Revues étrangères - Une institutrice anglaise à la cour de Berlin

Revues étrangères - Une institutrice anglaise à la cour de Berlin
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 934-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE INSTITUTRICE ANGLAISE À LA COUR DE BERLIN


What I found out in the House of a German Prince, by an English Governess. Un vol. in-18, Londres, librairie Chapman and Hall, 1915.


« Un récit tel que le mien ne saurait avoir d’excuse que dans sa sincérité, et le fait est que j’ai tâché à y être aussi sincère que cela m’était décemment possible. Mais il y a un point sur lequel, précisément, les convenances de ma situation personnelle m’ont interdit de m’exprimer en toute franchise : c’est lorsqu’il s’est agi de révéler au lecteur le nom et la qualité du prince allemand dont j’ai eu à instruire les enfans pendant plusieurs années. Ce prince et la princesse sa femme se sont montrés obligeans pour moi, même à la fin de mon séjour chez eux, parmi les difficultés et le réel danger où je me suis trouvée à ce moment. Je sens que, tout compte fait, je leur dois une certaine somme de reconnaissance ; et aussi, chaque fois qu’ils interviendront dans ma relation, me verrai-je forcée de renoncer, pour un instant, à mon respect habituel de la vérité. »

De telle sorte qu’en effet Mlle X..., dans le livre infiniment « sincère » qu’elle vient de publier, s’est efforcée de son mieux à nous dissimuler « le nom et la qualité » véritables de la famille princière allemande qui l’a eue à son service depuis l’été de 1909 jusqu’aux premiers jours de la présente guerre. Le très légitime scrupule dont elle nous fait part lui a même inspiré l’idée touchante d’introduire, à côté des personnages bien « réels » et vivans qui peuplent toutes les pages de ses précieux Souvenirs, un couple princier évidemment imaginaire, — un couple de vagues cousins de l’empereur d’Allemagne qui auraient été, à l’en croire, les parens de ses petits élèves. Mais lorsque nous voyons, tout au long du volume, souverains et ministres, généraux et diplomates, s’empresser à combler de leurs hommages ces trois petits princes, et lorsque l’institutrice anglaise est sans cesse amenée, presque malgré soi, à nous laisser apercevoir l’importance exceptionnelle du rôle politique et social que remplissent les parens de ses susdits élèves, et lorsque enfin, par un artifice à la fois ingénieux et naïf, elle nous montre en toute occasion ces mêmes parens prenant leur part de toutes les occupations, publiques ou privées, de la famille du Kronprinz impérial d’Allemagne, grande nous est la tentation de substituer aux figures, trop manifestement « fictives, » de ses prétendus « patrons » les très authentiques figures du fils aîné et de l’aînée des belles-filles de l’empereur Guillaume.

Il n’y a pas jusqu’aux portraits des deux couples princiers qui, sous sa plume, ne nous semblent « coïncider » presque entièrement ; et nous n’aurions pas de peine à retrouver épars aux quatre coins de son livre, « chaque fois qu’y interviennent » le Kronprinz d’Allemagne et sa jeune femme, des traits d’observation comme les suivans, condensés par elle dans le récit de sa première rencontre avec les imaginaires parens de ses élèves :


A peine arrivée au château, la Princesse m’envoya chercher et m’accueillit dans son boudoir, clair et gai, malgré le goût fâcheux de sa décoration. Une Anglaise de l’âge de la Princesse aurait gardé encore l’apparence d’une jeune fille : mais, bien que la mère de mes élèves me semblât jolie, avec ses yeux pleins d’éclat et le charmant sourire de sa bouche un peu forte, c’est chose certaine que ses traits commençaient à s’empâter, pour ne rien dire des signes avant-coureurs d’un prochain double menton, contrastant avec la maigreur de la taille.

La Princesse m’entretint en un anglais précis et parfaitement correct. Elle me parut gracieuse et vive à souhait, avec même quelque chose de plus français qu’allemand dans l’animation incessante de ses manières, me lançant coup sur coup toute espèce de questions sur moi-même et sur mes premiers contacts avec les enfans. Ainsi nous étions en train de causer librement lorsque, soudain, la porte s’ouvrit au large, et qu’un jeune homme se montra sur le seuil. Ma vue faillit le faire aussitôt disparaître, mais la Princesse l’invita à s’approcher pour faire connaissance avec Miss X..., la nouvelle institutrice de ses fils.

C’était, naturellement, le Prince lui-même ; et, bien qu’il soit de plusieurs années plus âgé que sa femme, je dois dire qu’à cette période de leur vie, il semblait plus jeune qu’elle. La cause en était à la carrure de plus en plus accentuée du visage de la Princesse, tandis que le visage du Prince était long et étroit, tout de même que, pour ce qui était de sa taille, l’usage de corsets ou de gilets renforcés de baleines réussissait à maintenir chez lui une sveltesse toute féminine.

Il me souriait vaguement, avec un regard fixe et « absent » tout ensemble ; et ce fut d’un ton quasi machinal qu’il me dit : « J’ai appris, mademoiselle, que vous aviez eu un grand-père intéressant ! » Là-dessus, un franc éclat de rire de la Princesse, déclarant que « c’était là une singulière recommandation pour une jeune femme. » Le Prince parut un instant gêné, comme s’il avait dit ce qu’il ne fallait pas ; mais bientôt il se résolut à rire, lui aussi, et je fis de même, en répondant que j’étais infiniment ravie d’entendre du moins l’éloge d’un de mes grands-pères.

Tout de suite, après cela, le Prince se mit à parler de ses fils, simplement pour dire quelque chose. Son anglais était excellent, comme celui d’un ancien étudiant d’Oxford qui, ensuite, aurait eu à habiter quelque temps l’étranger. Sa manière de parler était rapide, un peu saccadée ; et son sourire, d’ailleurs agréable, conservait toujours quelque chose d’ « absent, » sauf lorsque, tout d’un coup, le Prince rencontrait un sujet qui l’intéressât personnellement, un sujet comme tel ou tel sport, ou bien encore sauf le cas où quelqu’un se trouvait d’accord avec lui sur une question politique. Il y avait dans tout son être une atmosphère superficielle de jeunesse et d’ingénuité ; mais ses yeux me frappèrent, dès l’abord, par leur ressemblance avec ceux d’un animal, — des yeux bizarres, étroits et perçans, avec une ombre de fausseté qui peut-être résulte simplement d’une légère divergence des regards aux deux coins. J’ajouterai que, dès cette première rencontre, je n’éprouvai point l’impression que le père de mes élèves me plairait ou que j’aurais chance de lui plaire, — à supposer même qu’il daignât jamais prendre la peine de s’apercevoir de mon existence.


Parfois encore Mlle X..., — dont la dette d’obligation envers le père de ses élèves, notamment, n’est pas à beaucoup près aussi considérable qu’on pourrait l’imaginer d’après ses généreuses paroles de tout à l’heure, — s’amuse à répartir entre les deux personnages, le jeune prince « fictif » et le vrai Kronprinz, les nombreux renseignemens qu’elle possède touchant la personne et l’histoire de ce dernier. Après avoir mis sur le compte de l’autre prince, par exemple, ce qu’elle avait à nous apprendre de l’extrême sécheresse et pauvreté intellectuelle du fils aîné du Kaiser, elle ne se fait pas faute de rattacher expressément à son portrait de celui-ci les piquantes « révélations » d’une certaine Comtesse qui, d’ailleurs, nous est présentée par elle tantôt comme l’amie la plus intime de la femme du Kronprinz, et tantôt comme celle de la mère des trois petits élèves.


— S’il n’y avait pas pour nous avertir l’étrange regard fuyant du Kronprinz, — lui murmure un jour à l’oreille l’indiscrète Comtesse, — nous serions tentés de le prendre pour un brave garçon tout naïf, toujours souriant ou riant aux éclats, et avec la franchise d’allures de son père. Mais, en fait, tous ceux qui connaissent vraiment ces deux hommes savent que leur apparente franchise n’est qu’un artifice « professionnel. » L’un et l’autre ont coutume de refouler à la surface de leurs âmes ce qu’ils souhaitent de montrer, et cela leur est d’un avantage précieux, parce que tous les deux n’aiment rien autant que parler. Quelquefois même ils disent exactement l’opposé de ce qu’il faudrait dire, à leur grande fureur réciproque. Mais ne croyez pas que ce soit parce qu’ils ont soif de faire savoir au monde leur véritable pensée ! C’est simplement parce qu’ils se figurent qu’ils sont très malins, et parce que leur folle vanité les conduit à commettre des « gaffes » terribles... Cette possibilité permanente de « gaffes, » Dernburg ni les autres conseillers de l’Empereur n’en ignoraient la présence chez le jeune Kronprinz, lorsqu’ils l’ont naguère envoyé dans l’Inde : mais ils savaient également que le jeune homme avait en soi toutes les qualités nécessaires pour la triple tâche qu’ils attendaient de lui, — la triple tâche de plaire, de se montrer bon sportsman, et de tenir ses yeux soigneusement ouverts !


Car tel aurait été l’objet secret de ce mémorable voyage, dont l’idée, — au dire de l’amie de Mlle X..., — serait toute sortie de l’inventive cervelle de M. Bernard Dernburg, ministre attitré des Colonies à cette date déjà lointaine, et dès lors l’un des inspirateurs favoris du Kaiser. « J’ai vu M. Dernburg plus d’une fois, — écrit à ce propos l’institutrice anglaise, —. et toujours je me suis étonnée qu’un tel homme se trouvât admis dans l’intimité de l’Empereur et de son fils aîné, quoi qu’il en pût être de l’utilité de son rôle financier. Il me faisait l’effet d’un personnage si profondément et naturellement grossier que nul effort ne parviendrait jamais à le dégrossir. La première fois que je l’ai rencontré, il m’a longuement exposé combien il était « Américain, » — ayant eu la chance de vivre jadis à New-York « trois de ses meilleures années. » Ce petit homme massif et gauche, avec ses épaules trop hautes et sa barbe mal soignée, derrière laquelle il tâchait en vain à déguiser l’expression presque cruelle de sa mâchoire proéminente, en était évidemment, avec cela, à se figurer qu’il n’avait pas son pareil pour l’élégance mondaine. Mais il m’a été donné, par la suite, de reconnaître ses aptitudes remarquables à tout ce qui concernait le haut espionnage ; et j’ai découvert aussi que M. Dernburg, — sa lourde mâchoire de dogue aurait dû suffire à me le révéler, — dès l’instant où il a décidé quelque chose, aimera mieux passer lui-même par le feu et par l’eau, et puis surtout y faire passer les autres, plutôt que de renoncer à la fin poursuivie. »

Le profit conçu d’abord par M. Dernburg comme devant découler du voyage du Kronprinz n’avait pu, cependant, se réaliser qu’en partie, l’apparition de la peste en Asie ayant empêché le jeune voyageur de visiter, au retour, le Japon et la Chine. Force avait été au Kronprinz de borner son exploration à deux pays ressortissant à l’influence anglaise, l’Inde et l’Egypte : mais, dans ces deux pays, la Comtesse assurait qu’il avait rempli de son mieux son emploi improvisé de « princier espion. » Conformément à ses instructions, il n’avait rien négligé pour se renseigner sur « les sentimens cachés des souverains indigènes et de leurs sujets à l’endroit de la politique et de la civilisation anglaises. » Des journaux berlinois lui avaient, il est vrai, respectueusement reproché d’avoir préféré de splendides parties de chasse en compagnie de rajahs à l’étude des « trésors historiques » de l’Inde. C’est que sa « consigne » était de « poser » avant tout pour un sportsman aux yeux des Anglais, tandis que, d’autre part, il s’ingéniait à répandre le prestige de la maison de Hohenzollern, tout en recueillant maints aveux intéressans de la bouche de « natifs » de toute catégorie. Pareillement, son séjour en Egypte n’avait pas été perdu. Lui-même annonçait fièrement à son père que son long entretien privé avec le Khédive « lui avait procuré des résultats encourageans. »

Pourquoi faut-il seulement, — toujours si l’on en croit la malicieuse Comtesse, — que ce célèbre voyage ait risqué d’être gâté par deux petits « accrocs, » dont l’un a eu pour origine un mouvement trop vif de curiosité amenant le jeune prince à vouloir pénétrer un peu trop à fond dans l’intimité du harem d’un certain dignitaire indigène, son hôte du moment ? Et quant à l’autre « accroc, » — consistant en ce que le Kronprinz, au dernier moment, a refusé de participer à une chasse longuement préparée à son intention, — cette fois toute la faute aurait été à un léger « travers, » commun au jeune prince et à l’Empereur.


Car avec leur bravoure incontestable, il n’en reste pas moins que le père et le fils sont sujets à de soudaines attaques de frayeur nerveuse, qui s’emparent d’eux sans avertissement préalable. Chez le Kaiser, ces attaques sont rares : mais leur crainte le maintient dans une angoisse perpétuelle. C’est cette crainte qui l’a toujours empêché de tenter la moindre excursion aérienne, aussi bien avec Orville Wright qu’avec le comte Zeppelin. Et le même brusque accès de nervosité prend parfois possession du Kronprinz. Là-bas encore, le matin de la partie de chasse, le brillant cavalier aux allures théâtrales s’est tout d’un coup senti envahi d’un tremblement irrésistible, en présence des deux superbes chevaux entre lesquels ses hôtes l’invitaient à choisir. « Si bien que l’unique parti possible pour le pauvre garçon a été de se prétendre subitement malade, — ajoutait la Comtesse, — et voilà comment, après toutes les fatigues et les dépenses du corps d’officiers anglais qui avait pris l’initiative de l’expédition, celle-ci s’est trouvée tomber à l’eau, ce qui ne pouvait manquer de créer une impression des plus fâcheuses. »


Mais il est temps que je revienne aux souvenirs personnels de Mlle X... La rencontre initiale de celle-ci avec les parens de ses élèves, telle qu’elle vient de nous la raconter, n’avait eu lieu, en réalité, que plusieurs semaines après l’entrée en fonctions de la jeune institutrice anglaise. Née à Washington, et descendant par sa mère d’un « grand-père » américain qui s’était, en effet, acquis une situation fort en vue dans la marine militaire des États-Unis, Mlle X... avait été « découverte » naguère en Amérique par le prince Henri de Prusse, frère cadet de l’empereur Guillaume, dont la recommandation lui avait valu maintenant d’être appelée de Londres pour achever d’instruire à la pratique familière de sa langue natale les deux fils aînés du couple princier que l’on sait. Mais le hasard d’une de ces maladies plus ou moins contagieuses, — grippe, rougeole, etc., — qui, de tout temps, ont inspiré une terreur quasi « panique » à chacun des divers membres de la famille du Kaiser, avait contraint, depuis quelques jours, les parens des futurs élèves de la jeune Anglaise à se séparer de leurs enfans ; et Mlle X... avait d’abord trouvé ces enfans relégués, sous la seule garde d’un lieutenant von H..., leur précepteur, dans un vieux château pittoresque proche des bords du Rhin.

La présentation mutuelle s’y était faite parmi des circonstances assez imprévues. Les deux aînés des trois petits princes, au moment où Mlle X... avait été conduite près d’eux, s’occupaient de tout leur cœur à essayer un nouveau « jeu de guerre » que venait d’inventer et d’aménager à leur usage le comte Zeppelin ; d’un jeu qui consistait à bombarder, du haut de minuscules ballons dirigeables, les principaux monumens de trois villes en carton-pâte, scrupuleusement reproduites en miniature d’après les plans authentiques de Londres, de Paris, et de Saint-Pétersbourg. Le jeune et beau lieutenant, qui naturellement dirigeait la « partie, » transmettait à ses élèves les instructions reçues par lui du comte Zeppelin : il leur enseignait à détruire, de préférence, les « édifices d’utilité nationale, » ou bien encore les « monumens du passé historique. » Et comme Mlle X..., — qu’il avait jusque-là, lui aussi, supposée de nationalité anglaise, — lui signalait doucement ce qu’il y avait d’un peu offensant pour sa qualité d’Anglaise dans le spectacle d’un jeu tel que celui-là, il s’était excusé de son mieux en alléguant les avantages de l’invention du comte Zeppelin pour renforcer l’ « instruction géographique » des petits joueurs.

Après quoi, des semaines s’étaient écoulées, pendant lesquelles Mlle X..., condamnée à passer de longues heures en compagnie du beau lieutenant, nous avoue elle-même qu’elle s’était volontiers livrée à la perspective d’un flirt innocent, tel que le pratiquaient naguère ses jeunes amies de Washington ou de Londres. Mais le lieutenant von H..., lui, ne l’entendait pas de la sorte. Un soir, ayant obtenu de l’institutrice qu’elle descendît avec lui au jardin du château, il lui avait expliqué l’impossibilité pour lui d’épouser une jeune fille sans fortune. « Il me dit que, s’il se mariait plus tard, ce ne pourrait être qu’avec une personne riche, séduite par la noblesse de son nom et par la situation qu’il occuperait dans l’armée. En tout cas, cela ne pourrait avoir lieu que dans un lointain avenir ; et, d’ici là, pourquoi ne pourrions-nous pas, moi et lui, être heureux ensemble ? Personne n’aurait soupçon de rien. Il avait soigneusement réfléchi à tous les détails de l’affaire. Il me protégerait de toute façon, en échange de ma complaisance pour lui. Et je pourrais me fier absolument à sa discrétion. »

Ai-je besoin d’ajouter que Mlle X... n’avait point cru devoir accepter la proposition, ce qui, d’ailleurs, ne lui avait nullement aliéné les bonnes grâces de son galant collègue ? Et les journées continuaient de couler lorsque, un matin, deux visiteurs en uniforme étaient soudain apparus sur le seuil de la chambre où Mlle X... se trouvait en train de causer avec ses élèves.


Nul moyen de ne pas reconnaître le Kaiser dans celui de ces officiers qui s’avançait le premier, malgré tout ce qu’avaient d’ « idéalisé » ses récentes photographies. Le visage de l’original était plus âgé que je l’aurais supposé, le nez plus lourd, la taille plus courte et plus ramassée, sans compter que les portraits ne m’avaient rien dit de la large cicatrice au haut de la joue gauche. N’importe, aucun doute n’était possible sur l’identité de notre visiteur, et la surprise que je ressentis à sa vue m’enleva, un moment, toute présence d’esprit. Me redressant en sursaut, je laissai tomber mon livre, et faillis tomber moi-même par-dessus un léger fauteuil d’osier, censé de manufacture anglaise. Cette maladresse me rendit si honteuse, — avec tout le mauvais exemple qui risquait d’en résulter pour les enfans, — que j’eus peine à me retenir de pleurer. Et voilà que, pour aggraver encore la situation, l’Empereur éclata d’un rire bienveillant, mais qui n’en était pas moins embarrassant pour moi !


Bientôt, pourtant, un entretien familier s’était engagé entre l’institutrice et son impérial visiteur qui, cette fois comme toujours, avait évidemment essayé de « jouer son grand jeu, » — avec son désir habituel « de produire dès l’abord, sur toute personne qu’il rencontrait, l’impression la plus profonde et la plus heureuse possible. » Il avait aimablement questionné Mlle X... sur elle-même et diverses familles amies, lui avait déclaré que c’était sur son conseil que les parens des petits princes s’étaient décidés à engager, pour leurs fils une institutrice anglaise ; et puis il lui avait demandé si, par hasard, elle n’était pas une « suffragette. » Et, comme Mlle X... avait répondu que l’on pouvait fort bien être Anglaise sans faire partie de la « ligue » de Mme Pankhurst, l’Empereur l’avait, en souriant, menacée du doigt, « comme un maître d’école. »

— Ah ! lui avait-il dit, on voit bien que vous n’êtes pas une véritable Anglaise, sans quoi vous ne parleriez pas ainsi ! Toutes ces modernes dames et demoiselles anglaises sont de zélées suffragettes ! Et certes, nous leur montrerions ce que nous pensons d’elles, si elles s’avisaient de nous envoyer ici une députation : mais, aussi longtemps qu’elles bornent leur propagande à leur sol natal, nous ne pouvons que les bénir !


A Potsdam, plus tard, Mlle X... a eu l’occasion de faire bien d’autres rencontres mémorables, et qui nous valent aujourd’hui, dans son livre, de bien curieux portraits. Voici, par exemple, le professeur Delbruck, le successeur du célèbre Treitschke à l’Université de Berlin ! Celui-là, un brave homme avec de gros yeux sourians, emploie ses manières les plus douces et polies pour s’étonner, devant l’institutrice anglaise, de l’étrange idée qui a empêché les parens de ses élèves de donner à leurs enfans une « gouvernante » allemande. Copieusement, ensuite, l’excellent homme démontre à Mlle X... l’énorme supériorité des institutrices allemandes sur celles des autres pays, et de l’Angleterre en particulier. « Tout ce qu’il y a de bon, s’écrie-t-il, nous le possédons en Allemagne, tout excepté un territoire suffisant ! »

Un autre jour, la mère des petits élèves apprend, en passant, à l’institutrice que le Kronprinz est en train d’avoir un entretien important avec le général von Hindenburg.


Sans ce mot de la Princesse, je n’aurais pas su qui était l’officier d’âge mûr, à la mâchoire carrée et aux yeux hardis, que je venais de voir pour la première fois. Le Kronprinz et lui se tenaient assis en face de la porte, regardant les enfans, qui leur faisaient le salut militaire. Mais je compris tout de suite que cette présence des enfans les importunait ; et aussi me hâtai-je de les faire sortir, après avoir simplement observé le contraste du général von Hindenburg et du maigre Kronprinz, avec ses yeux brillans d’animal, un peu fuyans vers les bords. Le général von Hindenburg, lui, me semblait tout formé d’une superposition de carrés. Carrées étaient non seulement ses grosses mâchoires combatives, mais aussi sa tête, aux cheveux taillés en brosse. Ses yeux mêmes, sous de pesantes paupières gonflées, avaient quelque chose de carré, et pareillement son nez, ses oreilles, son épaisse moustache, que l’on aurait dite prolongée artificiellement par des favoris descendant au milieu des joues.


Quant au général von Kluck, — un des visiteurs habituels du Kronprinz, — celui-là était remarquable surtout par l’ampleur du haut de son crâne, qui faisait paraître sa tête comme « surmontée d’un dôme. » Avec cela, un air toujours distrait ou absorbé, comme si le général s’obstinait à la poursuite d’un rêve intérieur. Un jour, cependant, Mlle X… l’a entendu dire qu’ « on voulait décidément l’envoyer en France. » Et le fait est que la jeune institutrice fut tout étonnée, quelques mois plus tard, de l’impression extraordinaire produite chez les parens de ses élèves, lorsque ceux-ci reçurent par la poste une boîte de pastilles de chocolat, accompagnée d’une carte de visite où le général von Kluck avait écrit de sa main : « Chocolat français envoyé de France à deux braves petits soldats allemands. » Le plus étrange fut qu’en lisant cette carte le père des « deux petits soldats allemands » ne put s’empêcher d’admirer « le courage intrépide du vieux von Kluck. » Et c’est seulement ces temps derniers que Mlle X… a pu enfin comprendre, ou plutôt deviner, ce qu’avait eu de particulièrement « intrépide » l’excursion en France d’un général allemand qui, — nous a-t-on assuré, — s’est trouvé connaître d’avance à merveille tous les secrets des « champignonnières » du Soissonnais.

Précédemment déjà, la première année de son séjour en Allemagne, Mlle X… avait eu l’occasion de rencontrer une autre des gloires militaires allemandes, le terrible général von Bernhardi. « Dès l’instant où je l’ai vu, j’ai senti en effet qu’il y avait là une personnalité considérable, mais avec cela profondément antipathique. » Le fameux théoricien de la « guerre future » ne se cachait pas, au surplus, de son mépris universel pour les femmes, « contredisant brutalement la sienne propre à la table publique des hôtels, lorsqu’il lui arrivait de voyager avec elle, marchant toujours devant elle dans la rue, et la refoulant des coudes, comme aussi toutes les autres femmes, quand il s’agissait de franchir une porte. »

Sa haine méprisante pour les Anglais était encore un des sentimens dont il se montrait le plus fier. Un jour qu’il questionnait les élèves de Mlle X... sur les effectifs des diverses armées européennes, et qu’à propos du petit nombre des soldats anglais il s’était écrié que « ceux-là ne seraient pas difficiles à éliminer, » le petit prince avait timidement murmuré que son précepteur lui défendait de parler ainsi devant leur gouvernante.


Le général, sur ces mots, daigna m’accorder un regard ; et j’eus de nouveau l’impression que jamais encore je n’avais rencontré un type aussi parfait de « brute » sans pitié.

— Etes-vous donc amie des Anglais ? — me demanda-t-il, continuant toujours à me croire Américaine,

Je m’enhardis à répondre que je tenais l’Angleterre pour l’une des plus grandes nations du monde.

— Quelle sottise ! — fit le général, d’un ton sec et tranchant que je n’oublierai de ma vie.

Le Prince, alors, se mit à confirmer l’opinion de Bernhardi, à la fois pour mon instruction et pour celle des enfans. Il nous dit que l’Angleterre avait été vraiment une nation puissante, mais que maintenant sa déchéance avait commencé. Pas une de ses colonies ne lui resterait fidèle au jour du danger.

— Vous n’avez qu’à lire leurs propres journaux, — déclara péremptoirement le général Bernhardi, — pourvoir que les Anglais eux-mêmes se rendent compte de la rapidité de leur décadence. Mais la main du Destin est sur eux. Ils dorment d’un sommeil dont ils ne s’éveilleront que sous un choc bien rude, et cela seulement quand il sera trop tard !


Un des chapitres les plus significatifs du livre de Mlle X... est celui où elle nous raconte de quelle façon elle-même s’est trouvée prise, à son insu, dans les trames ténébreuses d’une véritable « agence » berlinoise d’espionnage ; et voilà déjà un point sur lequel c’est chose certaine que les princiers « patrons » de la jeune fille ont fâcheusement méconnu les devoirs que leur imposait leur situation ! Car bien loin de la détourner du piège qu’ils voyaient tendu devant elle, ils semblent l’y avoir expressément poussée, en encourageant ses relations avec une dame allemande et sa soi-disant demoiselle qui, dès le début, n’avaient pas d’autre objet que d’abuser de sa naïve bonne foi pour se renseigner sur tels ou tels secrets de la marine anglaise. Sur les instances répétées de la dame Niemann, Mlle X... a même consenti à emmener chez ses parens, à Portsmouth, la gentille Elsa, et puis à l’y laisser lorsque la fin de ses vacances annuelles l’a forcée à rejoindre son poste. Le long récit qu’elle nous fait de toute cette aventure abonde en révélations savoureuses sur un mélange, décidément « spécifique, » de ruse et d’aplomb qui commence à nous devenir familier depuis les derniers mois, mais dont fort peu d’entre nous soupçonnaient jusqu’alors la présence au fond de l’âme allemande. Qu’il me suffise d’ajouter que l’enquête ouverte plus tard par la police anglaise a prouvé irréfutablement l’objet réel du séjour à Portsmouth de la gentille Elsa : une malle confiée par elle à la garde des parens de Mlle X... contenait toute sorte de plans et de bassins maritimes et de parcs d’aviation !


Et semblablement nous avons peine à croire que l’attitude des parens des petites élèves de l’institutrice anglaise ait été parfaitement correcte à son égard dans les circonstances qui allaient aboutir à la rupture finale de leurs relations. Le fait est que, depuis les premiers mois de 1914, Mlle X... sentait croître de jour en jour, autour de soi une atmosphère d’agitation et de fièvre belliqueuses. Sans cesse, maintenant, le Kronprinz s’enfermait pour de longs tête-à-tête avec des généraux : ou bien l’on parlait tout bas, à Potsdam, de deux jeunes et beaux visiteurs qui étaient venus s’entretenir secrètement avec le fils aîné du Kaiser, et Mlle X... apprenait que ces visiteurs mystérieux étaient le général turc Enver Bey et le jeune prince égyptien Mohammed Ali. Une autre fois, c’était le père de ses élèves qui, devenu brusquement tout aimable pour la jeune fille, tâchait à lui arracher tout ce qu’elle se trouvait savoir touchant le caractère et les aptitudes d’un certain amiral anglais de sa connaissance.

Mais le changement avait été bien plus sensible encore après le drame sanglant de Serajewo. Désormais, c’était comme si chacun, dans l’entourage de Mlle X..., eût reçu la consigne de lui cacher quelque chose. Tout au plus une parole indiscrète de la Princesse, du lieutenant von H..., surtout des enfans, soulevait-elle parfois un petit coin du voile, — jusqu’au jour où, enfin, le bavardage enthousiaste des petits princes lui avait laissé deviner que l’heure bienheureuse de la guerre était toute proche, et que bientôt les troupes allemandes s’élanceraient, en traversant la Belgique, pour tomber sur la France.

Stupéfaite et bouleversée devant cette nouvelle, Mlle X... avait ingénument songé que, sans doute, le gouvernement de son pays ne savait rien de l’attaque projetée, et que son devoir d’Anglaise était de l’en instruire. Si bien que, ne connaissant personne à qui s’adresser » elle avait écrit une longue lettre à l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin, après quoi, sans l’ombre d’un soupçon, elle avait déposé sa lettre dans la boîte où elle avait coutume de mettre son courrier. Et puis elle avait eu l’extrême surprise de voir, par degrés, le vide se faire autour d’elle. Successivement les parens de ses élèves, et ses élèves eux-mêmes, et la plupart des habitans du château où l’on était venu passer les vacances, tout le monde était parti ; la jeune fille ne recevait plus lettres ni journaux ; et déjà elle commençait à se sentir cruellement angoissée, lorsqu’un vieux colonel était venu lui dire de la part de la Princesse, que sa lettre à l’ambassadeur, dûment interceptée, aurait eu de quoi lui valoir l’accusation d’espionnage. Cependant le Prince et la Princesse daignaient lui épargner les conséquences qui n’auraient pu manquer de résulter de son acte en toute autre occasion : mais ils exigeaient que Mlle X..., jusqu’à la fin de la guerre, demeurât enfermée au château où elle se trouvait, avec défense de voir personne autre que les deux femmes attachées à son service.


Heureusement, la surveillance organisée autour de la prisonnière n’a point tardé à se relâcher. Un soir, vers le milieu de septembre, Mlle X..., — que l’on croyait malade, et tout à fait hors d’état de sortir de son lit, — a réussi à franchir la grille du château, sans emporter d’autre bagage que « son journal intime, son porte-monnaie et un passeport qui lui avait été délivré jadis aux États-Unis. » Pendant toute la nuit elle a couru le long du fleuve, se dirigeant vers Coblence, la ville la plus proche. Le matin, au moment où les habitans du château ont dû s’apercevoir de son évasion, le « porte-monnaie » dont elle s’était munie lui a permis de se transformer en une jeune paysanne allemande se rendant à Coblence pour dire adieu à son frère, soldat (imaginaire) d’un régiment dont Mlle X... se trouvait connaître l’existence. C’est sous ce déguisement qu’elle a pu s’embarquer à bord d’un bateau jusqu’à Emmerich, la dernière station allemande ; et puis, toujours grâce au précieux « porte-monnaie, » la paysanne westphalienne est devenue une « touriste » de Washington, parcourant l’Allemagne avec le vieux passeport que l’on sait. Trois jours après sa fuite du château de Z..., l’ex-institutrice arrivait à Rotterdam ; dès le début d’octobre, elle était à Londres, « avec la tête remplie des souvenirs de tout ordre que lui avait laissés son séjour de cinq ans dans les environs immédiats de la Cour de Berlin. »


T. DE WYZEWA.