle n’ait pas cru devoir se résigner longtemps à une vie aussi différente de celle qu’on lui avait promise à la cour d’Angleterre. Tout de suite après la naissance d’une fille, elle avait obtenu du Roi, son fidèle protecteur, la permission de s’éloigner de cette cour détestée, et s’en était allée demeurer avec la petite princesse Charlotte au village de Blackheath, dans une maison de campagne dont elle n’était sortie que dix ans plus tard, lorsque l’obligation de défendre son honneur outragé l’avait, pour quelque temps, ramenée à Londres. Un couple d’aventuriers qu’elle avait eu l’imprudence de traiter en amis l’avaient accusée auprès de son mari d’être la véritable mère d’un orphelin dont elle s’était, charitablement, constituée la tutrice. Aussitôt le prince de Galles avait fait nommer une commission secrète, avec l’espoir que les conclusions de celle-ci, établissant l’infidélité de sa femme, lui permettraient d’achever de se séparer d’elle au moyen d’un divorce. Mais la commission avait dû reconnaître, au contraire, la parfaite innocence de l’accusée ; et celle-ci avait été rappelée à la cour, où de nouveau le vieux Roi lui avait prodigué, aussi longtemps qu’il l’avait pu, les marques les plus touchantes de son affection.

Malheureusement, la folie de George III s’était aggravée au point de rendre indispensable la proclamation d’une régence. Devenu maître incontesté du pouvoir royal, le mari de Caroline de Brunswick s’était efforcé par tous les moyens de chasser de la cour une princesse dont l’obstination à réclamer ses droits risquait de provoquer les troubles les plus graves, aussi bien à la Chambre des Communes que parmi le peuple. Enfin Caroline, que les pires humiliations n’avaient pu abattre, s’était résignée à quitter l’Angleterre pour assurer la tranquillité et le bonheur de sa fille : car la belle, intrépide, et admirable princesse Charlotte ne se lassait pas de protester en faveur de sa mère, ni non plus de braver toutes les défenses qu’on lui faisait de la voir. Ainsi la princesse de Galles était partie, en août 1814 ; et alors avait commencé pour elle une série d’aventures plus ou moins excentriques, qui s’étaient prolongées jusqu’au lendemain de la mort du vieux George III. Mais voici que, durant l’été de 1820, elle avait appris que son mari, devenu maintenant le roi George IV, se refusait à laisser introduire le nom de sa femme dans les prières publiques ordonnées à l’occasion de son avènement : sur quoi la nouvelle reine s’était hâtée de revenir en Angleterre, malgré la menace d’un procès qui, disait-on, ne manquerait pas d’aboutir à la démonstration formelle de son indignité.

Et, vraiment, le procès s’était ouvert devant la Chambre des Lords. Avec l’aide de deux avocats non moins remarquables par leur caractère que par leur talent, Thomas Denman et le futur lord Brougham, Caroline avait à se justifier d’une accusation d’adultère infiniment plus sérieuse, à coup sûr, que ne l’avait été celle de 1807. Une vingtaine d’anciens serviteurs italiens de la princesse, mandés à Londres sur l’ordre et aux frais du gouvernement royal, affirmaient que leur maitresse avait entretenu des relations illicites avec un personnage de condition inférieure, le « courrier » Bartolomeo Pergami, dont tout le monde savait en effet qu’elle avait obtenu pour lui le titre de baron, et l’avait longtemps accueilli dans son intimité.

Le Roi lui-même et ses ministres, à la lecture des révélations que s’offraient à faire ces divers serviteurs congédiés de Caroline, avaient eu la certitude que celle-ci n’oserait pas remettre le pied en Angleterre. Puis, lorsqu’elle était revenue, ils s’étaient sentis absolument sûrs de sa condamnation, avec ce terrible faisceau de preuves qu’ils possédaient contre elle. Mais devant la Chambre des Lords, sous les habiles questions et confrontations de Brougham, le faisceau s’était éparpillé de la façon la plus imprévue. Presque tous les témoins s’étaient contredits, ou bien avaient été surpris à mentir, ou encore avaient déclaré ne plus se souvenir de rien. Piteusement, le ministère avait dû retirer sa plainte ; et lorsque Caroline était morte, quelques mois plus tard, le 7 août 1821, épuisée de l’effort passionné qu’elle avait poursuivi depuis son retour, l’indignation de plus en plus prononcée du peuple anglais était sur le point de contraindre le gouvernement à rétablir le nom de la Reine dans la liturgie.

C’était, pour Caroline de Brunswick, une grande victoire, complète et décisive. Mais depuis lors l’opinion des historiens n’a plus voulu tenir compte de ce mouvement de sympathie populaire qui, plus encore que les contradictions des témoins du procès, avait déterminé lord Liverpool à retirer le bill proclamant la déchéance de l’ancienne princesse de Galles. Non pas, en vérité, que la plupart des historiens susdits aient positivement reconnu l’adultère de Caroline avec le courrier Pergami : ils se sont bornés simplement à soutenir qu’un doute planait sur l’innocence de l’accusée, et qu’en tout cas celle-ci, durant son séjour à l’étranger, n’avait pas conservé l’attitude qui seyait à son rang. Après quoi les uns l’ont crue un peu folle, victime des dures épreuves qu’elle avait eu à subir depuis son mariage ; tandis que d’autres nous l’ont représentée comme une créature foncièrement vicieuse et déséquilibrée.


Aussi peut-on dire que la vie et le caractère de Caroline de Brunswick ont constitué pour nous, jusqu’ici, un de ces problèmes historiques qui finissent par piquer, tôt ou tard, la curiosité des chercheurs : sans compter que la récente publication de l’acte de mariage du prince de Galles avec Mme Fitzherbert nous prouve assez que nulle raison de convenance ne s’oppose plus, désormais, à l’examen le plus impartial de problèmes de cet ordre. Tout le monde, d’ailleurs, et depuis longtemps, est d’accord sur la médiocre qualité morale du mari de Caroline ; et je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui un seul historien anglais qui refuse d’approuver le sévère jugement prononcé naguère par Thackeray sur le « premier gentleman de l’Europe. » Incontestablement, le prince de Galles a eu des torts très graves vis-à-vis de sa femme. Il a eu tort de la choisir dans les conditions que j’ai dites, et de lui donner sa maîtresse pour dame d’honneur, et de l’accueillir avec une froideur mêlée de mépris. Mais sa femme a-t-elle eu également des torts envers lui ? En a-t-elle eu dès les premiers temps du mariage, au moment où le prince de Galles a signifié à ses parens qu’il entendait ne plus jamais la rencontrer sur son chemin ? Et plus tard, lorsqu’elle s’est mise à courir le monde en compagnie du « baron » Pergami, dans quelle mesure a-t-elle manqué à ses devoirs de princesse et d’épouse ? Tandis que sa propre fille et le mari de celle-ci, le futur Léopold Ier de Belgique, et plusieurs membres de la famille royale d’Angleterre, et avec eux des hommes d’une bonne foi évidente tels que Denman et Brougham. lord Holland et Thackeray, l’ont toujours proclamée absolument innocente, jusqu’à quel point devons-nous admettre la condamnation portée contre elle par d’autres juges non moins autorisés ? Autant de questions auxquelles vient enfin de répondre l’un des biographes et critiques anglais les plus consciencieux, M. Lewis Melville, dans les deux gros volumes qu’il a consacrés à l’histoire de Caroline de Brunswick ; et rarement un livre de l’espèce de celui-là est arrivé plus à propos, avec un magnifique appareil de documens inédits ou peu connus qui, dès le premier jour, ont été abondamment reproduits et commentés dans toute la presse anglaise, assurant d’emblée à l’ouvrage de M. Melville une place d’honneur parmi les publications historiques de ce temps.

Désormais, grâce à ce remarquable ouvrage, je serais tenté de dire que la vie et le caractère de Caroline de Brunswick n’ont plus pour nous rien de caché. Des innombrables témoignages contemporains que nous a offerts le nouveau biographe, mais surtout des citations qu’il nous fait du témoignage constant de la princesse elle-même, nous voyons se dégager une figure à la fois si simple et si nette que nulle hésitation ne nous est plus possible sur le plus ou moins de justesse des différens griefs élevés contre elle. D’un seul coup, grâce au patient et lumineux travail de M. Melville, la destinée de Caroline de Brunswick se dépouille de ce qu’elle avait, hier encore, de trouble et d’obscur : au lieu d’une héroïne de roman, singulière et perverse, nous découvrons une pauvre femme qui, cruellement accablée sous le double poids de la solitude et de la souffrance, se transforme de plus en plus en un type curieux de vieille demoiselle excentrique, — du genre de ces institutrices allemandes qu’on rencontre parfois vêtues de costumes invraisemblables, et traînant à leur suite une demi-douzaine de chiens ou de chats familiers.


An injured Queen : ces mots, qui servent de titre au livre de M. Melville, sont l’épitaphe que Caroline elle-même a désiré faire graver sur son tombeau. Ils ne signifient pas seulement : « une reine injuriée, outragée, « mais bien quelque chose comme : « une reine qui a été privée de ses droits. » C’est assez dire que l’intention du biographe a été de réhabiliter la princesse de Galles, en prouvant la fausseté absolue des accusations au moyen desquelles ses ennemis ont tâché à la « priver de ses droits. » Mais il ne résulte aucunement de là que M. Melville ait voulu nous faire admirer la figure de cette princesse, injustement accusée. Son livre nous la montre telle qu’elle était, avec d’éminentes qualités de cœur unies à l’énergie la plus indomptable, mais aussi avec toute sorte de défauts dans l’intelligence et le caractère qui ont de quoi nous expliquer, au moins en partie, ce qu’on pourrait prendre d’abord pour un acharnement exceptionnel du sort à son endroit. Et si personne, assurément, ne s’avisera plus maintenant de juger criminelle la conduite de la femme de George IV, bien des lecteurs s’étonneront de l’étrange hasard qui a soudain transporté au milieu de l’une des cours les plus raffinées de l’Europe une princesse beaucoup plus « provinciale » encore, et moins « royale, » que la pauvre Anne de Clèves, cette autre « reine privée de ses droits. »

Presque tout le second volume de l’ouvrage de M. Lewis Melville est consacré au récit du séjour de Caroline hors d’Angleterre, de sa rentrée à Londres et de son procès devant la Chambre des Lords. Avec sa précision et sa clarté habituelles, le biographe s’attache à nous démontrer que les témoignages apportés d’Italie contre la princesse ne sauraient avoir aucune valeur, étant manifestement les résultats d’un véritable complot ourdi par des agens dénués de scrupule, et qui exploitaient à leur profit l’aveugle crédulité du mari de l’accusée. Il est sûr que ces témoignages d’anciens serviteurs, même quand leur fausseté n’est pas formellement établie, ont une odeur et un son des plus déplaisans. Une reprise du procès devant la Chambre des Communes aurait sûrement achevé de mettre en lumière l’origine suspecte de ces dénonciations ; et c’est sans doute ce qu’ont voulu éviter les ministres, en retirant leur bill. Mais la preuve parfaite, irréfutable, de l’innocence de Caroline, sur ce chapitre de ses relations avec Pergami, nous la trouvons surtout dans l’attitude incessante de l’accusée à l’égard des griefs allégués contre elle. Il y a là, dans ses lettres comme dans ses confidences verbales, un ton de surprise, puis d’indignation, et puis de dénégation tranquille et obstinée qui serait impossible à feindre, même pour la comédienne la plus habile ; et au contraire il se trouve que nous avons devant nous une femme dont le trait le plus frappant, — comme aussi le plus fâcheux, — est une impuissance singulière à garder jamais pour soi l’ombre d’un secret !

D’un bout à l’autre de sa carrière, en effet, Caroline est invitée par ses parens, puis par lord Malmesbury et par tous ses conseillers anglais à ne pas s’en aller répétant les secrets qu’on lui a confiés, ou encore à ne pas confier ses propres secrets au premier venu ; mais rien de tout cela n’agit sur ce tempérament de vieille Franlein expansive et bavarde. Comment ne se serait-elle pas trahie d’un mot ou d’un geste, si vraiment elle avait poussé la folie jusqu’à compromettre ses chères revendications politiques, — sans parler de son honneur et de sa dignité personnelle, — en devenant la maîtresse de l’ancien courrier aux larges bottes et aux boucles d’oreilles ? Comment supposer qu’une femme de cette espèce, si vraiment elle s’était oubliée jusqu’à recevoir dans ses bras le superbe gaillard qu’était Pergami, n’aurait pas éprouvé aussitôt le besoin de s’en vanter à l’un ou à l’autre de ces nombreux amis qu’elle ne cessait pas d’inviter à venir la rejoindre ?

Mais, au reste, l’innocence de Caroline ne nous est pas seulement attestée par l’éloquence indignée de ses dénégations. Tout ce que nous découvrons de son tour d’esprit et de son caractère, dans les pages précédentes de sa biographie, nous explique fort bien qu’elle ait pu donner lieu aux soupçons de son entourage, et en particulier des quelques Anglais qui ont assisté à ses entretiens avec Pergami. Car il faut savoir que déjà dans sa jeunesse, un soir, au palais de Brunswick, Caroline, vexée de n’avoir pas eu la permission d’aller à un bal, a imaginé de se mettre au lit, et de déclarer à ses parens effrayés qu’elle était enceinte et allait accoucher. Plus tard, dans sa maison de campagne aux environs de Londres, M. Melville est certain qu’elle a dû, à mainte reprise, ébahir des visiteurs trop pudibonds en leur donnant à entendre qu’elle était la mère du petit orphelin élevé près d’elle. Incapable de s’accoutumer à la réserve anglaise, elle ne résistait pas au désir de mystifier ainsi les compatriotes de son mari : et il y a telle de ses dames d’honneur qui, malgré toutes les marques d’affection qu’elle a reçues d’elle, lui a toujours gardé rancune de ses « taquineries. » Or, voici maintenant que Caroline se trouvait délivrée de la longue contrainte que lui avait imposée le séjour de la cour anglaise ! Nul obstacle, désormais, ne l’empêchait plus de s’abandonner pleinement à son goût naturel d’indépendance et de « sans-façon. » Tout de même que jadis dans la petite ville allemande où elle avait passé son enfance, elle se faisait une joie d’accueillir familièrement à sa table des amis d’un rang social fort au-dessous du sien ; et j’imagine que plus d’une fois, lorsque la rencontre d’un lord solennel ou d’une irréprochable lady lui a trop vivement rappelé sa servitude du palais de Saint-James, elle s’est sentie irrésistiblement tentée de scandaliser ces représentans de l’odieux cant anglais, en exagérant encore l’affabilité de ses regards ou de sa parole à l’adresse du bel intendant qui l’accompagnait.


« Je n’ai vraiment commis qu’une seule faute dans ma vie, — répétait volontiers Caroline de Brunswick à ses confidens ; — et cette faute a été mon mariage avec le mari de Mme Fitzherbert. » Oui, cela encore nous parait dorénavant hors de doute. Ou plutôt Caroline a sûrement commis d’autres « fautes, » après la faute très grave qu’avait été son mariage : et il se peut fort bien qu’une attitude différente de celle qu’a prise la jeune femme vis-à-vis de son mari eût eu pour effet de lui épargner une partie au moins de ses dures épreuves ; mais il n’y avait pas une de ses nombreuses petites « fautes » ultérieures qui ne se rattachât immédiatement à la grande faute initiale commise par elle en consentant à quitter son pays pour venir épouser le « mari de Mme Fitzherbert. » Et il ne faut pas non plus que cette manière ironique de désigner le prince de Galles nous fasse supposer que c’était lui seul qui, de par son union précédente, se trouvait hors d’état d’apporter à l’union nouvelle les élémens nécessaires pour la paix et le bonheur du jeune couple. Certes, comme je l’ai dit, le prince de Galles nous apparaît inexcusable et pour avoir accepté de se remarier et pour avoir permis à sa maîtresse, lady Jersey, de lui dicter son choix, — ainsi que lui-même, plus tard, l’a formellement reconnu. Mais il est trop sûr aussi que Caroline, de son côté, sachant ce qu’elle savait de son futur mari, et avec cela connaissant mieux que personne sa propre nature, aurait dû se refuser obstinément, — fût-ce la veille du jour fixé pour la cérémonie, — à un mariage qui ne pouvait manquer d’aboutir aux conséquences les plus désastreuses. Dès le début et jusqu’à ce jour de sa première entrevue avec son fiancé, la princesse de Brunswick était libre de dire : non, — à la différence d’Anne de Clèves, que ses parens contraignaient à devenir reine d’Angleterre. Chez l’ambitieuse et romanesque Caroline, l’unique contrainte venait précisément de son désir passionné d’être, bientôt, souveraine de l’un des plus fameux royaumes de l’Europe. A la chapelle royale, pendant la cérémonie de son mariage, les mêmes témoins qui nous ont décrit la mine atterrée du prince de Galles nous affirment que la nouvelle princesse « trahissait, dans toute sa manière d’être, la plus grande joie possible. » On la devinait « remplie d’un sentiment de triomphe ; » elle avait passé devant les invités la tête très haute, « avec des sourires et des saluts familiers pour chacun. » Une mariée qui se comporte de cette façon après avoir été publiquement rebutée, la veille, par son fiancé, et qui sourit avec un air de triomphe, tandis que, près d’elle, son fiancé « a tout l’air de la mort en personne : » n’est-il pas naturel que cette femme-là se reproche ensuite, comme une lourde « faute, » son consentement à un tel mariage, et ne sied-il pas de faire plus ou moins retomber sur elle la responsabilité de la triste série de maux qui en sont résultés ?

Le corps et l’âme, tout en elle était fait pour déplaire dans le milieu nouveau où elle venait vivre. Ce n’est pas pourtant qu’elle fût laide. Mirabeau, qui l’avait bien connue dans sa jeunesse, nous l’a décrite « jolie, vive, spirituelle, tout à fait aimable ; » et en vérité tous ses portraits, dont un grand nombre ont été reproduits dans l’ouvrage de M. Melville, s’accordent à nous montrer un beau visage régulier et plein de fraîcheur, avec un mélange tout original de douce rêverie allemande et d’énergie pratique. Mais c’est un visage sans grâce, tout de même que l’était aussi la taille trop épaisse, sur des jambes trop courtes. Avec cela, nul goût naturel d’élégance, pour ne rien dire de l’absence d’autres qualités plus indispensables encore chez la femme du « premier gentleman de l’Europe. » Le 6 mars 1795, lord Malmesbury notait dans son journal intime : « J’ai eu aujourd’hui un entretien avec la princesse sur les thèmes de la toilette et de la propreté. Dans la mesure où cela m’était possible, j’ai essayé d’inculquer la nécessité d’une attention extrême accordée à tous les détails de la mise, aussi bien pour ce qui est caché que pour ce qui est vu. Car je savais que la princesse portait des jupes, des bas et du linge grossiers, toujours mal lavés ou changés trop rarement. J’ai assuré qu’une longue toilette était infiniment préférable à la promptitude et à la négligence dont elle se vantait en pareille matière. Il est singulier de voir à quel point son éducation, sous ce rapport, est insuffisante. » Que l’on imagine ce linge « grossier » et cette « promptitude » en fait de toilette découverts chez la nouvelle princesse de Galles par lady Jersey, et aussitôt dénoncés par elle à l’impeccable dandy que l’on sait, à l’illustre rival et conseiller de Brummel !

Et que l’on imagine aussi l’effet désastreux de l’arrivée, à la cour d’Angleterre, d’une princesse allemande dont tous ceux qui l’avaient approchée jusque-là s’accordaient à déplorer le « manque absolu de tact, » — d’une princesse que ni les prières ni les menaces de ses parens n’avaient pu empêcher d’adresser à tout venant les questions les plus indiscrètes, et qui toujours avait ouvertement préféré la société des bourgeois ou des gens du peuple à celle des hôtes aristocratiques du palais paternel ! Enfant, déjà, elle avait étonné et alarmé tout le monde par l’incroyable liberté de son langage ; et il n’y a pas une page du journal ni des lettres confidentielles de lord Malmesbury qui ne nous révèle l’inquiétude causée au diplomate anglais par ce même défaut, — le seul, d’ailleurs, qu’il ait observé chez elle, à moins d’y joindre l’antipathie susdite pour les « longues toilettes. » Car ni lord Malmesbury ni les autres témoins de la vie de Caroline de Brunswick ne se font faute de célébrer les précieuses qualités morales de la princesse, sa droiture et sa bonté, la tendre et charmante noblesse de son cœur. Mais comment espérer que ces vertus de la jeune femme puissent réussir à fermer les yeux du prince de Galles sur l’impardonnable défaut qui les accompagne ?

Enfin nous apprenons que Caroline, au moment où son père lui a transmis l’offre de son futur mari, s’était prise d’un amour passionné pour un jeune officier de l’armée hanovrienne, le major de Tobingen. Cet amour ne pouvait, naturellement, comporter aucune suite sérieuse ; mais il n’en reste pas moins que Caroline l’a sacrifié à sa soudaine ambition de devenir la femme du prince héritier d’Angleterre. En vain nous l’entendons s’excuser, plus tard, « de s’être accrochée à cette couronne comme un malheureux qui se noie s’accroche à une paille. » Toutes les tristesses de sa vie à Brunswick, entre sa mère et la maîtresse attitrée de son père, ne suffisent pas à la justifier d’avoir « commis la seule faute » dont elle consentît à se repentir. Tout au plus pouvons-nous, en lisant les deux volumes du beau livre que lui a consacré M. Lewis Melville, nous rappeler le mot prophétique de sa mère : « Caroline est née pour l’adversité. » Peut-être, en effet, a-t-elle été poussée à son insu par une fatalité de luttes et de souffrances qui nous impose aujourd’hui le devoir de lui pardonner jusqu’à cette « faute ? » C’est du moins ce que ne se lasse pas de nous affirmer son nouveau biographe. Il nous la montre victime de ses sentimens généreux autant et plus que de ses travers ou de ses ridicules. Le plaisir qu’a toujours eu Caroline de Brunswick à s’entourer d’enfans recueillis par elle dans les orphelinats, son ardeur à soulager toutes les misères qu’on lui signalait, sa naïve confiance et sa sincérité, c’est cela qui, d’après M. Lewis Melville, a le plus sûrement contribué à sa perte. Et combien, en tout cas, nous devons être reconnaissans à l’écrivain anglais d’avoir, ainsi qu’il l’a fait, définitivement affranchi la mémoire de son héroïne du terrible soupçon d’une autre « faute, » qui toujours jusque-là s’était acharné à peser sur elle, nous empêchant d’accorder librement notre respectueuse et légitime pitié à cette pathétique figure de « reine privée de ses droits ! »


T. DE WYZEWA.