Revues étrangères - Une Chronique franciscaine anglaise

Revues étrangères - Une Chronique franciscaine anglaise
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 937-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE CHRONIQUE FRANCISCAINE ANGLAISE


The Friars and how they came to England, par Thomas d’Eccleston, traduit du latin, avec une introduction et des notes, par le P. Cuthbert, capucin ; 1 vol., Londres, Sands and Co, 1903.


Le 10 septembre 1224, peu de mois après l’approbation par le pape Honorius de la règle de saint François, neuf frères franciscains, venant de Fécamp, débarquèrent à Douvres. Cinq d’entre eux étaient laïcs : tous les cinq Italiens on Français. Des quatre frères clercs, au contraire, trois étaient Anglais : Richard d’Ingworth, qui devait aller mourir plus tard en Syrie, Richard de Devon, et William d’Esseby. Ce dernier, tout jeune encore, et coiffé du « chaperon » des novices, émerveillait ses compagnons par la douceur enfantine de son âme et son humilité. Lorsque Grégoire de Naples, ministre de l’ordre en France, lui avait demandé s’il voulait aller en Angleterre, le jeune novice avait répondu qu’il ne le savait pas : sur quoi, Grégoire s’étant étonné d’une telle réponse, il avait ajouté qu’il n’avait pas d’autre volonté que celle de ses chefs, et que, si ceux-ci voulaient qu’il allât en Angleterre, il le voulait aussi. Enfin, le neuvième frère était le diacre Agnellus, un Pisan, qui, par modestie, s’était toujours refusé et devait se refuser longtemps encore à recevoir la prêtrise. Il n’en avait pas moins été désigné par saint François pour diriger, en qualité de ministre-provincial, la mission qui venait s’installer en Angleterre.

Les neuf compagnons avaient fait la traversée dans une barque que leur avaient prêtée des moines de Fécamp. En arrivant à Douvres, ils entrèrent dans la maison d’un noble, avec l’espoir d’y trouver un abri et quelque nourriture ; mais le noble, qui les prenait pour des vagabonds, les enferma au verrou dans une chambre vide, et alla consulter ses voisins pour savoir ce qu’il devait en faire. Cependant les frères, fatigués d’un long voyage, s’étaient étendus à terre et aussitôt endormis. A l’aube, quand ils se levèrent pour repartir, ils s’aperçurent qu’ils étaient prisonniers : et déjà une foule entourait la maison, demandant qu’on lui livrât les « brigands étrangers. » Enfin le magistrat du district vint trouver les prisonniers, et leur demanda s’ils étaient des espions, ou simplement des voleurs. Mais l’un des frères, prenant la corde qui lui servait de ceinture, la tendit au magistrat avec un sourire amical. « Si nous sommes des voleurs, dit-il, voici, en tout cas, une corde pour nous pendre ! » Cette plaisanterie, et l’air d’innocence des nouveaux venus, désarmèrent les soupçons. On rendit la liberté aux frères, et ceux-ci, chantant des cantiques à leur habitude pour apaiser leur faim, purent se diriger en paix vers Cantorbéry.

Là, ils se séparèrent en deux groupes. Quatre d’entre eux se remirent tout de suite en chemin pour aller à Londres ; les cinq autres se réfugièrent dans un hospice, en attendant d’avoir trouvé un logement. Ils trouvèrent ce logement, peu de jours après, dans une petite chambre dépendant d’une école. Toute la journée ils restaient enfermés dans la chambre, craignant l’hostilité évidente des habitans : car, à Cantorbéry comme à Douvres, clercs et laïcs se méfiaient également de ces étrangers mal vêtus. Mais le soir, quand les enfans de l’école étaient rentrés chez eux, les frères descendaient dans la salle de classe, y allumaient un feu de bois, et s’asseyaient à l’entour. « Et parfois, à la conférence du soir, ils mettaient sur le feu un petit pot rempli de lie de bière ; et ils plongeaient une écuelle dans ce pot, et buvaient chacun à son tour, tout en s’entretenant de quelque sujet d’édification. Et l’un de ceux qui ont eu le privilège de participer à ces repas a attesté depuis lors que, souvent, la bière était si épaisse qu’avant de mettre le pot sur le feu on était obligé d’y verser moitié d’eau. »

A Londres, les quatre frères s’étaient rendus d’abord au couvent des moines dominicains, où ils avaient reçu un excellent accueil. Ils y étaient restés quinze jours, « mangeant et buvant ce qu’on leur offrait, tout comme s’ils avaient été des membres de la famille. » Ils se louèrent ensuite une maison à Cornhill, dans un endroit appelé le Pré Puant, et s’y construisirent de petites cellules dont les murs étaient faits de boue et d’herbes sèches. Et bientôt deux d’entre eux, laissant à leurs deux compagnons le soin de travailler pour le Christ dans la capitale du royaume, se rendirent à Oxford, où, de même qu’à Londres, ils furent reçus à bras ouverts par les Dominicains. Là aussi ils ne tardèrent pas à se trouver un logement, dans le faubourg le plus pauvre et le plus malsain de la ville. Et bientôt une quatrième colonie franciscaine se fonda à Cambridge, dans une vieille synagogue dont la plus grande partie servait de prison. Cette colonie put même, avec dix marcs qu’on lui donna, s’offrir le luxe d’avoir une chapelle : une chapelle bien modeste, d’ailleurs, car un charpentier la construisit en une seule journée. « Ainsi le doux Jésus sema, dans la terre anglaise, les premiers grains d’une moisson qui devait par la suite devenir abondante et belle entre toutes. » Trente-deux ans après l’arrivée des neuf frères à Douvres, en 1251, la province franciscaine anglaise comprenait déjà quarante-neuf maisons ; et le nombre des frères qui les habitaient était de mille deux cent quarante-deux.

Ce sont ces premiers progrès de l’ordre de saint François en Angleterre que nous raconte une chronique latine, écrite, en cette même année 1251, par un frère anglais, Thomas d’Eccleston, qui nous dit dans sa préface que, « depuis vingt-cinq ans, il a eu la joie d’en recueillir les élémens des lèvres de ses bien-aimés pères et frères. » Chronique infiniment instructive et touchante, que quelqu’un devrait bien nous traduire tout entière. Comme le remarque très justement l’éminent franciscain qui vient de la traduire en anglais, « elle n’a point le charme poétique des Fioretti, et le gris du ciel anglais se reflète dans son style, de même que l’autre livre est tout pénétré du clair soleil d’Italie. » Mais, ainsi que le note encore le traducteur, « dans l’un et l’autre livre se retrouvent la même atmosphère intellectuelle fraîche et vivifiante, les mêmes précieuses franchise et simplicité de l’esprit franciscain. » Le fait est qu’on ne saurait imaginer un récit plus simple, ni aussi plus franc, apportant une conscience plus scrupuleuse à signaler tour à tour le bien et le mal : un véritable modèle d’impartialité, et, en même temps, de belle et méritoire exactitude historique. Pas une fois le vieux chroniqueur ne manque à nous indiquer ses sources d’information, à contrôler l’un par l’autre les renseignemens qu’il recueille, à placer tous les faits à leur date, sans craindre la sécheresse ni les répétitions. Et bien que son récit n’ait point « le charme poétique des Fioretti, » il est cependant tout rempli de petits tableaux émouvans, comme celui des compagnons d’Agnellus de Pise buvant à la ronde leur bière chaude dans la salle d’école de Cantorbéry, ou de petits portraits d’une grâce ingénue, comme celui du frère Salomon, que je ne puis m’empêcher de citer encore.

Lorsque les frères qui étaient venus les premiers en Angleterre se furent ainsi séparés pour se rendre en différens endroits, l’esprit de Jésus détermina bon nombre de personnes à demander la faveur d’être admises dans l’ordre. La première qui y fut admise était un jeune homme de bonne famille et d’une remarquable élégance personnelle, à savoir le frère Salomon. Lui-même m’a souvent raconté comment, durant son noviciat, ayant été nommé pourvoyeur de la communauté, il était allé dans la maison de sa sœur pour mendier une aumône. Et la sœur, après lui avoir apporté du pain, s’était détournée de lui et s’était écriée : « Que maudite soit l’heure où je t’ai connu ! » Mais lui, ayant accepté le pain avec reconnaissance, avait poursuivi son chemin. Il observait si strictement notre règle de la pauvreté que, lorsque, parfois, pour l’entretien d’un frère malade, il acceptait d’emporter dans son chaperon de la farine de seigle, ou du sel, ou quelques figues, il avait soin de n’en pas prendre davantage que ce qui était absolument nécessaire. Et lui-même, un soir, à son retour, se trouvait si épuisé de froid qu’il se croyait mort. Sur quoi ses frères, n’ayant rien pour le réchauffer, se désolaient, lorsque la sainte charité leur suggéra un remède : ils se couchèrent tous autour de lui, et le réchauffèrent de la chaleur de leurs corps.

Un jour, après être allés chez notre vénérable père l’archevêque Etienne, de sainte mémoire, les frères étaient revenus à pied jusqu’à Cantorbéry, dans une neige très profonde et affreuse à voir. Depuis lors, le frère Salomon fut pris de mal dans un de ses pieds, et il dut rester couché, à Londres, pendant deux ans, incapable de bouger sans être porté. Enfin il devint si malade que, de l’avis des médecins, son pied devait être amputé ; mais, lorsqu’on approcha du pied le couteau, une matière corrompue sortit, qui donna l’espoir que le pied guérirait. Et ainsi l’amputation se trouva différée. Cependant l’idée était venue au frère Salomon qu’il guérirait si seulement on pouvait le conduire au tombeau de saint Éloi à Noyon outre-mer. Aussi, quand le frère Agnellus arriva à Londres, ordonna-t-il que le frère Salomon eût à être aussitôt conduit à Noyon ; et ainsi fut fait ; et la foi du frère Salomon ne l’avait point trompé : car il guérit si bien qu’il put ensuite marcher sans bâton, et célébrer messe, et devenir gardien de Londres, et confesseur général de la ville entière.

Mais, à la fin, le jour précédant celui où son âme retourna auprès de son Seigneur, il se trouva tout à coup plongé dans une telle tristesse de cœur que toutes les souffrances qu’il avait subies jusque-là lui semblaient n’être rien en comparaison ; et il n’arrivait pas à savoir d’où lui venait cette tristesse. Il appela donc à lui les trois frères avec qui il était le plus intime, et, leur ayant dit cette angoisse de son âme, il les supplia de prier de toutes leurs forces pour son salut. Or, pendant que les frères priaient, voici qu’apparut au frère Salomon le très doux Jésus, avec le saint apôtre Pierre, debout près de son lit et le regardant. Et le frère Salomon, dès qu’il comprit que c’était le Sauveur, s’écria : « Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi ! » Et le Seigneur Jésus répondit : « Je t’ai envoyé cette souffrance parce que tu m’as toujours demandé de t’affliger dans la vie présente, et, par-là, de te purifier ; mais je l’ai fait d’autant plus volontiers que tu t’es relâché de la première charité, et que souvent tu as épargné les riches, dans les pénitences que tu leur as infligées ! » Et le bienheureux Pierre ajouta : « Sache en outre que tu as grièvement péché dans le jugement que tu as porté sur le frère Jean de Chester, qui est mort récemment ! Prie maintenant que le Seigneur daigne t’accorder une mort comme celle qu’a eue ce frère ! » Alors le frère Salomon s’écria : « Ayez pitié de moi, doux Jésus ! » Et celui-ci regarda le frère Salomon d’un visage si aimable, que toute son angoisse précédente aussitôt disparut, et qu’il se sentit rempli d’une joie singulière. Aussitôt il appela ses frères, et leur raconta ce qu’il venait de voir : ce dont ils ne furent pas maigrement consolés.


De tels hommes ne pouvaient tarder à vaincre la méfiance et le mauvais vouloir du peuple au milieu duquel ils venaient poursuivre l’œuvre de leur maître. L’exemple de celui-ci les avait littéralement enivrés de sainteté : chaque page du récit d’Eccleston nous offre quelque témoignage nouveau de l’état d’exaltation évangélique qui s’était substitué chez eux, sans trace d’effort, aux rudes et violens instincts de leur tempérament national. Supportant d’une âme légère le froid et la faim (à quoi ces jeunes Anglais avaient plus de mérite encore, on l’avouera, que leurs frères d’Italie), toute leur vie était pure et gaie comme un rêve d’enfant. « Mon père, disait un petit novice à son compagnon, un jour que tous deux avaient les pieds en sang après une longue course sur la neige durcie, est-ce que vous ne me permettriez pas de chanter, pour alléger notre route ? » Ils étaient si joyeux que, à Oxford, les chefs avaient dû menacer de la discipline ceux qui riraient trop souvent. « Une seule chose les attristait, dans la douceur de leurs âmes, c’était d’avoir sans cesse à se séparer. En conséquence de quoi les frères, lorsque l’un d’eux était envoyé au loin, avaient l’habitude de l’accompagner une partie du chemin ; et, à l’adieu, bien des larmes montraient de quel amour fraternel ils s’aimaient l’un l’autre. » Merveilleusement ils justifiaient la parole d’un de leurs ministres les plus fameux, le frère Albert de Pise, qui répétait souvent que les trois gloires de l’ordre étaient « des pieds nus, d’humbles vêtemens, et le mépris de l’argent. » Le mépris de l’argent leur était si naturel que, un jour, le frère Agnellus, ayant reçu l’ordre de venir à Londres pour examiner les comptes de la communauté, et après avoir désespérément essayé de comprendre ces comptes, avait jeté en pleurant les registres et papiers, avec cette exclamation ingénue : « Ces maudits chiffres ont eu raison de moi ! » Ils habitaient des cellules faites de boue et d’herbes sèches ; ou quand, par hasard, les bourgeois d’une ville leur bâtissaient une maison de pierre, bientôt, saisis de remords, ils détruisaient la maison pour la rebâtir avec de la boue : « ce qu’ils faisaient avec une admirable douceur, et non sans de grands frais, » ajoute naïvement le vieux chroniqueur. Et les évêques anglais les connaissaient bien, qui, en 1241, ayant à envoyer une ambassade à l’empereur Frédéric II, avaient choisi pour cette ambassade des frères mendians, et avaient justifié leur choix par cette citation : Cantabit vacuus coram latrone viator. « Ces voyageurs-là, s’ils rencontrent un voleur, chanteront, n’ayant rien à perdre. » Aussi ne s’étonne-t-on pas de lire que, remplis comme ils l’étaient de l’image de saint François, les premiers frères anglais aient vu souvent le saint apparaître parmi eux. Constamment, à l’un ou l’autre d’eux il se montrait en rêve, pour l’instruire, le consoler, ou pour le gronder ; et ces visions-leur étaient devenues si familières, que, dans leur embarras, ils ne s’en remettaient qu’au bienheureux François du soin de les guider.

C’était lui, peut-être, qui leur dictait les simples et charmans apologues qu’ils prêchaient au peuple en toute occasion, et dont Thomas d’Eccleston nous a conservé deux ou trois spécimens. Pour accoutumer les novices au respect silencieux de leurs supérieurs, par exemple, le frère Albert leur racontait l’histoire d’un paysan que saint Pierre avait autorisé à demeurer dans le Paradis, à la condition seulement qu’il gardât le silence pendant la première journée ; mais sans cesse le paysan avait vu des choses qui lui avaient paru si peu raisonnables qu’il n’avait pu s’empêcher de vouloir les corriger en disant son avis : de telle sorte que saint Pierre avait dû le renvoyer sur la terre. Ou bien c’était d’histoire d’un jeune taureau qui, indigné de la lenteur que mettait un bœuf à labourer un champ, s’était offert à le remplacer sous le joug, s’était mis à courir, et, au milieu du champ, avait été forcé de s’arrêter, par excès de fatigue ; et l’histoire s’adressait à des novices qui, dans leur zèle, trouvaient que leurs supérieurs n’agissaient pas assez vite.

Ainsi nous assistons, heure par heure, aux semailles de ce grain qui, en effet, selon l’expression d’Eccleston, devait bientôt produire « une abondante et belle moisson. » Le même Eccleston, d’ailleurs, ne manque jamais à nous rapporter les éloges accordés par les chefs de l’ordre aux franciscains anglais. Il nous apprend que le frère Albert, à Rome, en mourant, « a loué les frères anglais par-dessus toutes les autres provinces, pour leur zèle et leur charité. » Et il nous apprend encore qu’un autre ministre général, Jean de Parme, s’est écrié plus d’une fois, en parlant de l’Angleterre : « Quel dommage qu’une telle province ne soit pas située au centre du monde, de façon à servir d’exemple à toutes les églises ! » Éloges dont l’authenticité et aussi la légitimité nous sont confirmées par maints historiens étrangers à l’Angleterre ; et personne n’en sera surpris si l’on songe que, dans nul autre pays, l’ordre de saint François n’a compté plus d’hommes éminens par l’éclat de leur vertu ou de leur savoir. Dans nul autre pays, l’ordre n’a plus fidèlement observé la règle franciscaine de la pauvreté. Lorsque, au XIVe siècle, Henri VIII supprima les ordres religieux et confisqua leurs biens, ses agens durent constater que, seuls, les frères mineurs ne possédaient rien qui valût d’être confisqué. Ceux de Bridgnorth ne vivaient que de la charité publique ; et encore n’en vivaient-ils pas très somptueusement, car on ne leur donnait guère plus de dix shellings par an. Ceux de Shrewsbury n’avaient qu’une maison en ruine, « trois ou quatre arpens de terre y attenant, un crucifix d’étain, et un calice sans valeur. » Ceux d’Aylesbury étaient « très pauvres et très endettés, avec des ornemens d’espèce grossière et le mobilier le plus misérable. » À Oxford, peu d’années auparavant, les pères « avaient eu à vendre leurs livres pour acheter du pain. » Et quant à ce qui est du mérite intellectuel, on sait qu’Alexandre de Haies, Adam de Marisco, Aymon de Faversham, Richard Middleton, Duns Scot, Occam, Roger Bacon et Thomas Bungay, tous ces grands franciscains sont venus de la province anglaise. C’est à des frères mendians qu’Oxford est redevable de deux de ses principaux « collèges, » Balliol et Merton. Et dès 1257, dans une plainte adressée au Pape contre les Franciscains, l’archevêque d’Armagh déclarait que, « arts, théologie, droit canon, voire médecine et droit civil, à peine si l’on pouvait encore trouver un bon livre sur le marché, tous les livres ayant été achetés par les frères mineurs. »


Ces traditions de science et de talent se conservent-elles, aujourd’hui encore, dans les communautés franciscaines d’outre-Manche ? On le croirait volontiers, à lire la très savante, très intelligente, et très belle préface que vient de publier un capucin anglais, le père Cuthbert, en tête de sa traduction de la chronique d’Eccleston : préface d’ailleurs plus longue que le vieux récit qui la suit, et, sinon plus importante, d’une portée plus générale et plus actuelle à la fois. Plutôt qu’une simple préface au livre d’Eccleston, c’est une étude d’ensemble sur les origines religieuses et morales de l’ordre de saint François, et appuyée sur une documentation si variée, et conçue dans un si évident esprit d’humilité chrétienne, et écrite en si bon style, toujours « simple et franc, » avec de vivantes images, que je ne puis assez dire combien sa lecture est faite pour nous rendre estimable l’éminent et pieux moine qui en est l’auteur.

Le principal objet de l’étude du père Cuthbert est de protester contre une légende où nous ne sommes que trop portés à croire, sur la foi des biographes même les plus enthousiastes du Pauvre d’Assise, et qui tend à séparer la personne de celui-ci de son œuvre.


L’habitude a été, durant des siècles, de faire peu de cas des frères mineurs ; et, de nos jours encore, où l’histoire de saint François recommence à conquérir l’admiration universelle, l’ordre qu’il a fondé est tenu en pitié ou en mépris, comme une véritable trahison à son idéal. François, le simple mendiant d’Assise, se contentant d’un manteau rustique, d’une cellule de branchages, et d’une croûte de pain, n’ayant pas d’autre livre que le crucifix, on se plaît à nous le représenter en de vives couleurs, détaché sur un fond sombre où des moines franciscains s’entassent dans des maisons bien bâties, remplissent les cours royales et les châteaux des nobles, enseignent dans les universités, et font la chasse aux riches héritages. C’est là une peinture non seulement contraire à la vérité historique, mais qui, en outre, atteste un manque singulier de compréhension philosophique. Les auteurs des meilleures Vies de saint François nous parlent du saint comme d’un phénomène absolument isolé de son temps et de son milieu : tandis que, en réalité, saint François et son ordre ont été le résultat légitime et direct de deux grandes forces dont l’existence apparaît aussitôt à quiconque considère d’un peu près la vie du moyen âge : le nouvel esprit social qui était en train alors de se substituer à la féodalité, et le nouvel esprit religieux qui, depuis cent ans déjà, s’était développé dans la chrétienté.

Car rien n’est plus injuste que de considérer uniquement, dans l’étude du XIIe siècle, les tendances mondaines d’une partie de l’Église à cette époque : derrière cette façade mondaine, dans l’âme profonde du peuple, fermentait au contraire une vie spirituelle d’une ardeur extraordinaire. Une piété nouvelle se formait, dont le caractère dominant consistait à voir dans l’humanité du Christ la révélation de sa divinité, et, par suite, le modèle de toute vie chrétienne… Au lieu de la puissance et de la majesté du Christ, ce qui touchait de préférence les âmes, à présent, c’était la bassesse de sa condition et son humilité. Le peuple tout entier, avec saint Bernard, regardait « le chemin de l’humilité » comme le plus sûr de ceux qui conduisaient à la vie éternelle. Et l’humilité signifiait non seulement l’abaissement de l’homme à ses propres yeux, mais l’imitation de la façon dont le Christ s’était humilié, au cours de son existence terrestre. L’homme vraiment humble, suivant le mot de saint Bernard, devait être pur de cœur, tout péché étant une espèce d’arrogance ; il devait être rempli de compassion et d’amour pour ses frères, « de telle sorte que le plaisir de ceux-ci devint son plaisir, et leurs maux ses maux. » Tel était, en résumé, ce mysticisme du moyen âge qui a renouvelé et sauvé la vie spirituelle de la chrétienté. Il cherchait à suivre de près les pas du Christ sur la terre, afin de posséder ensuite le Christ dans l’éternité. Son principe le plus actif était l’amour personnel de l’Homme-Dieu : son expression principale était « l’humilité. » C’est de ce mysticisme que saint Bernard avait été le premier grand interprète : saint François en fut l’achèvement suprême.

Mais, chez lui, comme nous l’avons dit, cet esprit de piété s’unissait à un esprit social nouveau qui commençait à se répandre de par le monde, en opposition avec l’ordre établi des choses dans l’Église et dans l’État. Fils d’un marchand, né dans une des plus démocratiques entre les petites cités italiennes, François était un enfant de la démocratie. Et, jusqu’au bout, ce même esprit de liberté populaire l’anima. Quand il fonda son ordre, il l’organisa sur le modèle du gouvernement démocratique de sa ville natale, se refusant absolument à écouter ceux qui lui recommandaient la forme féodale des vieux ordres monastiques. L’absence de cérémonial, l’extrême simplicité de vie, tous les traits caractéristiques des premières communautés franciscaines s’accordaient avec les coutumes civiles des meilleures républiques du temps.

Et la rapide et profonde influence de saint François et de son ordre, au XIIIe siècle, résulte de ce que, en eux, les deux grandes forces qui se partageaient alors la vie humaine se sont trouvées réunies : l’esprit d’indépendance démocratique, et une fervente dévotion à la personne terrestre du Christ. L’harmonie de ces deux forces, c’est elle qui constitue essentiellement l’esprit franciscain.


Le P. Cuthbert s’élève ensuite, avec grande raison, contre l’assimilation qu’on a prétendu faire de saint François aux fondateurs de sectes du moyen âge. Ceux-ci voyaient surtout dans la pauvreté une protestation contre les mœurs corrompues de l’Église de leur temps : la pauvreté était pour eux un programme politique. Pour saint François et les premiers franciscains, elle était avant tout « une conversion personnelle au Christ. » Les frères mendians songeaient d’abord à se réformer eux-mêmes, et ce n’est que par la force des choses qu’ils sont devenus aussi des réformateurs de la société. Rien n’était plus étranger à leur cœur, non plus, que de porter un jugement quelconque sur les abus de l’Église. « Que le frère, — écrivait saint François dans sa règle, — se garde bien de juger ceux qui vivent délicatement, ou qui sont vêtus d’étoffes de prix ! » Toujours lui-même et son ordre ont considéré l’Église comme la Sponsa Christi, et ont fait profession de la respecter. Et toujours aussi ils se sont distingués des Vaudois et des Cathares par la profonde gaieté qui rayonnait d’eux : « gaieté qui provenait de ce que dans sa pauvreté le frère trouvait une libération, tandis que la pauvreté du sectaire, étant pour lui un programme, l’entravait dans sa vie et lui pesait sur le cœur. »

Ce que saint François a été à un degré éminent et presque surhumain, en sa qualité de saint, les frères de son ordre l’ont été humainement. On leur a reproché d’avoir dérogé à l’idéal de leur fondateur en se construisant des maisons, et plus encore en lisant des livres, en devenant des théologiens, ou même des savans et des artistes. Mais Le P. Cuthbert nous explique, à ce sujet, que, dans la construction des maisons comme dans la pratique des sciences, les frères, ou du moins ceux des premiers temps, ont su rester fidèles à l’esprit, sinon à La lettre, des instructions du Poverello. Sans doute les frères qui, à Assise, ont édifié la somptueuse basilique du Sagro Convento, sans doute des raisonneurs scolastiques comme Duns Scot ou Occam, se sont gravement départis de la mission que leur avait confiée leur maître saint François ; mais ceux qui ont construit à Assise l’église de la Portioncule, mais ceux qui, comme saint Bonaventure ou comme Roger Bacon, ont simplement cherché la vérité pour la gloire du Christ, ceux-là, quelque différente que paraisse d’abord leur conduite de celle de saint François, n’en ont pas moins accompli la même œuvre, et poursuivi le même idéal. « Au reste, ajoute le P. Cuthbert, si l’on nous demandait à quel signe essentiel se reconnaît et se distingue le véritable esprit franciscain, nous répondrions que ce signe est la simplicité. Partout, dès que manque la simplicité, manque aussi le véritable esprit franciscain ; et, d’autre part, le principe fondamental de la vie franciscaine est de vivre simplement, en toute circonstance. Les circonstances peuvent changer et, avec elles, la conduite à suivre : mais il suffit à un frère de rester simple, d’intention et de fait, pour être fidèle à l’esprit du fondateur de son ordre. »

Cette « simplicité » franciscaine, on la retrouve, en effet, chez les frères anglais dont Thomas d’Eccleston nous raconte la vie : et si naïve, si spontanée, que j’imagine qu’en considération d’elle saint François a dû leur pardonner de s’être parfois écartés d’autres points de sa règle. Avec quelle charmante simplicité, par exemple, le frère William d’Abington, au sortir d’un entretien avec le roi, rapporte à ses compagnons que celui-ci lui a dit : « Frère William, il y avait un temps où tu savais à merveille me parler des choses spirituelles ; à présent, tu ne sais plus que me répéter un seul mot : Donne ! donne ! donne ! » Heureux ces cœurs enfantins dont la vie entière n’était qu’un sourire ! Ils étaient bien tels que les avait souhaités leur maître, pour récolter au nom du Christ, sur ce sol nouveau, « une moisson abondante et belle entre toutes. »


T. De WYZEWA.