Revues étrangères - Une aventurière italienne au XVIIe siècle : Christine de Northumberland

Revues étrangères - Une aventurière italienne au XVIIe siècle : Christine de Northumberland
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 457-466).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE AVENTURIÈRE ITALIENNE AU XVIIe SIÈCLE
CHRISTINE DE NORTHUMBERLAND


La Vita Barocca, par Corrado Ricci, 1 vol. in-18. Milan, 1904.


Par une belle soirée d’août, en l’an 1680, une dizaine de jeunes femmes étaient assises sur les bancs extérieurs du palais Paleotti, à Bologne, prenant le frais et s’entretenant galamment avec des cavaliers debout devant elles. Il y avait là toute la fleur de l’aristocratie bolonaise ; et, ainsi que cela se passait toujours dans ces réunions, la conversation était conduite par la maîtresse de la maison, la belle et charmante marquise Christine Paleotti. Or, comme on en était venu à parler d’une autre grande dame de Bologne, la marquise Christine, qui n’avait pas l’habitude de cacher sa pensée, s’était mise à rappeler, « avec une extrême liberté, » diverses aventures d’amour qu’avait eues cette dame à Venise, et à Bologne même. Alors, l’une des jeunes femmes qui l’entouraient, la marquise Catherine Roverelli Malvezzi, après l’avoir laissée « vider son sac, » sourit d’un sourire amer, et, se tournant vers elle, lui tint ce discours : « A vous entendre parler de la Locatelli, on croirait vraiment que vous avez oublié ce que vous avez fait vous-même, et ce que vous continuez à faire ! Ce que vous avez fait, le comte Antoine Trotti le sait bien, qui a dépensé des trésors pour vous ; le savent bien aussi le comte de Pignoranda et d’autres cavaliers de Milan, sans compter ceux de Florence et de Rome ; et nos Bolonais, aussi, le savent bien, que vous vous êtes efforcée d’attirer dans vos filets. Mais eux, Dieu merci, n’ont pas été les merles naïfs que vous supposiez ! Le comte Hercule Pepoli, sur qui vous fondiez de grands projets, vous a rebutée ; le comte Antoine Zambeccari s’est moqué de vous ; du marquis Guido Pepoli vous ne parviendrez plus à extraire un sequin ; et il ne vous reste présentement personne à plumer que le marquis Philippe Barbazza : encore celui-là est-il si instable de nature, que vous pouvez être certaine qu’il ne vous durera guère. Si bien qu’il me paraît que vous pourriez réfléchir un peu sur vos propres actions, au lieu de critiquer la conduite d’autrui ! » À quoi la marquise Christine, en vraie femme du monde, répondit simplement par un éclat de rire ; et le chroniqueur bolonais qui nous rapporte cette scène, le gros chanoine Ghiselli, ajoute que la Malvezzi « ne fut pas très applaudie de l’assistance, pour ce franc parler. »


La femme que l’on insultait ainsi jusque dans sa maison était alors âgée de trente et un ans. Née, élevée, mariée en Italie, elle n’avait, elle-même, aucune goutte de sang italien. Par sa mère, une demoiselle de Gouffier, elle descendait d’une vieille race poitevine ; par son père, elle était Anglaise, et l’arrière-petite-fille de ce Robert Dudley, comte de Leicester, dont on sait le rôle auprès de la reine Elisabeth. L’unique fils de ce personnage, s’étant enfui d’Angleterre après toute sorte d’aventures, était venu demeurer à Florence, où il avait été créé chambellan de la Grande-Duchesse ; et c’était là qu’était née, de l’un de ses fils, en 1649, Christine Dudley, duchesse de Northumberland, ou, pour lui laisser le nom sous lequel la désignent le plus volontiers les chroniqueurs italiens, Christine de Northumbrie. Ses premières années s’étaient passées à Florence et à Rome ; puis, à quatorze ans, elle avait épousé un gentilhomme bolonais, le marquis André Paleotti, veuf depuis quelques mois à peine, et dont la première femme avait péri dans des circonstances tout à fait singulières : assassinée, ainsi que son père, par ordre d’un certain comte Suzzi, un monomane de l’homicide, qui, soupçonnant le marquis André d’être amoureux de sa femme, avait imaginé de le supprimer avec toute sa maison.

Fixée à Bologne depuis son mariage, Christine y avait aussitôt fait voir l’incomparable assemblage de qualités et de séductions qui était en elle. Passionnément curieuse de musique et de poésie, savante et spirituelle comme pas une autre femme de son temps, elle était, avec cela, si prodigieusement belle que, pendant un demi-siècle, nu homme n’a pu l’approcher sans en devenir amoureux. Un distique de 1665 la décrit ainsi : « Les grâces au visage, dans les paroles le jeu, sur la poitrine la neige, et le feu aux joues. » Elle avait de grands yeux bleus, les cheveux d’un noir admirable, et, dans toute sa personne, quelque chose à la fois d’enfantin et d’angélique qui, à quarante ans, faisait qu’on la prenait pour la sœur de ses filles. Et l’on peut bien dire que, tant qu’elle a vécu, elle n’a point cessé de remplir du bruit de son nom toute l’Italie : à tel point que, de nos jours encore, ce nom y est souvent cité comme celui de l’une des plus étonnantes « aventurières » du seicento, époque qui pourtant a eu le privilège d’être plus riche qu’aucune autre en aventuriers de tout sexe et de toute condition.

Nous avons aujourd’hui, pour nous renseigner sur cette remarquable personne, deux sources principales d’information : les chroniques contemporaines, qui nous racontent le détail de ses « aventures, » et une demi-douzaine de sonnets italiens, écrits par elle, et que nous ont conservés des recueils du temps. Ces sonnets viennent d’être reproduits tout au long par M. Corrado Ricci, l’éminent directeur du musée des Offices, dans un très intéressant volume d’études historiques ; et c’est encore à M. Ricci que nous devons de trouver résumés, en une centaine de pages, les récits les plus curieux des vieux chroniqueurs bolonais sur les amours, les intrigues, et autres exploits de la belle Christine de Northumberland. Excellente occasion pour essayer de nous représenter, à notre tour, en analysant et en comparant ces documens divers, ce que peut avoir été l’âme de l’une des grandes aventurières italiennes du XVIIe siècle.


Et, tout d’abord, on pourra s’étonner, comme s’en étonnaient déjà les contemporains, qu’une jeune fille aussi merveilleusement douée, et presque de sang royal, ait consenti à épouser un homme d’honnête naissance, à coup sûr, mais fort au-dessous d’elle en toute façon. C’est que la petite Christine, lorsque André Paleotti l’a rencontrée à Florence, en 1663, avait déjà une « tache, » et qui ne lui permettait guère d’aspirer à un mariage plus digne de son rang. A Rome, l’année précédente, à peine âgée de treize ans, elle s’était laissé séduire par le connétable Colonna, le mari de la fameuse Marie Mancini. Un enfant était né de cette première aventure, une petite fille, que le père avait gardée près de lui, à Rome. Et le duc de Northumberland avait été trop heureux que le marquis Paleotti, en considération des charmes de sa fille, voulût bien oublier un accident que, d’ailleurs, on était très suffisamment parvenu à tenir secret.

Le fait est que Christine, elle-même, parait avoir été sincèrement reconnaissante à son mari, et s’être longtemps efforcée de lui plaire. De 1663 à 1671, les chroniques bolonaises ne manquent point de s’occuper d’elle ; mais elles n’en parlent jamais que pour célébrer sa beauté et l’agrément infini de sa conversation. « En grâce, en esprit, en originalité, personne ne l’égale, » écrit le chroniqueur Tioli. Ghiselli, qui bientôt va la détester, l’appelle « la plus belle des femmes et la plus exquise. » Il n’y a pas jusqu’aux pamphlets et impromptus satiriques qui ne la traitent avec un respect tout particulier. Dans l’un d’eux, elle est présentée comme « la plus douce et la plus gracieuse des dames bolonaises ; » un autre la définit « l’ange, » par contraste avec toute une légion de démons. En 1668, l’empereur Léopold. pour lui marquer son estime, lui fait remettre solennellement une croix d’or. Il est vrai que, à peu près vers le même temps, durant un voyage qu’elle a fait à Milan avec son mari, nous apprenons qu’elle a retrouvé le connétable Colonna, son premier amant, et que les attentions qu’il lui a témoignées ont provoqué la jalousie de Marie Mancini. « La marquise Paleotti, fille du duc de Northumberland, étant alors dans la fleur de son âge, attirait les yeux de tout le monde ; ceux de Monsieur le connétable n’en furent pas exempts, et quand j’eusse voulu ne pas prendre ces regards dérobés pour des marques de la passion qu’il avait pour cette belle, les empressemens et les assiduités qu’il avait auprès d’elle ne m’auraient pas laissé de lieu d’en douter. » Voilà ce que nous lisons dans les soi-disant Mémoires de Marie Mancini ; mais rien ne prouve, au total, que l’ancien séducteur de Christine n’ait pas dû, cette fois, s’en tenir simplement à des « regards dérobés. »

Ce n’est qu’en 1671 que commencent les véritables « aventures » de la belle marquise. Cette année-là, nous voyons que le cardinal-légat l’enferme, pendant quatre mois, au monastère de Sainte-Marguerite. Encore cette mesure semble-t-elle avoir été inspirée plutôt par des considérations politiques, et notamment par la crainte que Christine, « étant très estimée de tous, » ne profitât de son influence pour tenter la libération de son mari, qui se trouvait alors en prison, lui aussi. Vient ensuite une intrigue amoureuse à Rome, dont Christine nous par le dans ses sonnets, et que lui reprochera plus tard, entre autres choses, sa terrible amie, la marquise Malvezzi. Mais sur ce point tout détail nous manque, tandis que nous sommes au contraire pleinement renseignés sur un second voyage à Milan, en 1679, pendant lequel Christine, au su et avec l’approbation de son mari, s’est fait donner une foule de cadeaux, en espèces et en bijoux, par le comte Antoine Trotti et d’autres gentilshommes, si bien que le gouverneur de la ville l’a poliment invitée à rejoindre Bologne.

Depuis lors, les chroniques ne tarissent plus sur les « extravagances » de la jeune femme. C’est, par exemple, une épingle de diamans qu’elle se plaint d’avoir perdue à la cathédrale : sur quoi le sénateur Hercule Pepoli lui en fait offrir une autre, beaucoup plus belle, par l’intermédiaire d’un poète nommé Grégoire Casali, à qui, en récompense, elle donne une tabatière de la valeur de vingt doubles. C’est un autre sénateur, Philippe Barbazza, qui abandonne sa femme et s’expose bravement aux foudres du Saint-Siège, pour les beaux yeux de Christine Paleotti. C’est un acteur du Théâtre-Public, qui, s’étant permis une allusion aux dangers que faisait courir une certaine dame à la tranquillité des ménages, est attaqué, au sortir de scène, et amputé d’une oreille. Le 1er juillet 1681, le sénateur Barbazza invite à un dîner officiel ses collègues du Sénat : pendant qu’on est à table, Christine apparaît, en magnifique toilette, et va s’asseoir près du maître de la maison, à l’ébahissement des autres convives. Aux offices de la cathédrale, quand elle arrive trop tard pour trouver place dans la nef, on la voit pénétrer effrontément dans le chœur, et s’installer parmi les chanoines. Vingt fois on l’exile ; elle se transporte à Vérone, à Venise, et, dès le mois suivant, la voici de nouveau à Bologne, avec tous les maris de la ville s’empressant autour d’elle ! Ou bien, à défaut d’hommes mariés, des enfans s’éprennent d’elle, et font mille folies pour la conquérir : entre autres un jeune comte Ercolani qui, venu de Parme à Bologne pour célébrer son mariage avec la fille d’un riche sénateur, oublie l’existence de sa fiancée et ne veut plus sortir du palais Paleotti. Pas un mois, pas une semaine, ne se passent plus sans que quelque nouveau scandale, issu de ce palais, ne mette en rumeur la vieille cité. Depuis le cardinal-légat jusqu’aux cochers et aux portefaix, on ne parle plus d’autre chose. Christine de Northumbrie est devenue, tout ensemble, l’effroi de Bologne et son amusement.

Et c’est bien pis encore lorsque la mort de son mari, en 1689, la rend tout à fait libre de satisfaire sa haine naturelle de toute contrainte, morale ou sociale. Sa maison, désormais, sera un lieu de rendez-vous ouvert à tout venant, et où la « conversation » recommencera chaque soir : cette « conversation » dont un chroniqueur lui reproche d’avoir, « la première, introduit à Bologne la maudite coutume. » Les duels, les meurtres, se multiplient : et toujours on découvre qu’ils ont eu leur point de départ dans les « conversations » du palais Paleotti. Un soir, le 6 décembre 1691, presque tous les invités de la maison sont empoisonnés, pour avoir bu d’un certain chocolat que leur a servi une jeune Turque, filleule de la marquise et sa protégée. La Turque est mise en prison : mais le vrai coupable se trouve être le fils aîné de Christine qui, « après avoir manipulé on ne sait quelle drogue pour embellir les dames, a oublié de nettoyer le vase où il l’a tenue. » Et l’accident coûte la vie à ce marquis Guido Pepoli, au sujet duquel la Malvezzi, onze ans auparavant, a prédit à Christine qu’elle « ne parviendrait plus à en extraire un sequin. » Un autre des habitués de la maison, le comte Maxime Caprara, meurt d’une vilaine maladie, qui, du reste, semble avoir été alors très répandue à tous les degrés de la société bolonaise : aussitôt circule, par la ville, un « Sonnet en souvenir du comte Caprara, mort pour avoir aimé Donna Christine. » Un autre encore, sur la place, offre à ses amis du tabac dans un cornet de papier ; et comme on lui demande ce qu’il a fait de sa « belle tabatière, » il répond qu’il l’a laissée chez la marquise Paleotti : « C’est là, dit-il, une maison où l’on doit se garder d’aller si l’on n’est pas résigné d’avance à y laisser sa peau ! » Ce qui n’empêche point cette maison d’être, de jour en jour, plus fréquentée, et par les plus grands personnages aussi bien que par les artistes et les comédiens. Les dames elles-mêmes de Bologne considèrent les soirées du palais Paleotti comme une institution indispensable à la vie de leur ville : un jour, Christine ayant été invitée, une fois de plus, à se retirer dans ses terres, la marquise Bentivoglio et la comtesse Canossa vont se jeter aux pieds du cardinal-légat, le forcent à leur accorder le rappel de l’exilée.

Salon littéraire et mondain, brelan, mauvais lieu, la maison de la marquise Paleotti est encore, et surtout, une agence matrimoniale. Des centaines de fiançailles s’y machinent, dont quelques-unes provoquent la surprise de toute l’Italie, comme celles du comte Ludovic Bentivoglio avec la fille d’un petit médecin bolonais. Et je n’ai pas besoin d’ajouter que, tout en s’occupant du bonheur des autres, Christine ne néglige pas d’assurer celui de ses propres filles. Peut-être même, en vérité, n’y a-t-il pas une seule de ses aventures qui lui ait aussi brillamment réussi, ni dont elle ait tiré autant de gloire en son temps, que sa longue intrigue pour marier sa fille Diane avec l’un des fils du prince Colonna. Des livres entiers ont été consacrés au récit de cette intrigue par des écrivains qui ont vu là un incomparable sujet de roman suivant le goût d’alors, sauf, sans doute, à en renforcer l’intérêt par quelques additions de leur cru : car les faits essentiels de l’histoire, au demeurant, ne laissent pas d’être assez banals, et tels qu’aujourd’hui encore nous en voyons partout se produire d’à peu près semblables. Venu à Bologne pour assister à une représentation théâtrale, le jeune prince Colonna s’est épris de Diane Paleotti ; il l’a revue, l’année suivante, et a senti qu’il ne lui était plus possible de vivre sans elle ; sur quoi Diane et sa mère sont allées le rejoindre à Rome, et ainsi le mariage, après deux ans de tergiversations, s’est trouvé décidé. Mais c’était un mariage si imprévu, c’était un coup de fortune si magnifique pour la jeune fille, que tout le monde, à Bologne aussi bien qu’à Rome, a voulu y voir un chef-d’œuvre de l’habileté matrimoniale de Donna Christine. Ces « noces improvisées » de sa fille ont été la plus fameuse, en même temps que la dernière, de ses aventures.


Voilà donc ce que nous apprennent, de Christine de Northumberland, les chroniqueurs bolonais, dont la plupart, soit dit en passant, semblent avoir éprouvé à son endroit une malveillance exceptionnelle, faite peut-être d’un mélange de rancune et de jalousie. Il nous reste à voir maintenant ce que nous apprennent d’elle ses sonnets, les seuls témoignages directs qu’elle nous ait laissés de ses sentimens et de ses pensées. Nous ne connaissons, en effet, aucune de ses lettres, ni aucun portrait qui puisse nous permettre de deviner quelle espèce d’âme il y avait en elle ; et ses sonnets eux-mêmes ne nous sont parvenus qu’en très petit nombre : une suite de quatre sonnets d’amour et deux sonnets pieux, probablement écrits vers la fin de sa vie. Oui ; mais il se trouve que chacun de ces six morceaux est d’une beauté singulière, plein de couleur et plein de musique, attestant un admirable instinct du rythme joint à une connaissance parfaite des grands modèles anciens ; et chacun d’eux, en outre, exprime avec tant de naturel une émotion si humaine, que nous ne pouvons pas nous défendre d’y sentir quelque chose comme une confession de l’âme passionnée qui les a produits. Je vais essayer de traduire, par exemple, les deux premiers sonnets :


I. Le front toujours armé de rigueur, l’aine toujours cruelle, sourd à mes prières et à mon désir importun, prince aimé, ne prendrez-vous jamais conseil de votre pitié ?

Il n’importe ! Je souffrirai le douloureux exil, j’endurerai votre cruauté ; et jamais mon cœur n’aura pour vous de colère, tout en s’obstinant à adorer en vous son péril.

Et je mourrai sans avoir changé, dans cet amour pour vous ; et, tous deux, nous aurons un châtiment égal à notre orgueil, vous qui fûtes infidèle, moi, hélas ! trop aimante !

Et, tous deux prosternés devant le Dieu d’amour, que de choses j’aurai à raconter de vous ! Mais non pas vous de moi, qui fus fidèle et constante !

II. Tandis que, dans l’horreur de mon long ennui, mon âme se replie sur elle-même, et tente de fuir ces yeux méchans et cruels, objet de sa flamme amoureuse ;

Tout à coup, se rappelant les yeux doux et beaux de mon idole, mon âme peureuse refrène son désir, et n’ose plus se dérober à ces chers tyrans !

Puis, repensant aux circonstances premières qui, sur le Reno (à Bologne) et sur le Tibre, lui ont enlevé tout espoir, repensant à cette foi parjure et traîtresse,

De nouveau elle veut se repentir, mais ne va pas plus loin : car il lui suffit, pour arrêter de nouveau son altière volonté, du souvenir de ce cher visage amoureux et tendre.


Cependant M. Ricci, tout en rendant hommage à la beauté poétique de ces sonnets, s’en amuse comme d’un mensonge de Donna Christine. Pas un moment il n’admet l’idée que l’aventurière bolonaise ait pu être sincère, qu’un véritable amour ait traversé sa vie. « Rhétorique ! » nous dit-il ; et il se demande si les quatre sonnets ne se rapporteraient pas à des personnes différentes. Entre Christine elle-même, qui se plaint d’être délaissée de l’homme qu’elle adore, et quelques obscurs chroniqueurs, un Ghiselli, un Tioli, un fat ridicule et malfaisant comme Michel Bombaci, qui se plaisent à ne voir en elle qu’une courtisane et une entremetteuse il n’hésite pas : c’est à ces chroniqueurs que va toute sa confiance. J’avoue que je ne saurais, pour ma part, le suivre jusque-là : il y a dans les vers de Christine une délicatesse de sentiment, une distinction de pensée, une pureté de goût, qui ne me permettent point de m’en tenir sur elle au vilain portrait que nous en ont laissé les grossiers narrateurs de ses aventures. Et je dirai plus : il ne me semble pas que ces aventures mêmes aient été exactement comprises de ceux qui nous les rapportent, aveuglés qu’ils étaient par leur malveillance, ou, peut-être, par leur habitude professionnelle de prêter aux actions les plus innocentes les plus bas motifs. L’aventure fameuse du mariage de Diane, notamment, je ne parviens pas à m’en effaroucher. A coup sûr, Christine a désiré le mariage de sa fille, et n’a rien épargné pour le faire aboutir : mais sa fille, évidemment, le désirait aussi, et aussi le jeune prince qu’elle aimait et qui l’aimait. Ce qu’a fait Christine, en cette circonstance, la mère la plus scrupuleuse l’aurait fait à sa place. Et je dois ajouter que le mariage ainsi conclu paraît avoir été parfaitement heureux, sans que les chroniqueurs aient pu découvrir jamais le moindre grief contre Diane Colonna. Restent les aventures précédentes de Christine, la faute commise avant son mariage, les cadeaux reçus des cavaliers milanais, avec le consentement du mari, les libres « conversations » du palais Paleotti. Mais tout cela se trouve bien excusé, si l’on se rappelle la dépravation générale des mœurs italiennes du temps. A Bologne, par exemple, en 1680, deux grandes dames se querellent et finissent puise battre, publiquement, à propos d’une partie de cartes. Les jeunes gens des meilleures familles se divertissent, la nuit, à insulter les femmes qu’ils voient passer en carrosse. Un mari comparait devant le Saint-Office pour avoir « quelques jours après ses noces, vendu sa femme à un tiers, par contrat en due forme. » Durant les trois années de la légation du cardinal Vidoni (1692-1695), des centaines d’homicides se produisent à Bologne. Et le cardinal-légal, quand on se plaint à lui de cet état de choses, répond simplement que « dans une cité aussi populeuse, il ne faut pas s’étonner qu’arrivent de pareils accidens. »

Des homicides, on ne voit pas que la marquise Christine en ait fait commettre. Longtemps, au contraire, elle a émerveillé Bologne par la réserve de su conduite ; et lorsque, plus tard, elle l’a scandalisée, c’est surtout par la hardiesse de ses propos comme de ses manières, par sa façon d’aller s’asseoir aux banquets officiels, par la trop libre allure de ces « conversations, » ouvertes à tous, dont elle a été la première à avoir l’idée. Ses aventures, à les regarder de près, attestent infiniment moins de corruption que de ce que les Anglais appellent « excentricité. » Et l’on songe, là-dessus, qu’elle-même était Anglaise, et l’on se demande si la surprise qu’elle a causée à ses contemporains ne viendrait pas, en somme, d’une différence de race, qui, s’exagérant avec l’âge, l’aurait de plus en plus portée à ne se point soucier des conventions admises autour d’elle, ou même à affecter expressément de les mépriser. En réalité, nous ne savons rien d’elle, je veux dire de sa vie intime, de ce qu’elle pensait et sentait, sous ses aventures. A-t-elle aimé le mal, ou, seulement, le plaisir ? A-t-elle été une ambitieuse, ou une intrigante, ou, peut-être, une « révoltée, » comme sembleraient l’indiquer quelques-unes des extravagances qu’on lui a le plus reprochées ? Devant la contradiction des documens que nous avons sur elle, nous sommes maîtres de choisir l’hypothèse qui nous plaît le mieux ; et la véritable personne de Christine de Northumberland reste pour nous un de ces « mystères historiques » dont je parlais l’autre jour, plus impénétrables que l’identité de l’Homme au Masque de Fer ou que l’origine de Gaspard Hauser.


En tout cas et de quelque nature qu’aient pu être ses fautes, la pauvre femme les a chèrement payées, au soir de sa vie. Non pas que ses « aventures » aient fini par « mal tourner, » ni qu’elle ait jamais connu le manque d’argent ou le discrédit : on nous dit même que, de plus en plus, ses concitoyens et les étrangers se sont plu à l’entourer d’égards respectueux, qui nous prouvent bien, eux aussi, l’exagération des griefs allégués contre elle par les chroniqueurs. Mais elle avait toujours adoré ses enfans ; et c’est dans ses enfans qu’elle fut frappée, Une de ses filles devint folle, dans un couvent où elle s’était enfermée. Une autre, veuve d’un comte Koffeni, — qui l’avait battue, ruinée, et abandonnée, — épousa ensuite un grand seigneur anglais, le duc de Shrewsbury, et, en conséquence, dut abjurer le catholicisme : ce qui remplit de tristesse le cœur pieux de sa mère. El plus cruellement encore Christine eut à souffrir des folies et des crimes de son plus jeune fils, Ferdinand, son préféré : un abominable drôle qui, chassé d’Italie, honteusement congédié de l’armée impériale, fut enfin condamné à mort et exécuté, en 1718, à Londres, pour avoir tué un de ses domestiques.

La nouvelle de cet horrible drame paraît avoir achevé la marquise Christine : elle est morte quelques mois après, le 2 février 1719. Mais depuis longtemps déjà, — en fait, depuis le mariage de sa fille Diane, — 1’ « aventurière » avait détaché son âme des intrigues terrestres. Et si le témoignage unanime de ses contemporains ne nous apprenait pas dans quels sentimens elle avait vécu depuis lors, nous le saurions par deux sonnets qu’elle nous a laissés, publiés dans un recueil bolonais de 1711. D’une forme moins pure que les quatre sonnets amoureux, ces pièces ont le même accent de sincérité, la même allure à la fois élégante et familière ; elles nous font voir, de la même façon, une âme féminine accoutumée à épancher librement ses plus intimes pensées. Voici l’une d’elles :


Lorsque, parmi ces myrtes el ces lauriers, je respire dans la paix el le cher silence, au pied du hêtre, ou à l’ombre du sapin, je revois et j’abhorre mes erreurs passées.

Mais d’avoir perdu les fleurs de mon âge, je n’en ai plus nul regret, et mes désirs sont pour toujours calmés. Tout mon plaisir est déjà plongé dans l’oubli ; éteintes à jamais mes joueuses ardeurs.

A présent je n’aime plus que mon désabusement (Or amo solo il disinganno mio) ; et le peu de temps qui me reste sur terre, en larmes je le consacre à toi, mon Dieu !

Afin que, les ennemis de mon salut étant écartés, et vaincu mon désir fallacieux et coupable, tu daignes m’entr’ouvrir les portes du Ciel !


T. DE WVZEWA.