Revues étrangères - Une Histoire de la Littérature américaine
« Certes, écrivait récemment M. Brunetière, il y a plus d’une cause au conflit qui vient d’éclater entre l’Espagne et les États-Unis. Il y en a de morales, qu’on n’a pas le droit de mettre en doute lorsque l’on songe que, il y a moins de quarante ans, les États-Unis ont hasardé leur existence dans une question d’humanité. Il y en a de politiques, et il y en a d’économiques. Je veux même, ou plutôt je consens, qu’il y en ait d’inavouables. Mais, — ne nous y trompons pas ! — voici de toutes la plus profonde et la plus agissante : ces soixante-dix millions d’êtres humains aspirent à être un peuple ; ces émigrés ou ces « déracinés » veulent devenir une nation ; et ces territoires eux-mêmes, qui sont à peine encore « appropriés », sont, si j’ose dire, en travail d’une patrie. »
Profondément étranger à toutes les questions politiques, je ne saurais prétendre à approuver, ni même à trouver vraisemblable cette explication des causes d’une guerre dont je ne sais rien. Mais, parmi les divers autres exemples que cite M. Brunetière de la tendance des États-Unis à « devenir une nation », il y en a un dont j’ai eu maintes fois l’occasion d’être frappé, et qui est, en vérité, des plus significatifs. Oui, « si la littérature américaine n’était naguère qu’une continuation, et, pour ainsi parler, qu’un prolongement transatlantique de la littérature anglaise, elle ne tâche présentement qu’à se nationaliser. » C’est ce qui ressort pour nous, avec une évidence absolue, de la lecture non seulement des journaux et des revues des États-Unis, mais encore de leurs romans, de leurs recueils de vers, de leurs ouvrages d’histoire et de philosophie. Non pas que, autant du moins que nous pouvons en juger, la littérature américaine soit encore tout à fait parvenue à se nationaliser, et à rompre les liens de toute sorte qui la rattachaient jusqu’ici à la littérature anglaise : mais « elle y tâche », et sans cesse plus fort, avec une volonté sans cesse plus consciente. Vieux et jeunes, petits et grands, austères et badins, les écrivains des États-Unis ont tous entre eux aujourd’hui ce trait commun, à défaut d’autres, qu’ils n’entendent pas être pris pour des écrivains anglais, et qu’à tous propos, sur tous les tons, sous tous les prétextes, ils arborent fièrement leur américanisme. C’est dans leur pays qu’ils prennent, avec un soin jaloux, leurs allusions, leurs exemples, leurs comparaisons. Emerson et Longfellow sont les auteurs qu’ils citent ; leur guerre d’Indépendance et leur guerre de Sécession les approvisionnent de noms de grands capitaines et de faits d’armes fameux ; et s’ils ont à décrire un paysage, ils n’y mettent que les fleurs, les arbres, les oiseaux de chez ‘ eux. On sent qu’ils n’épargnent rien pour donner à leurs écrits un caractère national, pour en faire des produits essentiellement américains, libres de toute obligation envers notre vieille Europe. Leur langue même, s’ils le pouvaient, ils l’américaniseraient ; ou plutôt c’est à quoi ils s’emploient en effet, répétant avec insistance certaines expressions locales, altérant le sens de certains mots au point qu’on a pu publier déjà des Dictionnaires américains, mais surtout s’efforçant de donner à leur phrase un rythme spécial, plus court, plus net, plus courant que le rythme ordinaire de la phrase anglaise. Et cela ne les empêche pas, quand ils ont du talent, de différer autant les uns des autres qu’ils diffèrent des écrivains anglais ; ni, dans le reste des cas, cela ne les empêche pas de se rattacher de fort près aux écrivains anglais : de telle sorte que je ne vois pas, jusqu’ici, un seul mouvement de la poésie ou du roman anglais qui n’ait eu aux États-Unis son contre-coup immédiat et direct. Mais, d’abord, rien ne prouve qu’à force de vouloir s’émanciper et devenir nationale, la littérature américaine n’y parvienne quelque jour : il y suffirait de quelques hommes de génie, comme elle en a produit déjà en assez grand nombre, dans un temps où, malheureusement, elle n’avait pas pris encore tout à fait conscience de la nécessité qu’il y avait pour elle à devenir nationale. Et puis, quel que doive être le résultat de cet effort de nationalisation, l’effort lui-même constitue un phénomène suffisamment curieux pour valoir au moins d’être signalé. Une branche de la littérature anglaise tendant, par tous les moyen ? , à se détacher de son tronc, pour vivre d’une vie propre, et contribuer ainsi à la fondation d’une patrie : quel spectacle peut-on trouver qui soit plus instructif, tant pour le philosophe que pour le critique ? Quel spectacle peut-on trouver qui prouve mieux la réalité, la force, l’importance vitale de cette idée de patrie, « que le dilettantisme des uns et la sophistique des autres ont chez nous travaillé de concert à vider de son contenu » ?
Et si ce spectacle s’offre à nous dans toutes les productions récentes de la littérature américaine, depuis les romans de M. Howells jusqu’aux études métaphysiques de M. Carus et de ses collaborateurs du Monist, je ne crois pas qu’il ait encore pris nulle part une forme aussi précise, ni aussi expresse, que dans le petit livre publié par M. Brander Matthews, sous le titre d’Introduction à l’étude de la littérature américaine.
Ce petit livre n’est, en vérité, qu’un manuel, et destiné surtout aux enfans des écoles. Les notions élémentaires et générales, les dates, la biographie des grands écrivains américains, y tiennent plus de place t que la critique ; et quand l’auteur a indiqué les genres principaux où se sont illustrés, par exemple, Fenimore Cooper, Hawthorne, ou Lowell, quand il a raconté les circonstances principales de leur vie, et énuméré les titres de leurs principaux ouvrages, quelques mots lui suffisent pour définir le caractère particulier de leur originalité littéraire. Mais ces quelques lignes sont invariablement consacrées à montrer au lecteur que, dans les genres les plus divers et de vingt façons différentes, les grands écrivains des États-Unis ont été des américains, que leur originalité propre leur vient de l’originalité de leur race, et que leur grandeur ‘est en raison directe de la part de sentimens nationaux qu’ils ont exprimée dans leurs œuvres. Sous prétexte de préparer les enfans américains à l’étude de la littérature des États-Unis, M. Brander Matthews s’est efforcé de leur apprendre que la littérature des États-Unis n’avait rien de commun que la langue avec la littérature anglaise, et que, depuis Franklin jusqu’à nos jours, elle s’était développée librement, spontanément, sans subir d’autre influence que celle de son propre génie.
Personne, d’ailleurs, ne pouvait avoir plus d’autorité pour soutenir une semblable thèse que M. Brander Matthews, professeur de littérature au Columbia Collège, et à coup sûr l’un des écrivains les plus américains, — pour ne pas dire les plus new-yorkais, — de la littérature américaine d’à présent. New-yorkais, il l’est essentiellement, profondément, complètement, comme certains de nos auteurs étaient parisiens, au temps où Paris avait encore un caractère et une vie propres. Aucun de ses confrères ne connaît autant que lui les aspects, les mœurs, les paysages, les sentimens et la langue de New-York ; ses romans et ses contes sont, à ce point de vue, de véritables documens, plus instructifs que toutes les descriptions des voyageurs ou des sociologues : et avec leur mélange de réalisme et de sentimentalité, avec leur style un peu sec et leur ironie un peu lourde, ce sont en outre de parfaits spécimens d’un tour d’esprit particulier, aussi différent que possible de l’esprit anglais. L’Histoire d’une Histoire, les Vignettes du Manhattan, toute son œuvre de conteur et d’auteur dramatique porte, très clairement marqué, le cachet de son pays. Et l’on comprend que, d’instinct, il ait été conduit à apprécier surtout, dans les ouvrages de ses compatriotes, ce qu’il y découvrait de local ou de national, ce qui correspondait à sa façon personnelle de sentir et de penser. Sa critique est du reste toujours ingénieuse, et, autant que nous en pouvons juger, presque toujours exacte : et sans nul doute elle exprime l’opinion de la majorité de ses compatriotes, puisque, à peine publié, son petit manuel d’histoire de la littérature américaine est devenu, aux États-Unis, un ouvrage classique. Mais rien ne fait mieux voir à quel point, quoi qu’il en dise, la littérature américaine d’à présent se distingue de celle de naguère, qui n’était nationale qu’à son insu, par la force des choses, tandis que son intention était de se rattacher simplement à la littérature anglaise, comme les littératures belge et suisse, par exemple, se rattachent aujourd’hui encore à la littérature française, ou la littérature autrichienne à la littérature allemande.
Je viens précisément de relire, pour m’en assurer, un gros livre qui, lui aussi, est resté longtemps une œuvre classique, l’Histoire de la Littérature américaine de l’Anglais John Nichol[1]. C’est un monument de science, de conscience, de probité littéraire, et les Américains ne sauraient se plaindre que justice n’y soit pas rendue à leurs grands écrivains. M. Brander Matthews lui-même ne parle pas en termes plus enthousiastes que ne l’a fait Nichol de Hawthorne, de Poe, de Longfellow, voire d’Henry Thoreau et de Mrs. Beecher Stowe. Mais tout en admirant ces auteurs, pas un moment Nichol n’a eu l’idée de les considérer comme des étrangers, indépendans de la littérature anglaise, et travaillant à développer en Amérique une littérature nationale. Pour définir le talent de l’historien Motley, il l’a rapproché de ses contemporains Macaulay et Carlyle ; pour faire comprendre l’originalité du génie de Poe, il a cité, en regard de ses poèmes en prose, des poèmes semblables de Quincey et de Coleridge : et voulant célébrer la beauté souveraine de la Lettre Rouge, il s’est borné à dire que, bien différent des romans de Walter Scott et de Lockhart, auxquels on l’avait comparé, le roman de Hawthorne était « le roman d’analyse le plus profond, le plus hardi, le plus attachant qu’il y eût dans la langue anglaise, supérieur même à Wuthering Heights et à Silas Marmer. » Non pas qu’il ne se soit rendu compte de l’influence que ne pouvait manquer d’exercer, sur la littérature américaine, le milieu spécial où elle se produisait : mais ce milieu lui est surtout apparu comme un obstacle, une entrave au libre fonctionnement du génie littéraire anglais dans le Nouveau Monde ; ce qui n’a fait, d’ailleurs, que rendre plus vive son admiration pour les grandes œuvres anglaises nées en Amérique.
Tout son livre n’est ainsi qu’une sorte de chapitre ajouté à l’histoire de la littérature anglaise. L’Amérique, au point de vue littéraire, n’y est pas plus considérée comme une nation distincte de l’Angleterre que, par exemple, l’Ecosse ou l’Irlande, qui ne laissent pas cependant, elles non plus, de marquer de leur empreinte l’œuvre de Burns ou de Thomas Moore. Et Nichol n’était pas seul à envisager de cette façon la littérature américaine : c’est de la même façon que l’envisageaient les auteurs américains ; c’est de la même façon que l’envisageait, aux États-Unis, le public lettré. On trouvait bien çà et là des fantaisistes, ou des patriotes chauvins, pour faire savoir à l’Angleterre que l’Amérique était en âge de s’émanciper de sa tutelle. « Chère vieille belle-mère, lui déclarait Lowell, il y a bien longtemps que nous nous sommes séparés. Depuis 1660, où vous vous êtes remariée, vous êtes devenue une marâtre pour nous. Mettez vos lunettes, ma chère dame ! Oui, nous avons grandi, et changé aussi. Et quand nous vous demandons d’être traités en hommes, ne perdez plus votre temps à nous parler comme à des bébés ! » Mais ce n’étaient là que des boutades ; le succès obtenu aux États-Unis par le livre de Nichol suffirait à le prouver. Maintenant, ces boutades sont devenues l’expression du sentiment général des Américains : et le manuel de M. Brander Matthews n’est, d’un bout à l’autre, qu’une éloquente et spirituelle revendication des droits de l’Amérique à l’autonomie littéraire.
Voyons donc sur quels argumens se fonde cette revendication, et quels sont, suivant M. Brander Matthews, les caractères originaux de la littérature américaine. Voici d’abord deux professions de foi, l’une énoncée au début, l’autre à la fin du livre. « La littérature, lisons-nous dans la Préface, est un reflet, une expression de la vie ; et comme la vie des États-Unis diffère de plus en plus de la vie anglaise, la littérature des États-Unis ne peut manquer de différer sans cesse davantage de la littérature anglaise. Aussi croyons-nous qu’il y a réellement quelque chose qui constitue l’américanisme, et qu’il y a eu dans notre pays des hommes qui n’auraient pu être d’aucun autre pays, et d’Angleterre moins encore que d’ailleurs. Washington et Franklin, malgré leur différence de nature, étaient l’un et l’autre des types d’Américains ; et pareillement, Emerson et Lincoln, Farragut et Lowell. C’est Lowell qui a vanté, chez le président Hayes, « cette chose nouvelle et excellente que nous appelons l’américanisme », et qui l’a définie « une dignité de la nature humaine qui consiste à refuser d’admettre qu’aucune distinction artificielle puisse donner à un homme plus de valeur qu’à un autre ». Cet américanisme a marqué de son sceau les écrits de nos auteurs nationaux. » Et non moins explicite est la Conclusion. « Nos écrivains, y dit M. Brander Matthews, ont désormais perdu leur attitude coloniale ; ils ont cessé de chercher la lumière en dehors de leur pays. Ils savent que la littérature américaine a le devoir de se développer dans une voie qui lui est propre, et conformément à son propre génie. Ils se rendent compte que l’Amérique n’a plus à dépendre de personne, qu’elle peut et doit marcher de pair avec le reste du monde. » Et M. Brander Matthews va plus loin encore, dans l’ardeur de son nationalisme. « Les États-Unis, nous dit-il, comptent dès maintenant plus d’hommes que l’Angleterre ; ils ne lui sont inférieurs ni en force, ni en courage, ni en rien : et tout porte à croire que dans l’avenir ce seront les Américains, et non plus les Anglais, qui seront reconnus comme tenant la tête des nations de langue anglaise. »
Tels sont les principes à l’aide desquels M. Brander Matthews entreprend l’histoire de la littérature américaine ; et à toutes les pages de son livre nous en retrouvons l’effet. Les divers écrivains qui passent tour à tour sous nos yeux nous sont présentés comme les ouvriers successifs d’une même œuvre ; pareils aux maîtres-maçons qui, tour à tour, ont travaillé à construire la cathédrale de Cologne, ils travaillent tour à tour à constituer la littérature américaine. L’un apporte un nouveau style, l’autre de nouvelles idées : mais tous n’ont de mérite qu’en proportion de la part qu’ils ont accomplie du travail commun ; et leurs idées aussi bien que leur style n’ont de valeur que s’ils sont l’expression de nouveaux aspects de l’âme américaine.
Voici, par exemple, Benjamin Franklin : « C’est à ses conseils et à son exemple que l’Américain doit, en partie, d’être avisé, industrieux et économe. » Son principal titre de gloire est que « jamais il n’a été colonial dans son attitude ». Et voici ce que M. Brander Matthews appelle n’être pas colonial : « Franklin, nous dit-il, gardait en présence des rois toute la dignité qui convient à un homme libre ; il abordait une commission de la Chambre des communes avec la vigueur tranquille d’un sage, armé d’un triple airain pour une juste cause. » Washington Irving était « inflexible dans son américanisme » et se refusa toujours à collaborer à la Quarterly Review, en raison de l’hostilité de cette revue pour les États-Unis. « C’est lui qui a découvert la beauté de l’Hudson, c’est lui qui a peuplé de ses charmantes figures les pointes rocheuses des Catskills et les verts recoins du Sleepy Hollow. » Fenimore Cooper était « un très loyal et très ardent Américain » ; et s’il a imité d’abord les romanciers anglais, c’est que « la littérature américaine se trouvait encore, de son temps, dans un état de dépendance coloniale à l’égard de l’Angleterre ». Aussi a-t-il rendu un service énorme à la littérature américaine « en lui montrant quelle riche matière de fiction elle pouvait trouver dans les paysages, les caractères, et l’histoire de sa patrie ».
Mais aucun de ces écrivains n’a été aussi précieux, à ce point de vue, que William Cullen Bryant, qui a « ouvert les yeux des poètes des États-Unis sur la vie qui les entourait ». — « Le premier, il a découvert que les fleurs et les oiseaux de la Nouvelle-Angleterre n’étaient pas ceux de l’Ancienne-Angle terre. Du jour où parut son premier recueil de vers, le rossignol se tut dans la poésie américaine, comme il s’était toujours tu dans les bois américains. » Faire taire le rossignol ! voilà en vérité un étrange mérite, pour un poète. Mais j’imagine que si Bryant a imposé silence au rossignol de la vieille Europe, ce n’était que pour permettre à ses compatriotes de mieux entendre le murmure printanier du « rossignol d’Amérique », cet adorable oiseau bleu aux grands yeux naïfs qui, dans nos cages européennes, évêque pour nous la splendeur des « bois américains ». Et après Bryant, qui a fait taire le rossignol, Drake a « franchement introduit dans la poésie les insectes américains ». Il a chanté le dialogue, « sur les collines solitaires, du grillon qui grésillonne et du katydide aux ailes transparentes ».
Puis vint Emerson, « dont la doctrine eut toujours pour base un américanisme opiniâtre et radical ». Il se laissa bien aller, parfois, à parler avec respect de l’Angleterre et des mœurs anglaises : mais « c’était un Américain trop accentué pour subir le prestige de l’arrangement aristocratique de la société anglaise » ; et toujours il s’est félicité « d’être né dans une société libre de traditions féodales ». Franklin et lui sont « les Américains types ». — « A eux deux, ils nous donnent les deux aspects du caractère américain : Franklin représente le sens du réel, Emerson le goût de l’idéal. Franklin est la prose de la vie américaine ; Emerson en est la poésie. »
Nathaniel Hawthorne était « intensément Américain » ; toutes ses qualités réunies font de lui le plus « national » des écrivains qu’ont produits les États-Unis. Longfellow a rehaussé infiniment le charme de son Evangéline en donnant pour décor à son récit « le paysage naturel de l’Amérique, avec la variété de ses saisons. »
« Longfellow, dit en résumé M. Brander Matthews, s’était assimilé la culture de tous les pays ; mais cela ne l’a pas empêché d’entendre toujours la voix de son pays. Il a pensé que le meilleur de ce que l’Europe avait produit était à peine assez bon pour la jeune Amérique. Et c’était un vrai Américain, non seulement par son solide patriotisme aux heures de l’épreuve, mais par la manière dont il a toujours accepté la doctrine de l’égalité humaine, ainsi que par sa foi et sa confiance dans l’humanité. » Encore sent-on, sous les éloges, qu’au cosmopolite Longfellow M. Brander Matthews préfère son rival Whittier, « qui a tenu à ne s’occuper jamais que des faits de la vie américaine, des pensées, des légendes, des paysages et des mœurs de la Nouvelle-Angleterre ». Moins « artiste » que Longfellow, — et aussi peu artiste que possible, hélas ! — Whittier était plus « Américain ». Et toute sa gloire lui est venue de là, de même qu’à Lowell, cet autre grand homme dont nous avons tant de peine, en Europe, à comprendre et à apprécier la grandeur. Tous deux, Whittier avec sa rudesse paysanne, Lowell avec sa verve un peu grossière et son prosaïsme, tous deux sont apparus à leurs compatriotes comme les représentans d’un art spécial, local, fait à leur usage propre indépendamment de toute influence étrangère. Aussi M. Brander Matthews n’admire-t-il personne autant qu’eux. « Lowell, dit-il, était le type du caractère dont nous avons le plus besoin dans notre vie publique américaine. C’était le type de l’Américain largement cultivé, mais ayant une intelligence solide de ses compatriotes, et le plus profond amour de son pays. » Et c’est au contraire avec une sévérité à peine mitigée de quelques éloges tout littéraires que M. Brander Matthews juge la vie et le caractère d’Edgar Allan Poe.
« Ainsi, — écrit-il à la fin de son étude sur Poe, — ainsi cet infortuné génie, né la même année qu’Olivier Wendell Holmes, a quitté le monde plus de quarante ans avant la fin de la brillante et honorée carrière de Holmes. Il avait eu de grands dons, les plus grands peut-être qui eussent été accordés à un poète américain : mais il n’eut point l’art de les ménager. Il avait eu de grandes chances, mais il les avait laissées échapper, l’une après l’autre. La fortune l’avait sans cesse favorisé ; mais il avait amené de son plein gré le naufrage de sa destinée. Tous ses malheurs n’avaient été causés que par sa propre conduite : et, il fut malheureux, ce fut entièrement sa faute. Comme l’a dit de lui Lowell, de son vivant même, « il a tout à fait manqué de cet élément « humain que, faute d’un meilleur terme, nous appelons le caractère, et « qui est parfois distinct du génie, mais que tout grand génie possède « par surcroît. »
Voilà l’auteur de Ligeïa bien durement traité, d’autant plus durement que, pour répréhensible que puisse paraître sa vie privée, on ne peut pas accuser son œuvre d’être immorale, ni de porter le reflet de la corruption de ses mœurs. Son œuvre n’est que belle, tout imprégnée de passion et de rêve. Mais, par l’excès même de sa beauté, elle perd ce caractère national qui est au contraire si marqué dans l’œuvre de Whittier et de Lowell : c’est l’œuvre d’Edgar Poe, infiniment plus que d’un Américain. Et M. Brander Matthews, et toute la critique de son pays avec lui, opposent à la vie et au génie de Poe ceux d’Olivier Wendell Holmes, « qui avait plus d’intelligence que d’imagination » et qui « s’était spécialement constitué le barde de Boston, où on le trouvait toujours prêt quand il y avait des vers à écrire pour une cérémonie publique, un dîner, un enterrement, ou la visite d’un étranger distingué ».
Mais je crains que, isolés ainsi du texte qui les entoure, ces jugemens sur l’américanisme des auteurs américains ne fassent l’effet d’être un peu monotones. Ils sont, en réalité, fort loin de l’être, quand on les lit dans le texte ; et c’est au contraire un spectacle curieux de voir avec quelle ingéniosité M. Brander Matthews assigne, à chacun des quinze grands écrivains dont il parle, un rôle spécial dans l’œuvre collective où il prétend qu’ils ont travaillé. Tout au plus pourrait-on trouver qu’à force de vouloir varier ses éloges, l’éminent critique a parfois donné à son livre l’apparence d’une Galerie des grands inventeurs plutôt que de l’histoire d’une littérature. De chacun des auteurs qu’il nous présente, il nous dit que, « le premier », il a fait en Amérique ceci ou cela, pratiqué tel genre, employé telle forme. Ainsi, Franklin est « le premier des humoristes américains » ; Washington Irving est « le premier Américain qui ait fait profession de littérature » ; Fenimore Cooper est « le premier Américain dont les œuvres aient été traduites dans toutes les langues » ; la Violette Jaune de Bryant est « le premier poème consacré à une fleur d’Amérique » ; Emerson est « le premier des grands écrivains nés dans la Nouvelle-Angleterre ». C’est là, sans doute, pour un critique, attacher trop d’importance à la question de priorité ; mais le livre de M. Brander Matthews n’est, après tout, qu’un simple manuel destiné aux enfans ; et ce n’est pas seulement en Amérique que des renseignemens de ce genre frappent, plus que tous autres, l’imagination des enfans.
Une seconde objection, et plus sérieuse, pourrait être faite à cet excellent petit livre. On pourrait s’étonner que, dans un ouvrage ayant pour objet de prouver l’américanisme de la littérature des États-Unis, l’auteur n’ait pas défini nettement en quoi consistait cet américanisme. Ou plutôt il y a bien tâché ; et plus d’une fois, après avoir affirmé que tel ou tel écrivain était un « véritable Américain », il s’est mis en devoir d’expliquer ce qu’il entendait par ces mots. Mais ces mots désignaient pour lui un ensemble de perfections si nombreuses et si diverses que les définitions qu’il en a données s’appliqueraient aussi bien, d’une façon générale, à l’honnête homme, au profond penseur, au poète inspiré de tous les pays. Lui-même, d’ailleurs, semble s’être rendu compte de l’insuffisance de ses explications, car il nous dit quelque part que, pour grande que soit la différence entre un Anglais et un Américain, « ce n’est point chose facile de déterminer au juste en quoi elle consiste ». Et il n’y a pas jusqu’à cet aveu qui ne nous démontre que l’agglomération composite des habitans des États-Unis est, aujourd’hui, « en travail d’une patrie ». Ces hommes venus de toutes les nations veulent être différens des autres nations ; ils veulent avoir un caractère propre, et tel que, depuis cent ans, tous les grands hommes de leur pays l’aient eu déjà à un haut degré ; ils veulent, à tout prix, trouver un bien qui les rattache aux Washington et aux Franklin, aux Longfellow et aux Lincoln ; et, en attendant que leur américanisme achève de se préciser, on peut dire que ce commun désir d’un caractère national suffit, dès maintenant, à le constituer.
T. DE WYZEWA.
- ↑ American Literature, an historical sketch, par J. Nichol, 1 vol. in-8o ; Londres, 1882.